Version 10 : 9 octobre 1994. Texte original. ----------------------------------------------------------------------- TITRE : "Le Horla" GENRE : nouvelle DATE : 1887. AUTEUR : Guy de Maupassant (1850-1893). ----------------------------------------------------------------------- Texte int‚gral. TRANSCRIPTION ETABLIE LE : 9 octobre 1994 PAR : Jo‰l Surcouf (joel.surcouf@Top50.fdn.org) ------------------------------------------------ EDITION Les mots en italiques du texte original - … l'exception des indications de dates ("30 juillet", "2 ao–t", etc.) - sont plac‚s ici entre des ast‚riques. Les lignes ont en principe une longueur de 71 caractŠres. ----------------------------------------------------------------------- Ce fichier contenant la nouvelle "Le Horla" de Guy de Maupassant, appel‚ "HORLA10.TXT", est compact‚ et diffus‚ sous le nom de HORLA10.ZIP". Cette version porte le num‚ro "10" : si des versions modifi‚es venaient … ˆtre ult‚rieurement diffus‚es, il serait bon qu'elles soient successivement num‚rot‚es "11", 12", etc. L'‚laboration de ce texte a ‚t‚ inspir‚e par les objectifs du Projet Gutenberg, qui se propose de diffuser aussi largement que possible des oeuvres litt‚raires du domaine public sous forme d'"etextes" (ou "textes ‚lectroniques") pouvant ˆtre lus … la fois par des yeux humains et par des ordinateurs. On trouvera notamment sur le BBS THE DATA ZONE les fichiers exposant les principes du Projet Gutenberg ; ce serveur propose ‚galement quelques-uns des textes anglais diffus‚s par les auteurs de ce grand projet. Pour m'adresser des critiques ou des suggestions, pour ‚changer des informations, ou pour me signaler d'‚ventuelles erreurs, ne pas h‚siter … me joindre … l'adresse Internet suivante : joel.surcouf@Top50.fdn.org On peut ‚galement me trouver sur les serveurs suivants : MODULA (16 1) 4043 0124 THE DATA ZONE (16 1) 3963 3662 *********************************************************************** DEBUT DU TEXTE "Le Horla" (HORLA10.TXT). *********************************************************************** LE H O R L A par Guy de Maupassant (1887) ....................................................................... 8 mai. - Quelle journ‚e admirable ! J'ai pass‚ toute la matin‚e ‚tendu sur l'herbe, devant ma maison, sous l'‚norme platane qui la couvre, l'abrite et l'ombrage tout entiŠre. J'aime ce pays, et j'aime y vivre parce que j'y ai mes racines, ces profondes et d‚licates racines, qui attachent un homme … la terre o— sont n‚s et morts ses a‹eux, qui l'attachent … ce qu'on pense et … ce qu'on mange, aux usages comme aux nourritures, aux locutions locales, aux intonations des paysans, aux odeurs du sol, des villages et de l'air lui-mˆme. J'aime ma maison o— j'ai grandi. De mes fenˆtres, je vois la Seine qui coule, le long de mon jardin, derriŠre la route, presque chez moi, la grande et large Seine qui va de Rouen au Havre, couverte de bateaux qui passent. A gauche, l…-bas, Rouen, la vaste ville aux toits bleus, sous le peuple pointu des clochers gothiques. Ils sont innombrables, frˆles ou larges, domin‚s par la flŠche de fonte de la cath‚drale, et pleins de cloches qui sonnent dans l'air bleu des belles matin‚es, jetant jusqu'… moi leur doux et lointain bourdonnement de fer, leur chant d'airain que la brise m'apporte, tant“t plus fort et tant“t plus affaibli, suivant qu'elle s'‚veille ou s'assoupit. Comme il faisait bon ce matin ! Vers onze heures, un long convoi de navires, traŒn‚s par un remorqueur, gros comme une mouche, et qui rƒlait de peine en vomissant une fum‚e ‚paisse, d‚fila devant ma grille. AprŠs deux go‚lettes anglaises, dont le pavillon rouge ondoyait sur le ciel, venait un superbe trois-mƒts br‚silien, tout blanc, admirablement propre et luisant. Je le saluai, je ne sais pourquoi, tant ce navire me fit plaisir … voir. 12 mai. - J'ai un peu de fiŠvre depuis quelques jours ; je me sens souffrant, ou plut“t je me sens triste. D'o— viennent ces influences myst‚rieuses qui changent en d‚couragement notre bonheur et notre confiance en d‚tresse ? On dirait que l'air, l'air invisible est plein d'inconnaissables Puissances, dont nous subissons les voisinages myst‚rieux. Je m'‚veille plein de gaiet‚, avec des envies de chanter dans la gorge. - Pourquoi ? - Je descends le long de l'eau ; et soudain, aprŠs une courte promenade, je rentre d‚sol‚, comme si quelque malheur m'attendait chez moi. - Pourquoi ? - Est-ce un frisson de froid qui, fr“lant ma peau, a ‚branl‚ mes nerfs et assombri mon ƒme ? Est-ce la forme des nuages, ou la couleur du jour, la couleur des choses, si variable, qui, passant par mes yeux, a troubl‚ ma pens‚e ? Sait-on ? Tout ce qui nous entoure, tout ce que nous voyons sans le regarder, tout ce que nous fr“lons sans le connaŒtre, tout ce que nous touchons sans le palper, tout ce que nous rencontrons sans le distinguer, a sur nous, sur nos organes et, par eux, sur nos id‚es, sur notre coeur lui-mˆme, des effets rapides, surprenants et inexplicables. Comme il est profond, ce mystŠre de l'Invisible ! Nous ne le pouvons sonder avec nos sens mis‚rables, avec nos yeux qui ne savent apercevoir ni le trop petit, ni le trop grand, ni le trop prŠs, ni le trop loin, ni les habitants d'une ‚toile, ni les habitants d'une goutte d'eau... avec nos oreilles qui nous trompent, car elles nous transmettent les vibrations de l'air en notes sonores. Elles sont des f‚es qui font ce miracle de changer en bruit ce mouvement et par cette m‚tamorphose donnent naissance … la musique, qui rend chantante l'agitation muette de la nature... avec notre odorat, plus faible que celui du chien... avec notre go–t, qui peut … peine discerner l'ƒge d'un vin ! Ah ! si nous avions d'autres organes qui accompliraient en notre faveur d'autres miracles, que de choses nous pourrions d‚couvrir encore autour de nous ! 16 mai. - Je suis malade, d‚cid‚ment ! Je me portais si bien le mois dernier ! J'ai la fiŠvre, une fiŠvre atroce, ou plut“t un ‚nervement fi‚vreux, qui rend mon ƒme aussi souffrante que mon corps ! J'ai sans cesse cette sensation affreuse d'un danger mena‡ant, cette appr‚hension d'un malheur qui vient ou de la mort qui approche, ce pressentiment qui est sans doute l'atteinte d'un mal encore inconnu, germant dans le sang et dans la chair. 18 mai. - Je viens d'aller consulter un m‚decin, car je ne pouvais plus dormir. Il m'a trouv‚ le pouls rapide, l'oeil dilat‚, les nerfs vibrants, mais sans aucun sympt“me alarmant. Je dois me soumettre aux douches et boire du bromure de potassium. 25 mai. - Aucun changement ! Mon ‚tat, vraiment, est bizarre. A mesure qu'approche le soir, une inqui‚tude incompr‚hensible m'envahit, comme si la nuit cachait pour moi une menace terrible. Je dŒne vite, puis j'essaie de lire ; mais je ne comprends pas les mots ; je distingue … peine les lettres. Je marche alors dans mon salon de long en large, sous l'oppression d'une crainte confuse et irr‚sistible, la crainte du sommeil et la crainte du lit. Vers dix heures, je monte dans ma chambre. A peine entr‚, je donne deux tours de clef, et je pousse les verrous ; j'ai peur... de quoi ?... Je ne redoutais rien jusqu'ici... j'ouvre mes armoires, je regarde sous mon lit ; j'‚coute... j'‚coute... quoi ?... Est-ce ‚trange qu'un simple malaise, un trouble de la circulation peut-ˆtre, l'irritation d'un filet nerveux, un peu de congestion, une toute petite perturbation dans le fonctionnement si imparfait et si d‚licat de notre machine vivante, puisse faire un m‚lancolique du plus joyeux des hommes, et un poltron du plus brave ? Puis, je me couche, et j'attends le sommeil comme on attendrait le bourreau. Je l'attends avec l'‚pouvante de sa venue, et mon coeur bat, et mes jambes fr‚missent ; et tout mon corps tressaille dans la chaleur des draps, jusqu'au moment o— je tombe tout … coup dans le repos, comme on tomberait pour s'y noyer, dans un gouffre d'eau stagnante. Je ne le sens pas venir, comme autrefois, ce sommeil perfide, cach‚ prŠs de moi, qui me guette, qui va me saisir par la tˆte, me fermer les yeux, m'an‚antir. Je dors - longtemps - deux ou trois heures - puis un rˆve - non - un cauchemar m'‚treint. Je sens bien que je suis couch‚ et que je dors... je le sens et je le sais... et je sens aussi que quelqu'un s'approche de moi, me regarde, me palpe, monte sur mon lit, s'agenouille sur ma poitrine, me prend le cou entre ses mains et serre... serre... de toute sa force pour m'‚trangler. Moi, je me d‚bats, li‚ par cette impuissance atroce, qui nous paralyse dans les songes ; je veux crier, - je ne peux pas ; - je veux remuer, - je ne peux pas ; - j'essaie, avec des efforts affreux, en haletant, de me tourner, de rejeter cet ˆtre qui m'‚crase et qui m'‚touffe, - je ne peux pas ! Et soudain, je m'‚veille, affol‚, couvert de sueur. J'allume une bougie. Je suis seul. AprŠs cette crise, qui se renouvelle toutes les nuits, je dors enfin, avec calme, jusqu'… l'aurore. 2 juin. - Mon ‚tat s'est encore aggrav‚. Qu'ai-je donc ? Le bromure n'y fait rien ; les douches n'y font rien. Tant“t, pour fatiguer mon corps, si las pourtant, j'allai faire un tour dans la forˆt de Roumare. Je crus d'abord que l'air frais, l‚ger et doux, plein d'odeur d'herbes et de feuilles, me versait aux veines un sang nouveau, au coeur une ‚nergie nouvelle. Je pris une grande avenue de chasse, puis je tournai vers La Bouille, par une all‚e ‚troite, entre deux arm‚es d'arbres d‚mesur‚ment hauts qui mettaient un toit vert, ‚pais, presque noir, entre le ciel et moi. Un frisson me saisit soudain, non pas un frisson de froid, mais un ‚trange frisson d'angoisse. Je hƒtai le pas, inquiet d'ˆtre seul dans ce bois, apeur‚ sans raison, stupidement, par la profonde solitude. Tout … coup, il me sembla que j'‚tais suivi, qu'on marchait sur mes talons, tout prŠs, … me toucher. Je me retournai brusquement. J'‚tais seul. Je ne vis derriŠre moi que la droite et large all‚e vide, haute, redoutablement vide ; et de l'autre c“t‚ elle s'‚tendait aussi … perte de vue, toute pareille, effrayante. Je fermai les yeux. Pourquoi ? Et je me mis … tourner sur un talon, trŠs vite, comme une toupie. Je faillis tomber ; je rouvris les yeux ; les arbres dansaient, la terre flottait ; je dus m'asseoir. Puis, ah ! je ne savais plus par o— j'‚tais venu ! Bizarre id‚e ! Bizarre ! Bizarre id‚e ! Je ne savais plus du tout. Je partis par le c“t‚ qui se trouvait … ma droite, et je revins dans l'avenue qui m'avait amen‚ au milieu de la forˆt. 3 juin. - La nuit a ‚t‚ horrible. Je vais m'absenter pendant quelques semaines. Un petit voyage, sans doute, me remettra. 2 juillet. - Je rentre. Je suis gu‚ri. J'ai fait d'ailleurs une excursion charmante. J'ai visit‚ le mont Saint-Michel que je ne connaissais pas. Quelle vision, quand on arrive, comme moi, … Avranches, vers la fin du jour ! La ville est sur une colline ; et on me conduisit dans le jardin public, au bout de la cit‚. Je poussai un cri d'‚tonnement. Une baie d‚mesur‚e s'‚tendait devant moi, … perte de vue, entre deux c“tes ‚cart‚es se perdant au loin dans les brumes ; et au milieu de cette immense baie jaune, sous un ciel d'or et de clart‚, s'‚levait sombre et pointu un mont ‚trange, au milieu des sables. Le soleil venait de disparaŒtre, et sur l'horizon encore flamboyant se dessinait le profil de ce fantastique rocher qui porte sur son sommet un fantastique monument. DŠs l'aurore, j'allai vers lui. La mer ‚tait basse, comme la veille au soir, et je regardais se dresser devant moi, … mesure que j'approchais d'elle, la surprenante abbaye. AprŠs plusieurs heures de marche, j'atteignis l'‚norme bloc de pierre qui porte la petite cit‚ domin‚e par la grande ‚glise. Ayant gravi la rue ‚troite et rapide, j'entrai dans la plus admirable demeure gothique construite pour Dieu sur la terre, vaste comme une ville, pleine de salles basses ‚cras‚es sous des vo–tes et de hautes galeries que soutiennent de frˆles colonnes. J'entrai dans ce gigantesque bijou de granit, aussi l‚ger qu'une dentelle, couvert de tours, de sveltes clochetons, o— montent des escaliers tordus, et qui lancent dans le ciel bleu des jours, dans le ciel noir des nuits, leurs tˆtes bizarres h‚riss‚es de chimŠres, de diables, de bˆtes fantastiques, de fleurs monstrueuses, et reli‚s l'un … l'autre par de fines arches ouvrag‚es. Quand je fus sur le sommet, je dis au moine qui m'accompagnait : ® Mon PŠre, comme vous devez ˆtre bien ici !" Il r‚pondit : "Il y a beaucoup de vent, monsieur" ; et nous nous mŒmes … causer en regardant monter la mer, qui courait sur le sable et le couvrait d'une cuirasse d'acier. Et le moine me conta des histoires, toutes les vieilles histoires de ce lieu, des l‚gendes, toujours des l‚gendes. Une d'elles me frappa beaucoup. Les gens du pays, ceux du mont, pr‚tendent qu'on entend parler la nuit dans les sables, puis qu'on entend bˆler deux chŠvres, l'une avec une voix forte, l'autre avec une voix faible. Les incr‚dules affirment que ce sont les cris des oiseaux de mer, qui ressemblent tant“t … des bˆlements, et tant“t … des plaintes humaines ; mais les pˆcheurs attard‚s jurent avoir rencontr‚, r“dant sur les dunes, entre deux mar‚es, autour de la petite ville jet‚e ainsi loin du monde, un vieux berger, dont on ne voit jamais la tˆte couverte de son manteau, et qui conduit, en marchant devant eux, un bouc … figure d'homme et une chŠvre … figure de femme, tous deux avec de longs cheveux blancs et parlant sans cesse, se querellant dans une langue inconnue, puis cessant soudain de crier pour bˆler de toute leur force. Je dis au moine : "Y croyez-vous ?" Il murmura : "Je ne sais pas." Je repris : "S'il existait sur la terre d'autres ˆtres que nous, comment ne les connaŒtrions-nous point depuis longtemps ; comment ne les auriez-vous pas vus, vous ? comment ne les aurais-je pas vus, moi ?" Il r‚pondit : "Est-ce que nous voyons la cent milliŠme partie de ce qui existe ? Tenez, voici le vent, qui est la plus grande force de la nature, qui renverse les hommes, abat les ‚difices, d‚racine les arbres, soulŠve la mer en montagnes d'eau, d‚truit les falaises, et jette aux brisants les grands navires, le vent qui tue, qui siffle, qui g‚mit, qui mugit, - l'avez-vous vu, et pouvez-vous le voir ? Il existe, pourtant." Je me tus devant ce simple raisonnement. Cet homme ‚tait un sage ou peut-ˆtre un sot. Je ne l'aurais pas pu affirmer au juste ; mais je me tus. Ce qu'il disait l…, je l'avais pens‚ souvent. 3 juillet. - J'ai mal dormi ; certes, il y a ici une influence fi‚vreuse, car mon cocher souffre du mˆme mal que moi. En rentrant hier, j'avais remarqu‚ sa pƒleur singuliŠre. Je lui demandai : "Qu'est-ce que vous avez, Jean ? - J'ai que je ne peux plus me reposer, monsieur, ce sont mes nuits qui mangent mes jours. Depuis le d‚part de monsieur, cela me tient comme un sort." Les autres domestiques vont bien cependant, mais j'ai grand-peur d'ˆtre repris, moi. 4 juillet. - D‚cid‚ment, je suis repris. Mes cauchemars anciens reviennent. Cette nuit, j'ai senti quelqu'un accroupi sur moi, et qui, sa bouche sur la mienne, buvait ma vie entre mes lŠvres. Oui, il la puisait dans ma gorge, comme aurait fait une sangsue. Puis il s'est lev‚, repu, et moi je me suis r‚veill‚, tellement meurtri, bris‚, an‚anti, que je ne pouvais plus remuer. Si cela continue encore quelques jours, je repartirai certainement. 5 juillet. - Ai-je perdu la raison ? Ce qui s'est pass‚ la nuit derniŠre est tellement ‚trange, que ma tˆte s'‚gare quand j'y songe ! Comme je le fais maintenant chaque soir, j'avais ferm‚ ma porte … clef ; puis, ayant soif, je bus un demi-verre d'eau, et je remarquai par hasard que ma carafe ‚tait pleine jusqu'au bouchon de cristal. Je me couchai ensuite et je tombai dans un de mes sommeils ‚pouvantables, dont je fus tir‚ au bout de deux heures environ par une secousse plus affreuse encore. Figurez-vous un homme qui dort, qu'on assassine, et qui se r‚veille, avec un couteau dans le poumon, et qui rƒle couvert de sang, et qui ne peut plus respirer, et qui va mourir, et qui ne comprend pas - voil…. Ayant enfin reconquis ma raison, j'eus soif de nouveau ; j'allumai une bougie et j'allai vers la table o— ‚tait pos‚e ma carafe. Je la soulevai en la penchant sur mon verre ; rien ne coula. - Elle ‚tait vide ! Elle ‚tait vide complŠtement ! D'abord, je n'y compris rien ; puis, tout … coup, je ressentis une ‚motion si terrible, que je dus m'asseoir, ou plut“t, que je tombai sur une chaise ! puis, je me redressai d'un saut pour regarder autour de moi ! puis je me rassis, ‚perdu d'‚tonnement et de peur, devant le cristal transparent ! Je le contemplais avec des yeux fixes, cherchant … deviner. Mes mains tremblaient ! On avait donc bu cette eau ? Qui ? Moi ? moi, sans doute ? Ce ne pouvait ˆtre que moi ? Alors ; j'‚tais somnambule, je vivais, sans le savoir, de cette double vie myst‚rieuse qui fait douter s'il y a deux ˆtres en nous, ou si un ˆtre ‚tranger, inconnaissable et invisible, anime, par moments, quand notre ƒme est engourdie, notre corps captif qui ob‚it … cet autre, comme … nous-mˆmes, plus qu'… nous-mˆmes. Ah ! qui comprendra mon angoisse abominable ? Qui comprendra l'‚motion d'un homme, sain d'esprit, bien ‚veill‚, plein de raison et qui regarde ‚pouvant‚, … travers le verre d'une carafe, un peu d'eau disparue pendant qu'il a dormi ! Et je restai l… jusqu'au jour, sans oser regagner mon lit. 6 juillet. - Je deviens fou. On a encore bu toute ma carafe cette nuit ; - ou plut“t, je l'ai bue ! Mais, est-ce moi ? Est-ce moi ? Qui serait-ce ? Qui ? Oh ! mon Dieu ! Je deviens fou ! Qui me sauvera ? 10 juillet. - Je viens de faire des ‚preuves surprenantes. D‚cid‚ment, je suis fou ! Et pourtant ! Le 6 juillet, avant de me coucher, j'ai plac‚ sur ma table du vin, du lait, de l'eau, du pain et des fraises. On a bu - j'ai bu - toute l'eau, et un peu de lait. On n'a touch‚ ni au vin, ni au pain, ni aux fraises. Le 7 juillet, j'ai renouvel‚ la mˆme ‚preuve, qui a donn‚ le mˆme r‚sultat. Le 8 juillet, j'ai supprim‚ l'eau et le lait. On n'a touch‚ … rien. Le 9 juillet enfin, j'ai remis sur ma table l'eau et le lait seulement, en ayant soin d'envelopper les carafes en des linges de mousseline blanche et de ficeler les bouchons. Puis, j'ai frott‚ mes lŠvres, ma barbe, mes mains avec de la mine de plomb, et je me suis couch‚. L'invincible sommeil m'a saisi, suivi bient“t de l'atroce r‚veil. Je n'avais point remu‚ ; mes draps eux-mˆmes ne portaient pas de taches. Je m'‚lan‡ai vers ma table. Les linges enfermant les bouteilles ‚taient demeur‚s immacul‚s. Je d‚liai les cordons, en palpitant de crainte. On avait bu toute l'eau ! on avait bu tout le lait ! Ah ! mon Dieu !... Je vais partir tout … l'heure pour Paris. 12 juillet. - Paris. J'avais donc perdu la tˆte les jours derniers ! J'ai d– ˆtre le jouet de mon imagination ‚nerv‚e, … moins que je ne sois vraiment somnambule, ou que j'aie subi une de ces influences constat‚es, mais inexplicables jusqu'ici, qu'on appelle suggestions. En tout cas, mon affolement touchait … la d‚mence, et vingt-quatre heures de Paris ont suffi pour me remettre d'aplomb. Hier, aprŠs des courses et des visites, qui m'ont fait passer dans l'ƒme de l'air nouveau et vivifiant, j'ai fini ma soir‚e au Th‚ƒtre-Fran‡ais. On y jouait une piŠce d'Alexandre Dumas fils ; et cet esprit alerte et puissant a achev‚ de me gu‚rir. Certes, la solitude est dangereuse pour les intelligences qui travaillent. Il nous faut autour de nous, des hommes qui pensent et qui parlent. Quand nous sommes seuls longtemps, nous peuplons le vide de fant“mes. Je suis rentr‚ … l'h“tel trŠs gai, par les boulevards. Au coudoiement de la foule, je songeais, non sans ironie, … mes terreurs, … mes suppositions de l'autre semaine, car j'ai cru, oui, j'ai cru qu'un ˆtre invisible habitait sous mon toit. Comme notre tˆte est faible et s'effare, et s'‚gare vite, dŠs qu'un petit fait incompr‚hensible nous frappe ! Au lieu de conclure par ces simples mots : "Je ne comprends pas parce que la cause m'‚chappe", nous imaginons aussit“t des mystŠres effrayants et des puissances surnaturelles. 14 juillet. - Fˆte de la R‚publique. Je me suis promen‚ par les rues. Les p‚tards et les drapeaux m'amusaient comme un enfant. C'est pourtant fort bˆte d'ˆtre joyeux, … date fixe, par d‚cret du gouvernement. Le peuple est un troupeau imb‚cile, tant“t stupidement patient et tant“t f‚rocement r‚volt‚. On lui dit : "Amuse-toi." Il s'amuse. On lui dit : "Va te battre avec le voisin." Il va se battre. On lui dit : "Vote pour l'Empereur." Il vote pour l'Empereur. Puis, on lui dit : "Vote pour la R‚publique." Et il vote pour la R‚publique. Ceux qui le dirigent sont aussi sots ; mais au lieu d'ob‚ir … des hommes, ils ob‚issent … des principes, lesquels ne peuvent ˆtre que niais, st‚riles et faux, par cela mˆme qu'ils sont des principes, c'est-…-dire des id‚es r‚put‚es certaines et immuables, en ce monde o— l'on n'est s–r de rien, puisque la lumiŠre est une illusion, puisque le bruit est une illusion. 16 juillet. - J'ai vu hier des choses qui m'ont beaucoup troubl‚. Je dŒnais chez ma cousine, Mme Sabl‚, dont le mari commande le 76e chasseurs … Limoges. Je me trouvais chez elle avec deux jeunes femmes, dont l'une a ‚pous‚ un m‚decin, le docteur Parent, qui s'occupe beaucoup des maladies nerveuses et des manifestations extraordinaires auxquelles donnent lieu en ce moment les exp‚riences sur l'hypnotisme et la suggestion. Il nous raconta longtemps les r‚sultats prodigieux obtenus par des savants anglais et par les m‚decins de l'‚cole de Nancy. Les faits qu'il avan‡a me parurent tellement bizarres, que je me d‚clarai tout … fait incr‚dule. "Nous sommes, affirmait-il, sur le point de d‚couvrir un des plus importants secrets de la nature, je veux dire, un de ses plus importants secrets sur cette terre ; car elle en a certes d'autrement importants, l…-bas, dans les ‚toiles. Depuis que l'homme pense, depuis qu'il sait dire et ‚crire sa pens‚e, il se sent fr“l‚ par un mystŠre imp‚n‚trable pour ses sens grossiers et imparfaits, et il tƒche de suppl‚er, par l'effort de son intelligence, … l'impuissance de ses organes. Quand cette intelligence demeurait encore … l'‚tat rudimentaire, cette hantise des ph‚nomŠnes invisibles a pris des formes banalement effrayantes. De l… sont n‚es les croyances populaires au surnaturel, les l‚gendes des esprits r“deurs, des f‚es, des gnomes, des revenants, je dirai mˆme la l‚gende de Dieu, car nos conceptions de l'ouvrier-cr‚ateur, de quelque religion qu'elles nous viennent, sont bien les inventions les plus m‚diocres, les plus stupides, les plus inacceptables sorties du cerveau apeur‚ des cr‚atures. Rien de plus vrai que cette parole de Voltaire : "Dieu a fait l'homme … son image, mais l'homme le lui a bien rendu." "Mais, depuis un peu plus d'un siŠcle, on semble pressentir quelque chose de nouveau. Mesmer et quelques autres nous ont mis sur une voie inattendue, et nous sommes arriv‚s vraiment, depuis quatre ou cinq ans surtout, … des r‚sultats surprenants." Ma cousine, trŠs incr‚dule aussi, souriait. Le docteur Parent lui dit : "Voulez-vous que j'essaie de vous endormir, madame ? - Oui, je veux bien." Elle s'assit dans un fauteuil et il commen‡a … la regarder fixement en la fascinant. Moi, je me sentis soudain un peu troubl‚, le coeur battant, la gorge serr‚e. Je voyais les yeux de Mme Sabl‚ s'alourdir, sa bouche se crisper, sa poitrine haleter. Au bout de dix minutes, elle dormait. "Mettez-vous derriŠre elle", dit le m‚decin. Et je m'assis derriŠre elle. Il lui pla‡a entre les mains une carte de visite en lui disant : "Ceci est un miroir ; que voyez-vous dedans ?" Elle r‚pondit : "Je vois mon cousin. - Que fait -il ? - Il se tord la moustache. - Et maintenant ? - Il tire de sa poche une photographie. - Quelle est cette photographie ? - La sienne." C'‚tait vrai ! Et cette photographie venait de m'ˆtre livr‚e, le soir mˆme, … l'h“tel. "Comment est-il sur ce portrait ? - Il se tient debout avec son chapeau … la main." Donc elle voyait dans cette carte, dans ce carton blanc, comme elle e–t vu dans une glace. Les jeunes femmes, ‚pouvant‚es, disaient : "Assez ! Assez ! Assez !" Mais le docteur ordonna : "Vous vous lŠverez demain … huit heures ; puis vous irez trouver … son h“tel votre cousin, et vous le supplierez de vous prˆter cinq mille francs que votre mari vous demande et qu'il vous r‚clamera … son prochain voyage." Puis il la r‚veilla. En rentrant … l'h“tel, je songeai … cette curieuse s‚ance et des doutes m'assaillirent, non point sur l'absolue, sur l'insoup‡onnable bonne foi de ma cousine, que je connaissais comme une soeur, depuis l'enfance, mais sur une supercherie possible du docteur. Ne dissimulait-il pas dans sa main une glace qu'il montrait … la jeune femme endormie, en mˆme temps que sa carte de visite ? Les prestidigitateurs de profession font des choses autrement singuliŠres. Je rentrai donc et je me couchai. Or, ce matin, vers huit heures et demie, je fus r‚veill‚ par mon valet de chambre, qui me dit : "C'est Mme Sabl‚ qui demande … parler … monsieur tout de suite." Je m'habillai … la hƒte et je la re‡us. Elle s'assit fort troubl‚e, les yeux baiss‚s, et, sans lever son voile, elle me dit : "Mon cher cousin, j'ai un gros service … vous demander. - Lequel, ma cousine ? - Cela me gˆne beaucoup de vous le dire, et pourtant, il le faut. J'ai besoin, absolument besoin, de cinq mille francs. - Allons donc, vous ? - Oui, moi, ou plut“t mon mari, qui me charge de les trouver." J'‚tais tellement stup‚fait, que je balbutiais mes r‚ponses. Je me demandais si vraiment elle ne s'‚tait pas moqu‚e de moi avec le docteur Parent, si ce n'‚tait pas l… une simple farce pr‚par‚e d'avance et fort bien jou‚e. Mais, en la regardant avec attention, tous mes doutes se dissipŠrent. Elle tremblait d'angoisse, tant cette d‚marche lui ‚tait douloureuse, et je compris qu'elle avait la gorge pleine de sanglots. Je la savais fort riche et je repris : "Comment ! votre mari n'a pas cinq mille francs … sa disposition ! Voyons, r‚fl‚chissez. Etes-vous s–re qu'il vous a charg‚e de me les demander ?" Elle h‚sita quelques secondes comme si elle e–t fait un grand effort pour chercher dans son souvenir, puis elle r‚pondit : "Oui..., oui... j'en suis s–re. - Il vous a ‚crit ?" Elle h‚sita encore, r‚fl‚chissant. Je devinai le travail torturant de sa pens‚e. Elle ne savait pas. Elle savait seulement qu'elle devait m'emprunter cinq mille francs pour son mari. Donc elle osa mentir. "Oui, il m'a ‚crit. - Quand donc ? Vous ne m'avez parl‚ de rien, hier. - J'ai re‡u sa lettre ce matin. - Pouvez-vous me la montrer ? - Non... non... non... elle contenait des choses intimes... trop personnelles... je l'ai... je l'ai br–l‚e. - Alors, c'est que votre mari fait des dettes." Elle h‚sita encore, puis murmura : "Je ne sais pas." Je d‚clarai brusquement : "C'est que je ne puis disposer de cinq mille francs en ce moment, ma chŠre cousine." Elle poussa une sorte de cri de souffrance. "Oh ! oh ! je vous en prie, je vous en prie, trouvez-les..." Elle s'exaltait, joignait les mains comme si elle m'e–t pri‚ ! J'entendais sa voix changer de ton ; elle pleurait et b‚gayait, harcel‚e, domin‚e par l'ordre irr‚sistible qu'elle avait re‡u. "Oh ! oh ! je vous en supplie... si vous saviez comme je souffre... il me les faut aujourd'hui." J'eus piti‚ d'elle. "Vous les aurez tant“t, je vous le jure. Elle s'‚cria : "Oh ! merci ! merci ! que vous ˆtes bon." Je repris : "Vous rappelez-vous ce qui s'est pass‚ hier chez vous ? - Oui. - Vous rappelez -vous que le docteur Parent vous a endormie ? - Oui. - Eh bien, il vous a ordonn‚ de venir m'emprunter ce matin cinq mille francs, et vous ob‚issez en ce moment … cette suggestion." Elle r‚fl‚chit quelques secondes et r‚pondit : "Puisque c'est mon mari qui les demande." Pendant une heure, j'essayai de la convaincre, mais je n'y pus parvenir. Quand elle fut partie, je courus chez le docteur. Il allait sortir ; et il m'‚couta en souriant. Puis il dit : "Croyez-vous maintenant ? - Oui, il le faut bien. - Allons chez votre parente." Elle sommeillait d‚j… sur une chaise longue, accabl‚e de fatigue. Le m‚decin lui prit le pouls, la regarda quelque temps, une main lev‚e vers ses yeux qu'elle ferma peu … peu sous l'effort insoutenable de cette puissance magn‚tique. Quand elle fut endormie : "Votre mari n'a plus besoin de cinq mille francs. Vous allez donc oublier que vous avez pri‚ votre cousin de vous les prˆter, et, s'il vous parle de cela, vous ne comprendrez pas." Puis il la r‚veilla. Je tirai de ma poche un portefeuille : "Voici, ma chŠre cousine, ce que vous m'avez demand‚ ce matin." Elle fut tellement surprise que je n'osai pas insister. J'essayai cependant de ranimer sa m‚moire, mais elle nia avec force, crut que je me moquais d'elle, et faillit, … la fin, se fƒcher. ....................................................................... Voil… ! je viens de rentrer ; et je n'ai pu d‚jeuner, tant cette exp‚rience m'a boulevers‚. 19 juillet - Beaucoup de personnes … qui j'ai racont‚ cette aventure se sont moqu‚es de moi. Je ne sais plus que penser. Le sage dit : Peut-ˆtre ? 21 juillet. - J'ai ‚t‚ dŒner … Bougival, puis j'ai pass‚ la soir‚e au bal des canotiers. D‚cid‚ment, tout d‚pend des lieux et des milieux. Croire au surnaturel dans l'Œle de la GrenouillŠre, serait le comble de la folie... mais au sommet du mont Saint-Michel ?... mais dans les Indes ? Nous subissons effroyablement l'influence de ce qui nous entoure. Je rentrerai chez moi la semaine prochaine. 30 juillet. - Je suis revenu dans ma maison depuis hier. Tout va bien. 2 ao–t. - Rien de nouveau ; il fait un temps superbe. Je passe mes journ‚es … regarder couler la Seine. 4 ao–t. - Querelles parmi mes domestiques. Ils pr‚tendent qu'on casse les verres, la nuit, dans les armoires. Le valet de chambre accuse la cuisiniŠre, qui accuse la lingŠre, qui accuse les deux autres. Quel est le coupable ? Bien fin qui le dirait ! 6 ao–t. - Cette fois, je ne suis pas fou. J'ai vu... j'ai vu... j'ai vu !... Je ne puis plus douter... j'ai vu !... J'ai encore froid jusque dans les ongles... j'ai encore peur jusque dans les moelles... j'ai vu !... Je me promenais … deux heures, en plein soleil, dans mon parterre de rosiers... dans l'all‚e des rosiers d'automne qui commencent … fleurir. Comme je m'arrˆtais … regarder un *g‚ant des batailles*, qui portait trois fleurs magnifiques, je vis, je vis distinctement, tout prŠs de moi, la tige d'une de ces roses se plier, comme si une main invisible l'e–t tordue, puis se casser, comme si cette main l'e–t cueillie ! Puis la fleur s'‚leva, suivant une courbe qu'aurait d‚crite un bras en la portant vers une bouche, et elle resta suspendue dans l'air transparent, toute seule, immobile, effrayante tache rouge … trois pas de mes yeux. perdu, je me jetai sur elle pour la saisir ! Je ne trouvai rien ; elle avait disparu. Alors je fus pris d'une colŠre furieuse contre moi-mˆme ; car il n'est pas permis … un homme raisonnable et s‚rieux d'avoir de pareilles hallucinations. Mais ‚tait-ce bien une hallucination ? Je me retournai pour chercher la tige, et je la retrouvai imm‚diatement sur l'arbuste, fraŒchement bris‚e entre les deux autres roses demeur‚es … la branche. Alors, je rentrai chez moi l'ƒme boulevers‚e, car je suis certain, maintenant, certain comme de l'alternance des jours et des nuits, qu'il existe prŠs de moi un ˆtre invisible, qui se nourrit de lait et d'eau, qui peut toucher aux choses, les prendre et les changer de place, dou‚ par cons‚quent d'une nature mat‚rielle, bien qu'imperceptible pour nos sens, et qui habite comme moi, sous mon toit... 7 ao–t - J'ai dormi tranquille. Il a bu l'eau de ma carafe, mais n'a point troubl‚ mon sommeil. Je me demande si je suis fou. En me promenant, tant“t au grand soleil, le long de la riviŠre, des doutes me sont venus sur ma raison, non point des doutes vagues comme j'en avais jusqu'ici, mais des doutes pr‚cis, absolus. J'ai vu des fous ; j'en ai connu qui restaient intelligents, lucides, clairvoyants mˆme sur toutes les choses de la vie, sauf sur un point. Ils parlaient de tout avec clart‚, avec souplesse, avec profondeur, et soudain leur pens‚e, touchant l'‚cueil de leur folie s'y d‚chirait en piŠces, s'‚parpillait et sombrait dans cet oc‚an effrayant et furieux, plein de vagues bondissantes, de brouillards, de bourrasques, qu'on nomme "la d‚mence". Certes, je me croirais fou, absolument fou, si je n'‚tais conscient, si je ne connaissais parfaitement mon ‚tat, si je ne le sondais en l'analysant avec une complŠte lucidit‚. Je ne serais donc, en somme, qu'un hallucin‚ raisonnant. Un trouble inconnu se serait produit dans mon cerveau, un de ces troubles qu'essaient de noter et de pr‚ciser aujourd'hui les physiologistes ; et ce trouble aurait d‚termin‚ dans mon esprit, dans l'ordre et la logique de mes id‚es, une crevasse profonde. Des ph‚nomŠnes semblables ont lieu dans le rˆve qui nous promŠne … travers les fantasmagories les plus invraisemblables, sans que nous en soyons surpris, parce que l'appareil v‚rificateur, parce que le sens du contr“le est endormi ; tandis que la facult‚ imaginative veille et travaille. Ne se peut-il pas qu'une des imperceptibles touches du clavier c‚r‚bral se trouve paralys‚e chez moi ? Des hommes, … la suite d'accidents, perdent la m‚moire des noms propres ou des verbes ou des chiffres, ou seulement des dates. Les localisations de toutes les parcelles de la pens‚e sont aujourd'hui prouv‚es. Or, quoi d'‚tonnant … ce que ma facult‚ de contr“ler l'irr‚alit‚ de certaines hallucinations, se trouve engourdie chez moi en ce moment ! Je songeais … tout cela en suivant le bord de l'eau. Le soleil couvrait de clart‚ la riviŠre, faisait la terre d‚licieuse, emplissait mon regard d'amour pour la vie, pour les hirondelles, dont l'agilit‚ est une joie de mes yeux, pour les herbes de la rive dont le fr‚missement est un bonheur de mes oreilles. Peu … peu, cependant, un malaise inexplicable me p‚n‚trait. Une force, me semblait-il, une force occulte m'engourdissait, m'arrˆtait, m'empˆchait d'aller plus loin, me rappelait en arriŠre. J'‚prouvais ce besoin douloureux de rentrer qui vous oppresse, quand on a laiss‚ au logis un malade aim‚, et que le pressentiment vous saisit d'une aggravation de son mal. Donc, je revins malgr‚ moi, s–r que j'allais trouver, dans ma maison, une mauvaise nouvelle, une lettre ou une d‚pˆche. Il n'y avait rien ; et je demeurai plus surpris et plus inquiet que si j'avais eu de nouveau quelque vision fantastique. 8 ao–t. - J'ai pass‚ hier une affreuse soir‚e. Il ne se manifeste plus, mais je le sens prŠs de moi, m'‚piant, me regardant, me p‚n‚trant, me dominant et plus redoutable, en se cachant ainsi, que s'il signalait par des ph‚nomŠnes surnaturels sa pr‚sence invisible et constante. J'ai dormi, pourtant. 9 ao–t - Rien, mais j'ai peur. 10 ao–t. - Rien ; qu'arrivera-t-il demain ? 11 ao–t. - Toujours rien ; je ne puis plus rester chez moi avec cette crainte et cette pens‚e entr‚es en mon ƒme ; je vais partir. 12 ao–t, 10 heures du soir. - Tout le jour j'ai voulu m'en aller ; je n'ai pas pu. J'ai voulu accomplir cet acte de libert‚ si facile, si simple, - sortir - monter dans ma voiture pour gagner Rouen - je n'ai pas pu. Pourquoi ? 13 ao–t. - Quand on est atteint par certaines maladies, tous les ressorts de l'ˆtre physique semblent bris‚s, toutes les ‚nergies an‚anties, tous les muscles relƒch‚s, les os devenus mous comme la chair et la chair liquide comme de l'eau. J'‚prouve cela dans mon ˆtre moral d'une fa‡on ‚trange et d‚solante. Je n'ai plus aucune force, aucun courage, aucune domination sur moi aucun pouvoir mˆme de mettre en mouvement ma volont‚. Je ne peux plus vouloir ; mais quelqu'un veut pour moi ; et j'ob‚is. 14 ao–t. - Je suis perdu ! Quelqu'un possŠde mon ƒme et la gouverne ! quelqu'un ordonne tous mes actes, tous mes mouvements, toutes mes pens‚es. Je ne suis plus rien en moi, rien qu'un spectateur esclave et terrifi‚ de toutes les choses que j'accomplis. Je d‚sire sortir. Je ne peux pas. Il ne veut pas ; et je reste, ‚perdu, tremblant, dans le fauteuil o— il me tient assis. Je d‚sire seulement me lever, me soulever, afin de me croire maŒtre de moi. Je ne peux pas ! Je suis riv‚ … mon siŠge et mon siŠge adhŠre au sol, de telle sorte qu'aucune force ne nous soulŠverait. Puis, tout d'un coup, il faut, il faut, il faut que j'aille au fond de mon jardin cueillir des fraises et les manger. Et j'y vais. Je cueille des fraises et je les mange ! Oh ! mon Dieu ! Mon Dieu ! Mon Dieu ! Est-il un Dieu ? S'il en est un, d‚livrez-moi, sauvez-moi ! secourez-moi ! Pardon ! Piti‚ ! Grƒce ! Sauvez-moi ! Oh ! quelle souffrance ! quelle torture ! quelle horreur ! 15 ao–t. - Certes, voil… comment ‚tait poss‚d‚e et domin‚e ma pauvre cousine, quand elle est venue m'emprunter cinq mille francs. Elle subissait un vouloir ‚tranger entr‚ en elle, comme une autre ƒme, comme une autre ƒme parasite et dominatrice. Est-ce que le monde va finir ? Mais celui qui me gouverne, quel est-il, cet invisible ? cet inconnaissable, ce r“deur d'une race surnaturelle ? Donc les Invisibles existent ! Alors, comment depuis l'origine du monde ne se sont-ils pas encore manifest‚s d'une fa‡on pr‚cise comme ils le font pour moi ? Je n'ai jamais rien lu qui ressemble … ce qui s'est pass‚ dans ma demeure. Oh ! si je pouvais la quitter, si je pouvais m'en aller, fuir et ne pas revenir. Je serais sauv‚, mais je ne peux pas. 16 ao–t. - J'ai pu m'‚chapper aujourd'hui pendant deux heures, comme un prisonnier qui trouve ouverte, par hasard, la porte de son cachot. J'ai senti que j'‚tais libre tout … coup et qu'il ‚tait loin. J'ai ordonn‚ d'atteler bien vite et j'ai gagn‚ Rouen. Oh ! quelle joie de pouvoir dire … un homme qui ob‚it : "Allez … Rouen !" Je me suis fait arrˆter devant la bibliothŠque et j'ai pri‚ qu'on me prˆtƒt le grand trait‚ du docteur Hermann Herestauss sur les habitants inconnus du monde antique et moderne. Puis, au moment de remonter dans mon coup‚, j'ai voulu dire : "A la gare !" et j'ai cri‚, - je n'ai pas dit, j'ai cri‚ - d'une voix si forte que les passants se sont retourn‚s : "A la maison", et je suis tomb‚, affol‚ d'angoisse, sur le coussin de ma voiture. Il m'avait retrouv‚ et repris. 17 ao–t. - Quelle nuit ! quelle nuit ! Et pourtant il me semble que je devrais me r‚jouir. Jusqu'… une heure du matin, j'ai lu ! Hermann Herestauss, docteur en philosophie et en th‚ogonie, a ‚crit l'histoire et les manifestations de tous les ˆtres invisibles r“dant autour de l'homme ou rˆv‚s par lui. Il d‚crit leurs origines, leur domaine, leur puissance. Mais aucun d'eux ne ressemble … celui qui me hante. On dirait que l'homme, depuis qu'il pense, a pressenti et redout‚ un ˆtre nouveau, plus fort que lui, son successeur en ce monde, et que, le sentant proche et ne pouvant pr‚voir la nature de ce maŒtre, il a cr‚‚, dans sa terreur, tout le peuple fantastique des ˆtres occultes, fant“me vagues n‚s de la peur. Donc, ayant lu jusqu'… une heure du matin, j'ai ‚t‚ m'asseoir ensuite auprŠs de ma fenˆtre ouverte pour rafraŒchir mon front et ma pens‚e au vent calme de l'obscurit‚. Il faisait bon, il faisait tiŠde ! Comme j'aurais aim‚ cette nuit-l… autrefois ! Pas de lune. Les ‚toiles avaient au fond du ciel noir des scintillements fr‚missants. Qui habite ces mondes ? Quelles formes, quels vivants, quels animaux, quelles plantes sont l…-bas ? Ceux qui pensent dans ces univers lointains, que savent-ils plus que nous ? Que peuvent-ils plus que nous ? Que voient-ils que nous ne connaissons point ? Un d'eux, un jour ou l'autre, traversant l'espace, n'apparaŒtra-t-il pas sur notre terre pour la conqu‚rir, comme les Normands jadis traversaient la mer pour asservir des peuples plus faibles ? Nous sommes si infirmes, si d‚sarm‚s, si ignorants, si petits, nous autres, sur ce grain de boue qui tourne d‚lay‚ dans une goutte d'eau. Je m'assoupis en rˆvant ainsi au vent frais du soir. Or, ayant dormi environ quarante minutes, je rouvris les yeux sans faire un mouvement, r‚veill‚ par je ne sais quelle ‚motion confuse et bizarre. Je ne vis rien d'abord, puis, tout … coup, il me sembla qu'une page du livre rest‚ ouvert sur ma table venait de tourner toute seule. Aucun souffle d'air n'‚tait entr‚ par ma fenˆtre. Je fus surpris et j'attendis. Au bout de quatre minutes environ, je vis, je vis, oui, je vis de mes yeux une autre page se soulever et se rabattre sur la pr‚c‚dente, comme si un doigt l'e–t feuillet‚e. Mon fauteuil ‚tait vide, semblait vide ; mais je compris qu'il ‚tait l…, lui, assis … ma place, et qu'il lisait. D'un bond furieux, d'un bond de bˆte r‚volt‚e, qui va ‚ventrer son dompteur, je traversai ma chambre pour le saisir, pour l'‚treindre, pour le tuer !... Mais mon siŠge, avant que je l'eusse atteint, se renversa comme si on e–t fui devant moi... ma table oscilla, ma lampe tomba et s'‚teignit, et ma fenˆtre se ferma comme si un malfaiteur surpris se f–t ‚lanc‚ dans la nuit, en prenant … pleines mains les battants. Donc, il s'‚tait sauv‚ ; il avait eu peur, peur de moi, lui ! Alors... alors... demain... ou aprŠs..., ou un jour quelconque, je pourrai donc le tenir sous mes poings, et l'‚craser contre le sol ! Est-ce que les chiens, quelquefois, ne mordent point et n'‚tranglent pas leurs maŒtres ? 18 ao–t. - J'ai song‚ toute la journ‚e. Oh ! oui je vais lui ob‚ir, suivre ses impulsions, accomplir toutes ses volont‚s, me faire humble, soumis lƒche. Il est le plus fort. Mais une heure viendra... 19 ao–t. - Je sais... je sais... je sais tout ! Je viens de lire ceci dans la *Revue du Monde scientifique* : "Une nouvelle assez curieuse nous arrive de Rio de Janeiro. Une folie, une ‚pid‚mie de folie, comparable aux d‚mences contagieuses qui atteignirent les peuples d'Europe au moyen ƒge, s‚vit en ce moment dans la province de San-Paulo. Les habitants ‚perdus quittent leurs maisons, d‚sertent leurs villages, abandonnent leurs cultures, se disant poursuivis, poss‚d‚s, gouvern‚s comme un b‚tail humain par des ˆtres invisibles bien que tangibles, des sortes de vampires qui se nourrissent de leur vie, pendant leur sommeil, et qui boivent en outre de l'eau et du lait sans paraŒtre toucher … aucun autre aliment. "M. le professeur Don Pedro Henriquez, accompagn‚ de plusieurs savants m‚decins, est parti pour la province de San-Paulo afin d'‚tudier sur place les origines et les manifestations de cette surprenante folie, et de proposer … l'Empereur les mesures qui lui paraŒtront le plus propres … rappeler … la raison ces populations en d‚lire." Ah ! Ah ! je me rappelle, je me rappelle le beau trois-mƒts br‚silien qui passa sous mes fenˆtres en remontant la Seine, le 8 mai dernier ! Je le trouvais si joli, si blanc, si gai ! L'Etre ‚tait dessus, venant de l…-bas, o— sa race est n‚e ! Et il m'a vu ! Il a vu ma demeure blanche aussi ; et il a saut‚ du navire sur la rive. Oh ! mon Dieu ! A pr‚sent, je sais, je devine. Le rŠgne de l'homme est fini. Il est venu, Celui que redoutaient les premiŠres terreurs des peuples na‹fs, Celui qu'exorcisaient les prˆtres inquiets, que les sorciers ‚voquaient par les nuits sombres, sans le voir apparaŒtre encore, … qui les pressentiments des maŒtres passagers du monde prˆtŠrent toutes les formes monstrueuses ou gracieuses des gnomes, des esprits, des g‚nies, des f‚es, des farfadets. AprŠs les grossiŠres conceptions de l'‚pouvante primitive, des hommes plus perspicaces l'ont pressenti plus clairement. Mesmer l'avait devin‚ et les m‚decins, depuis dix ans d‚j…, ont d‚couvert, d'une fa‡on pr‚cise, la nature de sa puissance avant qu'il l'e–t exerc‚e lui-mˆme. Ils ont jou‚ avec cette arme du Seigneur nouveau, la domination d'un myst‚rieux vouloir sur l'ƒme humaine devenue esclave. Ils ont appel‚ cela magn‚tisme, hypnotisme, suggestion... que sais-je ? Je le ai vus s'amuser comme des enfants imprudents avec cette horrible puissance ! Malheur … nous ! Malheur … l'homme ! Il est venu, le... le... comment se nomme-t-il... le... il me semble qu'il me crie son nom, et je ne l'entends pas... le... oui... il le crie... J'‚coute... je ne peux pas... r‚pŠte... le... Horla... J'ai entendu... le Horla... c'est lui... le Horla... il est venu !... Ah ! le vautour a mang‚ la colombe ; le loup a mang‚ le mouton ; le lion a d‚vor‚ le buffle aux cornes aigu‰s ; l'homme a tu‚ le lion avec la flŠche, avec le glaive, avec la poudre ; mais le Horla va faire de l'homme ce que nous avons fait du cheval et du boeuf : sa chose, son serviteur et sa nourriture, par la seule puissance de sa volont‚. Malheur … nous ! Pourtant, l'animal, quelquefois, se r‚volte et tue celui qui l'a dompt‚... moi aussi je veux... je pourrai... mais il faut le connaŒtre, le toucher, le voir ! Les savants disent que l'oeil de la bˆte, diff‚rent du n“tre, ne distingue point comme le n“tre... Et mon oeil … moi ne peut distinguer le nouveau venu qui m'opprime. Pourquoi ? Oh ! je me rappelle … pr‚sent les paroles du moine du mont Saint-Michel : "Est-ce que nous voyons la cent milliŠme partie de ce qui existe ? Tenez, voici le vent qui est la plus grande force de la nature, qui renverse les hommes, abat les ‚difices, d‚racine les arbres, soulŠve la mer en montagnes d'eau, d‚truit les falaises et jette aux brisants les grands navires, le vent qui tue, qui siffle, qui g‚mit, qui mugit, l'avez-vous vu et pouvez-vous le voir ! Il existe pourtant !" Et je songeais encore : mon oeil est si faible, si imparfait, qu'il ne distingue mˆme point les corps durs, s'ils sont transparents comme le verre !... Qu'une glace sans tain barre mon chemin, il me jette dessus comme l'oiseau entr‚ dans une chambre se casse la tˆte aux vitres. Mille choses en outre le trompent et l'‚garent ? Quoi d'‚tonnant, alors, … ce qu'il ne sache point apercevoir un corps nouveau que la lumiŠre traverse. Un ˆtre nouveau ! pourquoi pas ? Il devait venir assur‚ment ! pourquoi serions-nous les derniers ! Nous ne le distinguons point, ainsi que tous les autres cr‚‚s avant nous ? C'est que sa nature est plus parfaite, son corps plus fin et plus fini que le n“tre, que le n“tre si faible, si maladroitement con‡u, encombr‚ d'organes toujours fatigu‚s, toujours forc‚s comme des ressorts trop complexes, que le n“tre, qui vit comme une plante et comme une bˆte, en se nourrissant p‚niblement d'air, d'herbe et de viande, machine animale en proie aux maladies, aux d‚formations, aux putr‚factions, poussive, mal r‚gl‚e, na‹ve et bizarre, ing‚nieusement mal faite, oeuvre grossiŠre et d‚licate, ‚bauche d'ˆtre qui pourrait devenir intelligent et superbe. Nous sommes quelques-uns, si peu sur ce monde, depuis l'huŒtre jusqu'… l'homme. Pourquoi pas un de plus, une fois accomplie la p‚riode qui s‚pare les apparitions successives de toutes les espŠces diverses ? Pourquoi pas un de plus ? Pourquoi pas aussi d'autres arbres aux fleurs immenses, ‚clatantes et parfumant des r‚gions entiŠres ? Pourquoi pas d'autres ‚l‚ments que le feu, l'air, la terre et l'eau ? - Ils sont quatre, rien que quatre, ces pŠres nourriciers des ˆtres ! Quelle piti‚ ! Pourquoi ne sont-ils pas quarante, quatre cents, quatre mille ! Comme tout est pauvre, mesquin, mis‚rable ! avarement donn‚, sŠchement invent‚, lourdement fait ! Ah ! l'‚l‚phant, l'hippopotame, que de grƒce ! le chameau, que d'‚l‚gance ! Mais direz-vous, le papillon ! une fleur qui vole ! J'en rˆve un qui serait grand comme cent univers, avec des ailes dont je ne puis mˆme exprimer la forme, la beaut‚, la couleur et le mouvement. Mais je le vois... il va d'‚toile en ‚toile, les rafraŒchissant et les embaumant au souffle harmonieux et l‚ger de sa course !... Et les peuples de l…-haut le regardent passer, extasi‚s et ravis ! ....................................................................... Qu'ai-je donc ? C'est lui, lui, le Horla, qui me hante, qui me fait penser ces folies ! Il est en moi, il devient mon ƒme ; je le tuerai ! 19 ao–t. - Je le tuerai. Je l'ai vu ! je me suis assis hier soir, … ma table ; et je fis semblant d'‚crire avec une grande attention. Je savais bien qu'il viendrait r“der autour de moi, tout prŠs, si prŠs que je pourrais peut-ˆtre le toucher, le saisir ? Et alors !... alors, j'aurais la force des d‚sesp‚r‚s ; j'aurais mes mains, mes genoux, ma poitrine, mon front, mes dents pour l'‚trangler, l'‚craser, le mordre, le d‚chirer. Et je le guettais avec tous mes organes surexcit‚s. J'avais allum‚ mes deux lampes et les huit bougies de ma chemin‚e, comme si j'eusse pu, dans cette clart‚, le d‚couvrir. En face de moi, mon lit, un vieux lit de chˆne … colonnes ; … droite, ma chemin‚e ; … gauche, ma porte ferm‚e avec soin, aprŠs l'avoir laiss‚e longtemps ouverte, afin de l'attirer ; derriŠre moi, une trŠs haute armoire … glace, qui me servait chaque jour pour me raser, pour m'habiller, et o— j'avais coutume de me regarder, de la tˆte aux pieds, chaque fois que je passais devant. Donc, je faisais semblant d'‚crire, pour le tromper, car il m'‚piait lui aussi ; et soudain, je sentis, je fus certain qu'il lisait par-dessus mon ‚paule, qu'il ‚tait l…, fr“lant mon oreille. Je me dressai, les mains tendues, en me tournant si vite que je faillis tomber. Eh bien ?... on y voyait comme en plein jour, et je ne me vis pas dans ma glace !... Elle ‚tait vide, claire, profonde, pleine de lumiŠre ! Mon image n'‚tait pas dedans... et j'‚tais en face, moi ! Je voyais le grand verre limpide du haut en bas. Et je regardais cela avec des yeux affol‚s ; et je n'osais plus avancer, je n'osais plus faire un mouvement, sentant bien pourtant qu'il ‚tait l…, mais qu'il m'‚chapperait encore, lui dont le corps imperceptible avait d‚vor‚ mon reflet. Comme j'eus peur ! Puis voil… que tout … coup je commen‡ai … m'apercevoir dans une brume, au fond du miroir, dans une brume comme … travers une nappe d'eau ; et il me semblait que cette eau glissait de gauche … droite, lentement, rendant plus pr‚cise mon image, de seconde en seconde. C'‚tait comme la fin d'une ‚clipse. Ce qui me cachait ne paraissait point poss‚der de contours nettement arrˆt‚s, mais une sorte de transparence opaque, s'‚claircissant peu … peu. Je pus enfin me distinguer complŠtement, ainsi que je le fais chaque jour en me regardant. Je l'avais vu ! L'‚pouvante m'en est rest‚e, qui me fait encore frissonner. 20 ao–t. - Le tuer, comment ? puisque je ne peux l'atteindre ? Le poison ? mais il me verrait le mˆler … l'eau ; et nos poisons, d'ailleurs, auraient-ils un effet sur son corps imperceptible ? Non... non... sans aucun doute... Alors ?... alors ?... 21 ao–t. - J'ai fait venir un serrurier de Rouen et lui ai command‚ pour ma chambre des persiennes de fer, comme en ont, … Paris, certains h“tels particuliers, au rez-de-chauss‚e, par crainte des voleurs. Il me fera, en outre, une porte pareille. Je me suis donn‚ pour un poltron, mais je m'en moque !... ....................................................................... 10 septembre. - Rouen, h“tel Continental. C'est fait... c'est fait... mais est-il mort ? J'ai l'ƒme boulevers‚e de ce que j'ai vu. Hier donc, le serrurier ayant pos‚ ma persienne et ma porte de fer, j'ai laiss‚ tout ouvert, jusqu'… minuit, bien qu'il commencƒt … faire froid. Tout … coup, j'ai senti qu'il ‚tait l…, et une joie, une joie folle m'a saisi. Je me suis lev‚ lentement, et j'ai march‚ … droite, … gauche, longtemps pour qu'il ne devinƒt rien ; puis j'ai “t‚ mes bottines et mis mes savates avec n‚gligence ; puis j'ai ferm‚ ma persienne de fer, et revenant … pas tranquilles vers la porte, j'ai ferm‚ la porte aussi … double tour. Retournant alors vers la fenˆtre, je la fixai par un cadenas, dont je mis la clef dans ma poche. Tout … coup, je compris qu'il s'agitait autour de moi, qu'il avait peur … son tour, qu'il m'ordonnait de lui ouvrir. Je faillis c‚der ; je ne c‚dai pas, mais m'adossant … la porte, je l'entrebƒillai, tout juste assez pour passer, moi, … reculons ; et comme je suis trŠs grand ma tˆte touchait au linteau. J'‚tais s–r qu'il n'avait pu s'‚chapper et je l'enfermai, tout seul, tout seul. Quelle joie ! Je le tenais ! Alors, je descendis, en courant ; je pris dans mon salon, sous ma chambre, mes deux lampes et je renversai toute l'huile sur le tapis, sur les meubles, partout ; puis j'y mis le feu, et je me sauvai, aprŠs avoir bien referm‚, … double tour, la grande porte d'entr‚e. Et j'allai me cacher au fond de mon jardin, dans un massif de lauriers. Comme ce fut long ! comme ce fut long ! Tout ‚tait noir, muet, immobile ; pas un souffle d'air, pas une ‚toile, des montagnes de nuages qu'on ne voyait point, mais qui pesaient sur mon ƒme si lourds, si lourds. Je regardais ma maison, et j'attendais. Comme ce fut long ! Je croyais d‚j… que le feu s'‚tait ‚teint tout seul, ou qu'il l'avait ‚teint, Lui, quand une des fenˆtres d'en bas creva sous la pouss‚e de l'incendie, et une flamme, une grande flamme rouge et jaune, longue, molle, caressante, monta le long du mur blanc et le baisa jusqu'au toit. Une lueur courut dans les arbres, dans les branches, dans les feuilles, et un frisson, un frisson de peur aussi. Les oiseaux se r‚veillaient ; un chien se mit … hurler ; il me sembla que le jour se levait ! Deux autres fenˆtres ‚clatŠrent aussit“t, et je vis que tout le bas de ma demeure n'‚tait plus qu'un effrayant brasier. Mais un cri, un cri horrible, suraigu, d‚chirant, un cri de femme passa dans la nuit, et deux mansardes s'ouvrirent ! J'avais oubli‚ mes domestiques ! Je vis leurs faces affol‚es, et leurs bras qui s'agitaient !... Alors, ‚perdu d'horreur, je me mis … courir vers le village en hurlant : "Au secours ! au secours ! au feu ! au feu !" Je rencontrai des gens qui s'en venaient d‚j… et je retournai avec eux, pour voir. La maison, maintenant, n'‚tait plus qu'un b–cher horrible et magnifique, un b–cher monstrueux, ‚clairant toute la terre, un b–cher o— br–laient des hommes, et o— il br–lait aussi, Lui, Lui, mon prisonnier, l'Etre nouveau, le nouveau maŒtre, le Horla ! Soudain le toit tout entier s'engloutit entre les murs et un volcan de flammes jaillit jusqu'au ciel. Par toutes les fenˆtres ouvertes sur la fournaise, je voyais la cuve de feu, et je pensais qu'il ‚tait l…, dans ce four, mort... "Mort ? Peut-ˆtre ?... Son corps ? son corps que le jour traversait n'‚tait-il pas indestructible par les moyens qui tuent les n“tres ? "S'il n'‚tait pas mort ?... seul peut-ˆtre le temps a prise sur l'Etre Invisible et Redoutable. Pourquoi ce corps transparent, ce corps inconnaissable, ce corps d'Esprit, s'il devait craindre, lui aussi, les maux, les blessures, les infirmit‚s, la destruction pr‚matur‚e ? "La destruction pr‚matur‚e ? toute l'‚pouvante humaine vient d'elle ! AprŠs l'homme, le Horla. - AprŠs celui qui peut mourir tous les jours, … toutes les heures, … toutes les minutes, par tous les accidents, est venu celui qui ne doit mourir qu'… son jour, … son heure, … sa minute, parce qu'il a touch‚ la limite de son existence ! "Non... non... sans aucun doute, sans aucun doute... il n'est pas mort... Alors... alors... il va donc falloir que je me tue, moi !..." ....................................................................... *********************************************************************** FIN DU TEXTE "Le Horla" (HORLA10.TXT). ***********************************************************************