BELL ISLAND, COLLECTIVITÉ MINIÈRE DE TERRE-NEUVE (1895-1966) Peter Neary Les villes minières qui voient le jour au Canada, au début du siècle, se divisent grosso modo en deux groupes : celles où les nouveaux travailleurs industriels se recrutent dans le milieu traditionnel local, qui est orienté vers le commerce et où le mode de vie prédominant est pré-industriel, et celles dont la population active, recrutée en majeure partie à l'extérieur du pays, se compose de terrassiers émigrés. La collectivité minière de Bell Island (Terre-Neuve) entre incontestablement dans le premier groupe, qui est le plus important au Canada, à l'est de l'Outaouais. Depuis plusieurs générations, les villes patronales comme Bell Island ou, pour employer l'expression maintenant usitée, «les collectivités à entreprise unique», sont d'importantes unités sociales canadiennes. Or, nos historiens se sont peu penchés sur les moeurs sociales et culturelles de ces milieux, même si Rex A. Lucas, dans son ouvrage des plus originaux intitulé, Minetown, Milltown, Railtown (Toronto, 1971), a beaucoup défriché ce domaine sur les plans sociologique et historique : en effet, à partir de la définition «collectivité à industrie unique et à population inférieure à 30 000 âmes dans laquelle 75 pour-cent au moins de la population active est occupée par cette entreprise unique et ses services auxiliaires» (p.17), Lucas a réussi à identifier 636 communautés du genre sises aux quatre coins du pays et dont la population globale se chiffre à 903 401 âmes. Toutefois, il n'y a jamais eu, bien entendu, deux villes patronales identiques et, dans ses beaux jours, la collectivité minière de Bell Island constituait un milieu vraiment unique. Néanmoins, son histoire industrielle, qui s'étend de 1895 à 1966, permet de faire certaines généralisations. L'île Bell se situe dans la baie de la Conception et son grand axe s'étend du nord-est au sud-ouest. C'est la plus grande des nombreuses îles de cette baie; ses extrémités sont distantes d'environ six milles; sa zone la plus large mesure à peu près deux milles et demi. La partie non resserrée de la baie la sépare de la terre ferme environnante au nord et à l'ouest. Au sud et au sud-ouest, se trouvent deux autres îles, plus petites, la Petite-île-Bell et l'île de Kelly qui, d'après une légende locale, tient son nom d'un pirate du XVIIe siècle. À l'est, un tickle (petit détroit) d'environ trois milles de longueur sépare l'île de la côte. Au-delà de cette capricieuse étendue d'eau se trouvent sur la terre ferme les deux centres qui ont été ses principaux points de liaison, Portugal Cove et St. Phillips ou, de son ancien nom, Broad Cove. Le côté de l'île qui fait face au tickle s'appelle «the front» (probablement du fait qu'il regarde vers Saint-Jean); comme on pourrait s'y attendre, le côté opposé de l'île se nomme «the back». Saint-Jean se situe à environ neuf milles de Portugal Cove et la route qui relie ces deux points a été l'une des premières grandes voies construites à Terre-Neuve et assurément la première à être revêtue. Sur le plan géologique, l'île Bell offre un contraste frappant par rapport à la côte environnante. Elle ressemble à un immense rocher surgi tout droit des profondeurs. Sauf en quelques rares endroits, ses falaises massives se jettent brusquement dans la mer et, en certains points, descendent de façon dangereuse et inattendue vers l'intérieur. L'île présente une écorce sillonnée et, pour cette province, le sol est étonnamment fertile. De tous points, presque, on domine la terre ferme environnante. De sa moitié qui regarde vers la mer, l'entrée de la baie de la Conception, gardée d'un côté par le grand promontoire du cap Saint-François et de l'autre, par la grande courbe de la côte nord et l'île Baccalieu, est parfaitement visible la majeure partie du temps. Son climat, comme celui de Terre-Neuve en général, offre de violents contrastes. Aux premiers jours de l'été, vue du mont Beach Cove, par exemple, l'île semble sortir de quelque rêve. Mais, à l'automne, lorsque souffle encore plus rageusement le vent du nord-est, son véritable caractère, qui est d'être une terre septentrionale, ressort clairement. C'est un panorama inoubliable. L'île Bell apparaît assez tôt dans l'histoire du Canada. Au XVIe siècle, des pêcheurs européens de toutes nationalités la fréquentent probablement déjà. Sa situation stratégique dans la baie, la proximité de riches pêcheries, le caractère cosmopolite des noms des lieux sur la côte environnante et le seul nom de la baie de la Conception renforcent cette hypothèse. Certes, dès les débuts du XVIe siècle, des Européens la visitent et par après leurs descendants nés à Terre-Neuve, car la baie de la Conception acquiert alors peu à peu une population fixe et connaît un développement qui en fera longtemps la rivale de Saint-Jean pour le titre de centre principal de Terre-Neuve. Maintes références y sont faites dans les documents relatifs à la colonie que la London and Bristol Company établit, en 1610, à Cuper's Cove (Cupids) dans la baie de la Conception, sous la conduite de John Guy. En 1628, il est déjà question de l'Île Bell à propos du produit qui allait un jour la rendre célèbre, le minerai de fer. John Guy lui-même envoie en Angleterre, pour les faire analyser, des échantillons de pierre prélevés par un pêcheur de passage dans l'île. Cependant, de tous les membres de la colonie de Guy, son ambassadeur le plus connu est Henry Crout, l'homme qui, un jour, déclarait à sir Percival Willoughby, un des bailleurs de fonds de l'entreprise : «À Terre-Neuve, cette contrée n'a pas sa pareille pour la richesse du sol et l'espoir ferme de trouver de la pierre de fer.» Croyant aux richesses minérales de l'île, Willoughby essaie pendant des années, mais sans succès, de la faire inclure dans la parcelle de terrain qu'il a obtenue de la concession accordée à l'origine à la London and Bristol Company. Sa confiance n'est pas mal placée, mais la prospérité minière qu'il espère ne se matérialisera pas avant presque trois cents ans. Entre-temps, l'île Bell demeure partie intégrante de l'économie de pêche de la baie de la Conception, avec le mode de vie caractéristique des petits villages côtiers. L'île Bell acquiert son importance comme centre minier en 1895, juste au moment où une grave récession secoue la vie économique de la baie, avec son ancien système traditionnel axé sur la pêche et le petit commerce. À vrai dire, sans cette industrialisation de l'île Bell, la déchéance économique de la baie de la Conception croissante vers le Canada et les États-Unis, qui atteint son point culminant dans les années 1920, le développement minier de l'île Bell fournit à la baie de la Conception la béquille économique dont elle a tant besoin. En retour, l'île reçoit un patrimoine d'attitudes et de valeurs issues d'une économie maritime et marchande à laquelle elles conviennent. Beaucoup d'habitants de la baie déménagent dans l'île tout en gardant des liens de parenté étroits dans leurs anciennes collectivités; mais il y en a d'autres qui respectent une vieille coutume terre-neuvienne et font la navette entre l'île et leurs petits villages chaque saison, chaque mois et parfois même chaque semaine. Cette coutume persiste jusqu'à la fermeture définitive des usines de l'île, qui se produit de 1959 à 1966. L'accès facile des petits villages de pêcheurs renforce constamment les attitudes héritées de la vieille culture marchande par la première génération de salariés originaires de la baie de la Conception. Voilà pourquoi les usages anciens de Terre-Neuve persistent avec une étonnante vitalité dans l'île Bell et qu'une culture industrielle n'y prend racine que lentement et imparfaitement. En tant que collectivité minière, Bell Island se voit influencer avant tout par les effets réciproques de ses relations avec les petits villages de pêcheurs environnants et l'histoire de son évolution au XXe siècle ne peut s'expliquer que par cette dualité sociale et culturelle. Comme beaucoup d'autres villes patronales, sises d'un bout à l'autre de la frontière forestière et minière du moyen nord, c'est une collectivité industrielle façonnée par le passé dont elle a toujours conservé une certaine nostalgie. Néanmoins, Bell Island prend rapidement la physionomie d'une ville patronale typique du moyen nord de l'époque. On y trouve alors un «magasin patronal», une «maison du personnel» et un «bureau principal», sans oublier des rangées de corons et un bidonville. Certains noms de lieux datent d'avant l'ère industrielle, mais les noms inspirés du nouveau monde du travail prédominent. On y trouve donc un west mines, un east mines et un compressor hill (la colline des compresseurs). Il y a des quartiers résidentiels désignés simplement par un numéro, les Nos 2, 3, 4, 5 et 6. Même les plans d'eau créés par les grandes excavations à ciel ouvert conservent leur désignation technique dans la langue courante. Les enfants ne vont pas patiner sur les étangs, comme le font les autres garçons et filles de Terre-Neuve : ils patinent plutôt sur des patinoires qui portent des noms comme «15», «25» et «44-40». Une rue, la Wack road (rue des allocations), rappelle par son nom à connotation amère les revers de fortune essuyés dans l'industrie minière. Elle tient son nom officiel, Middleton Avenue, d'un gouverneur; mais comme on l'a construite pendant les troubles des années 1930, tous la désignent par les mots wack ou dole en souvenir de l'allocation versée à ses constructeurs en guise de salaire. Cependant, il n'a pas que des termes nouveaux dans le langage populaire de la collectivité minière. En effet, ce qui est assez révélateur, chaque mine souterraine a un «capitaine», presque toujours un Terre-Neuvien profondément attaché aux usages anciens de son peuple. En outre, on dit encore aux enfants de l'île que «les fées viendront les chercher» s'ils ne sont pas sages, expression courante dans les petits villages de pêcheurs. Dans l'ensemble, l'histoire de Bell Island en est une de continuité autant que de changement. Comme ailleurs dans le monde industrialisé, les conditions de travail y font naître naturellement le syndicalisme. Qu'il soit apparu à grand-peine et de façon imparfaite et qu'il obtienne un succès limité dépend en partie de la fortune changeante de l'exploitation minière elle-même; cependant, son destin est, lui aussi, relié à l'héritage terre-neuvien de la population de l'île. Tout compte fait, un syndicat n'est qu'une des nombreuses associations qui se disputent la loyauté et l'intérêt des habitants. Si l'on considère l'histoire de l'exploitation minière dans son ensemble, on voit que la collectivité minière de Bell Island dispose vraiment de deux groupes d'institutions : l'un issu de l'univers du travail, du phénomène d'urbanisation et des rapports sans cesse croissants des Terre-Neuviens avec le monde nord-américain; l'autre, issu du vieux Terre-Neuve. Le premier groupe est représenté par le syndicat, le conseil municipal, la coopérative et le foyer du soldat; le second, par la loge, l'ordre, la société, la confrérie, l'association et l'Église séculière. Il n'est pas possible de dire exactement lequel de ces deux groupes prédomine, mais peut-être est-il révélateur qu'au lendemain de la faillite de l'industrie minière, Bell Island possède une loge d'orangistes, mais aucun syndicat. Rien peut-être n'illustre mieux la vitalité de la vieille Terre-Neuve dans l'île Bell que la faiblesse endémique de l'administration locale. À vrai dire, les activités paternalistes des sociétés minières au regard de la prestation (quoique sous une forme bien rudimentaire) de certains des services tout au moins que dispensent ailleurs les gouvernements régionaux, laissent croire que la symbiose patron-client des régions rurales de Terre-Neuve est passée telle quelle dans le nouveau monde industriel. Le 9 mars 1910, J.M. Kent, le député doyen de Saint-Jean-Est, présente à la Chambre d'assemblée une pétition d'un groupe d'habitants de l'île demandant qu'on permette à la population «de gérer et d'administrer elle-même ses affaires locales». Les pétitionnaires cherchent plus précisément à obtenir la «gestion des trois subventions accordées à l'île, pour les routes, la marine et les pauvres». Le 2 décembre 1912, Sir E.P. Morris, premier ministre de Terre-Neuve, tient une assemblée publique dans l'île pour discuter de la possibilité de créer un conseil local. Après sa visite, un conseil de neuf membres est élu en janvier 1913, mais, en 1917 il n'existe plus. Par la suite, il y aura deux conseils dans l'île : l'un représente le secteur du «Front» et l'autre, le secteur des «Mines», dans lequel le conseil de Wabana a fait installer, pour 1919, l'éclairage des rues et un système public de canalisation des eaux. Mais cet arrangement n'est pas stable non plus : en 1922, les membres du conseil de Wabana démissionnent en bloc. L'année suivante, une pétition circule pour que l'île soit administrée par un seul conseil. En février 1924, des nouveaux conseils sont élus pour les secteurs du «Front» et des «Mines», mais en 1927, deux membres du clergé, les révérends J.J. McGrath et I. Parsons, font circuler une pétition à Saint-Jean pour revendiquer l'éclairage des rues. Toutefois, ce n'est qu'en 1950 que l'île bénéficiera d'un conseil municipal capable de percevoir des taxes et d'essayer de trouver une solution systématique à de tels problèmes. Mais alors, la croissance démographique et l'ampleur du phénomène de l'urbanisation avaient provoqué des malaises sociaux généralisés. En 1945, la population de l'île était de 8 171 âmes; six ans plus tard, elle est de 10 291. En 1961, elle atteint un recensement record de 12 281 -- et ceci pour une ville sans système d'égouts et de canalisation des eaux. Or, un mouvement lancé dans l'île au milieu des années quarante pour mettre sur pied un nouveau conseil municipal se heurte à la même opposition que les efforts analogues ont souvent rencontrée ailleurs, à Terre-Neuve. Il n'y a pas longtemps encore, l'initiative de créer un gouvernement local à Terre-Neuve venait ordinairement d'en haut et se heurtait à de grandes résistances sur le plan local. C'est ainsi que le 28 août 1947, un plébiscite demande aux habitants de l'Île de se prononcer quant à la création d'un conseil municipal. La proposition est rejetée par 1 135 voix contre 685. Finalement, un conseil sera créé dans l'île, mais il est accepté à contre coeur par beaucoup de gens qui lui préfèrent l'individualisme, la clientèle et le paternalisme d'antan. En outre, l'opposition à sa création était tellement forte que la municipalité créée ne représentait qu'une partie de l'île, appelée la ville de Wabana. Jusqu'à ce jour, une partie importante de la population de l'île n'a jamais connu les avantages d'une administration locale. Il est bien clair que les attitudes sociales et les réalités économiques et démographiques se juxtaposaient de façon ironique et paradoxale dans l'île. Mais peut-être faut-il s'attendre à cela dans une ville industrielle sise dans un milieu non industriel. Ce qui est vrai pour l'île Bell et Terre-Neuve peut fort bien l'être aussi pour d'autres régions de l'est du Canada; certes, la ville minière que présente le film de Claude Jutra, Mon Oncle Antoine, offre une ressemblance frappante avec l'histoire de Bell Island. Les historiens peuvent trop facilement conclure que l'existence de la réalité objective de l'urbanisme et de l'industrialisme entraîne nécessairement celle d'une perspective «urbaine et industrielle». Dans une conjoncture de biens sous contrôle étranger, d'intérêts, de dépendance des marchés extérieurs et d'une dualité culturelle et économique -- ce sont toutes là des caractéristiques de Bell Island -- l'individu nouveau, urbain et industriel peut être lent à se développer. Il se peut, en effet, que, dans pareilles circonstances, les répercussions sociales de l'urbanisme et de l'industrialisme soient cumulatives. Même si elles s'estompent graduellement pour n'être plus que des structures faibles et vides, les attitudes et les institutions traditionnelles subsisteront encore longtemps dans la nouvelle ère économique. Puis, très rapidement, les usages anciens sont mis au rancart de façon dramatique. La «révolution tranquille» du Québec entre dans ce cadre. À Terre-Neuve, cette période de changements rapides a commencé aux environs de 1966. Quant à l'île Bell, son économie industrielle s'est effondrée avant que les effets cumulatifs des changements sociaux se fassent vraiment sentir. Elle est donc restée essentiellement sous l'empire du vieux Terre-Neuve jusqu'à la fin.