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ENTRETIENS SUR LA PLURALITE DES MONDES
par M. DE FONTENELLE, de l'AcadΘmie Franτaise
Nouvelle edition
A Lyon, De l'imprimerie d'Amable Leroy
1804
PREFACE
Je suis α peu prΦs dans le mΩme cas o∙ se trouva CicΘron, lorsqu'il entreprit de
mettre en sa langue des matiΦres de philosophie, qui jusque lα n'avaient ΘtΘ
traitΘes qu'en grec. Il nous apprend qu'on disait que ses ouvrages seraient fort
inutiles, parce que ceux qui aimaient la philosophie s'Θtant bien donnΘ la peine
de la chercher dans les livres grecs, nΘgligeraient aprΦs cela de la voir dans les
livres latins, qui ne seraient pas originaux, et que ceux qui n'avaient pas de
go√t pour la philosophie ne se souciaient de la voir ni en latin, ni en grec.
A cela il rΘpond qu'il arriverait tout le contraire, que ceux qui n'Θtaient pas
philosophes seraient tentΘs de le devenir par la facilitΘ de lire les livres latins; et
que ceux qui l'Θtaient dΘjα par la lecture des livres grecs seraient bien aises de
voir comment ces choses-lα avaient ΘtΘ maniΘes en latin.
CicΘron avait raison de parler ainsi. L'excellence de son gΘnie et la grande
rΘputation qu'il avait dΘjα acquise lui garantissaient le succΦs de cette nouvelle
sorte d'ouvrages qu'il donnait au public; mais moi, je suis bien ΘloignΘ d'avoir
les mΩmes sujets de confiance dans une entreprise presque pareille α la sienne.
J'ai voulu traiter la philosophie d'une maniΦre qui ne f√t point philosophique;
j'ai tΓchΘ de l'amener α un point o∙ elle ne f√t ni trop sΦche pour les gens du
monde, ni trop badine pour les savants. Mais si on me dit, α peu prΦs comme α
CicΘron, qu'un pareil ouvrage n'est propre ni aux savants qui n'y peuvent rien
apprendre, ni aux gens du monde qui n'auront point d'envie d'y rien
apprendre, je n'ai garde de rΘpondre ce qu'il rΘpondit. Il se peut bien faire
qu'en cherchant un milieu o∙ la philosophie convεnt α tout le monde, j'en aie
trouvΘ un o∙ elle ne convienne α personne; les milieux sont trop difficiles α
tenir, et je ne crois pas qu'il me prenne envie de me mettre une seconde fois
dans la mΩme peine.
Je dois avertir ceux qui liront ce livre, et qui ont quelque connaissance de la
physique, que je n'ai point du tout prΘtendu les instruire, mais seulement les
divertir en leur prΘsentant d'une maniΦre un peu plus agrΘable et plus ΘgayΘe
ce qu'ils savent dΘjα plus solidement; et j'avertis ceux pour qui ces matiΦres sont
nouvelles que j'ai cru pouvoir les instruire et les divertir tout ensemble. Les
premiers iront contre mon intention, s'ils cherchent ici de l'utilitΘ; et les
seconds, s'ils n'y cherchent que de l'agrΘment.
Je ne m'amuserai point α dire que j'ai choisi dans toute la philosophie la matiΦre
la plus capable de piquer la curiositΘ. Il semble que rien ne devrait nous
intΘresser davantage que de savoir comment est fait ce monde que nous
habitons, s'il y a d'autres mondes semblables, et qui soient habitΘs aussi; mais
aprΦs tout, s'inquiΦte de tout cela qui veut. Ceux qui ont des pensΘes α perdre,
les peuvent perdre sur ces sortes de sujets; mais tout le monde n'est pas en Θtat
de faire cette dΘpense inutile.
J'ai mis dans ces entretiens une femme que l'on instruit, et qui n'a jamais ou∩
parler de ces choses-lα. J'ai cru que cette fiction me servirait et α rendre
l'ouvrage plus susceptible d'agrΘment, et α encourager les dames par l'exemple
d'une femme qui, ne sortant jamais des bornes d'une personne qui n'a nulle
teinture de science, ne laisse pas d'entendre ce qu'on lui dit, et de ranger dans
sa tΩte sans confusion les tourbillons et les mondes. Pourquoi des femmes
cΘderaient-elles α cette marquise imaginaire, qui ne conτoit que ce qu'elle ne
peut se dispenser de concevoir ?
A la vΘritΘ, elle s'applique un peu, mais qu'est-ce ici que s'appliquer ? Ce n'est
pas pΘnΘtrer α force de mΘditation une chose obscure d'elle-mΩme, ou
expliquΘe obscurΘment, c'est seulement ne point lire sans se reprΘsenter
nettement ce qu'on lit. Je ne demande aux dames, pour tout ce systΦme de
philosophie, que la mΩme application qu'il faut donner α la Princesse de
ClΦves, si on veut en suivre bien l'intrigue, et en connaεtre toute la beautΘ. Il est
vrai que les idΘes de ce livre-ci sont moins familiΦres α la plupart des femmes
que celles de la Princesse de ClΦves, mais elles n'en sont pas plus obscures, et je
suis s√r qu'α une seconde lecture tout au plus, il ne leur en sera rien ΘchappΘ.
Comme je n'ai pas prΘtendu faire un systΦme en l'air, et qui n'e√t aucun
fondement, j'ai employΘ de vrais raisonnements de physique, et j'en ai
employΘs autant qu'il a ΘtΘ nΘcessaire. Mais il se trouve heureusement dans ce
sujet que les idΘes de physique y sont riantes d'elles mΩmes, et que, dans le
mΩme temps qu'elles contentent la raison, elles donnent α l'imagination un
spectacle qui lui plaεt autant que s'il Θtait fait exprΦs pour elle.
Quand j'ai trouvΘ quelques morceaux qui n'Θtaient pas tout α fait de cette
espΦce, je leur ai donnΘ des ornements Θtrangers. Virgile en a usΘ ainsi dans ses
GΘorgiques, o∙ il sauve le fond de sa matiΦre, qui est tout α fait sΦche, par des
digressions frΘquentes et souvent fort agrΘables. Ovide mΩme en a fait autant
dans l'Art d'aimer, quoique le fond de sa matiΦre f√t infiniment plus agrΘable
que tout ce qu'il y pouvait mΩler. Apparemment, il a cru qu'il Θtait ennuyeux
de parler toujours d'une mΩme chose, f√t-ce de prΘceptes de galanterie. Pour
moi qui avais plus de besoin que lui du secours des digressions, je ne m'en suis
pour tant servi qu'avec assez de mΘnagement. Je les ai autorisΘes par la libertΘ
naturelle de la conversation; je ne les ai placΘes que dans des endroits o∙ j'ai
cru qu'on serait bien aise de les trouver; j'en ai mis la plus grande partie dans
les commencements de l'ouvrage, parce qu'alors l'esprit n'est pas encore assez
accoutumΘ aux idΘes principales que je lui offre; enfin je les ai prises dans mon
sujet mΩme, ou assez proches de mon sujet.
Je n'ai rien voulu imaginer sur les habitants des mondes, qui f√t entiΦrement
impossible et chimΘrique. J'ai tΓchΘ de dire tout ce qu'on en pouvait penser
raisonnablement, et les visions mΩme que j'ai ajoutΘes α cela ont quelque
fondement rΘel. Le vrai et le faux sont mΩlΘs ici, mais ils y sont toujours aisΘs α
distinguer. Je n'entreprends point de justifier un composΘ si bizarre, c'est lα le
point le plus important de cet ouvrage, et c'est cela justement dont je ne puis
rendre raison.
Il ne me reste plus dans cette prΘface qu'α parler α une sorte de personnes, mais
ce seront peut-Ωtre les plus difficiles α contenter, non que l'on n'ait α leur
donner de fort bonnes raisons, mais parce qu'elles ont le privilΦge de ne pas se
payer, si elles ne le veulent, de toutes les raisons qui sont bonnes. Ce sont les
gens scrupuleux, qui pourront s'imaginer qu'il y a du danger par rapport α la
religion, α mettre des habitants ailleurs que sur la Terre. Je respecte jusqu'aux
dΘlicatesses excessives que l'on a faites sur le fait de la religion, et celle-lα mΩme
que je l'aurais respectΘe au point de ne la vouloir pas choquer dans cet ouvrage,
si elle Θtait contraire α mon sentiment; mais ce qui va peut-Ωtre vous paraεtre
surprenant, elle ne regarde pas seulement ce systΦme, o∙ je remplis d'habitants
une infinitΘ de mondes. Il ne faut que dΘmΩler une petite erreur d'imagination.
Quand on vous dit que la Lune est habitΘe, vous vous y reprΘsentez aussit⌠t
des hommes faits comme nous, et puis, si vous Ωtes un peu thΘologien, vous
voilα plein de difficultΘs. La postΘritΘ d'Adam n'a pas pu s'Θtendre jusque dans
la Lune, ni envoyer des colonies en ce pays-lα. Les hommes qui sont dans la
Lune ne sont donc pas fils d'Adam. Or il serait embarrassant, dans la thΘologie,
qu'il y e√t des hommes qui ne descendissent pas de lui. Il n'est pas besoin d'en
dire davantage, toutes les difficultΘs imaginables se rΘduisent α cela, et les
termes qu'il faudrait employer dans une plus longue explication sont trop
dignes de respect pour Ωtre mis dans un livre aussi peu grave que celui-ci.
L'objection roule donc tout entiΦre sur les hommes de la Lune, mais ce sont
ceux qui la font, α qui il plaεt de mettre des hommes dans la Lune; moi, je n'y en
mets point. J'y mets des habitants qui ne sont point du tout des hommes; que
sont-ils donc ? je ne les ai point vus, ce n'est pas pour les avoir vus que j'en
parle. Et ne soupτonnez pas que ce soit une dΘfaite dont je me serve pour
Θluder votre objection que de dire qu'il n'y a point d'hommes dans la Lune,
vous verrez qu'il est impossible qu'il y en ait selon l'idΘe que j'ai de la diversitΘ
infinie que la nature doit avoir mise dans ses ouvrages. Cette idΘe rΦgne dans
tout le livre, et elle ne peut Ωtre contestΘe d'aucun philosophe. Ainsi je crois que
je n'entendrai faire cette objection qu'α ceux qui parleront de ces entretiens sans
les avoir lus. Mais est-ce un sujet de me rassurer ? Non, c'en est un au contraire
trΦs lΘgitime de craindre que l'objection ne me soit faite de bien des endroits.
ENTRETIENS SUR LA PLURALITE DES MONDES
A Monsieur L...
Vous voulez, Monsieur, que je vous rende un compte exact de la maniΦre dont
j'ai passΘ mon temps α la campagne, chez Madame la Marquise de G***. Savez-
vous bien que ce compte exact sera un livre; et ce qu'il y a de pis, un livre de
philosophie ? Vous vous attendez α des fΩtes, α des parties de jeu ou de chasse,
et vous aurez des planΦtes, des mondes, des tourbillons; il n'a presque ΘtΘ
question que de ces choses-lα. Heureusement vous Ωtes philosophe, et vous ne
vous en moquerez pas tant qu'un autre. Peut Ωtre mΩme serez-vous bien aise
que j'aie attirΘ Madame la Marquise dans le parti de la philosophie. Nous ne
pouvions faire une acquisition plus considΘrable; car je compte que la beautΘ et
la jeunesse sont toujours des choses d'un grand prix. Ne croyez-vous pas que si
la sagesse elle mΩme voulait se prΘsenter aux hommes avec succΦs, elle ne ferait
point mal de paraεtre sous une figure qui approchΓt un peu de celle de la
Marquise ? Surtout si elle pouvait avoir dans sa conversation les mΩmes
agrΘments, je suis persuadΘ que tout le monde courrait aprΦs la sagesse. Ne
vous attendez pourtant pas α entendre des merveilles, quand je vous ferai le
rΘcit des entretiens que j'ai eus avec cette dame; il faudrait presque avoir autant
d'esprit qu'elle, pour rΘpΘter ce qu'elle dit de la maniΦre dont elle l'a dit. Vous
lui verrez seulement cette vivacitΘ d'intelligence que vous lui connaissez. Pour
moi, je la tiens savante, α cause de l'extrΩme facilitΘ qu'elle aurait α le devenir.
Qu'est-ce qui lui manque ? d'avoir ouvert les yeux sur des livres; cela n'est rien,
et bien des gens l'ont fait toute leur vie, α qui je refuserais, si j'osais, le nom de
savants. Au reste, Monsieur, vous m'aurez une obligation. Je sais bien qu'avant
que d'entrer dans le dΘtail des conversations que j'ai eues avec la Marquise, je
serais en droit de vous dΘcrire le chΓteau o∙ elle Θtait allΘe passer l'automne.
On a souvent dΘcrit des chΓteaux pour de moindres occasions; mais je vous
ferai grΓce sur cela. Il suffit que vous sachiez que quand j'arrivai chez elle, je n'y
trouvai point de compagnie, et que j'en fus fort aise. Les deux premiers jours
n'eurent rien de remarquable; ils se passΦrent α Θpuiser les nouvelles de Paris
d'o∙ je venais, mais ensuite vinrent ces entretiens dont je veux vous faire part.
Je vous les diviserai par soirs, parce qu'effectivement nous n'e√mes de ces
entretiens que les soirs.
PREMIER SOIR
Que la Terre est une planΦte qui tourne sur elle-mΩme, et autour du Soleil
Nous allΓmes donc un soir aprΦs souper nous promener dans le parc. Il faisait
un frais dΘlicieux, qui nous rΘcompensait d'une journΘe fort chaude que nous
avions essuyΘe. La Lune Θtait levΘe il y avait peut-Ωtre une heure et ses rayons,
qui ne venaient α nous qu'entre les branches des arbres, faisaient un agrΘable
mΘlange d'un blanc fort vif, avec tout ce vert qui paraissait noir. Il n'y avait pas
un nuage qui dΘrobΓt ou qui obscurcεt la moindre Θtoile, elles Θtaient toutes
d'un or pur et Θclatant, et qui Θtait encore relevΘ par le fond bleu o∙ elles sont
attachΘes. Ce spectacle me fit rΩver; et peut-Ωtre sans la marquise eussΘ-je rΩvΘ
assez longtemps; mais la prΘsence d'une si aimable dame ne me permit pas de
m'abandonner α la Lune et aux Θtoiles. Ne trouvez-vous pas, lui dis-je, que le
jour mΩme n'est pas si beau qu'une belle nuit ? Oui, me rΘpondit-elle, la beautΘ
du jour est comme une beautΘ blonde qui a plus de brillant; mais la beautΘ de
la nuit est une beautΘ brune qui est plus touchante. Vous Ωtes bien gΘnΘreuse,
repris-je, de donner cet avantage aux brunes, vous qui ne l'Ωtes pas. Il est
pourtant vrai que le jour est ce qu'il y a de plus beau dans la nature, et que les
hΘro∩nes de romans, qui sont ce qu'il y a de plus beau dans l'imagination, sont
presque toujours blondes. Ce n'est rien que la beautΘ, rΘpliqua-t'elle, si elle ne
touche. Avouez que le jour ne vous e√t jamais jetΘ dans une rΩverie aussi douce
que celle o∙ je vous ai vu prΦs de tomber tout α l'heure α la vue de cette belle
nuit. J'en conviens, rΘpondis-je; mais en rΘcompense, une blonde comme vous
me ferait encore mieux rΩver que la plus belle nuit du monde, avec toute sa
beautΘ brune. Quand cela serait vrai, rΘpliqua-t-elle, je ne m'en contenterais
pas. Je voudrais que le jour, puisque les blondes doivent Ωtre dans ses intΘrΩts,
f√t aussi le mΩme effet. Pourquoi les amants, qui sont bons juges de ce qui
touche, ne s'adressent-ils jamais qu'α la nuit dans toutes les chansons et dans
toutes les ΘlΘgies que je connais ? Il faut bien que la nuit ait leurs
remerciements, lui dis-je; mais, reprit-elle, elle a aussi toutes leurs plaintes. Le
jour ne s'attire point leurs confidences; d'o∙ cela vient-il ? C'est apparemment,
rΘpondis-je, qu'il n'inspire point je ne sais quoi de triste et de passionnΘ. Il
semble pendant la nuit que tout soit en repos. On s'imagine que les Θtoiles
marchent avec plus de silence que le soleil, les objets que le ciel prΘsente sont
plus doux, la vue s'y arrΩte plus aisΘment; enfin on en rΩve mieux, parce qu'on
se flatte d'Ωtre alors dans toute la nature la seule personne occupΘe α rΩver.
Peut-Ωtre aussi que le spectacle du jour est trop uniforme, ce n'est qu'un soleil,
et une vo√te bleue, mais il se peut que la vue de toutes ces Θtoiles semΘes
confusΘment, et disposΘes au hasard en mille figures diffΘrentes, favorise la
rΩverie, et un certain dΘsordre de pensΘes o∙ l'on ne tombe point sans plaisir.
J'ai toujours senti ce que vous me dites, reprit-elle, j'aime les Θtoiles, et je me
plaindrais volontiers du soleil qui nous les efface. Ah ! m'Θcriai-je, je ne puis lui
pardonner de me faire perdre de vue tous ces mondes. Qu'appelez-vous tous
ces mondes ? me dit-elle, en me regardant, et en se tournant vers moi. Je vous
demande pardon, rΘpondis-je. Vous m'avez mis sur ma folie, et aussit⌠t mon
imagination s'est ΘchappΘe. Quelle est donc cette folie ? reprit-elle. HΘlas !
rΘpliquai-je, je suis bien fΓchΘ qu'il faille vous l'avouer, je me suis mis dans la
tΩte que chaque Θtoile pourrait bien Ωtre un monde. Je ne jurerais pourtant pas
que cela f√t vrai, mais je le tiens pour vrai, parce qu'il me fait plaisir α croire.
C'est une idΘe qui me plaεt, et qui s'est placΘe dans mon esprit d'une maniΦre
riante. Selon moi, il n'y a pas jusqu'aux vΘritΘs auxquelles l'agrΘment ne soit
nΘcessaire. Eh bien, reprit-elle, puisque votre folie est si agrΘable, donnez-la
moi, je croirai sur les Θtoiles tout ce que vous voudrez, pourvu que j'y trouve
du plaisir. Ah ! Madame, rΘpondis-je bien vite, ce n'est pas un plaisir comme
celui que vous auriez α une comΘdie de MoliΦre; c'en est un qui est je ne sais o∙
dans la raison, et qui ne fait rire que l'esprit. Quoi donc, reprit-elle, croyez-vous
qu'on soit incapable des plaisirs qui ne sont que dans la raison ? Je veux tout α
l'heure vous faire voir le contraire, apprenez-moi vos Θtoiles. Non, rΘpliquai-je,
il ne me sera point reprochΘ que dans un bois, α dix heures du soir, j'aie parlΘ
de philosophie α la plus aimable personne que je connaisse. Cherchez ailleurs
vos philosophes.
J'eus beau me dΘfendre encore quelque temps sur ce ton-lα, il fallut cΘder. Je lui
fis du moins promettre pour mon honneur, qu'elle me garderait le secret, et
quand je fus hors d'Θtat de m'en pouvoir dΘdire, et que je voulus parler, je vis
que je ne savais pas o∙ commencer mon discours; car avec une personne
comme elle, qui ne savait rien en matiΦre de physique, il fallait prendre les
choses de bien loin, pour lui prouver que la Terre pouvait Ωtre une planΦte, et
les planΦtes autant de terres, et toutes les Θtoiles autant de soleils qui Θclairaient
des mondes. J'en revenais toujours α lui dire qu'il aurait mieux valu s'entre
tenir de bagatelles, comme toute personne raisonnable auraient fait en notre
place. A la fin cependant, pour lui donner une idΘe gΘnΘrale de la philosophie,
voici par o∙ je commenτai.
Toute la philosophie, lui dis-je, n'est fondΘe que sur deux choses, sur ce qu'on a
l'esprit curieux et les yeux mauvais; car si vous aviez les yeux meilleurs, que
vous ne les avez, vous verriez bien si les Θtoiles sont des soleils qui Θclairent
autant de mondes, ou si elles n'en sont pas; et si d'un autre c⌠tΘ vous Θtiez
moins curieuse, vous ne vous soucieriez pas de le savoir, ce qui reviendrait au
mΩme; mais on veut savoir plus qu'on ne voit, c'est lα la difficultΘ. Encore, si ce
qu'on voit, on le voyait bien, ce serait toujours autant de connu, mais on le voit
tout autrement qu'il n'est. Ainsi les vrais philosophes passent leur vie α ne
point croire ce qu'ils voient, et α tΓcher de deviner ce qu'ils ne voient point, et
cette condition n'est pas, ce me semble, trop α envier. Sur cela je me figure
toujours que la nature est un grand spectacle qui ressemble α celui de l'opΘra.
Du lieu o∙ vous Ωtes α l'opΘra, vous ne voyez pas le thΘΓtre tout α fait comme il
est; on a disposΘ les dΘcorations et les machines, pour faire de loin un effet
agrΘable, et on cache α votre vue ces roues et ces contrepoids qui font tous les
mouvements. Aussi ne vous embarrassez vous guΦre de deviner comment tout
cela joue. Il n'y a peut-Ωtre guΦre de machiniste cachΘ dans le parterre, qui
s'inquiΦte d'un vol qui lui aura paru extraordinaire et qui veut absolument
dΘmΩler comment ce vol a ΘtΘ exΘcutΘ. Vous voyez bien que ce machiniste-lα
est assez fait comme les philosophes. Mais ce qui, α l'Θgard des philosophes,
augmente la difficultΘ, c'est que dans les machines que la nature prΘsente α nos
yeux, les cordes sont parfaitement bien cachΘes, et elles le sont si bien qu'on a
ΘtΘ longtemps α deviner ce qui causait les mouvements de l'univers. Car
reprΘsentez-vous tous les sages α l'opΘra, ces Pythagore, ces Platon, ces
Aristote, et tous ces gens dont le nom fait aujourd'hui tant de bruit α nos
oreilles; supposons qu'ils voyaient le vol de PhaΘton que les vents enlΦvent,
qu'ils ne pouvaient dΘcouvrir les cordes, et qu'ils ne savaient point comment le
derriΦre du thΘΓtre Θtait disposΘ. L'un d'eux disait: _C'est une certaine vertu
secrΦte qui enlΦve PhaΘton_. L'autre, _PhaΘton est composΘ de certains
nombres qui le font monter_. L'autre, _PhaΘton a une certaine amitiΘ pour le
haut du thΘΓtre; il n'est point α son aise quand il n'y est pas_. L'autre, _PhaΘton
n'est pas fait pour voler, mais il aime mieux voler, que de laisser le haut du
thΘΓtre vide_; et cent autres rΩveries que je m'Θtonne qui n'aient perdu de
rΘputation toute l'AntiquitΘ. A la fin Descartes, et quelques autres modernes
sont venus, qui ont dit: _PhaΘton monte, parce qu'il est tirΘ par des cordes, et
qu'un poids plus pesant que lui descend_. Ainsi on ne croit plus qu'un corps se
remue, s'il n'est tirΘ, ou plut⌠t poussΘ par un autre corps; on ne croit plus qu'il
monte ou qu'il descende, si ce n'est par l'effet d'un contrepoids ou d'un ressort;
et qui verrait la nature telle qu'elle est, ne verrait que le derriΦre du thΘΓtre de
l'opΘra. A ce compte, dit la Marquise, la philosophie est devenue bien
mΘcanique ? Si mΘcanique, rΘpondis-je, que je crains qu'on en ait bient⌠t honte.
On veut que l'univers ne soit en grand, que ce qu'une montre est en petit, et
que tout s'y conduise par des mouvements rΘglΘs qui dΘpendent de
l'arrangement des parties. Avouez la vΘritΘ. N'avez-vous pas eu quelquefois
une idΘe plus sublime de l'univers, et ne lui avez-vous point fait plus
d'honneur qu'il ne mΘritait ? J'ai vu des gens qui l'en estimaient moins, depuis
qu'ils l'avaient connu. Et moi, rΘpliqua-t'elle, je l'en estime beaucoup plus,
depuis que je sais qu'il ressemble α une montre. Il est surprenant que l'ordre de
la nature, tout admirable qu'il est, ne roule que sur des choses si simples.
Je ne sais pas, lui rΘpondis-je, qui vous a donnΘ des idΘes si saines; mais en
vΘritΘ, il n'est pas trop commun de les avoir. Assez de gens ont toujours dans la
tΩte un faux merveilleux enveloppΘ d'une obscuritΘ qu'ils respectent. Ils
n'admirent la nature, que parce qu'ils la croient une espΦce de magie o∙ l'on
n'entend rien; et il est s√r qu'une chose est dΘshonorΘe auprΦs d'eux, dΦs qu'elle
peut Ωtre conτue. Mais, Madame, continuai-je, vous Ωtes si bien disposΘe α
entrer dans tout ce que je veux vous dire, que je crois que je n'ai qu'α tirer le
rideau et α vous montrer le monde.
De la terre o∙ nous sommes, ce que nous voyons de plus ΘloignΘ, c'est ce ciel
bleu, cette grande vo√te o∙ il semble que les Θtoiles sont attachΘes comme des
clous. On les appelle fixes, parce qu'elles ne paraissent avoir que le mouvement
de leur ciel, qui les emporte avec lui d'Orient en Occident. Entre la Terre et
cette derniΦre vo√te des cieux, sont suspendus α diffΘrentes hauteurs le Soleil,
la Lune, et les cinq autres astres qu'on appelle les planΦtes, Mercure, VΘnus,
Mars, Jupiter et Saturne. Ces planΦtes n'Θtant point attachΘes α un mΩme ciel,
ayant des mouvements inΘgaux, elles se regardent diversement, et figurent
diversement ensemble, au lieu que les Θtoiles fixes sont toujours dans la mΩme
situation les unes α l'Θgard des autres; le chariot, par exemple, que vous voyez
qui est formΘ de ces sept Θtoiles, a toujours ΘtΘ fait comme il est, et le sera
encore longtemps; mais la Lune est tant⌠t proche du Soleil, tant⌠t elle en est
ΘloignΘe, et il en va de mΩme des autres planΦtes. Voilα comme les choses
parurent α ces anciens bergers de ChaldΘe, dont le grand loisir produisit les
premiΦres observations, qui ont ΘtΘ le fondement de l'astronomie; car
l'astronomie est nΘe dans la ChaldΘe, comme la gΘomΘtrie naquit, dit-on, en
Egypte, o∙ les inondations du Nil, qui confondaient les bornes des champs,
furent cause que chacun voulut inventer des mesures exactes pour reconnaεtre
son champ d'avec celui de son voisin. Ainsi l'astronomie est fille de l'oisivetΘ, la
gΘomΘtrie est fille de l'intΘrΩt, et s'il Θtait question de la poΘsie, nous
trouverions apparemment qu'elle est fille de l'amour.
Je suis bien aise, dit la Marquise, d'avoir appris cette gΘnΘalogie des sciences, et
je vois bien qu'il faut que je m'en tienne α l'astronomie. La gΘomΘtrie, selon ce
que vous me dites, demanderait une Γme plus intΘressΘe que je ne l'ai, et la
poΘsie en demanderait une plus tendre, mais j'ai autant de loisir que
l'astronomie en peut demander. Heureusement encore nous sommes α la
campagne, et nous y menons quasi une vie pastorale; tout cela convient α
l'astronomie. Ne vous y trompez pas, Madame, repris-je. Ce n'est pas la vraie
vie pastorale, que de parler des planΦtes, et des Θtoiles fixes. Voyez si c'est α
cela que les gens de l'AstrΘe passent leur temps. Oh ! rΘpondit-elle, cette sorte
de bergerie-lα est trop dangereuse. J'aime mieux celles de ces ChaldΘens dont
vous me parliez. Recommencez un peu, s'il vous plaεt, α me parler chaldΘen.
Quand on eut reconnu cette disposition des cieux que vous m'avez dite, de
quoi fut-il question ? Il fut question, repris-je, de deviner comment toutes les
parties de l'univers devaient Ωtre arrangΘes, et c'est lα ce que les savants
appellent faire un systΦme. Mais avant que je vous explique le premier des
systΦmes, il faut que vous remarquiez, s'il vous plaεt, que nous sommes tous
faits naturellement comme un certain fou athΘnien dont vous avez entendu
parler, qui s'Θtait mis dans la fantaisie que tous les vaisseaux, qui abordaient au
port de PirΘe, lui appartenaient. Notre folie α nous autres, est de croire aussi
que toute la nature, sans exception, est destinΘe α nos usages; et quand on
demande α nos philosophes, α quoi sert ce nombre prodigieux d'Θtoiles fixes,
dont une partie suffirait pour faire ce qu'elles font toutes, ils vous rΘpondent
froidement qu'elles servent α leur rΘjouir la vue. Sur ce principe on ne manqua
pas d'abord de s'imaginer qu'il fallait que la terre f√t en repos au centre de
l'univers, tandis que tous les corps cΘlestes qui Θtaient faits pour elle,
prendraient la peine de tourner alentour pour l'Θclairer. Ce fut donc au dessus
de la Terre qu'on plaτa la Lune; et au-dessus de la Lune on plaτa Mercure,
ensuite VΘnus, le Soleil, Mars, Jupiter, Saturne. Au-dessus de tout cela Θtait le
ciel des Θtoiles fixes. La Terre se trouvait justement au milieu des cercles que
dΘcrivent ces planΦtes, et ils Θtaient d'autant plus grands qu'ils Θtaient plus
ΘloignΘs de la Terre, et par consΘquent les planΦtes plus ΘloignΘes employaient
plus de temps α faire leur cours, ce qui effectivement est vrai. Mais je ne sais
pas, interrompit la Marquise, pourquoi vous semblez n'approuver pas cet
ordre-lα dans l'univers; il me paraεt assez net, et assez intelligible, et pour moi
je vous dΘclare que je m'en contente. Je puis me vanter, rΘpliquai-je, que je vous
adoucis bien tout ce systΦme. Si je vous le donnais tel qu'il a ΘtΘ conτu par
PtolΘmΘe son auteur, ou par ceux qui y ont travaillΘ aprΦs lui, il vous jetterait
dans une Θpouvante horrible. Comme les mouvements des planΦtes ne sont pas
si rΘguliers, qu'elles ne vont pas tant⌠t plus vite, tant⌠t plus lentement, tant⌠t
en un sens, tant⌠t en un autre, et qu'elles ne sont quelquefois plus ΘloignΘes de
la Terre, quelquefois plus proches: les anciens avaient imaginΘ je ne sais
combien de cercles diffΘremment entrelacΘs les uns dans les autres, par lesquels
ils sauvaient toutes ces bizarreries. L'embarras de tous ces cercles Θtait si grand
que dans un temps o∙ l'on ne connaissait encore rien de meilleur, un roi de
Castille, grand mathΘmaticien, mais apparemment peu dΘvot, disait que si
Dieu l'e√t appelΘ α son conseil, quand il fit le monde, il lui e√t donnΘ de bons
avis. La pensΘe est trop libertine; mais cela mΩme est assez plaisant, que ce
systΦme f√t alors une occasion de pΘchΘ, parce qu'il Θtait trop confus. Les bons
avis que ce roi voulait donner regardaient sans doute la suppression de tous
ces cercles dont on avait embarrassΘ les mouvements cΘlestes. Apparemment
ils regardaient aussi une autre suppression de deux ou trois cieux superflus
qu'on avait mis au-delα des Θtoiles fixes. Ces philosophes, pour expliquer une
sorte de mouvement dans les corps cΘlestes, faisaient, au-delα du dernier ciel
que nous voyons, un ciel de cristal, qui imprimait ce mouvement aux cieux
infΘrieurs. Avaient-ils nouvelle d'un autre mouvement ? C'Θtait aussit⌠t un
autre ciel de cristal. Enfin les cieux de cristal ne leur co√taient rien. Et pourquoi
ne les faisait-on que de cristal, dit la Marquise ? N'eussent-ils pas ΘtΘ bons de
quelque autre matiΦre ? Non, rΘpondis-je, il fallait que la lumiΦre passΓt au
travers; et d'ailleurs, il fallait qu'ils fussent solides. Il le fallait absolument; car
Aristote avait trouvΘ que la soliditΘ Θtait une chose attachΘe α la noblesse de
leur nature, et puisqu'il l'avait dit, on n'avait garde d'en douter. Mais on a vu
des comΦtes qui, Θtant plus ΘlevΘes qu'on ne croyait autrefois, briseraient tout le
cristal des cieux par o∙ elles passent, et casseraient tout l'univers; et il a fallu se
rΘsoudre α faire les cieux d'une matiΦre fluide, telle que l'air. Enfin il est hors de
doute pour les observations de ces derniers siΦcles, que VΘnus et Mercure
tournent autour du Soleil, et non autour de la Terre, et l'ancien systΦme est
absolument insoutenable par cet endroit. Je vais donc vous en proposer un qui
satisfait α tout, et qui dispenserait le roi de Castille de donner des avis, car il est
d'une simplicitΘ charmante, et qui seule le ferait prΘfΘrer. Il semblerait,
interrompit la Marquise, que votre philosophie est une espΦce d'enchΦre, o∙
ceux qui offrent de faire les choses α moins de frais l'emportent sur les autres. Il
est vrai, repris-je, et ce n'est que par lα qu'on peut attraper le plan sur lequel la
nature a fait son ouvrage. Elle est d'une Θpargne extraordinaire; tout ce qu'elle
pourra faire d'une maniΦre qui lui co√tera un peu moins, quand ce moins ne
serait presque rien, soyez s√re qu'elle ne le fera que de cette maniΦre-lα. Cette
Θpargne nΘanmoins s'accorde avec une magnificence surprenante qui brille
dans tout ce qu'elle a fait. C'est que la magnificence est dans le dessein, et
l'Θpargne dans l'exΘcution. Il n'y a rien de plus beau qu'un grand dessein que
l'on exΘcute α peu de frais. Nous autres nous sommes sujets α renverser
souvent tout cela dans nos idΘes. Nous mettons l'Θpargne dans le dessein qu'a
eu la nature, et la magnificence dans l'exΘcution. Nous lui donnons un petit
dessein, qu'elle exΘcute avec dix fois plus de dΘpense qu'il ne faudrait; cela est
tout α fait ridicule. Je serai bien aise, dit-elle, que le systΦme dont vous m'allez
parler imite de fort prΦs la nature; car ce grand mΘnage-lα tournera au profit de
mon imagination, qui n'aurait pas tant de peine α comprendre ce que vous me
direz. Il n'y a plus ici d'embarras inutiles, repris-je. Figurez-vous un Allemand
nommΘ Copernic, qui fait main basse sur tous ces cercles diffΘrents, et sur tous
ces cieux solides qui avaient ΘtΘ imaginΘs par l'AntiquitΘ. Il dΘtruit les uns, il
met les autres en piΦces. Saisi d'une noble fureur d'astronome, il prend la Terre
et l'envoie bien loin du centre de l'univers, o∙ elle s'Θtait placΘe, et dans ce
centre, il y met le Soleil, α qui cet honneur Θtait bien mieux d√. Les planΦtes ne
tournent plus autour de la Terre, et ne l'enferment plus au milieu du cercle
qu'elles dΘcrivent. Si elles nous Θclairent, c'est en quelque sorte par hasard, et
parce qu'elles nous rencontrent en leur chemin. Tout tourne prΘsentement
autour du Soleil, la Terre y tourne elle-mΩme, et pour la punir du long repos
qu'elle s'Θtait attribuΘ, Copernic la charge le plus qu'il peut de tous les
mouvements qu'elle donnait aux planΦtes et aux cieux. Enfin de tout cet
Θquipage cΘleste dont cette petite Terre se faisait accompagner et environner, il
ne lui est demeurΘ que la Lune qui tourne encore autour d'elle. Attendez un
peu, dit la Marquise, il vient de vous prendre un enthousiasme qui vous a fait
expliquer les choses si pompeusement, que je ne crois pas les avoir entendues.
Le Soleil est au centre de l'univers, et lα il est immobile, aprΦs lui, qu'est-ce qui
suit ? C'est Mer cure, rΘpondis-je, il tourne autour du Soleil, en sorte que le
Soleil est α peu prΦs le centre du cercle que Mercure dΘcrit. Au-dessus de
Mercure est VΘnus, qui tourne de mΩme autour du Soleil. Ensuite vient la Terre
qui, Θtant plus ΘlevΘe que Mercure et VΘnus, dΘcrit autour du Soleil un plus
grand cercle que ces planΦtes. Enfin suivent Mars, Jupiter, Saturne, selon l'ordre
o∙ je vous les nomme; et vous voyez bien que Saturne doit dΘcrire autour du
Soleil le plus grand cercle de tous; aussi emploie-t-il plus de temps qu'aucune
autre planΦte α faire sa rΘvolution. Et la Lune, vous l'oubliez, interrompit-elle.
Je la retrouverai bien repris-je. La Lune tourne autour de la Terre et ne
l'abandonne point; mais comme la Terre avance toujours dans le cercle qu'elle
dΘcrit autour du Soleil, la Lune la suit, en tournant toujours autour d'elle; et si
elle tourne autour du Soleil, ce n'est que pour ne point quitter la Terre.
Je vous entends, rΘpondit-elle, et j'aime la Lune, de nous Ωtre restΘe lorsque
toutes les autres planΦtes nous abandonnaient. Avouez que si votre Allemand
e√t pu nous la faire perdre, il l'aurait fait volontiers; car je vois dans tout son
procΘdΘ qu'il Θtait bien mal intentionnΘ pour la Terre. Je lui sais bon grΘ,
rΘpliquai-je, d'avoir rabattu la vanitΘ des hommes, qui s'Θtaient mis α la plus
belle place de l'univers, et j'ai du plaisir α voir prΘsentement la Terre dans la
foule des planΦtes. Bon, rΘpondit-elle, croyez-vous que la vanitΘ des hommes
s'Θtende jusqu'α l'astronomie ? Croyez-vous m'avoir humiliΘe, pour m'avoir
appris que la Terre tourne autour du Soleil ? Je vous jure que je ne m'en estime
pas moins. Mon Dieu, Madame, repris-je, je sais bien qu'on sera moins jaloux
du rang qu'on tient dans l'univers, que de celui qu'on croit devoir tenir dans
une chambre, et que la prΘsΘance de deux planΦtes ne sera jamais une si grande
affaire, que celle de deux ambassadeurs. Cependant la mΩme inclination qui
fait qu'on veut avoir la place la plus honorable dans une cΘrΘmonie, fait qu'un
philosophe dans un systΦme se met au centre du monde, s'il peut. Il est bien
aise que tout soit fait pour lui; il suppose peut-Ωtre sans s'en apercevoir ce
principe qui le flatte, et son coeur ne laisse pas de s'intΘresser α une affaire de
pure spΘculation. Franchement, rΘpliqua-t-elle, c'est lα une calomnie que vous
avez inventΘe contre le genre humain. On n'aurait donc jamais d√ recevoir le
systΦme de Copernic, puisqu'il est si humiliant. Aussi, repris-je, Copernic lui-
mΩme se dΘfiait-il fort du succΦs de son opinion. Il fut trΦs longtemps α ne la
vouloir pas publier. Enfin il s'y rΘsolut, α la priΦre de gens trΦs considΘrables;
mais aussi le jour qu'on lui apporta le premier exemplaire imprimΘ de son
livre, savez-vous ce qu'il fit ? il mourut. Il ne voulut point essuyer toutes les
contradictions qu'il prΘ voyait, et se tira habilement d'affaire. Ecoutez, dit la
Marquise, il faut rendre justice α tout le monde. Il est s√r qu'on a de la peine α
s'imaginer qu'on tourne autour du Soleil; car enfin on ne change point de place,
et on se retrouve toujours le matin o∙ l'on s'Θtait couchΘ le soir. Je vois, ce me
semble, α votre air, que vous m'allez dire que comme la Terre tout entiΦre
marche... AssurΘment, interrompis-je, c'est la mΩme chose que si vous vous
endormiez dans un bateau qui allΓt sur la riviΦre, vous vous retrouveriez α
votre rΘveil dans la mΩme place et dans la mΩme situation α l'Θgard de toutes
les parties du bateau. Oui, mais, rΘpliqua-t-elle, voici une diffΘrence, je
trouverais α mon rΘveil le rivage changΘ, et cela me ferait bien voir que mon
bateau aurait changΘ de place. Mais il n'en va pas de mΩme de la Terre, j'y
retrouve toutes choses comme je les avais laissΘes. Non pas, Madame,
rΘpondis-je, non pas; le rivage a changΘ aussi. Vous savez qu'au delα de tous les
cercles des planΦtes, sont les Θtoiles fixes; voilα notre rivage. Je suis sur la terre,
et la terre dΘcrit un grand cercle autour du soleil. Je regarde au centre de ce
cercle, j'y vois le soleil. S'il n'effaτait point les Θtoiles, en poussant ma vue en
ligne droite au-delα du soleil, je le verrais nΘcessairement rΘpondre α quelques
Θtoiles fixes; mais je vois aisΘment pendant la nuit α quelles Θtoiles il a rΘpondu
le jour, et c'est exactement la mΩme chose. Si la terre ne changeait point de
place sur le cercle o∙ elle est, je verrais toujours le soleil rΘpondre aux mΩmes
Θtoiles fixes; mais dΦs que la terre change de place, il faut que je le voie
rΘpondre α d'autres Θtoiles. C'est-lα le rivage qui change tous les jours; et
comme la terre fait son cercle en un an autour du soleil, je vois le soleil en
l'espace d'une annΘe rΘpondre successivement α diverses Θtoiles fixes qui
composent un cercle. Ce cercle s'appelle le zodiaque. Voulez-vous que je fasse
ici une figure sur le sable? Non, rΘpondit-elle, je m'en passerai bien, et puis cela
donnerait α mon parc un air savant, que je ne veux pas qu'il ait. N'ai-je pas ou∩
dire qu'un philosophe qui fut jetΘ par un naufrage dans une εle qu'il ne
connaissait point, s'Θcria α ceux qui le suivaient, en voyant de certaines figures,
des lignes et des cercles tracΘs sur le bord de la mer : _Courage, compagnons,
l'εle est habitΘe, voilα des pas d'hommes_. Vous jugez bien qu'il ne m'appartient
point de faire ces pas-lα, et qu'il ne faut pas qu'on en voie ici.
Il vaut mieux en effet, rΘpondis-je, qu'on n'y voie que des pas d'amans, c'est-α-
dire, votre nom et vos chiffres, gravΘs sur l'Θcorce des arbres par la main de vos
adorateurs. Laissons-lα, je vous prie, les adorateurs, reprit-elle, et parlons du
soleil. J'entends bien comment nous nous imaginons qu'il dΘcrit le cercle que
nous dΘcrivons nous-mΩmes; mais ce tour ne s'achΦve qu'en un an, et celui que
le soleil fait tous les jours sur notre tΩte, comment se fait-il ? Avez-vous
remarquΘ, lui rΘpondis-je, qu'une boule qui roulerait sur cette allΘe aurait deux
mouvemens ? Elle irait vers le bout de l'allΘe, et en mΩme temps elle tournerait
plusieurs fois sur elle-mΩme, en sorte que la partie de cette boule qui est en
haut, descendrait en bas, et que celle d'en bas monterait en haut. La terre fait la
mΩme chose. Dans le temps qu'elle avance sur le cercle qu'elle dΘcrit en un an
autour du soleil, elle tourne sur elle-mΩme en vingt-quatre heures; ainsi en
vingt-quatre heures chaque partie de la terre perd le soleil, et le recouvre; et α
mesure qu'en tournant on va vers le c⌠tΘ o∙ est le soleil, il semble qu'il s'ΘlΦve;
et quand on commence α s'en Θloigner, en continuant le tour, il semble qu'il
s'abaisse. Cela est assez plaisant, dit-elle, la terre prend tout sur soi, et ce soleil
ne fait rien. Et quand la lune et les autres planΦtes et les Θtoiles fixes paraissent
faire un tour sur notre tΩte en vingt-quatre heures, c'est donc aussi une
imagination ? Imagination pure, repris-je, qui vient de la mΩme cause. Les
planΦtes font seulement leurs cercles autour du soleil en des temps inΘgaux
selon leurs distances inΘgales, et celle que nous voyons aujourd'hui rΘpondre α
un certain point du zodiaque, ou de ce cercle d'Θtoiles fixes, nous la voyons
demain α la mΩme heure rΘpondre α un autre point, tant parce qu'elle a avancΘ
sur son cercle, que parce que nous avons avancΘ sur le n⌠tre. Nous marchons,
et les autres planΦtes marchent aussi, mais plus ou moins vite que nous; cela
nous met dans diffΘrents points de vue α leur Θgard, et nous fait paraεtre dans
leur cours, des bizarreries dont il n'est pas nΘcessaire que je vous parle. Il suffit
que vous sachiez que ce qu'il y a d'irrΘgulier dans les planΦtes, ne vient que de
la diverse maniΦre dont notre mouvement nous les fait rencontrer, et qu'au
fond elles sont toutes trΦs rΘglΘes. Je consens qu'elles le soient, dit la Marquise,
mais je voudrais bien que leur rΘgularitΘ co√tΓt moins α la Terre, on ne l'a guΦre
mΘnagΘe, et pour une grosse masse aussi pesante qu'elle est, on lui demande
bien de l'agilitΘ. Mais, lui rΘpondis-je, aimeriez-vous mieux que le Soleil, et tous
les autres astres qui sont de trΦs grands corps, fissent en vingt-quatre heures
autour de la Terre un tour immense, que les Θtoiles fixes qui seraient dans le
plus grand cercle, parcourussent en un jour plus de vingt-sept mille six cent
soixante fois deux cent millions de lieues ? Car il faut que tout cela arrive, si la
Terre ne tourne pas sur elle-mΩme en vingt-quatre heures. En vΘritΘ, il est bien
plus raisonnable qu'elle fasse ce tour, qui n'est tout au plus que de neuf mille
lieues. Vous voyez bien que neuf mille lieues, en comparaison de l'horrible
nombre que je viens de vous dire, ne sont qu'une bagatelle.
Oh ! rΘpliqua la Marquise, le Soleil et les astres sont tout de feu, le mouvement
ne leur co√te rien; mais la Terre ne paraεt guΦre portative. Et croiriez-vous,
repris-je, si vous n'en aviez l'expΘrience, que ce f√t quelque chose de bien
portatif, qu'un gros navire montΘ de cent cinquante piΦces de canon, chargΘ de
plus de trois mille hommes, et d'une trΦs grande quantitΘ de marchandises ?
Cependant il ne faut qu'un petit souffle de vent pour le faire aller sur l'eau,
parce que l'eau est liquide, et que se laissant diviser avec facilitΘ, elle rΘsiste
peu au mouvement du navire; ou s'il est au milieu d'une riviΦre, il suivra sans
peine le fil de l'eau, parce qu'il n'y a rien qui le retienne. Ainsi la Terre, toute
massive qu'elle est, est aisΘment portΘe au milieu de la matiΦre cΘleste, qui est
infiniment plus fluide que l'eau, et qui remplit tout ce grand espace o∙ nagent
les planΦtes. Et o∙ faudrait-il que la Terre f√t cramponnΘe pour rΘsister au
mouvement de cette matiΦre cΘleste, et ne pas s'y laisser emporter ? C'est
comme si une petite boule de bois pouvait ne pas suivre le courant d'une
riviΦre.
Mais, rΘpliqua-t-elle encore, comment la terre avec tout son poids se soutient-
elle sur votre matiΦre cΘleste qui doit Ωtre bien lΘgΦre, puisqu'elle est si fluide ?
Ce n'est pas α dire, rΘpondis-je, que ce qui est fluide, en soit plus lΘger. Que
dites-vous de notre gros vaisseau, qui avec tout son poids est plus lΘger que
l'eau, puisqu'il y surnage ? Je ne veux plus vous dire rien, dit-elle comme en
colΦre, tant que vous aurez le gros vaisseau. Mais m'assurez-vous bien qu'il n'y
ait rien α craindre sur une pirouette aussi lΘgΦre que vous me faites la Terre ?
Eh bien, lui rΘpondis je, faisons porter la terre par quatre ΘlΘphants, comme
font les Indiens. Voici bien un autre systΦme, s'Θcria-t-elle. Du moins j'aime ces
gens-lα d'avoir pourvu α leur s√retΘ, et fait de bons fondements, au lieu que
nous autres coperniciens, nous sommes assez inconsidΘrΘs pour vouloir bien
nager α l'aventure dans cette matiΦre cΘleste. Je gage que si les Indiens savaient
que la Terre f√t le moins du monde en pΘril de se mouvoir, ils doubleraient les
ΘlΘphants.
Cela le mΘriterait bien, repris-je, en riant de sa pensΘe, il ne faut point
s'Θpargner les ΘlΘphants pour dormir en assurance, et si vous en avez besoin
pour cette nuit, nous en mettrons dans notre systΦme autant qu'il vous plaira,
ensuite nous les retrancherons peu α peu, α mesure que vous vous rassurerez.
SΘrieusement, reprit-elle, je ne crois pas dΦs α prΘsent qu'ils me soient fort
nΘcessaires, et je me sens assez de courage pour oser tourner. Vous irez encore
plus loin, rΘpliquai-je, vous tournerez avec plaisir, et vous vous ferez sur ce
systΦme des idΘes rΘjouissantes. Quelquefois, par exemple, je me figure que je
suis suspendu en l'air, et que j'y demeure sans mouvement pendant que la
Terre tourne sous moi en vingt-quatre heures. Je vois passer sous mes yeux
tous ces visages diffΘrents, les uns blancs, les autres noirs, les autres basanΘs,
les autres olivΓtres. D'abord ce sont des chapeaux, et puis des turbans, et puis
des tΩtes chevelues, et puis des tΩtes rases; tant⌠t des villes α clochers, tant⌠t
des villes α longues aiguilles qui ont des croissants, tant⌠t des villes α tours de
porcelaine, tant⌠t de grands pays qui n'ont que des cabanes; ici des vastes
mers; lα des dΘserts Θpouvantables; enfin toute cette variΘtΘ infinie qui est sur la
surface de la Terre.
En vΘritΘ, dit-elle, tout cela mΘriterait bien que l'on donnΓt vingt-quatre heures
de son temps α le voir. Ainsi donc dans le mΩme lieu o∙ nous sommes α
prΘsent, je ne dis pas dans ce parc, mais dans ce mΩme lieu, α le prendre dans
l'air, il y passe continuellement d'autres peuples qui prennent notre place; et au
bout de vingt-quatre heures nous y revenons. Copernic, lui rΘpondis-je, ne le
comprendrait pas mieux. D'abord il passera par ici des Anglais qui
raisonneront peut-Ωtre de quelque dessein de politique avec moins de gaietΘ
que nous ne raisonnons de notre philosophie; ensuite viendra une grande mer,
et il se pourra trouver en ce lieu-lα quelque vaisseau qui n'y sera pas si α son
aise que nous. AprΦs cela paraεtront des Iroquois, en mangeant tout vif quelque
prisonnier de guerre, qui fera semblant de ne s'en pas soucier; des femmes de la
terre de Jesso, qui n'emploieront tout leur temps qu'α prΘparer le repas de leurs
maris, et α se peindre de bleu les lΦvres et les sourcils pour plaire aux plus
vilains hommes du monde; des Tartares qui iront fort dΘvotement en
pΦlerinage vers ce grand prΩtre qui ne sort jamais d'un lieu obscur, o∙ il n'est
ΘclairΘ que par des lampes, α la lumiΦre desquelles on l'adore; de belles
Circassiennes ne feront aucune faτon d'accorder tout au premier venu, hormis
ce qu'elles croient qui appartient essentiellement α leurs maris; de petits
Tartares qui iront voler des femmes pour les Turcs et pour les Persans; enfin
nous, qui dΘbiterons peut-Ωtre encore des rΩveries.
Il est assez plaisant, dit la Marquise, d'imaginer ce que vous venez de me dire;
mais si je voyais tout cela d'en haut, je voudrais avoir la libertΘ de hΓter ou
d'arrΩter le mouvement de la Terre, selon que les objets me plairont plus ou
moins, et je vous assure que je ferais passer bien vite ceux qui s'embarrassent
de politique, ou qui mangent leurs ennemis; mais il y en a d'autres pour qui
j'aurais de la curiositΘ. J'en aurais pour ces belles Circassiennes, par exemple,
qui ont un usage si particulier. Mais il me vient une difficultΘ sΘrieuse. Si la
Terre tourne, nous changeons d'air α chaque moment, et nous respirons
toujours celui d'un autre pays. Nullement, Madame, rΘpondis-je, l'air qui
environne la Terre ne s'Θtend que jusqu'α une certaine hauteur, peut-Ωtre
jusqu'α vingt lieues tout au plus; il nous suit, et tourne avec nous. Vous avez vu
quelquefois l'ouvrage d'un ver α soie, ou ces coques que ces petits animaux
travaillent avec tant d'art pour s'y emprisonner. Elles sont d'une soie fort
serrΘe, mais elles sont couvertes d'un certain duvet fort lΘger et fort lΓche. C'est
ainsi que la Terre, qui est assez solide, est couverte depuis sa surface jusqu'α
une certaine hauteur, d'une espΦce de duvet, qui est l'air, et toute la coque de
ver α soie tourne en mΩme temps. Au-delα de l'air est la matiΦre cΘleste,
incomparablement plus pure, plus subtile, et mΩme plus agitΘe qu'il n'est.
Vous me prΘsentez la Terre sous des idΘes bien mΘprisables, dit la Marquise.
C'est pourtant sur cette coque de ver α soie qu'il se fait de si grands travaux, de
si grandes guerres, et qu'il rΦgne de tous c⌠tΘs une si grande agitation. Oui,
rΘpondis-je, et pendant ce temps-lα la nature, qui n'entre point en connaissance
de tous ces petits mouvements particuliers, nous emporte tous ensemble d'un
mouvement gΘnΘral, et se joue de la petite boule.
Il me semble, reprit-elle, qu'il est ridicule d'Ωtre sur quelque chose qui tourne, et
de se tourmenter tant; mais le malheur est qu'on n'est pas assurΘ qu'on tourne;
car enfin, α ne vous rien celer, toutes les prΘcautions que vous prenez pour
empΩcher qu'on ne s'aperτoive du mouvement de la Terre, me sont suspectes.
Est-il possible qu'il ne laissera pas quelque petite marque sensible α laquelle on
le reconnaisse ?
Les mouvements les plus naturels, rΘpondis-je, et les plus ordinaires, sont ceux
qui se font le moins sentir, cela est vrai jusque dans la morale. Le mouvement
de l'amour propre nous est si naturel, que le plus souvent nous ne le sentons
pas, et que nous croyons agir par d'autres principes. Ah ! vous moralisez, dit-
elle, quand il est question de physique, cela s'appelle bΓiller. Retirons-nous,
aussi bien en voilα assez pour la premiΦre fois. Demain nous reviendrons ici,
vous avec vos systΦmes, et moi avec mon ignorance.
En retournant au chΓteau, je lui dis, pour Θpuiser la matiΦre des systΦmes, qu'il
y en avait un troisiΦme inventΘ par Tycho BrahΘ qui, voulant absolument que la
Terre f√t immobile, la plaτait au centre du monde, et faisait tourner autour
d'elle le Soleil, autour duquel tournaient toutes les autres planΦtes, parce que
depuis les nouvelles dΘcouvertes, il n'y avait pas moyen de faire tourner les
planΦtes autour de la Terre. Mais la Marquise, qui a le discernement vif et
prompt, jugea qu'il y avait trop d'affectation α exempter la Terre de tourner
autour du Soleil, puisqu'on n'en pouvait pas exempter tant d'autres grands
corps; que le Soleil n'Θtait plus si propre α tourner autour de la Terre, depuis
que toutes les planΦtes tournaient autour de lui; que ce systΦme ne pouvait Ωtre
propre tout au plus qu'α soutenir l'immobilitΘ de la Terre, quand on avait bien
envie de la soutenir, et nullement α la persuader; et enfin il fut rΘsolu que nous
nous en tiendrions α celui de Copernic, qui est plus uniforme et plus riant, et
n'a aucun mΘlange de prΘjugΘ. En effet, la simplicitΘ dont il est persuadΘ, et sa
hardiesse, font plaisir.
SECOND SOIR
Que la Lune est une Terre habitΘe
Le lendemain au matin, dΦs que l'on put entrer dans l'appartement de la
Marquise, j'envoyai savoir de ses nouvelles, et lui demander si elle avait pu
dormir en tournant. Elle me fit rΘpondre qu'elle Θtait dΘjα toute accoutumΘe α
cette allure de la Terre, et qu'elle avait passΘ la nuit aussi tranquillement
qu'aurait pu faire Copernic lui-mΩme. Quelque temps aprΦs il vint chez elle du
monde qui y demeura jusqu'au soir, selon l'ennuyeuse coutume de la
campagne. Encore leur fut-on bien obligΘ, car la campagne leur donnait aussi le
droit de pousser leur visite jusqu'au lendemain, s'ils eussent voulu, et ils eurent
l'honnΩtetΘ de ne le pas faire. Ainsi la Marquise et moi nous nous retrouvΓmes
libres le soir. Nous allΓmes encore dans le parc, et la conversation ne manqua
pas de tourner aussit⌠t sur nos systΦmes. Elle les avait si bien conτus qu'elle
dΘdaigna d'en parler une seconde fois, et elle voulut que je la menace de
quelque chose de nouveau. Eh bien donc, lui dis-je, puisque le Soleil, qui est
prΘsentement immobile, a cessΘ d'Ωtre planΦte, et que la Terre, qui se meut
autour de lui, a commencΘ d'en Ωtre une, vous ne serez pas si surprise
d'entendre dire que la Lune est une terre comme celle-ci, et qu'apparemment
elle est habitΘe. Je n'ai pourtant jamais ou∩ parler de la Lune habitΘe, dit-elle,
que comme d'une folie et d'une vision. C'en est peut-Ωtre une aussi, rΘpondis-je.
Je ne prends parti dans ces choses-lα que comme on en prend dans les guerres
civiles, o∙ l'incertitude de ce qui peut arriver fait qu'on entretient toujours des
intelligences dans le parti opposΘ, et qu'on a des mΘnagements avec ses
ennemis mΩmes. Pour moi, quoique je croie la Lune habitΘe, je ne laisse pas de
vivre civilement avec ceux qui ne le croient pas, et je me tiens toujours en Θtat
de me pouvoir ranger α leur opinion avec honneur, si elle avait le dessus; mais
en attendant qu'ils aient sur nous quelque avantage considΘrable, voici ce qui
m'a fait pencher du c⌠tΘ des habitants de la Lune.
Supposons qu'il n'y ait jamais eu nul commerce entre Paris et Saint-Denis, et
qu'un bourgeois de Paris, qui ne sera jamais sorti de sa ville, soit sur les tours
de Notre Dame, et voie Saint-Denis de loin; on lui demandera s'il croit que
Saint-Denis soit habitΘ comme Paris. Il rΘpondra hardiment que non; car, dira-
t-il, je vois bien les habitants de Paris, mais ceux de Saint-Denis je ne les vois
point, on n'en a jamais entendu parler. Il y aura quelqu'un qui lui reprΘsentera
qu'α la vΘritΘ, quand on est sur les tours de Notre-Dame, on ne voit pas les
habitants de Saint-Denis, mais que l'Θloignement en est cause; que tout ce qu'on
peut voir de Saint-Denis ressemble fort α Paris, que Saint Denis a des clochers,
des maisons, des murailles, et qu'il pourrait bien encore ressembler α Paris d'en
Ωtre habitΘ. Tout cela ne gagnera rien sur mon bourgeois, il s'obstinera toujours
α soutenir que Saint-Denis n'est point habitΘ, puisqu'il n'y voit personne. Notre
Saint-Denis c'est la Lune, et chacun de nous est ce bourgeois de Paris, qui n'est
jamais sorti de sa ville.
Ah ! interrompit la Marquise, vous nous faites tort, nous ne sommes point si
sots que votre bourgeois; puisqu'il voit que Saint-Denis est tout fait comme
Paris, il faut qu'il ait perdu la raison pour ne le pas croire habitΘ; mais la Lune
n'est point du tout faite comme la Terre. Prenez garde, Madame, repris-je, car
s'il faut que la Lune ressemble en tout α la terre, vous voilα dans l'obligation de
croire la Lune habitΘe. J'avoue, rΘpondit-elle, qu'il n'y aura pas moyen de s'en
dispenser, et je vous vois un air de confiance qui me fait dΘjα peur. Les deux
mouvements de la terre, dont je ne me fusse jamais doutΘe, me rendent timide
sur tout le reste; mais pourtant serait-il bien possible que la terre f√t lumineuse
comme la Lune ? car il faut cela pour leur ressemblance. HΘlas ! Madame,
rΘpliquai-je, Ωtre lumineux n'est pas si grand-chose que vous pensez. Il n'y a
que le Soleil en qui cela soit une qualitΘ considΘrable. Il est lumineux par lui-
mΩme, et en vertu d'une nature particuliΦre qu'il a; mais les planΦtes n'Θclairent
que parce qu'elles sont ΘclairΘes de lui. Il envoie sa lumiΦre α la lune, elle nous
la renvoie, et il faut que la Terre renvoie aussi α la Lune la lumiΦre du Soleil; il
n'y a pas plus loin de la Terre α la Lune, que de la Lune α la Terre.
Mais, dit la Marquise, la terre est-elle aussi propre que la Lune α renvoyer la
lumiΦre du Soleil ? Je vous vois toujours, pour la Lune, repris-je, un reste
d'estime dont vous ne sauriez vous dΘfaire. La lumiΦre est composΘe de petites
balles qui bondissent sur ce qui est solide, et retournent d'un autre c⌠tΘ, au lieu
qu'elles passent au travers de ce qui leur prΘsente des ouvertures en ligne
droite, comme l'air ou le verre. Ainsi ce qui fait que la Lune nous Θclaire, c'est
qu'elle est un corps dur et solide, qui nous renvoie ces petites balles. Or je crois
que vous ne contesterez pas α la terre cette mΩme duretΘ et cette mΩme soliditΘ.
Admirez donc ce que c'est que d'Ωtre postΘ avantageusement. Parce que la
Lune est ΘloignΘe de nous, nous ne la voyons que comme un corps lumineux, et
nous ignorons que ce soit une grosse masse semblable α la Terre. Au contraire,
parce que la terre a le malheur que nous la voyons de trop prΦs, elle ne nous
paraεt qu'une grosse masse, propre seulement α fournir de la pΓture aux
animaux, et nous ne nous apercevons pas qu'elle est lumineuse, faute de nous
pouvoir mettre α quelque distance d'elle. Il en irait donc de la mΩme maniΦre,
dit la Marquise, que lorsque nous sommes frappΘs de l'Θclat des conditions
levΘes au-dessus des n⌠tres, et que nous ne voyons pas, qu'au fond elles se
ressemblent toutes extrΩmement.
C'est la mΩme chose, rΘpondis-je. Nous voulons juger de tout, et nous sommes
toujours dans un mauvais point de vue. Nous voulons juger de nous, nous en
sommes trop prΦs; nous voulons juger des autres, nous en sommes trop loin.
Qui serait entre la Lune et la Terre, ce serait la vraie place pour les bien voir. Il
faudrait Ωtre simplement spectateur du monde, et non pas habitant. Je ne me
consolerai jamais, dit-elle, de l'injustice que nous faisons α la Terre, et de la
prΘoccupation trop favorable o∙ nous sommes pour la Lune, si vous ne
m'assurez que les gens de la Lune ne connaissent pas mieux leurs avantages
que nous les n⌠tres, et qu'ils prennent notre Terre pour un astre, sans savoir
que leur habitation en est un aussi. Pour cela, repris-je, je vous le garantis. Nous
leur paraissons faire assez rΘguliΦrement nos fonctions d'astre. Il est vrai qu'ils
ne nous voient pas dΘcrire un cercle autour d'eux; mais il n'importe, voici ce
que c'est. La moitiΘ de la Lune qui se trouva tournΘe vers nous au
commencement du monde y a toujours ΘtΘ tournΘe depuis; elle ne nous
prΘsente jamais que ces yeux, cette bouche et le reste de ce visage que notre
imagination lui compose sur le fondement des taches qu'elle nous montre. Si
l'autre moitiΘ opposΘe se prΘsentait α nous, d'autres taches diffΘremment
arrangΘes nous feraient sans doute imaginer quelque autre figure. Ce n'est pas
que la lune ne tourne sur elle-mΩme, elle y tourne en autant de temps
qu'autour de la Terre, c'est-α-dire en un mois; mais lorsqu'elle fait une partie de
ce tour sur elle-mΩme, et qu'il devrait se cacher α nous une joue, par exemple,
de ce prΘtendu visage et paraεtre quelque autre chose, elle fait justement une
semblable partie de son cercle autour de la Terre, et se mettant dans un
nouveau point de vue, elle nous montre encore cette mΩme joue. Ainsi la Lune,
qui α l'Θgard du Soleil et des autres astres tourne sur elle-mΩme, n'y tourne
point α notre Θgard. Ils lui paraissent tous se lever et se coucher en l'espace de
quinze jours, mais pour notre Terre, elle la voit toujours suspendue au mΩme
endroit du ciel. Cette immobilitΘ apparente ne convient guΦre α un corps qui
doit passer pour un astre, mais aussi elle n'est pas parfaite. La Lune a un
certain balancement qui fait qu'un petit coin du visage se cache quelquefois, et
qu'un petit coin de la moitiΘ opposΘe se montre. Or elle ne manque pas, sur ma
parole, de nous attribuer ce tremblement, et de s'imaginer que nous avons dans
le ciel comme un mouvement de pendule, qui va et vient.
Toutes ces planΦtes, dit la Marquise, sont faites comme nous, qui rejetons
toujours sur les autres ce qui est en nous-mΩmes. La Terre dit: _Ce n'est pas
moi qui tourne, c'est le Soleil_. La Lune dit: _Ce n'est pas moi qui tremble, c'est
la terre_. Il y a bien de l'erreur partout. Je ne vous conseille pas d'entreprendre
d'y rien rΘformer, rΘpondis-je, il vaut mieux que vous acheviez de vous
convaincre de l'entiΦre ressemblance de la terre et de la Lune. ReprΘsentez-vous
ces deux grandes boules suspendues dans les cieux. Vous savez que le Soleil
Θclaire toujours une moitiΘ des corps qui sont ronds, et que l'autre moitiΘ est
dans l'ombre. Il y a donc toujours une moitiΘ, tant de la Terre que de la Lune,
qui est ΘclairΘe du Soleil, c'est-α-dire qui a le jour, et une autre moitiΘ qui est
dans la nuit. Remarquez d'ailleurs que, comme une balle a moins de force et de
vitesse aprΦs qu'elle a ΘtΘ donner contre une muraille qui l'a renvoyΘe d'un
autre c⌠tΘ, de mΩme la lumiΦre s'affaiblit lorsqu'elle a ΘtΘ rΘflΘchie par quelque
corps. Cette lumiΦre blanchΓtre, qui nous vient de la Lune, est la lumiΦre mΩme
du Soleil, mais elle ne peut venir de la Lune α nous que par une rΘflexion. Elle a
donc beaucoup perdu de la force et de la vivacitΘ qu'elle avait lorsqu'elle Θtait
reτue directement sur la Lune, et cette lumiΦre Θclatante, que nous recevons du
Soleil, et que la Terre rΘflΘchit sur la Lune, ne doit plus Ωtre qu'une lumiΦre
blanchΓtre quand elle y est arrivΘe. Ainsi ce qui nous paraεt lumineux dans la
Lune, et qui nous Θclaire pendant nos nuits, ce sont des parties de la Lune qui
ont le jour; et les parties de la Terre qui ont le jour lorsqu'elles sont tournΘes
vers les parties de la Lune qui ont la nuit les Θclairent aussi. Tout dΘpend de la
maniΦre dont la Lune et la terre se regardent. Dans les premiers jours du mois
que l'on ne voit pas la Lune, c'est qu'elle est entre le Soleil et nous, et qu'elle
marche de jour avec le Soleil. Il faut nΘcessairement que toute sa moitiΘ qui a le
jour soit tournΘe vers le Soleil, et que toute sa moitiΘ qui a la nuit soit tournΘe
vers nous. Nous n'avons garde de voir cette moitiΘ qui n'a aucune lumiΦre pour
se faire voir; mais cette moitiΘ de la Lune qui a la nuit Θtant tournΘe vers la
moitiΘ de la Terre qui a le jour nous voit sans Ωtre vue, et nous voit sous la
mΩme figure que nous voyons la pleine lune. C'est alors pour les gens de la
lune _pleine-terre_, s'il est permis de parler ainsi. Ensuite la lune, qui avance
sur son cercle d'un mois, se dΘgage de dessous le Soleil, et commence α tourner
vers nous un petit coin de sa moitiΘ ΘclairΘe, et voilα le croissant. Alors aussi les
parties de la Lune qui ont la nuit commencent α ne plus voir toute la moitiΘ de
la Terre qui a le jour, et nous sommes en dΘcours pour elles.
Il n'en faut pas davantage, dit brusquement la Marquise, je saurai tout le reste
quand il me plaira, je n'ai qu'α y penser un moment, et qu'α promener la lune
sur son cercle d'un mois. Je vois en gΘnΘral que dans la Lune ils ont un mois α
rebours du n⌠tre, et je gage que quand nous avons pleine lune, c'est que toute
la moitiΘ lumineuse de la lune est tournΘe vers toute la moitiΘ obscure de la
terre; qu'alors ils ne nous voient point du tout, et qu'ils comptent _nouvelle-
terre_. Je ne voudrais pas qu'il me f√t reprochΘ de m'Ωtre fait expliquer tout au
long une chose si aisΘe. Mais les Θclipses, comment vont-elles ? Il ne tient qu'α
vous de le deviner, rΘpondis-je. Quand la Lune est nouvelle, qu'elle est entre le
Soleil et nous, et que toute sa moitiΘ obscure est tournΘe vers nous qui avons le
jour, vous voyez bien que l'ombre de cette moitiΘ obscure se jette vers nous. Si
la Lune est justement sous le Soleil, cette ombre nous le cache, et en mΩme
temps noircit une partie de cette moitiΘ lumineuse de la Terre qui Θtait vue par
la moitiΘ obscure de la Lune. Voilα donc une Θclipse de soleil pour nous
pendant notre jour, et une Θclipse de terre pour la Lune pendant sa nuit.
Lorsque la Lune est pleine, la Terre est entre elle et le Soleil, et toute la moitiΘ
obscure de la Terre est tournΘe vers toute la moitiΘ lumineuse de la Lune.
L'ombre de la Terre se jette donc vers la Lune; si elle tombe sur le corps de la
Lune, elle noircit cette moitiΘ lumineuse que nous voyons et, α cette moitiΘ
lumineuse qui avait le jour, elle lui dΘrobe le soleil. Voilα donc une Θclipse de
Lune pendant notre nuit, et une Θclipse de soleil pour la Lune pendant le jour
dont elle jouissait. Ce qui fait qu'il n'arrive pas des Θclipses toutes les fois que la
Lune est entre le Soleil et la Terre, ou la Terre entre le Soleil et la Lune, c'est que
souvent ces trois corps ne sont pas exactement rangΘs en ligne droite, et que
par consΘquent celui qui devrait faire l'Θclipse jette son ombre un peu α c⌠tΘ de
celui qui en devrait Ωtre couvert.
Je suis fort ΘtonnΘe, dit la Marquise, qu'il y ait si peu de mystΦre aux Θclipses, et
que tout le monde n'en devine pas la cause. Ah ! vraiment, rΘpondis-je, il y a
bien des peuples qui, de la maniΦre dont ils s'y prennent, ne la devineront
encore de longtemps. Dans toutes les Indes orientales, on croit que quand le
Soleil et la Lune s'Θclipsent, c'est qu'un certain dragon qui a les griffes fort
noires, les Θtend sur ces astres dont il veut se saisir; et vous voyez pendant ce
temps-lα les riviΦres couvertes de tΩtes d'Indiens qui se sont mis dans l'eau
jusqu'au col, parce que c'est une situation trΦs dΘvote selon eux, et trΦs propre α
obtenir du Soleil et de la Lune qu'ils se dΘfendent bien contre le Dragon. En
AmΘrique, on Θtait persuadΘ que le Soleil et la Lune Θtaient fΓchΘs quand ils
s'Θclipsaient, et Dieu sait ce qu'on ne faisait pas pour se raccommoder avec eux.
Mais les Grecs, qui Θtaient si raffinΘs, n'ont-ils pas cru longtemps que la Lune
Θtait ensorcelΘe, et que des magiciennes la faisaient descendre du ciel pour jeter
sur les herbes une certaine Θcume malfaisante ? Et nous, n'e√mes-nous pas
belle peur il n'y a que cinquante ans [En 1754], α une certaine Θclipse de soleil,
qui α la vΘritΘ fut totale ? Une infinitΘ de gens ne se tinrent-ils pas enfermΘs
dans des caves, et les philosophes qui Θcrivent pour nous rassurer n'Θcrivirent-
ils pas en vain ou α peu prΦs ? Ceux qui s'Θtaient rΘfugiΘs dans les caves en
sortirent-ils ?
En vΘritΘ, reprit-elle, tout cela est trop honteux pour les hommes, il devrait y
avoir un arrΩt du genre humain, qui dΘfendεt qu'on parlΓt jamais d'Θclipses, de
peur que l'on ne conserve la mΘmoire des sottises qui ont ΘtΘ faites ou dites sur
ce chapitre-lα. Il faudrait donc, rΘpliquai-je, que le mΩme arrΩt abolεt la
mΘmoire de toutes choses, et dΘfendεt qu'on parlΓt jamais de rien, car je ne
sache rien au monde qui ne soit le monument de quelque sottise des hommes.
Dites-moi, je vous prie, une chose, dit la Marquise. Ont-ils autant de peur des
Θclipses dans la Lune que nous en avons ici ? Il me paraεtrait tout α fait
burlesque que les Indiens de ce pays-lα se missent α l'eau comme les n⌠tres, que
les AmΘricains crussent notre Terre fΓchΘe contre eux, que les Grecs
s'imaginassent que nous fussions ensorcelΘs, et que nous allassions gΓter leurs
herbes, et qu'enfin nous leur rendissions la consternation qu'ils causent ici-bas.
Je n'en doute nullement, rΘpondis-je. Je voudrais bien savoir pourquoi
messieurs de la Lune auraient l'esprit plus fort que nous. De quel droit nous
feront-ils peur sans que nous leur en fassions ? Je croirais mΩme, ajoutai-je en
riant, que comme un nombre prodigieux d'hommes ont ΘtΘ assez fous, et le
sont encore assez, pour adorer la Lune, il y a des gens dans la Lune qui adorent
aussi la Terre, et que nous sommes α genoux les uns devant les autres. AprΦs
cela, dit-elle, nous pouvons bien prΘtendre α envoyer des influences α la Lune,
et α donner des crises α ses malades; mais comme il ne faut qu'un peu d'esprit
et d'habiletΘ dans les gens de ce pays-lα pour dΘtruire tous ces honneurs dont
nous nous flattons, j'avoue que je crains toujours que nous n'ayons quelque
dΘsavantage.
Ne craignez rien, rΘpondis-je, il n'y a pas d'apparence que nous soyons la seule
sotte espΦce de l'univers. L'ignorance est quelque chose de bien propre α Ωtre
gΘnΘralement rΘpandu, et quoique je ne fasse que deviner celle des gens de la
Lune, je n'en doute non plus que des nouvelles les plus s√res qui nous viennent
de lα.
Et quelles sont ces nouvelles s√res ? interrompit-elle. Ce sont celles, rΘpondis-
je, qui nous sont rapportΘes par ces savants qui y voyagent tous les jours avec
des lunettes d'approche. Ils vous diront qu'ils y ont dΘcouvert des terres, des
mers, des lacs, de trΦs hautes montagnes, des abεmes trΦs profonds.
Vous me surprenez, reprit-elle. Je conτois bien qu'on peut dΘcouvrir sur la
Lune des montagnes et des abεmes, cela se reconnaεt apparemment α des
inΘgalitΘs remarquables; mais comment distinguer des terres et des mers ? On
les distingue, rΘpondis-je, parce que les eaux, qui laissent passer au travers
d'elles-mΩmes une partie de la lumiΦre, et qui en renvoient moins, paraissent
de loin comme des taches obscures, et que les terres, qui par leur soliditΘ la
renvoient toute, sont des endroits plus brillants. L'illustre monsieur Cassini,
l'homme du monde α qui le ciel est le mieux connu, a dΘcouvert sur la Lune
quelque chose qui se sΘpare en deux, se rΘunit ensuite, et se va perdre dans une
espΦce de puits. Nous pouvons nous flatter avec bien de l'apparence que c'est
une riviΦre. Enfin on connaεt assez toutes ces diffΘrentes parties pour leur avoir
donnΘ des noms, et ce sont souvent des noms de savants. Un endroit s'appelle
Copernic, un autre ArchimΦde, un autre GalilΘe; il y a un promontoire des
Songes, une mer des Pluies, une mer de Nectar, une mer des Crises; enfin, la
description de la lune est si exacte qu'un savant qui s'y trouverait prΘsentement
ne s'y Θgarerait non plus que je ferais dans Paris.
Mais, reprit-elle, je serais bien aise de savoir encore plus en dΘtail comment est
fait le dedans du pays. Il n'est pas possible, rΘpliquai-je, que messieurs de
l'Observatoire vous en instruisent, il faut le demander α Astolphe, qui fut
conduit dans la Lune par Saint Jean. Je vous parle d'une des plus agrΘables
folies de l'Arioste, et je suis s√r que vous serez bien aise de la savoir. J'avoue
qu'il eut mieux fait de n'y pas mΩler Saint Jean, dont le nom est si digne de
respect; mais enfin c'est une licence poΘtique, qui peut seulement passer pour
un peu trop gaie. Cependant tout le poΦme est dΘdiΘ α un cardinal. et un grand
pape l'a honorΘ d'une approbation Θclatante que l'on voit au devant de
quelques Θditions. Voici de quoi il s'agit. Roland, neveu de Charlemagne, Θtait
devenu fou, parce que la belle AngΘlique lui avait prΘfΘrΘ MΘdor. Un jour
Astolphe, brave paladin, se trouva dans le paradis terrestre qui Θtait sur la cime
d'une montagne trΦs haute, o∙ son hippogriffe l'avait portΘ. Lα il rencontre
Saint Jean, qui lui dit que, pour guΘrir la folie de Roland, il Θtait nΘcessaire
qu'ils fissent ensemble le voyage de la Lune. Astolphe, qui ne demandait qu'α
voir du pays, ne se fait point prier, et aussit⌠t voilα un chariot de feu qui enlΦve
par les airs l'ap⌠tre et le paladin. Comme Astolphe n'Θtait pas grand
philosophe, il fut fort surpris de voir la Lune beaucoup plus grande qu'elle ne
lui avait paru de dessus la terre. Il fut bien plus surpris encore de voir d'autres
fleuves d'autres lacs, d'autres montagnes, d'autres villes, d'autres forΩts et, ce
qui m'aurait bien surpris aussi, des nymphes qui chassaient dans ces forΩts.
Mais ce qu'il vit de plus rare dans la Lune, c'Θtait un vallon, o∙ se trouvait tout
ce qui se perdait sur la terre de quelque espΦce que ce f√t, et les couronnes et
les richesses et la renommΘe, et une infinitΘ d'espΘrances, et le temps qu'on
donne au jeu, et les aum⌠nes qu'on fait faire aprΦs sa mort, et les vers qu'on
prΘsente aux princes, et les soupirs des amants.
Pour les soupirs des amants, interrompit la Marquise, je ne sais pas si du temps
de l'Arioste ils Θtaient perdus; mais en ce temps-ci, je n'en connais point qui
aillent dans la Lune. N'y e√t-il que vous, Madame, repris-je, vous y en avez fait
aller un assez bon nombre. Enfin la Lune est si exacte α recueillir ce qui se perd
ici-bas, que tout y est, mais l'Arioste ne vous dit cela qu'α l'oreille, tout y est
jusqu'α la donation de Constantin. C'est que les papes ont prΘtendu Ωtre maεtres
de Rome et de l'Italie, en vertu d'une donation que l'empereur Constantin leur
en avait faite; et la vΘritΘ est qu'on ne saurait dire ce qu'elle est devenue. Mais
devinez de quelle sorte de chose on ne trouve point dans la Lune ? de la folie.
Tout ce qu'il y en a jamais eu sur la terre s'y est trΦs bien conservΘ. En
rΘcompense il n'est pas croyable combien il y a dans la Lune d'esprits perdus.
Ce sont autant de fioles pleines d'une liqueur fort subtile, et qui s'Θvapore
aisΘment, si elle n'est enfermΘe; et sur chacune de ces fioles est Θcrit le nom de
celui α qui l'esprit appartient. Je crois que l'Arioste les met toutes en un tas,
mais j'aime mieux me figurer qu'elles sont rangΘes bien proprement dans de
longues galeries. Astolphe fut fort ΘtonnΘ de voir que les fioles de beaucoup de
gens qu'il avait crus trΦs sages, Θtaient pourtant bien pleines; et pour moi je suis
persuadΘ que la mienne s'est remplie considΘrablement depuis que je vous
entretiens de visions, tant⌠t philosophiques, tant⌠t poΘtiques. Mais ce qui me
console, c'est qu'il n'est pas possible que, par tout ce que je vous dis, je ne vous
fasse avoir bient⌠t aussi une petite fiole dans la Lune. Le bon paladin ne
manqua pas de trouver la sienne parmi tant d'autres. Il s'en saisit avec la
permission de Saint Jean, et reprit tout son esprit par le nez comme de l'eau de
la reine de Hongrie; mais l'Arioste dit qu'il ne le porta pas bien loin, et qu'il le
laissa retourner dans la Lune par une folie qu'il fit α quelque temps de lα. Il
n'oublia pas la fiole de Roland, qui Θtait le sujet du voyage. Il eut assez de peine
α la porter; car l'esprit de ce hΘros Θtait de sa nature assez pesant, et il n'y en
manquait pas une seule goutte. Ensuite, l'Arioste, selon sa louable coutume de
dire tout ce qu'il lui plaεt, apostrophe sa maεtresse, et lui dit en de fort beaux
vers: _Qui montera aux Cieux ma Belle, pour en rapporter l'Esprit que vos
charmes m'ont fait perdre ? Je ne me plaindrais pas de cette perte-lα, pourvu
qu'elle n'allΓt pas plus loin; mais s'il faut que la chose continue comme elle a
commencΘ, je n'ai qu'α m'attendre α devenir tel que j'ai dΘcrit Roland. Je ne
crois pourtant pas que pour ravoir mon Esprit, il soit besoin que j'aille par les
Airs, jusque dans la Lune; mon Esprit ne loge pas si haut; il va errant sur vos
yeux, sur votre bouche, et si vous voulez bien que je m'en ressaisisse, permettez
que je le recueille avec mes lΦvres_. Cela n'est-il pas joli ? Pour moi, α raisonner
comme l'Arioste, je serais d'avis qu'on ne perdεt jamais l'esprit que par l'amour;
car vous voyez qu'il ne va pas bien loin, et qu'il ne faut que des lΦvres qui
sachent le recouvrer; mais quand on le perd par d'autres voies, comme nous le
perdons, par exemple, α philosopher prΘsentement, il va droit dans la lune, et
on ne le rattrape pas quand on veut. En rΘcompense, rΘpondit la Marquise, nos
fioles seront honorablement dans le quartier des fioles philosophiques; au lieu
que nos esprits iraient peut-Ωtre errants sur quelqu'un qui n'en serait pas digne.
Mais, pour achever de m'⌠ter le mien, dites-moi, et dites-moi bien
sΘrieusement, si vous croyez qu'il y ait des hommes dans la Lune; car jusqu'α
prΘsent vous ne m'en avez pas parlΘ d'une maniΦre assez positive. Moi ? repris-
je. Je ne crois point du tout qu'il y ait des hommes dans la Lune. Voyez
combien la face de la nature est changΘe d'ici α la Chine; d'autres visages,
d'autres figures, d'autres moeurs, et presque d'autres principes de
raisonnement. D'ici α la lune, le changement doit Ωtre bien plus considΘrable.
Quand on va vers de certaines terres nouvellement dΘcouvertes, α peine sont-ce
des hommes que les habitants qu'on y trouve, ce sont des animaux α figure
humaine, encore quelquefois assez imparfaite, mais presque sans aucune raison
humaine. Qui pourrait pousser jusqu'α la Lune, assurΘment ce ne seraient plus
des hommes qu'on y trouverait.
Quelles sortes de gens seraient-ce donc ? reprit la Marquise avec un air
d'impatience. De bonne foi, Madame, rΘpliquai-je, je n'en sais rien. S'il se
pouvait faire que nous eussions de la raison, et que nous ne fussions pourtant
pas hommes, et si d'ailleurs nous habitions la Lune, nous imaginerions-nous
bien qu'il y e√t ici-bas cette espΦce bizarre de crΘatures qu'on appelle le genre
humain ? Pourrions-nous bien nous figurer quelque chose qui e√t des passions
si folles, et des rΘflexions si sages; une durΘe si courte, et des vues si longues,
tant de science sur des choses presque inutiles, et tant d'ignorance sur les plus
importantes; tant d'ardeur pour la libertΘ, et tant d'inclination α la servitude;
une si forte envie d'Ωtre heureux, et une si grande incapacitΘ de l'Ωtre ? Il
faudrait que les gens de la Lune eussent bien de l'esprit, s'ils devinaient tout
cela. Nous nous voyons incessamment nous mΩmes, et nous en sommes encore
α deviner comment nous sommes faits. On a ΘtΘ rΘduit α dire que les dieux
Θtaient ivres de nectar lorsqu'ils firent les hommes, et que, quand ils vinrent α
regarder leur ouvrage de sang-froid, ils ne purent s'empΩcher d'en rire. Nous
voilα donc bien en s√retΘ du c⌠tΘ des gens de la Lune, dit la Marquise, ils ne
nous devineront pas; mais je voudrais que nous les pussions deviner; car en
vΘritΘ cela inquiΦte, de savoir qu'ils sont lα-haut, dans cette Lune que nous
voyons, et de ne pouvoir pas se figurer comment ils sont faits. Et pourquoi,
rΘpondis-je, n'avez-vous point d'inquiΘtude sur les habitants de cette grande
terre australe qui nous est encore entiΦrement inconnue ? Nous sommes portΘs,
eux et nous, sur un mΩme vaisseau, dont ils occupent la proue et nous la
poupe. Vous voyez que de la poupe α la proue il n'y a aucune communication,
et qu'α un bout du navire on ne sait point quelles gens sont α l'autre, ni ce qu'ils
y font; et vous voudriez savoir ce qui se passe dans la Lune, dans cet autre
vaisseau qui flotte loin de nous par les cieux ?
Oh ! reprit-elle, je compte les habitants de la terre australe pour connus, parce
qu'assurΘment ils doivent nous ressembler beaucoup, et qu'enfin on les
connaεtra quand on voudra se donner la peine de les aller voir; ils demeureront
toujours lα, et ne nous Θchapperont pas; mais ces gens de la Lune, on ne les
connaεtra jamais, cela est dΘsespΘrant. Si je vous rΘpondais sΘrieusement,
rΘpliquai-je, qu'on ne sait ce qui arrivera, vous vous moqueriez de moi, et je le
mΘriterais sans doute. Cependant je me dΘfendrais assez bien, si je voulais. J'ai
une pensΘe trΦs ridicule, qui a un air de vraisemblance qui me surprend; je ne
sais o∙ elle peut l'avoir pris, Θtant aussi impertinente qu'elle est. Je gage que je
vais vous rΘduire α avouer, contre toute raison, qu'il pourra y avoir un jour du
commerce entre la Terre et la lune. Remettez-vous dans l'esprit l'Θtat o∙ Θtait
l'AmΘrique avant qu'elle e√t ΘtΘ dΘcouverte par Christophe Colomb. Ses
habitants vivaient dans une ignorance extrΩme. Loin de connaεtre les sciences,
ils ne connaissaient pas les arts les plus simples et les plus nΘcessaires. Ils
allaient nus, ils n'avaient point d'autres armes que l'arc, ils n'avaient jamais
conτu que des hommes pussent Ωtre portΘs par des animaux; ils regardaient la
mer comme un grand espace dΘfendu aux hommes, qui se joignait au ciel, et
au-delα duquel il n'y avait rien. Il est vrai qu'aprΦs avoir passΘ des annΘes
entiΦres α creuser le tronc d'un gros arbre avec des pierres tranchantes, ils se
mettaient sur la mer dans ce tronc, et allaient terre α terre portΘs par le vent et
par les flots. Mais comme ce vaisseau Θtait sujet α Ωtre souvent renversΘ, il
fallait qu'ils se missent aussit⌠t α la nage pour le rattraper et, α proprement
parler, ils nageaient toujours, hormis le temps qu'ils s'y dΘlassaient. Qui leur
e√t dit qu'il y avait une sorte de navigation incomparablement plus parfaite
qu'on pouvait traverser cette Θtendue infinie d'eaux, de tel c⌠tΘ et de tel sens
qu'on voulait, qu'on s'y pouvait arrΩter sans mouvement au milieu des flots
Θmus, qu'on Θtait maεtre de la vitesse avec laquelle on allait, qu'enfin cette mer,
quelque vaste qu'elle f√t, n'Θtait point un obstacle α la communication des
peuples, pourvu seulement qu'il y e√t des peuples au-delα, vous pouvez
compter qu'ils ne l'eussent jamais cru. Cependant voilα un beau jour le
spectacle du monde le plus Θtrange et le moins attendu qui se prΘsente α eux.
De grands corps Θnormes qui paraissent avoir des ailes blanches, qui volent sur
la mer, qui vomissent du feu de toutes parts, et qui viennent jeter sur le rivage
des gens inconnus, tout ΘcaillΘs de fer, disposant comme ils veulent de
monstres qui courent sous eux, et tenant en leur main des foudres dont ils
terrassent tout ce qui leur rΘsiste. D'o∙ sont-ils venus ? Qui a pu les amener
par-dessus les mers ? Qui a mis le feu en leur disposition ? Sont-ce les enfants
du Soleil ? car assurΘment ce ne sont pas des hommes. Je ne sais, Madame, si
vous entrez comme moi dans la surprise des AmΘricains; mais jamais il ne peut
y en avoir eu une pareille dans le monde. AprΦs cela je ne veux plus jurer qu'il
ne puisse y avoir commerce quelque jour entre la Lune et la Terre. Les
AmΘricains eussent-ils cru qu'il e√t d√ y en avoir entre l'AmΘrique et l'Europe
qu'ils ne connaissaient seulement pas ? Il est vrai qu'il faudra traverser ce grand
espace d'air et de ciel qui est entre la Terre et la Lune; mais ces grandes mers
paraissaient-elles aux AmΘricains plus propres α Ωtre traversΘes ? En vΘritΘ, dit
la Marquise en me regardant, vous Ωtes fou. Qui vous dit le contraire ?
rΘpondis-je. Mais je veux vous le prouver, reprit-elle, je ne me contente pas de
l'aveu que vous en faites. Les AmΘricains Θtaient si ignorants qu'ils n'avaient
garde de soupτonner qu'on p√t se faire des chemins au travers des mers si
vastes; mais nous qui avons tant de connaissances, nous nous figurerions bien
qu'on p√t aller par les airs, si l'on pouvait effective ment y aller. On fait plus
que se figurer la chose possible, rΘpliquai-je, on commence dΘjα α voler un peu;
plusieurs personnes diffΘrentes ont trouvΘ le secret de s'ajuster des ailes qui les
soutinssent en l'air, de leur donner du mouvement, et de passer par-dessus des
riviΦres. A la vΘritΘ, ce n'a pas ΘtΘ un vol d'aigle, et il en a quelquefois co√tΘ α
ces nouveaux oiseaux un bras ou une jambe; mais enfin cela ne reprΘsente
encore que les premiΦres planches que l'on a mises sur l'eau, et qui ont ΘtΘ le
commencement de la navigation. De ces planches-lα, il y avait bien loin jusqu'α
de gros navires qui pussent faire le tour du monde. Cependant peu α peu sont
venus les gros navires. L'art de voler ne fait encore que de naεtre, il se
perfectionnera, et quelque jour on ira jusqu'α la Lune. PrΘtendons-nous avoir
dΘcouvert toutes choses, ou les avoir mises α un point qu'on n'y puisse rien
ajouter ? Eh, de grΓce, consentons qu'il y ait encore quelque chose α faire pour
les siΦcles α venir. Je ne consentirai point, dit-elle, qu'on vole jamais, que d'une
maniΦre α se rompre aussit⌠t le cou. Eh bien, lui rΘpondis-je, si vous voulez
qu'on vole toujours si mal ici, on volera mieux dans la Lune; les habitants
seront plus propres que nous α ce mΘtier; car il n'importe que nous allions lα,
ou qu'ils viennent ici; et nous serons comme les AmΘricains qui ne se figuraient
pas qu'on p√t naviguer, quoiqu'α l'autre bout du monde on naviguΓt fort bien.
Les gens de la Lune seraient donc dΘjα venus ? reprit-elle presque en colΦre. Les
EuropΘens n'ont ΘtΘ en AmΘrique qu'au bout de six mille ans, rΘpliquai-je en
Θclatant de rire, il leur fallut ce temps-lα pour perfectionner la navigation
jusqu'au point de pouvoir traverser l'OcΘan. Les gens de la Lune savent peut-
Ωtre dΘjα faire de petits voyages dans l'air, α l'heure qu'il est, ils s'exercent;
quand ils seront plus habiles et plus expΘrimentΘs, nous les verrons, et Dieu
sait quelle surprise. Vous Ωtes insupportable, dit-elle, de me pousser α bout
avec un raisonnement aussi creux que celui-lα. Si vous me fΓchez, repris-je, je
sais bien ce que j'ajouterai encore pour le fortifier. Remarquez que le monde se
dΘveloppe peu α peu. Les anciens se tenaient bien s√rs que la zone torride et les
zones glaciales ne pouvaient Ωtre habitΘes α cause de l'excΦs ou du chaud ou du
froid; et du temps des Romains, la carte gΘnΘrale de la terre n'Θtait guΦre plus
Θtendue que la carte de leur empire, ce qui avait de la grandeur en un sens, et
marquait beaucoup d'ignorance en un autre. Cependant il ne laissa pas de se
trouver des hommes, et dans des pays trΦs chauds, et dans des pays trΦs froids;
voilα dΘjα le monde augmentΘ. Ensuite on jugea que l'OcΘan couvrait toute la
terre, hormis ce qui Θtait connu alors, et qu'il n'y avait point d'antipodes, car on
n'en avait jamais ou∩ parler, et puis, auraient-ils eu les pieds en haut, et la tΩte
en bas ? AprΦs ce beau raisonne ment on dΘcouvre les antipodes. Nouvelle
rΘformation α la carte, nouvelle moitiΘ de la terre. Vous m'entendez bien,
Madame, ces antipodes-lα qu'on a trouvΘs contre toute espΘrance, devraient
nous apprendre α Ωtre retenus dans nos jugements. Le monde achΦvera peut-
Ωtre de se dΘvelopper pour nous, on connaεtra jusqu'α la Lune. Nous n'en
sommes pas encore lα, parce que toute la terre n'est pas dΘcouverte, et
qu'apparemment il faut que tout cela se fasse d'ordre. Quand nous aurons bien
connu notre habitation, il nous sera permis de connaεtre celle de nos voisins, les
gens de la Lune. Sans mentir, dit la marquise en me regardant attentivement, je
vous trouve si profond sur cette matiΦre, qu'il n'est pas possible que vous ne
croyiez tout de bon ce que vous dites. J'en serais bien fΓchΘ, rΘpondis-je, je veux
seulement vous faire voir qu'on peut assez bien soutenir une opinion
chimΘrique, pour embarrasser une personne d'esprit, mais non pas assez bien
pour la persuader. Il n'y a que la vΘritΘ qui persuade, mΩme sans avoir besoin
de paraεtre avec toutes ses preuves. Elle entre si naturellement dans l'esprit
que, quand on l'apprend pour la premiΦre fois, il semble qu'on ne fasse que s'en
souvenir. Ah ! vous me soulagez, rΘpliqua la Marquise, votre faux
raisonnement m'incommodait, et je me sens plus en Θtat d'aller me coucher
tranquillement, si vous voulez bien que nous nous retirions.
TROISIEME SOIR
ParticularitΘs du monde de la Lune
Que les autres planΦtes sont habitΘes aussi
La Marquise voulut m'engager pendant le jour α poursuivre nos entretiens,
mais je lui reprΘsentai que nous ne devions confier de telles rΩveries qu'α la
Lune et aux Θtoiles, puisqu'aussi bien elles en Θtaient l'objet. Nous ne
manquΓmes pas d'aller le soir dans le parc, qui devenait un lieu consacrΘ α nos
conversations savantes.
J'ai bien des nouvelles α vous apprendre, lui dis-je; la Lune que je vous disais
hier, qui selon toutes les apparences Θtait habitΘe, pourrait bien ne l'Ωtre point;
j'ai pensΘ α une chose qui met ses habitants en pΘril. Je ne souffrirai point cela,
rΘpondit-elle. Hier vous m'aviez prΘparΘe α voir ces gens-lα venir ici au premier
jour, et aujourd'hui ils ne seraient seulement pas au monde ? Vous ne vous
jouerez point ainsi de moi, vous m'avez fait croire les habitants de la Lune, j'ai
surmontΘ la peine que j'y avais, je les croirai. Vous allez bien vite, repris-je, il
faut ne donner que la moitiΘ de son esprit aux choses de cette espΦce que l'on
croit, et en rΘserver une autre moitiΘ libre, o∙ le contraire puisse Ωtre admis, s'il
en est besoin. Je ne me paie point de sentences, rΘpliqua-t-elle, allons au fait. Ne
faut-il pas raisonner de la Lune comme de Saint-Denis ? Non, rΘpondis-je, la
Lune ne ressemble pas autant α la Terre que Saint-Denis ressemble α Paris. Le
soleil ΘlΦve de la terre et des eaux des exhalaisons et des vapeurs qui, montant
en l'air jusqu'α quelque hauteur, s'y assemblent, et forment les nuages. Ces
nuages suspendus voltigent irrΘguliΦrement autour de notre globe, et
ombragent tant⌠t un pays, tant⌠t un autre. Qui verrait la Terre de loin
remarquerait souvent quelques changements sur sa surface, parce qu'un grand
pays couvert par des nuages serait un endroit obscur, et deviendrait plus
lumineux dΦs qu'il serait dΘcouvert. On verrait des taches qui changeraient de
place, ou s'assembleraient diversement, ou disparaεtraient tout α fait. On verrait
donc aussi ces mΩmes changements sur la surface de la Lune, si elle avait des
nuages autour d'elle; mais tout au contraire, toutes ses taches sont fixes, ses
endroits lumineux le sont toujours, et voilα le malheur. A ce compte-lα, le soleil
n'ΘlΦve point de vapeurs, ni d'exhalaisons de dessus la Lune. C'est donc un
corps infiniment plus dur et plus solide que notre Terre, dont les parties les
plus subtiles se dΘgagent aisΘment d'avec les autres, et montent en haut dΦs
qu'elles sont mises en mouvement par la chaleur. Il faut que ce soit quelque
amas de rochers et de marbres o∙ il ne se fait point d'Θvaporations; d'ailleurs,
elles se font si naturellement et si nΘcessairement, o∙ il y a des eaux, qu'il ne
doit point y avoir d'eaux o∙ il ne s'en fait point. Qui sont donc les habitants de
ces rochers qui ne peuvent rien produire, et de ce pays qui n'a point d'eaux ? Et
quoi, s'Θcria-t-elle, il ne vous souvient plus que vous m'avez assurΘe qu'il y
avait dans la Lune des mers que l'on distinguait d'ici ? Ce n'est qu'une
conjecture, rΘpondis-je, j'en suis bien fΓchΘ; ces endroits obscurs, qu'on prend
pour des mers, ne sont peut-Ωtre que de grandes cavitΘs. De la distance o∙ nous
sommes, il est permis de ne pas deviner tout α fait juste. Mais, dit-elle, cela
suffira-t-il pour nous faire abandonner les habitants de la Lune ? Non pas tout
α fait, Madame, rΘpondis-je, nous ne nous dΘterminerons ni pour eux, ni contre
eux. Je vous avoue ma faiblesse, rΘpliqua-t-elle, je ne suis point capable d'une si
parfaite indΘtermination, j'ai besoin de croire. Fixez-moi promptement α une
opinion sur les habitants de la Lune; conservons-les, ou anΘantissons-les pour
jamais, et qu'il n'en soit plus parlΘ; mais conservons-les plut⌠t, s'il se peut, j'ai
pris pour eux une inclination que j'aurais de la peine α perdre. Je ne laisserai
donc pas la Lune dΘserte, repris-je, repeuplons-la pour vous faire plaisir. A la
vΘritΘ, puisque l'apparence des taches de la Lune ne change point, on ne peut
pas croire qu'elle ait des nuages autour d'elle, qui ombragent tant⌠t une partie,
tant⌠t une autre, mais ce n'est pas α dire qu'elle ne pousse point hors d'elle de
vapeurs, ni d'exhalaisons. Nos nuages que nous voyons portΘs en l'air ne sont
que des exhalaisons et des vapeurs, qui au sortir de la Terre Θtaient sΘparΘes en
trop petites parties pour pouvoir Ωtre vues, et qui ont rencontrΘ un peu plus
haut un froid qui les a resserrΘes, et rendues visibles par la rΘunion de leurs
parties, aprΦs quoi ce sont de gros nuages qui flottent en l'air, o∙ ils sont des
corps Θtrangers, jusqu'α ce qu'ils retombent en pluies. Mais ces mΩmes vapeurs,
et ces mΩmes exhalaisons se tiennent quelquefois assez dispersΘes pour Ωtre
imperceptibles, et ne se ramassent qu'en formant des rosΘes trΦs subtiles, qu'on
ne voit tomber d'aucune nuΘe. Je suppose donc qu'il sorte des vapeurs de la
Lune; car enfin il faut qu'il en sorte; il n'est pas croyable que la Lune soit une
masse dont toutes les parties soient d'une Θgale soliditΘ, toutes Θgalement en
repos les unes auprΦs des autres, toutes incapables de recevoir aucun
changement par l'action du Soleil sur elles; nous ne connaissons aucun corps de
cette nature, les marbres mΩmes n'en sont pas; tout ce qui est le plus solide
change et s'altΦre, ou par le mouvement secret et invisible qu'il a en lui-mΩme,
ou par celui qu'il reτoit de dehors. Mais les vapeurs de la Lune ne se
rassembleront point autour d'elle en nuages, et ne retomberont point sur elle en
pluies, elles ne formeront que des rosΘes. Il suffit pour cela que l'air dont
apparemment la Lune est environnΘe en son particulier, comme notre Terre
l'est du sien, soit un peu diffΘrent de notre air, et les vapeurs de la Lune un peu
diffΘrentes des vapeurs de la Terre, ce qui est quelque chose de plus que
vraisemblable. Sur ce pied-lα, il faudra que, la matiΦre Θtant disposΘe dans la
Lune autrement que sur la Terre, les effets soient diffΘrents, mais il n'importe;
du moment que nous avons trouvΘ un mouvement intΘrieur dans les parties de
la Lune, ou produit par des causes ΘtrangΦres, voilα ses habitants qui
renaissent, et nous avons le fond nΘcessaire pour leur subsistance. Cela nous
fournira des fruits, des blΘs, des eaux, et tout ce que nous voudrons. J'entends
des fruits, des blΘs, des eaux α la maniΦre de la Lune, que je fais profession de
ne pas connoεtre, le tout proportionnΘ aux besoins de ses habitants, que je ne
connais pas non plus.
C'est-α-dire, me dit la Marquise, que vous savez seule ment que tout est bien,
sans savoir comment il est; c'est beaucoup d'ignorance sur bien peu de science;
mais il faut s'en consoler, je suis encore trop heureuse que vous ayez rendu α la
Lune ses habitants. Je suis mΩme fort contente que vous lui donniez un air qui
l'enveloppe en son particulier, il me semblerait dΘsormais que sans cela une
planΦte serait trop nue.
Ces deux airs diffΘrents, repris-je, contribuent α empΩcher la communication
des deux planΦtes. S'il ne tenait qu'α voler, que savons-nous, comme je vous
disais hier, si on ne volera pas fort bien quelque jour ? J'avoue pourtant qu'il n'y
a pas beaucoup d'apparence. Le grand Θloigne ment de la Lune α la Terre serait
encore une difficultΘ α surmonter, qui est assurΘment considΘrable; mais quand
mΩme elle ne s'y rencontrerait pas, il ne serait pas possible de passer de l'air de
l'une dans l'air de l'autre. L'eau est l'air des poissons, ils ne passent jamais dans
l'air des oiseaux, ni les oiseaux dans l'air des poissons; ce n'est pas la distance
qui les en empΩche, c'est que chacun a pour prison l'air qu'il respire. Nous
trouvons que le n⌠tre est mΩlΘ de vapeurs plus Θpaisses et plus grossiΦres que
celui de la Lune. A ce compte, un habitant de la Lune qui serait arrivΘ aux
confins de notre monde se noierait dΦs qu'il entrerait dans notre air, et nous le
verrions tomber mort sur la Terre.
Oh, que j'aurais d'envie, s'Θcria la Marquise, qu'il arrivΓt quelque grand
naufrage qui rΘpandεt ici bon nombre de ces gens-lα, dont nous irions
considΘrer α notre aise les figures extraordinaires ! Mais rΘpliquai-je, s'ils
Θtaient assez habiles pour naviguer sur la surface extΘrieure de notre air, et que
de lα, par la curiositΘ de nous voir, ils nous pΩchassent comme des poissons,
cela vous plairait-il ? Pourquoi non, rΘpondit-elle en riant ? Pour moi, je me
mettrais de mon propre mouvement dans leurs filets, seulement pour avoir le
plaisir de voir ceux qui m'auraient pΩchΘe.
Songez, rΘpliquai-je, que vous n'arriveriez que bien malade au haut de notre
air, il n'est pas respirable pour nous dans toute son Θtendue, il s'en faut bien; on
dit qu'il ne l'est dΘjα presque plus au haut de certaines montagnes, et je
m'Θtonne bien que ceux qui ont la folie de croire que des gΘnies corporels
habitent l'air le plus pur, ne disent aussi que ce qui fait que ces gΘnies ne nous
rendent que des visites et trΦs-rares et trΦs-courtes, c'est qu'il y en a peu d'entre
eux qui sachent plonger, et que ceux-lα mΩme ne peuvent faire jusqu'au fond
de cet air Θpais, o∙ nous sommes, que des plongeons de trΦs peu de durΘe.
Voilα donc bien des barriΦres naturelles qui nous dΘfendent la sortie de notre
monde, et l'entrΘe de celui de la Lune. TΓchons du moins pour notre
consolation de deviner ce que nous pourrons de ce monde-lα. Je crois, par
exemple, qu'il faut qu'on y voie le ciel, le Soleil, et les autres d'une autre couleur
que nous ne les voyons. Tous ces objets ne nous paraissent qu'au travers d'une
espΦce de lunette naturelle qui nous les change. Cette lunette, c'est notre air,
mΩlΘ comme il est de vapeurs et d'exhalaisons, et qui ne s'Θtend pas bien haut.
Quelques Modernes prΘtendent que de lui-mΩme il est bleu aussi bien que l'eau
de la mer, et que cette couleur ne paraεt dans l'un et dans l'autre qu'α une
grande profondeur. Le ciel, disent-ils, o∙ sont attachΘes les Θtoiles fixes, n'a de
lui-mΩme aucune lumiΦre, et par consΘquent il devrait paraεtre noir; mais on le
voit au travers de l'air qui est bleu, et il paraεt bleu. Si cela est, les rayons du
soleil et des Θtoiles ne peuvent passer au travers de l'air sans se teindre un peu
de sa couleur, et prendre autant de celle qui leur est naturelle. Mais quand
mΩme l'air ne serait pas colorΘ de lui-mΩme, il est certain qu'au travers d'un
gros brouillard, la lumiΦre d'un flambeau qu'on voit un peu de loin paraεt toute
rougeΓtre, quoique ce ne soit pas sa vraie couleur; et notre air n'est non plus
qu'un gros brouillard qui nous doit altΘrer la vraie couleur, et du ciel, et du
soleil, et des Θtoiles. Il n'appartiendrait qu'α la matiΦre cΘleste de nous apporter
la lumiΦre et les couleurs dans toute leur puretΘ, et telles qu'elles sont. Ainsi,
puisque l'air de la Lune est d'une autre nature que notre air, ou il est teint en
lui-mΩme d'une autre couleur, ou du moins c'est un autre brouillard qui cause
une autre altΘration aux couleurs des corps cΘlestes. Enfin, α l'Θgard des gens de
la Lune, cette lunette au travers de laquelle on voit tout est changΘe.
Cela me fait prΘfΘrer notre sΘjour α celui de la Lune, dit la Marquise, je ne
saurais croire que l'assortiment des couleurs cΘlestes y soit aussi beau qu'il l'est
ici. Mettons, si vous voulez, un ciel rouge et des Θtoiles vertes, l'effet n'est pas si
agrΘable que des Θtoiles couleur d'or sur du bleu. On dirait α vous entendre,
repris-je, que vous assortiriez un habit ou un meuble; mais, croyez-moi, la
nature a bien de l'esprit; laissez-lui le soin d'inventer un assorti ment de
couleurs pour la Lune, et je vous garantis qu'il sera bien entendu. Elle n'aura
pas manquΘ de varier le spectacle de l'univers α chaque point de vue diffΘrent,
et de le varier d'une maniΦre toujours agrΘable.
Je reconnais son adresse, interrompit la Marquise, elle s'est ΘpargnΘ la peine de
changer les objets pour chaque point de vue, elle n'a changΘ que les lunettes, et
elle a l'honneur de cette grande diversitΘ, sans en avoir fait la dΘpense. Avec un
air bleu, elle nous donne un ciel bleu, et peut-Ωtre avec un air rouge, elle donne
un ciel rouge aux habitants de la Lune, c'est pourtant toujours le mΩme ciel. Il
me paraεt qu'elle nous a mis dans l'imagination certaines lunettes, au travers
desquelles on voit tout, et qui changent fort les objets α l'Θgard de chaque
homme. Alexandre voyait la Terre comme une belle place bien propre α y
Θtablir un grand empire. CΘladon ne la voyait que comme le sΘjour d'AstrΘe.
Un philosophe la voit comme une grosse planΦte qui va par les cieux, toute
couverte de fous. Je ne crois pas que le spectacle change plus de la terre α la
Lune, qu'il fait ici d'imagination α imagination.
Le changement de spectacle est plus surprenant dans nos imaginations,
rΘpliquai-je, car ce ne sont que les mΩmes objets qu'on voit si diffΘremment; du
moins dans la Lune on peut voir d'autres objets, ou ne pas voir quelques-uns
de ceux qu'on voit ici. Peut-Ωtre ne connaissent-ils point en ce pays-lα l'aurore
ni les crΘpuscules. L 'air qui nous environne, et qui est ΘlevΘ au-dessus de nous,
reτoit des rayons qui ne pourraient pas tomber sur la Terre; et parce qu'il est
fort grossier, il en arrΩte une partie, et nous les renvoie, quoiqu'ils ne nous
fussent pas naturelle ment destinΘs. Ainsi l'aurore et les crΘpuscules sont une
grΓce que la nature nous fait; c'est une lumiΦre que rΘguliΦrement nous ne
devrions point avoir, et qu'elle nous donne par-dessus ce qui nous est d√. Mais
dans la Lune, o∙ apparemment l'air est plus pur, il pourrait bien n'Ωtre pas si
propre α renvoyer en en-bas les rayons qu'il reτoit avant que le soleil se lΦve, ou
aprΦs qu'il est couchΘ. Les pauvres habitants n'ont donc point cette lumiΦre de
faveur, qui en se fortifiant peu α peu, les prΘparerait agrΘablement α l'arrivΘe
du soleil, ou qui en s'affaiblissant comme de nuance en nuance, les
accoutumerait α sa perte. Ils sont dans des tΘnΦbres profondes, et tout d'un
coup il semble qu'on tire un rideau, voilα leurs yeux frappΘs de tout l'Θclat qui
est dans le soleil; ils sont dans une lumiΦre vive et Θclatante, et tout d'un coup
les voilα tombΘs dans des tΘnΦbres profondes. Le jour et la nuit ne sont point
liΘs par un milieu qui tienne de l'un et de l'autre. L'arc-en-ciel est encore une
chose qui manque aux gens de la Lune; car si l'aurore est un effet de la
grossiΦretΘ de l'air et des vapeurs, l'arc-en-ciel se forme dans les pluies qui
tombent en certaines circonstances, et nous devons les plus belles choses du
monde α celles qui le sont le moins. Puisqu'il n'y a autour de la Lune ni vapeurs
assez grossiΦres, ni nuages pluvieux, adieu l'arc-en-ciel avec l'aurore, et α quoi
ressembleront les belles de ce pays-lα ? Quelle source de comparaisons perdue
?
Je n'aurais pas grand regret α ces comparaisons-lα, dit la Marquise, et je trouve
qu'on est assez bien rΘcompensΘ dans la Lune, de n'avoir ni aurore ni arc-en-
ciel; car on ne doit avoir par la mΩme raison ni foudres ni tonnerres, puisque ce
sont aussi des choses qui se forment dans les nuages. On a de beaux jours
toujours sereins, pendant les quels on ne perd point le soleil de vue. On n'a
point de nuits o∙ toutes les Θtoiles ne se montrent; on ne connaεt ni les orages,
ni les tempΩtes, ni tout ce qui paraεt Ωtre un effet de la colΦre du ciel; trouvez-
vous qu'on soit tant α plaindre ? Vous me faites voir la Lune comme un sΘjour
enchantΘ, rΘpondis-je; cependant je ne sais s'il est si dΘlicieux d'avoir toujours
sur la tΩte, pendant des jours qui en valent quinze des n⌠tres, un soleil ardent
dont aucun nuage ne modΦre la chaleur. Peut-Ωtre aussi est-ce α cause de cela
que la nature a creusΘ dans la Lune des espΦces de puits, qui sont assez grands
pour Ωtre aperτus par nos lunettes; car ce ne sont point des vallΘes qui soient
entre des montagnes, ce sont des creux que l'on voit au milieu de certains lieux
plats et en trΦs grand nombre. Que sait-on si les habitants de la Lune,
incommodΘs par l'ardeur perpΘtuelle du soleil, ne se rΘfugient point dans ces
grands puits ? Ils n'habitent peut-Ωtre point ailleurs, c'est lα qu'ils bΓtissent
leurs villes. Nous voyons ici que la Rome souterraine est plus grande que la
Rome qui est sur Terre. Il ne faudrait qu'⌠ter celle-ci, le reste serait une ville α la
maniΦre de la Lune. Tout un peuple est dans un puits, et d'un puits α l'autre il y
a des chemins souterrains pour la communication des peuples. Vous vous
moquez de cette vision, j'y consens de tout mon coeur; cependant, α vous parler
trΦs sΘrieusement, vous pourriez vous tromper plut⌠t que moi. Vous croyez
que les gens de la Lune doivent habiter sur la surface de leur planΦte, parce que
nous habitons sur la surface de la n⌠tre: c'est tout le contraire, puisque nous
habitons sur la surface de notre planΦte, ils pourraient bien n'habiter pas sur la
surface de la leur. D'ici lα il faut que toutes choses soient bien diffΘrentes.
Il n'importe, dit la Marquise, je ne puis me rΘsoudre α laisser vivre les habitants
de la Lune dans une obscuritΘ perpΘtuelle. Vous y auriez encore plus de peine,
repris-je, si vous saviez qu'un grand philosophe de l'AntiquitΘ a fait de la Lune
le sΘjour des Γmes qui ont mΘritΘ ici d'Ωtre bienheureuses. Toute leur fΘlicitΘ
consiste en ce qu'elles y entendent l'harmonie que les corps cΘlestes font par
leurs mouvements; mais comme il prΘtend que, quand la Lune tombe dans
l'ombre de la Terre, elles ne peuvent plus entendre cette harmonie, alors, dit-il,
ces Γmes crient comme des dΘsespΘrΘes, et la Lune se hΓte le plus qu'elle peut
de les tirer d'un endroit si fΓcheux. Nous devrions donc, rΘpliqua-t-elle, voir
arriver ici les bienheureux de la Lune, car apparemment on nous les envoie
aussi; et dans ces deux planΦtes on croit avoir assez pourvu α la fΘlicitΘ des
Γmes, de les avoir transportΘes dans un autre monde. SΘrieusement, repris-je,
ce ne serait pas un plaisir mΘdiocre de voir plusieurs mondes diffΘrents. Ce
voyage me rΘjouit quelquefois beaucoup α ne le faire qu'en imagination, et que
serait-ce si on le faisait en effet ? cela vaudrait bien mieux que d'aller d'ici au
Japon, c'est-α-dire de ramper avec beaucoup de peine d'un point de la Terre sur
un autre, pour ne voir que des hommes. Eh bien, dit-elle, faisons le voyage des
planΦtes comme nous pourrons, qui nous en empΩche ? Allons nous placer
dans tous ces diffΘrents points de vue, et de lα considΘrons l'univers. N'avons-
nous plus rien α voir dans la Lune ? Ce monde-lα n'est pas encore ΘpuisΘ,
rΘpondis-je. Vous vous souvenez bien que les deux mouvements, par lesquels
la Lune tourne sur elle-mΩme et autour de nous, Θtant Θgaux, l'un rend toujours
α nos yeux ce que l'autre leur devrait dΘrober, et qu'ainsi elle nous prΘsente
toujours la mΩme face. Il n'y a donc que cette moitiΘ-lα qui nous voie; et comme
la Lune doit Ωtre censΘe ne tourner point sur son centre α notre Θgard, cette
moitiΘ qui nous voit, nous voit toujours attachΘs au mΩme endroit du ciel.
Quand elle est dans la nuit, et ces nuits-lα valent quinze de nos jours, elle voit
d'abord un petit coin de la Terre ΘclairΘ, ensuite un plus grand, et presque
d'heure en heure la lumiΦre lui paraεt se rΘpandre sur la face de la Terre jusqu'α
ce qu'enfin elle la couvre entiΦre; au lieu que ces mΩmes changements ne nous
paraissent arriver sur la Lune que d'une nuit α l'autre, parce que nous la
perdons longtemps de vue. Je voudrais bien pouvoir deviner les mauvais
raisonnements que font les philosophes de ce monde-lα, sur ce que notre Terre
leur paraεt immobile, lorsque tous les autres corps cΘlestes se lΦvent et se
couchent sur leurs tΩtes en quinze jours. Ils attribuent apparemment cette
immobilitΘ α sa grosseur; car elle est soixante fois plus grosse que la Lune, et
quand les poΦtes veulent louer les Princes oisifs, je ne doute pas qu'ils ne se
servent de l'exemple de ce repos majestueux. Cependant ce n'est pas un repos
parfait. On voit fort sensiblement de dedans la Lune notre Terre tourner sur
son centre. Imaginez-vous notre Europe, notre Asie, notre AmΘrique, qui se
prΘsentent α eux l'une aprΦs l'autre en petit et diffΘremment figurΘes, α peu
prΦs comme nous les voyons sur les cartes ? Que ce spectacle doit paraεtre
nouveau aux voyageurs qui passent de la moitiΘ de la Lune qui ne nous voit
jamais α celle qui nous voit toujours ! Ah ! que l'on s'est bien gardΘ de croire les
relations des premiers qui en ont parlΘ, lorsqu'ils ont ΘtΘ de retour en ce grand
pays auquel nous sommes inconnus ! Il me vient α l'esprit, dit la Marquise, que
de ce pays-lα dans l'autre il se fait des espΦces de pΦlerinages pour venir nous
considΘrer, et qu'il y a des honneurs et des privilΦges pour ceux qui ont vu une
fois en leur vie la grosse planΦte. Du moins, repris-je, ceux qui la voient ont le
privilΦge d'Ωtre mieux ΘclairΘs pendant leurs nuits, l'habitation de l'autre moitiΘ
de la Lune doit Ωtre beaucoup moins commode α cet Θgard-lα. Mais, Madame,
continuons le voyage que nous avions entrepris de faire de planΦte en planΦte,
nous avons assez exactement visitΘ la Lune. Au sortir de la Lune, en tirant vers
le Soleil, on trouve VΘnus. Sur VΘnus je reprends le Saint-Denis. VΘnus tourne
sur elle-mΩme, et autour du Soleil comme la Lune; on dΘcouvre avec les
lunettes d'approche, que VΘnus aussi bien que la Lune est tant⌠t en croissant,
tant⌠t en dΘcours, tant⌠t pleine selon les diverses situations o∙ elle est α l'Θgard
de la Terre. La Lune, selon toutes les apparences, est habitΘe, pourquoi VΘnus
ne le sera-t-elle pas aussi ? Mais, interrompit la Marquise, en disant toujours
_pourquoi non ?_ vous m'allez mettre des habitants dans toutes les planΦtes ?
N'en doutez pas, rΘpliquai-je, ce _pourquoi non ?_ a une vertu qui peuplera
tout. Nous voyons que toutes les planΦtes sont de la mΩme nature, toutes des
corps opaques qui ne reτoivent de la lumiΦre que du soleil, qui se la renvoient
les uns aux autres, et qui n'ont que les mΩmes mouvements, jusque lα tout est
Θgal. Cependant, il faudrait concevoir que ces grands corps auraient ΘtΘ faits
pour n'Ωtre point habitΘs, que ce serait lα leur condition naturelle, et qu'il y
aurait une exception justement en faveur de la terre toute seule. Qui voudra le
croire le croie; pour moi, je ne m'y puis pas rΘsoudre. Je vous trouve, dit-elle,
bien affermi dans votre opinion depuis quelques instants. Je viens de voir le
moment que la Lune serait dΘserte, et que vous ne vous en souciez pas
beaucoup, et prΘsentement, si on osait vous dire que toutes les planΦtes ne sont
pas aussi habitΘes que la Terre, je vois bien que vous vous mettriez en colΦre. Il
est vrai, rΘpondis-je, que dans le moment o∙ vous venez de me surprendre, si
vous m'eussiez contredit sur les habitants des planΦtes, non seulement je vous
les aurais soute nus, mais je crois que je vous aurais dit comment ils Θtaient
faits. Il y a des moments pour croire, et je ne les ai jamais si bien crus que dans
celui-lα; prΘsentement mΩme que je suis un peu plus de sang-froid, je ne laisse
pas de trouver qu'il serait bien Θtrange que la Terre f√t aussi habitΘe qu'elle
l'est, et que les autres planΦtes ne le fussent point du tout; car ne croyez pas que
nous voyions tout ce qui habite la Terre; il y a autant d'espΦces d'animaux
invisibles que de visibles. Nous voyons depuis l'ΘlΘphant jusqu'au ciron, lα finit
notre vue; mais au ciron commence une multitude infinie d'animaux, dont il est
l'ΘlΘphant, et que nos yeux ne sauraient apercevoir sans secours. On a vu avec
des lunettes de trΦs petites gouttes d'eau de pluie, ou de vinaigre, ou d'autres
liqueurs, rem plies de petits poissons ou de petits serpents que l'on n'aurait
jamais soupτonnΘs d'y habiter, et quelques philosophes croient que le go√t
qu'elles font sentir sont les piq√res que ces petits animaux font α la langue.
MΩlez de certaines choses dans quelques-unes de ces liqueurs, ou exposez-les
au soleil, ou laissez-les se corrompre, voilα aussit⌠t de nouvelles espΦces de
petits animaux.
Beaucoup de corps qui paraissent solides ne sont presque que des amas de ces
animaux imperceptibles, qui y trouvent pour leurs mouvements autant de
libertΘ qu'il leur en faut. Une feuille d'arbre est un petit monde habitΘ par des
vermisseaux invisibles, α qui elle paraεt d'une Θtendue immense, qui y
connaissent des montagnes et des abεmes, et qui, d'un c⌠tΘ de la feuille α
l'autre, n'ont pas plus de communication avec les autres vermisseaux qui y
vivent que nous avec nos antipodes. A plus forte raison, ce me semble, une
grosse planΦte sera-t-elle un monde habitΘ. On a trouvΘ jusque dans des
espΦces de pierres trΦs dures de petits vers sans nombre, qui y Θtaient logΘs de
toutes parts dans des vides insensibles, et qui ne se nourrissaient que de la
substance de ces pierres qu'ils rongeaient. Figurez-vous combien il y avait de
ces petits vers, et pendant combien d'annΘes ils subsistaient de la grosseur d'un
grain de sable; et sur cet exemple, quand la Lune ne serait qu'un amas de
rochers, je la ferais plut⌠t ronger par ses habitants, que de n'y en pas mettre.
Enfin tout est vivant, tout est animΘ; mettez toutes ces espΦces d'animaux
nouvellement dΘcouvertes, et mΩme toutes celles que l'on conτoit aisΘment qui
sont encore α dΘcouvrir, avec celles que l'on a toujours vues, vous trouverez
assurΘment que la terre est bien peuplΘe, et que la nature y a si libΘralement
rΘpandu les animaux, qu'elle ne s'est pas mise en peine que l'on en vεt
seulement la moitiΘ. Croirez-vous qu'aprΦs qu'elle a poussΘ ici sa fΘconditΘ
jusqu'α l'excΦs, elle a ΘtΘ pour toutes les autres planΦtes d'une stΘrilitΘ α n'y rien
produire de vivant ?
Ma raison est assez bien convaincue, dit la Marquise, mais mon imagination est
accablΘe de la multitude infinie des habitants de toutes ces planΦtes, et
embarrassΘe de la diversitΘ qu'il faut Θtablir entre eux; car je vois bien que la
nature, selon qu'elle est ennemie des rΘpΘtitions, les aura tous faits diffΘrents;
mais comment se reprΘsenter tout cela ? Ce n'est pas α l'imagination α
prΘtendre se le reprΘsenter, rΘpondis-je, elle ne peut aller plus loin que les yeux.
On peut seulement apercevoir d'une certaine vue universelle la diversitΘ que la
nature doit avoir mise entre tous ces mondes. Tous les visages sont en gΘnΘral
sur un mΩme modΦle; mais ceux de deux grandes nations, comme des
EuropΘens, si vous voulez, et des Africains ou des Tartares, paraissent Ωtre faits
sur deux modΦles particuliers, et il faudrait encore trouver le modΦle des
visages de chaque famille. Quel secret doit avoir eu la nature pour varier en
tant de maniΦres une chose aussi simple qu'un visage ? Nous ne sommes dans
l'univers que comme une petite famille, dont tous les visages se ressemblent;
dans une autre planΦte, c'est une autre famille, dont les visages ont un autre air.
Apparemment les diffΘrences augmentent α mesure que l'on s'Θloigne, et qui
verrait un habitant de la Lune et un habitant de la Terre remarquerait bien
qu'ils seraient de deux mondes plus voisins qu'un habitant de la Terre et un
habitant de Saturne. Ici, par exemple, on a l'usage de la voix, ailleurs on ne
parle que par signes; plus loin on ne parle point du tout. Ici, le raisonnement se
forme entiΦrement par l'expΘrience; ailleurs l'expΘrience y ajoute fort peu de
chose; plus loin les vieillards n'en savent pas plus que les enfants. Ici, on se
tourmente de l'avenir plus que du passΘ, ailleurs on se tourmente du passΘ plus
que de l'avenir; plus loin on ne se tourmente ni de l'un ni de l'autre, et ceux-lα
ne sont peut-Ωtre pas les plus malheureux. On dit qu'il pourrait bien nous
manquer un sixiΦme sens naturel, qui nous apprendrait beaucoup de choses
que nous ignorons. Ce sixiΦme sens est apparemment dans quelque autre
monde, o∙ il manque quelqu'un des cinq que nous possΘdons. Peut Ωtre mΩme
y a-t-il effectivement un grand nombre de sens naturels; mais dans le partage
que nous avons fait avec les habitants des autres planΦtes, il ne nous en est
Θchu que cinq, dont nous nous contentons faute d'en connaεtre d'autres. Nos
sciences ont de certaines bornes que l'esprit humain n'a jamais pu passer, il y a
un point o∙ elles nous manquent tout α coup; le reste est pour d'autres mondes
o∙ quelque chose de ce que nous savons est inconnu. Cette planΦte-ci jouit des
douceurs de l'amour, mais elle est toujours dΘsolΘe en plusieurs de ses parties
par les fureurs de la guerre. Dans une autre planΦte on jouit d'une paix
Θternelle, mais au milieu de cette paix on ne connaεt point l'amour, et on
s'ennuie. Enfin ce que la nature pratique en petit entre les hommes pour la
distribution du bonheur ou des talents, elle l'aura sans doute pratiquΘ en grand
entre les mondes, et elle se sera bien souvenue de mettre en usage ce secret
merveilleux qu'elle a de diversifier toutes choses, et de les Θgaler en mΩme
temps que les compensations.
Etes-vous contente, Madame ? ajoutai-je. Vous ai-je ouvert un assez grand
champ α exercer votre imagination ? Voyez-vous dΘjα quelques habitants de
planΦtes ? HΘlas ! non, rΘpondit-elle. Tout ce que vous me dites lα est
merveilleusement vain et vague, je ne vois qu'un grand je ne sais quoi o∙ je ne
vois rien. Il me faudrait quelque chose de plus dΘterminΘ, de plus marquΘ. Eh
bien donc, repris je, je vais me rΘsoudre α ne vous rien cacher de ce que je sais
de plus particulier. C'est une chose que je tiens de trΦs bon lieu, et vous en
conviendrez quand je vous aurai citΘ mes garants. Ecoutez, s'il vous plaεt, avec
un peu de patience. Cela sera assez long.
Il y a dans une planΦte, que je ne vous nommerai pas encore, des habitants trΦs
vifs, trΦs laborieux, trΦs adroits; ils ne vivent que de pillage, comme quelques-
uns de nos Arabes, et c'est lα leur unique vice. Du reste, ils sont entre eux d'une
intelligence parfaite, travaillant sans cesse de concert et avec zΦle au bien de
l'Etat, et surtout leur chastetΘ est incomparable; il est vrai qu'ils n'y ont pas
beaucoup de mΘrite, ils sont tous stΘriles, point de sexe chez eux. Mais,
interrompit la Marquise, n'avez-vous point soupτonnΘ qu'on se moquait en
vous faisant cette belle relation ? Comment la nation se perpΘtuerait-elle ? On
ne s'est point moquΘ, repris-je d'un grand sang-froid, tout ce que je vous dis est
certain, et la nation se perpΘtue. Ils ont une reine, qui ne les mΦne point α la
guerre, qui ne paraεt guΦre se mΩler des affaires de l'Etat, et dont toute la
royautΘ consiste en ce qu'elle est fΘconde, mais d'une fΘconditΘ Θtonnante. Elle
fait des milliers d'enfants, aussi ne fait-elle autre chose. Elle a un grand palais,
partagΘ en une infinitΘ de chambres, qui ont toutes un berceau prΘparΘ pour un
petit prince, et elle va accoucher dans chacune de ces chambres l'une aprΦs
l'autre, toujours accompagnΘe d'une grosse cour, qui lui applaudit sur ce noble
privilΦge, dont elle jouit α l'exclusion de tout son peuple.
Je vous entends, Madame, sans que vous parliez. Vous demandez o∙ elle a pris
des amants ou, pour parler plus honnΩtement, des maris. Il y a des reines en
Orient et en Afrique, qui ont publiquement des sΘrails d'hommes, celle-ci
apparemment en a un, mais elle en fait grand mystΦre, et si c'est marquer plus
de pudeur, c'est aussi agir avec moins de dignitΘ. Parmi ces Arabes qui sont
toujours en action, soit chez eux, soit en dehors, on reconnaεt quelques
Θtrangers en fort petit nombre, qui ressemblent beaucoup pour la figure aux
naturels du pays, mais qui d'ailleurs sont fort paresseux, qui ne sortent point,
qui ne font rien, et qui, selon toutes les apparences, ne seraient pas soufferts
chez un peuple extrΩmement actif, s'ils n'Θtaient destinΘs aux plaisirs de la
reine, et α l'important ministΦre de la propagation. En effet, si malgrΘ leur petit
nombre ils sont les pΦres des dix mille enfants, plus ou moins, que la reine met
au monde, ils mΘritent bien d'Ωtre quittes de tout autre emploi, et ce qui
persuade bien que τ'a ΘtΘ leur unique fonction, c'est qu'aussit⌠t qu'elle est
entiΦrement remplie, aussit⌠t que la reine a fait ses dix mille couches, les
Arabes vous tuent, sans misΘricorde, ces malheureux Θtrangers devenus
inutiles α l'Etat.
Est-ce tout ? dit la Marquise. Dieu soit louΘ. Rentrons un peu dans le sens
commun, si nous pouvons. De bonne foi o∙ avez-vous pris tout ce roman-lα ?
Quel est le poΦte qui vous l'a fourni ? Je vous rΘpΦte encore, lui rΘpondis-je, que
ce n'est point un roman. Tout cela se passe ici, sur notre terre, sous nos yeux.
Vous voilα bien ΘtonnΘe ! Oui, sous nos yeux, mes Arabes ne sont que des
abeilles, puis qu'il faut vous le dire.
Alors je lui appris l'histoire naturelle des abeilles, dont elle ne connaissait guΦre
que le nom. AprΦs quoi, vous voyez bien, poursuivis-je, qu'en transportant
seulement sur d'autres planΦtes des choses qui se passent sur la n⌠tre, nous
imaginerions des bizarreries, qui paraεtraient extravagantes, et seraient
cependant fort rΘelles, et nous en imaginerions sans fin, car, afin que vous le
sachiez, Madame, l'histoire des insectes en est toute pleine. Je le crois aisΘment,
rΘpondit-elle. N'y e√t-il que les vers α soie, qui me sont plus connus que
n'Θtaient les abeilles, ils nous fourniraient des peuples assez surprenants, qui se
mΘtamorphoseraient de maniΦre α n'Ωtre plus du tout les mΩmes, qui
ramperaient pendant une partie de leur vie, et voleraient pendant l'autre, et
que sais-je moi ? cent mille autres merveilles qui feront les diffΘrents caractΦres,
les diffΘrentes coutumes de tous ces habitants inconnus. Mon imagination
travaille sur le plan que vous m'avez donnΘ, et je vais mΩme jusqu'α leur
composer des figures. Je ne vous les pourrais pas dΘcrire, mais je vois pourtant
quelque chose. Pour ces figures-lα, rΘpliquai-je, je vous conseille d'en laisser le
soin aux songes que vous aurez cette nuit. Nous verrons demain s'ils vous
auront bien servie, et s'ils vous auront appris comment sont faits les habitants
de quelque planΦte.
QUATRIEME SOIR
ParticularitΘs des mondes de VΘnus, de Mercure, de Mars, de Jupiter et de
Saturne
Les songes ne furent point heureux, ils reprΘsentΦrent toujours quelque chose
qui ressemblait α ce que l'on voit ici. J'eus lieu de reprocher α la Marquise ce
que nous reprochent, α la vue de nos tableaux, certains peuples qui ne font
jamais que des peintures bizarres et grotesques. _Bon_, nous disent-ils, _cela est
tout fait comme des hommes, il n'y a pas lα d'imagination_. Il fallut donc se
rΘsoudre α ignorer les figures des habitants de toutes ces planΦtes, et se
contenter d'en deviner ce que nous pourrions, en continuant le voyage des
mondes que nous avions commencΘ. Nous en Θtions α VΘnus. On est bien s√r,
dis-je α la Marquise, que VΘnus tourne sur elle-mΩme, mais on ne sait pas bien
en quel temps, ni par consΘquent combien ses jours durent. Pour ses annΘes,
elles ne sont que de prΦs de huit mois, puisqu'elle tourne en ce temps-lα autour
du Soleil. Elle est grosse comme la Terre, et par consΘquent la Terre paraεt α
VΘnus de la mΩme grandeur dont VΘnus nous paraεt. J'en suis bien aise, dit la
Marquise, la Terre pourra Ωtre pour VΘnus l'Θtoile du berger, et la mΦre des
amours, comme VΘnus l'est pour nous. Ces noms-lα ne peuvent convenir qu'α
une petite planΦte, qui soit jolie, claire, brillante, et qui ait un air galant. J'en
conviens, rΘpondis-je, mais savez-vous ce qui rend VΘnus si jolie de loin ? C'est
qu'elle est fort affreuse de prΦs. On a vu avec les lunettes d'approche que ce
n'Θtait qu'un amas de montagnes beaucoup plus hautes que les n⌠tres, fort
pointues, et apparemment fort sΦches; et par cette disposition la surface d'une
planΦte est la plus propre qu'il se puisse α renvoyer la lumiΦre avec beaucoup
d'Θclat et de vivacitΘ. Notre Terre, dont la surface est fort unie auprΦs de celle
de VΘnus et en partie couverte de mers, pourrait bien n'Ωtre pas si agrΘable α
voir de loin. Tant pis, dit la Marquise, car ce serait assurΘment un avantage et
un agrΘment pour elle que de prΘsider aux amours des habitants de VΘnus, ces
gens-lα doivent bien entendre la galanterie. Oh ! sans doute, rΘpondis-je, le
menu peuple de VΘnus n'est composΘ que de CΘladons et de Silvandres, et
leurs conversations les plus communes valent les plus belles de ClΘlie. Le
climat est trΦs favorable aux amours, VΘnus est plus proche que nous du Soleil,
et en reτoit une lumiΦre plus vive et plus de chaleur. Elle est α peu prΦs aux
deux tiers de la distance du Soleil α la Terre.
Je vois prΘsentement, interrompit la Marquise, comment sont faits les habitants
de VΘnus. Ils ressemblent aux Mores grenadins, un petit peuple noir, br√lΘ du
soleil, plein d'esprit et de feu, toujours amoureux, faisant des vers, aimant la
musique, inventant tous les jours des fΩtes, des danses et des tournois.
Permettez-moi de vous dire, Madame, rΘpliquai-je, que vous ne connaissez
guΦre bien les habitants de VΘnus. Nos Mores grenadins n'auraient ΘtΘ auprΦs
d'eux que des Lapons et des Groenlandais pour la froideur et pour la stupiditΘ.
Mais que sera-ce des habitants de Mercure ? Ils sont plus de deux fois plus
proches du Soleil que nous. Il faut qu'ils soient fous α force de vivacitΘ. Je crois
qu'ils n'ont point de mΘmoire, non plus que la plupart des nΦgres, qu'ils ne font
jamais de rΘflexion sur rien, qu'ils n'agissent qu'α l'aventure, et par des
mouvements subits, et qu'enfin c'est dans Mercure que sont les Petites Maisons
de l'univers. Ils voient le Soleil neuf fois plus grand que nous ne le voyons; il
leur envoie une lumiΦre si forte que s'ils Θtaient ici, ils ne prendraient nos plus
beaux jours que pour de trΦs faibles crΘpuscules, et peut-Ωtre n'y pourraient-ils
pas distinguer les objets, et la chaleur α laquelle ils sont accoutumΘs est si
excessive, que celle qu'il fait ici au fond de l'Afrique les glacerait.
Apparemment notre fer, notre argent, notre or se fondraient chez eux, et on ne
les y verrait qu'en liqueur, comme on ne voit ici ordinairement l'eau qu'en
liqueur, quoi qu'en de certains temps ce soit un corps fort solide. Les gens de
Mercure ne soupτonneraient pas que dans un autre monde ces liqueurs-lα, qui
font peut-Ωtre leurs riviΦres, sont des corps des plus durs que l'on connaisse.
Leur annΘe n'est que de trois mois. La durΘe de leur jour ne nous est point
connue, parce que Mercure est si petit et si proche du Soleil, dans les rayons
duquel il est presque toujours perdu, qu'il Θchappe α toute l'adresse des
astronomes, et qu'on n'a pu encore avoir assez de prise sur lui, pour observer le
mouvement qu'il doit avoir sur son centre; mais ses habitants ont besoin qu'il
achΦve ce tour en peu de temps; car apparemment br√lΘs comme ils sont par
un grand poδle ardent suspendu sur leurs tΩtes, ils soupirent aprΦs la nuit. Ils
sont ΘclairΘs pendant ce temps-lα de VΘnus, et de la Terre qui leur doivent
paraεtre assez grandes. Pour les autres planΦtes, comme elles sont au-delα de la
Terre vers le firmament, ils les voient plus petites que nous ne les voyons, et
n'en reτoivent que bien peu de lumiΦre.
Je ne suis pas si touchΘe, dit la Marquise, de cette perte-lα que font les habitants
de Mercure, que de l'incommoditΘ qu'ils reτoivent de l'excΦs de chaleur. Je
voudrais bien que nous les soulageassions un peu. Donnons α Mercure de
longues et d'abondantes pluies qui le rafraεchissent, comme on dit qu'il en
tombe ici dans les pays chauds pendant des quatre mois entiers, justement
dans les saisons les plus chaudes.
Cela se peut, repris-je, et mΩme nous pouvons rafraεchir encore Mercure d'une
autre faτon. Il y a des pays dans la Chine qui doivent Ωtre trΦs chauds par leur
situation, et o∙ il fait pourtant de grands froids pendant les mois de juillet et
d'ao√t, jusque-lα que les riviΦres se gΦlent. C'est que ces contrΘes-lα ont
beaucoup de salpΩtre; les exhalaisons en sont fort froides, et la force de la
chaleur les fait sortir de la terre en grande abondance. Mercure sera, si vous
voulez, une petite planΦte toute de salpΩtre, et le Soleil tirera d'elle-mΩme le
remΦde au mal qu'il lui pourrait faire. Ce qu'il y a de s√r, c'est que la nature ne
saurait faire vivre les gens qu'o∙ ils peuvent vivre, et que l'habitude, jointe α
l'ignorance de quelque chose de meilleur, survient, et les y fait vivre
agrΘablement. Ainsi on pourrait mΩme se passer dans Mercure du salpΩtre et
des pluies.
AprΦs Mercure, vous savez qu'on trouve le Soleil. Il n'y a pas moyen d'y mettre
d'habitants. Le _pourquoi non_ nous manque lα. Nous jugeons, par la Terre qui
est habitΘe, que les autres corps de la mΩme espΦce qu'elle doivent l'Ωtre aussi;
mais le Soleil n'est point un corps de la mΩme espΦce que la Terre, ni que les
autres planΦtes. Il est la source de toute cette lumiΦre que les planΦtes ne font
que se renvoyer les unes aux autres aprΦs l'avoir reτue de lui. Elles ne peuvent
faire, pour ainsi dire, des Θchanges entre elles, mais elles ne la peuvent
produire. Lui seul tire de soi-mΩme cette prΘcieuse substance; il la pousse avec
force de tous c⌠tΘs, de lα elle revient α la rencontre de tout ce qui est solide, et
d'une planΦte α l'autre il s'Θpand de longues et vastes traεnΘes de lumiΦres qui
se croisent, se traversent, et s'entrelacent en mille faτons diffΘrentes, et forment
d'admirables tissus de la plus riche matiΦre qui soit au monde. Aussi le Soleil
est-il placΘ dans le centre, qui est le lieu le plus commode d'o∙ il puisse la
distribuer Θgalement, et animer tout par sa chaleur. Le Soleil est donc un corps
particulier, mais quelle sorte de corps ? On est bien embarrassΘ α le dire. On
avait toujours cru que c'Θtait un feu trΦs pur; mais on s'en dΘsabusa au
commencement de ce siΦcle, qu'on aperτut des taches sur sa surface. Comme on
avait dΘcouvert, peu de temps auparavant, de nouvelles planΦtes, dont je vous
parlerai, que tout le monde philosophe n'avait l'esprit rempli d'autre chose, et
qu'enfin les nouvelles planΦtes s'Θtaient mises α la mode, on jugea aussit⌠t que
ces taches en Θtaient, qu'elles avaient un mouvement autour du Soleil, et
qu'elles nous en cachaient nΘcessairement quelque partie, en tournant leur
moitiΘ obscure vers nous. DΘjα les savants faisaient leur cour de ces prΘtendues
planΦtes aux princes de l'Europe. Les uns leur donnaient le nom d'un prince,
les autres d'un autre, et peut-Ωtre il y aurait eu querelle entre eux α qui serait
demeurΘ le maεtre des taches pour les nommer comme il e√t voulu.
Je ne trouve point cela bon, interrompit la Marquise. Vous me disiez l'autre jour
qu'on avait donnΘ aux diffΘrentes parties de la Lune des noms de savants et
d'astronomes, et j'en Θtais fort contente. Puisque les princes prennent pour eux
la Terre, il est juste que les savants se rΘservent le ciel, et y dominent, mais ils
n'en devraient point permettre l'entrΘe α d'autres. Souffrez, rΘpondis-je, qu'ils
puissent, du moins en cas de besoin, engager aux princes quelque astre, ou
quelque partie de la Lune. Quant aux taches du Soleil, ils n'en purent faire
aucun usage. Il se trouva que ce n'Θtaient point des planΦtes, mais des nuages,
des fumΘes, des Θcumes qui s'ΘlΦvent sur le Soleil. Elles sont tant⌠t en grande
quantitΘ, tant⌠t en petit nombre, tant⌠t elles disparaissent toutes; quelque fois
elles se mettent plusieurs ensemble, quelquefois elles se sΘparent, quelquefois
elles sont plus claires, quelque fois plus noires. Il y a des temps o∙ l'on en voit
beaucoup, il y en a d'autres, et mΩme assez longs, o∙ il n'en paraεt aucune. On
croirait que le Soleil est une matiΦre liquide, quelques-uns disent de l'or fondu,
qui bouillonne incessamment, et produit des impuretΘs, que la force de son
mouvement rejette sur sa surface; elles s'y consument, et puis il s'en produit
d'autres. Imaginez-vous quels corps Θtrangers ce sont lα, il y en a tel qui est dix-
sept cent fois plus gros que la Terre; car vous saurez qu'elle est plus d'un
million de fois plus petite que le globe du Soleil. Jugez par lα quelle est la
quantitΘ de cet or fondu, ou l'Θtendue de cette grande mer de lumiΦre et de feu.
D'autres disent, et avec assez d'apparence, que les taches, du moins pour la
plupart, ne sont point des productions nouvelles, et qui se dissipent au bout de
quelque temps, mais de grosses masses solides, de figure fort irrΘguliΦre,
toujours subsistantes, qui tant⌠t flottent sur le corps liquide du Soleil, tant⌠t s'y
enfoncent ou entiΦrement ou en partie, et nous prΘsentent diffΘrentes pointes
ou Θminences, selon qu'elles s'enfoncent plus ou moins, et qu'elles se tournent
vers nous de diffΘrents c⌠tΘs. Peut-Ωtre font-elles partie de quelque grand amas
de matiΦre solide qui sert d'aliment au feu du Soleil. Enfin, quoi que ce puisse
Ωtre que le Soleil, il ne paraεt nullement propre α Ωtre habitΘ. C'est pourtant
dommage, l'habitation serait belle. On serait au centre de tout, on verrait toutes
les planΦtes tourner rΘguliΦrement autour de soi, au lieu que nous voyons dans
leur cours une infinitΘ de bizarreries, qui n'y parais sent que parce que nous ne
sommes pas dans le lieu propre pour en bien juger, c'est-α-dire au centre de
leur mouvement. Cela n'est-il pas pitoyable ? Il n'y a qu'un lieu dans le monde
d'o∙ l'Θtude des astres puisse Ωtre extrΩmement facile, et justement dans ce lieu-
lα, il n'y a personne. Vous n'y songez pas, dit la Marquise. Qui serait dans le
Soleil ne verrait rien, ni planΦtes, ni Θtoiles fixes. Le Soleil n'efface-t-il pas tout ?
Ce seraient ses habitants qui seraient bien fondΘs α se croire seuls dans toute la
nature.
J'avoue que je m'Θtois trompΘ, rΘpondis-je, je ne songeais qu'α la situation o∙ est
le Soleil, et non α l'effet de sa lumiΦre; mais vous qui me redressez si α propos,
vous voulez bien que je vous dise que vous vous Ωtes trompΘe aussi; les
habitants du Soleil ne le verraient seulement pas. Ou ils ne pourraient soutenir
la force de sa lumiΦre, ou ils ne la pourraient recevoir, faute d'en Ωtre α quelque
distance, et, tout bien considΘrΘ, le Soleil ne serait qu'un sΘjour d'aveugles.
Encore un coup, il n'est pas fait pour Ωtre habitΘ; mais voulez-vous que nous
poursuivions notre voyage des mondes ? Nous sommes arrivΘs au centre qui
est toujours le lieu le plus bas dans tout ce qui est rond, et je vous dirai, en
passant, que pour aller d'ici-lα, nous avons fait un chemin de trente-trois
millions de lieues, il faudrait prΘsentement retourner sur nos pas, et remonter.
Nous retrouverons Mercure, VΘnus, la Terre, la Lune, toutes planΦtes que nous
avons visitΘes. Ensuite c'est Mars qui se prΘsente. Mars n'a rien de curieux que
je sache, ses jours sont de plus d'une demi-heure plus longs que les n⌠tres, et
ses annΘes valent deux de nos annΘes, α un mois et demi prΦs. Il est cinq fois
plus petit que la Terre, il voit le Soleil un peu moins grand, et moins vif que
nous ne le voyons; enfin Mars ne vaut pas trop la peine qu'on s'y arrΩte. Mais la
jolie chose que Jupiter avec ses quatre lunes ou satellites ! Ce sont quatre petites
planΦtes qui, tandis que Jupiter tourne autour du Soleil en douze ans, tournent
autour de lui comme notre Lune autour de nous. Mais, interrompit la
Marquise, pourquoi y a-t-il des planΦtes qui tournent autour d'autres planΦtes
qui ne valent pas mieux qu'elles ? SΘrieusement il me paraεtrait plus rΘgulier et
plus uniforme que toutes les planΦtes, et grandes et petites, n'eussent que le
mΩme mouvement autour du Soleil.
Ah ! Madame, rΘpliquai-je, si vous saviez ce que c'est que les tourbillons de
Descartes, ces tourbillons dont le nom est si terrible et l'idΘe si agrΘable, vous
ne parleriez pas comme vous faites. La tΩte me d√t-elle tourner, dit elle en
riant, il est beau de savoir ce que c'est que les tourbillons. Achevez de me
rendre folle, je ne me mΘnage plus, je ne connais plus de retenue sur la
philosophie; laissons parler le monde, et donnons-nous aux tourbillons. Je ne
vous connaissais pas de pareils emportements, repris-je; c'est dommage qu'ils
n'aient que les tourbillons pour objet. Ce qu'on appelle un tourbillon, c'est un
amas de matiΦre dont les parties sont dΘtachΘes les unes des autres, et se
meuvent toutes en un mΩme sens; permis α elles d'avoir pendant ce temps-lα
quelques petites mouvements particuliers, pourvu qu'elles suivent toujours le
mouvement gΘnΘral. Ainsi, un tourbillon de vent, c'est une infinitΘ de petites
parties d'air, qui tournent en rond toutes ensemble, et enveloppent ce qu'elles
rencontrent. Vous savez que les planΦtes sont portΘes dans la matiΦre cΘleste,
qui est d'une subtilitΘ et d'une agitation prodigieuses. Tout ce grand amas de
matiΦre cΘleste qui est depuis le Soleil jusqu'aux Θtoiles fixes, tourne en rond et,
emportant avec soi les planΦtes, les fait tourner toutes en un mΩme sens autour
du Soleil, qui occupe le centre, mais en des temps plus ou moins longs, selon
qu'elles en sont plus ou moins ΘloignΘes. Il n'y a pas jusqu'au Soleil qui ne
tourne sur lui-mΩme, parce qu'il est justement au milieu de toute cette matiΦre
cΘleste; vous remarquerez, en passant, que quand la Terre serait dans la place
o∙ il est, elle ne pourrait encore faire moins que de tourner sur elle-mΩme.
Voilα quel est le grand tourbillon dont le Soleil est comme le maεtre; mais en
mΩme temps, les planΦtes se composent de petits tourbillons particuliers α
l'imitation de celui du Soleil. Chacune d'elles, en tournant autour du Soleil, ne
laisse pas de tourner autour d'elle-mΩme, et fait tourner aussi autour d'elle en
mΩme sens une certaine quantitΘ de cette matiΦre cΘleste, qui est toujours prΩte
α suivre tous les mouvements qu'on lui veut donner, s'ils ne la dΘtournent pas
de son mouvement gΘnΘral. C'est lα le tourbillon particulier de la planΦte, et
elle le pousse aussi loin que la force de son mouvement se peut Θtendre. S'il
faut qu'il tombe dans ce petit tourbillon quelque planΦte moindre que celle qui
y domine, la voilα emportΘe par la grande et forcΘe indispensablement α
tourner autour d'elle, et le tout ensemble, la grande planΦte, la petite, et le
tourbillon qui les renferme n'en tourne pas moins autour du Soleil. C'est ainsi
qu'au commencement du monde nous nous fεmes suivre par la Lune, parce
qu'elle se trouva dans l'Θtendue de notre tourbillon, et tout α fait α notre
biensΘance. Jupiter, dont je commenτais α vous parler, fut plus heureux ou plus
puissant que nous. Il y avait dans son voisinage quatre petites planΦtes, ils se
les assujettit toutes quatre, et nous qui sommes une planΦte principale, croyez-
vous que nous l'eussions ΘtΘ, si nous nous fussions trouvΘs proches de lui ? Il
est mille fois plus gros que nous, il nous aurait engloutis sans peine dans son
tourbillon, et nous ne serions qu'une Lune de sa dΘpendance, au lieu que nous
en avons une qui est dans la n⌠tre, tant il est vrai que le seul hasard de la
situation dΘcide souvent de toute la fortune qu'on doit avoir.
Et qui nous assure, dit la Marquise, que nous demeurerons toujours o∙ nous
sommes ? Je commence α craindre que nous ne fassions la folie de nous
approcher d'une planΦte aussi entreprenante que Jupiter, ou qu'il ne vienne
vers nous pour nous absorber; car il me paraεt que dans ce grand mouvement,
o∙ vous dites qu'est la matiΦre cΘleste, elle devrait agiter les planΦtes
irrΘguliΦrement, tant⌠t les approcher, tant⌠t les Θloigner les unes des autres.
Nous pourrions aussit⌠t y gagner qu'y perdre, rΘpondis-je. Peut Ωtre irions-
nous soumettre α notre domination Mercure ou Mars, qui sont de plus petites
planΦtes, et qui ne nous pourraient rΘsister. Mais nous n'avons rien α espΘrer ni
α craindre, les planΦtes se tiennent o∙ elles sont, les nouvelles conquΩtes leur
sont dΘfendues, comme elles l'Θtaient autrefois aux rois de la Chine. Vous savez
bien que, quand on met de l'huile avec de l'eau, l'huile surnage. Qu'on mette
sur ces deux liqueurs un corps extrΩmement lΘger, l'huile le soutiendra, et il
n'ira pas jusqu'α l'eau. Qu'on y mette un autre corps plus pesant, et qui soit
justement d'une certaine pesanteur, il passera au travers de l'huile, qui sera
trop faible pour l'arrΩter, et tombera jusqu'α ce qu'il rencontre l'eau qui aura la
force de le sou tenir. Ainsi dans cette liqueur, composΘe de deux liqueurs qui
ne se mΩlent point, deux corps inΘgalement pesants se mettent naturellement α
deux places diffΘrentes, et jamais l'un ne montera, ni l'autre ne descendra.
Qu'on mette encore d'autres liqueurs qui se tiennent sΘparΘes, et qu'on y
plonge d'autres corps, il arrivera la mΩme chose. ReprΘsentez-vous que la
matiΦre cΘleste, qui remplit ce grand tourbillon, a diffΘrentes couches qui
s'enveloppent les unes les autres, et dont les pesanteurs sont diffΘrentes,
comme celles de l'huile et de l'eau, et des autres liqueurs. Les planΦtes ont aussi
diffΘrentes pesanteurs, chacune d'elles par consΘquent s'arrΩte dans la couche
qui a prΘcisΘment la force nΘcessaire pour la soutenir, et qui lui fait Θquilibre, et
vous voyez bien qu'il n'est pas possible qu'elle en sorte jamais.
Je conτois, dit la Marquise, que ces pesanteurs-lα rΦglent fort bien les rangs.
Pl√t α Dieu qu'il y e√t quelque chose de pareil qui les rΘglΓt parmi nous, et qui
fixΓt les gens dans les places qui leur sont naturellement convenables ! Me voilα
fort en repos du c⌠tΘ de Jupiter. Je suis bien aise qu'il nous laisse dans notre
petit tourbillon avec notre Lune unique. Je suis d'humeur α me borner
aisΘment, et je ne lui envie point les quatre qu'il a.
Vous auriez tort de les lui envier, repris-je, il n'en a point plus qu'il ne lui en
faut. Il est cinq fois plus ΘloignΘ du Soleil que nous, c'est-α-dire qu'il en est α
cent soixante cinq millions de lieues, et par consΘquent ses lunes ne reτoivent,
et ne lui renvoient, qu'une lumiΦre assez faible. Le nombre supplΘe au peu
d'effet de chacune. Sans cela, comme Jupiter tourne sur lui-mΩme en dix
heures, et que ses nuits, qui n'en durent que cinq, sont fort courtes, quatre lunes
ne paraεtraient pas si nΘcessaires. Celle qui est la plus proche de Jupiter fait son
cercle autour de lui en quarante-deux heures, la seconde en trois jours et demi,
la troisiΦme en sept, la quatriΦme en dix-sept et, par l'inΘgalitΘ mΩme de leurs
cours, elles s'accordent α lui donner les plus jolis spectacles du monde. Tant⌠t
elles se lΦvent toutes quatre ensemble, et puis se sΘparent presque dans le
moment; tant⌠t elles sont toutes α leur midi rangΘes l'une au-dessus de l'autre;
tant⌠t on les voit toutes quatre dans le ciel α des distances Θgales; tant⌠t, quand
deux se lΦvent, deux autres se couchent; surtout, j'aimerais α voir ce jeu
perpΘtuel d'Θclipses qu'elles font; car il ne se passe point de jour qu'elles ne
s'Θclipsent les unes les autres, ou qu'elles n'Θclipsent le Soleil; et assurΘment, les
Θclipses s'Θtant rendues si familiΦres en ce monde-lα, elles y sont un sujet de
divertissement, et non pas de frayeur, comme en celui-ci.
Et vous ne manquerez pas, dit la Marquise, α faire habiter ces quatre lunes,
quoique ce ne soient que de petites planΦtes subalternes, destinΘes seulement α
en Θclairer une autre pendant ses nuits ? N'en doutez nullement, rΘpondis-je.
Ces planΦtes n'en sont pas moins dignes d'Ωtre habitΘes, pour avoir le malheur
d'Ωtre asservies α tourner autour d'une autre plus importante.
Je voudrais donc, reprit-elle, que les habitants des quatre lunes de Jupiter
fussent comme des colonies de Jupiter; qu'elles eussent reτu de lui, s'il Θtait
possible, leurs lois et leurs coutumes; que, par consΘquent, elles lui rendissent
quelque sorte d'hommage, et ne regardassent la grande planΦte qu'avec respect.
Ne faudrait-il point aussi, lui dis-je, que les autre lunes envoyassent de temps
en temps des dΘputΘs dans Jupiter, pour lui prΩter serment de fidΘlitΘ ? Pour
moi, je vous avoue que le peu de supΘrioritΘ que nous avons sur les gens de
notre Lune me fait douter que Jupiter en ait beaucoup sur les habitants des
siennes, et je crois que l'avantage auquel il puisse le plus raisonnablement
prΘtendre, c'est de leur faire peur. Par exemple, dans celle qui est la plus proche
de lui, ils le voient seize cent fois plus grand que notre Lune ne nous paraεt,
quelle monstrueuse planΦte suspendue sur leurs tΩtes ! En vΘritΘ, si les Gaulois
craignaient anciennement que le ciel ne tombΓt sur eux, et ne les ΘcrasΓt, les
habitants de cette Lune auraient bien plus de sujet de craindre une chute de
Jupiter. C'est peut-Ωtre lα aussi la frayeur qu'ils ont, dit-elle, au lieu de celle des
Θclipses, dont vous m'avez assurΘe qu'ils sont exempts, et qu'il faut bien
remplacer par quelque autre sottise. Il le faut de nΘcessitΘ absolue, rΘpondis-je.
L'inventeur du troisiΦme systΦme dont je vous parlais l'autre jour, le cΘlΦbre
Tycho BrahΘ, un des plus grands astronomes qui furent jamais, n'avait garde de
craindre les Θclipses, comme le vulgaire les craint, il passait sa vie avec elles.
Mais croiriez-vous bien ce qu'il craignait en leur place ? Si en sortant de son
logis la premiΦre personne qu'il rencontrait Θtait une vieille, si un liΦvre
traversait son chemin, Tycho BrahΘ croyait que la journΘe devait Ωtre
malheureuse, et retournait prompte ment se renfermer chez lui, sans oser
commencer la moindre chose.
Il ne serait pas juste, reprit-elle, aprΦs que cet homme lα n'a pu se dΘlivrer
impunΘment de la crainte des Θclipses, que les habitants de cette Lune de
Jupiter, dont nous parlions, en fussent quittes α meilleur marchΘ. Nous ne leur
ferons pas de quartier, ils subiront la loi commune; et s'ils sont exempts d'une
erreur, ils donneront dans quelque autre; mais comme je ne me pique pas de la
pouvoir deviner, Θclaircissez-moi, je vous prie, une autre difficultΘ qui
m'occupe depuis quelques moments. Si la Terre est si petite α l'Θgard de Jupiter,
Jupiter nous voit-il ? Je crains que nous ne lui soyons inconnus.
De bonne foi, je crois que cela est ainsi, rΘpondis-je. Il faudrait qu'il vεt la Terre
cent fois plus petite que nous ne le voyons. C'est trop peu, il ne la voit point.
Voici seule ment ce que nous pouvons croire de meilleur pour nous. Il y aura
dans Jupiter des astronomes qui, aprΦs avoir bien pris de la peine α composer
des lunettes excellentes, aprΦs avoir choisi les plus belles nuits pour observer,
auront enfin dΘcouvert dans les cieux une trΦs petite planΦte qu'ils n'avaient
jamais vue. D'abord le Journal des Savants de ce pays-lα en parle; le peuple de
Jupiter, ou n'en entend point parler, ou n'en fait que rire; les philosophes, dont
cela dΘtruit les opinions, forment le dessein de n'en rien croire; il n'y a que les
gens trΦs raisonnables qui en veulent bien douter. On observe encore, on revoit
la petite planΦte; on s'assure bien que ce n'est point une vision; on commence
mΩme α soupτonner qu'elle a un mouvement autour du Soleil; on trouve, au
bout de mille observations, que ce mouvement est d'une annΘe; et enfin, grΓce α
toutes les peines que se donnent les savants, on sait dans Jupiter que notre
Terre est au monde. Les curieux vont la voir au bout d'une lunette, et la vue α
peine peut-elle encore l'attraper.
Si ce n'Θtait, dit la Marquise, qu'il n'est point trop agrΘable de savoir qu'on ne
nous peut dΘcouvrir de dedans Jupiter qu'avec des lunettes d'approche, je me
reprΘsenterais avec plaisir ces lunettes de Jupiter dressΘes vers nous, comme les
n⌠tres le sont vers lui, et cette curiositΘ mutuelle avec laquelle les planΦtes
s'entre-considΦrent et demandent l'une de l'autre : _Quel monde est-ce lα ?
Quelles gens l'habitent ?_
Cela ne va pas si vite que vous pensez, rΘpliquai-je. Quand on verrait notre
Terre de dedans Jupiter, quand on l'y connaεtrait, notre Terre ce n'est pas nous;
on n'a pas le moindre soupτon qu'elle puisse Ωtre habitΘe. Si quelqu'un vient α
se l'imaginer, Dieu sait comme tout Jupiter se moque de lui. Peut-Ωtre mΩme
sommes-nous cause qu'on y a fait le procΦs α des philosophes qui ont voulu
soutenir que nous Θtions. Cependant je croirais plus volontiers que les
habitants de Jupiter sont assez occupΘs α faire des dΘcouvertes sur leur planΦte,
pour ne songer point du tout α nous. Elle est si grande que s'ils naviguent,
assurΘment leurs Christophe Colomb ne sauraient manquer d'emploi. Il faut
que les peuples de ce monde-lα ne connaissent pas seulement de rΘputation la
centiΦme partie des autres peuples; au lieu que dans Mercure, qui est fort petit,
ils sont tous voisins les uns des autres; ils vivent familiΦre ment ensemble, et ne
comptent que pour une promenade de faire le tour de leur monde. Si on ne
nous voit point dans Jupiter, vous jugez bien qu'on y voit encore moins VΘnus,
qui est plus ΘloignΘe de lui, et encore moins Mercure qui est et plus petit et plus
ΘloignΘ. En rΘcompense ses habitants voient leurs quatre lunes, et Saturne avec
les siennes, et Mars. Voilα assez de planΦtes pour embarrasser ceux d'entre eux
qui sont astronomes; la nature a eu la bontΘ de leur cacher ce qui en reste dans
l'univers.
Quoi, dit la Marquise, vous comptez cela pour une grΓce ? Sans doute,
rΘpondis-je. Il y a dans tout ce grand tourbillon seize planΦtes. La nature, qui
veut nous Θpargner la peine d'Θtudier tous leurs mouvements, ne nous en
montre que sept, n'est-ce pas lα une assez grande faveur ? Mais nous, qui n'en
sentons pas le prix, nous faisons si bien que nous attrapons les neuf autres qui
avaient ΘtΘ cachΘes; aussi en sommes-nous punis par les grands travaux que
l'astronomie demande prΘsentement.
Je vois, reprit-elle, par ce nombre de seize planΦtes qu'il faut que Saturne ait
cinq lunes. Il les a aussi, rΘpliquai-je, et avec d'autant plus de justice que,
comme il tourne en trente ans autour du Soleil, il a des pays o∙ la nuit dure
quinze ans, par la mΩme raison que sur la Terre qui tourne en un an, il y a des
nuits de six mois sous les p⌠les. Mais Saturne Θtant deux fois plus ΘloignΘ du
Soleil que Jupiter, et par consΘquent dix fois plus que nous, ses cinq lunes, si
faiblement ΘclairΘes, lui donneraient-elles assez de lumiΦre pendant ses nuits ?
Non, il a encore une ressource singuliΦre et unique dans tout l'univers connu.
C'est un grand cercle - et un grand anneau assez large qui l'environne -, et qui
Θtant assez ΘlevΘ pour Ωtre presque entiΦrement hors de l'ombre du corps de
cette planΦte, rΘflΘchit la lumiΦre du Soleil dans des lieux qui ne la voient point,
et la rΘflΘchit de plus prΦs, et avec plus de force que toutes les cinq lunes, parce
qu'il est moins ΘlevΘ que la plus basse.
En vΘritΘ, dit la Marquise, de l'air d'une personne qui rentrait en elle-mΩme
avec Θtonnement, tout cela est d'un grand ordre; il paraεt bien que la nature a
eu en vue les besoins de quelques Ωtres vivants, et que la distribution des lunes
n'a pas ΘtΘ faite au hasard. Il n'en est tombΘ en partage qu'aux planΦtes
ΘloignΘes du Soleil, α la Terre, Jupiter, α Saturne; car ce n'Θtait pas la peine d'en
donner α VΘnus et α Mercure, qui ne reτoivent que trop de lumiΦre, dont les
nuits sont fort courtes, et qui les comptent apparemment pour de plus grands
bienfaits de la nature que leurs jours mΩmes. Mais attendez, il me semble que
Mars qui est encore plus ΘloignΘ du Soleil que la Terre, n'a point de Lune. On
ne peut pas vous le dissimuler, rΘpondis-je. Il n'en a point, et il faut qu'il ait
pour ses nuits des ressources que nous ne savons pas. Vous avez vu des
phosphores, de ces matiΦres liquides ou sΦches, qui, en recevant la lumiΦre du
Soleil, s'en imbibent et s'en pΘnΦtrent, et ensuite jettent un assez grand Θclat
dans l'obscuritΘ. Peut-Ωtre Mars a-t-il de grands rochers fort ΘlevΘs, qui sont des
phosphores naturels, et qui prennent pendant le jour une provision de lumiΦre
qu'ils rendent pendant la nuit. Vous ne sauriez nier que ce ne f√t un spectacle
assez agrΘable de voir tous ces rochers s'allumer de toutes parts dΦs que le
Soleil serait couchΘ, et faire sans aucun art des illuminations magnifiques, qui
ne pourraient incommoder par leur chaleur. Vous savez encore qu'il y a en
AmΘrique des oiseaux qui sont si lumineux dans les tΘnΦbres qu'on s'en peut
servir pour lire. Que savons-nous si Mars n'a point un grand nombre de ces
oiseaux qui, dΦs que la nuit est venue, se dispersent de tous c⌠tΘs, et vont
rΘpandre un nouveau Jour ?
Je ne me contente, reprit-elle, ni de vos rochers, ni de vos oiseaux. Cela ne
laisserait pas d'Ωtre joli; mais, puisque la nature a donnΘ tant de lunes α Saturne
et α Jupiter, c'est une marque qu'il faut des lunes. J'eusse ΘtΘ bien aise que tous
les mondes ΘloignΘs du Soleil en eussent eu, si Mars ne nous fut point venu
faire une exception dΘsagrΘable. Ah ! vraiment, rΘpliquai-je, si vous vous
mΩliez de philosophie plus que vous ne faites, il faudrait bien que vous vous
accoutumassiez α voir des exceptions dans les meilleurs systΦmes. Il y a
toujours quelque chose qui y convient le plus juste du monde, et puis quelque
chose aussi qu'on y fait convenir comme on peut, ou qu'on laisse lα, si on
dΘsespΦre d'en pouvoir venir α bout. Usons-en de mΩme pour Mars, puisqu'il
ne nous est point favorable, et ne parlons point de lui. Nous serions bien
ΘtonnΘs, si nous Θtions dans Saturne, de voir sur nos tΩtes pendant la nuit ce
grand anneau qui irait en forme de demi-cercle d'un bout α l'autre de l'horizon,
et qui, nous renvoyant la lumiΦre du soleil, ferait l'effet d'une lune continue. Et
ne mettrons-nous point d'habitants dans ce grand anneau ? interrompit-elle en
riant. Quoi que je sois d'humeur, rΘpondis-je, α en envoyer partout assez
hardiment, je vous avoue que je n'oserais en mettre lα, cet anneau me paraεt
une habitation trop irrΘguliΦre. Pour les cinq petites lunes, on ne peut pas se
dispenser de les peupler. Si cependant l'anneau n'Θtait, comme quelques-uns le
soupτonnent, qu'un cercle de lunes qui se suivissent de fort prΦs et eussent un
mouvement Θgal, et que les cinq petites lunes fussent cinq ΘchappΘes de ce
grand cercle, que de mondes dans le tourbillon de Saturne ! Quoi qu'il en soit,
les gens de Saturne sont assez misΘrables, mΩme avec le secours de l'anneau. Il
leur donne la lumiΦre, mais quelle lumiΦre dans l'Θloignement o∙ il est du Soleil
! Le Soleil mΩme, qu'ils voient cent fois plus petit que nous ne le voyons, n'est
pour eux qu'une petite Θtoile blanche et pΓle, qui n'a qu'un Θclat et une chaleur
bien faibles, et si vous les mettiez dans nos pays les plus froids, dans le
Groenland, ou dans la Laponie, vous les verriez suer α grosses gouttes et
expirer de chaud. S'ils avaient de l'eau, ce ne serait point de l'eau pour eux,
mais une pierre polie, un marbre; et l'esprit de vin, qui ne gΦle jamais ici, serait
dur comme nos diamants.
Vous me donnez une idΘe de Saturne qui me glace, dit la Marquise, au lieu que
tant⌠t vous m'Θchauffiez en me parlant de Mercure. Il faut bien, rΘpliquai-je,
que les deux mondes qui sont aux extrΘmitΘs de ce grand tourbillon, soient
opposΘs en toutes choses.
Ainsi, reprit-elle, on est bien sage dans Saturne, car vous m'avez dit que tout le
monde Θtait fou dans Mercure. Si on n'est pas bien sage dans Saturne, repris-je,
du moins, selon toutes les apparences, on y est bien flegmatique. Ce sont gens
qui ne savent ce que c'est que de rire, qui prennent toujours un jour pour
rΘpondre α la moindre question qu'on leur fait, et qui eussent trouvΘ Caton
d'Utique trop badin et trop folΓtre.
Il me vient une pensΘe, dit-elle. Tous les habitants de Mercure sont vifs, tous
ceux de Saturne sont lents. Parmi nous les uns sont vifs, les autres lents; cela ne
viendrait-il point de ce que notre Terre Θtant justement au milieu des autres
mondes, nous participons des extrΘmitΘs ? Il n'y a point pour les hommes de
caractΦre fixe et dΘterminΘ; les uns sont faits comme les habitants de Mercure,
les autres comme ceux de Saturne, et nous sommes un mΘlange de toutes les
espΦces qui se trouvent dans les autres planΦtes. J'aime assez cette idΘe, repris-
je; nous formons un assemblage si bizarre, qu'on pourrait croire que nous
serions ramassΘs de plusieurs mondes diffΘrents ? A ce compte, il est assez
commode d'Ωtre ici, on y voit tous les autres mondes en abrΘgΘ. Du moins,
reprit la Marquise, une commoditΘ fort rΘelle qu'a notre monde par sa
situation, c'est qu'il n'est ni si chaud que celui de Mercure ou de VΘnus, ni si
froid que celui de Jupiter ou de Saturne. De plus, nous sommes justement dans
un endroit de la Terre o∙ nous ne sentons l'excΦs ni du chaud ni du froid. En
vΘritΘ si un certain philosophe rendait grΓce α la nature d'Ωtre homme et non
pas bΩte, Grec et non pas Barbare, moi je veux lui rendre grΓce d'Ωtre sur la
planΦte la plus tempΘrΘe de l'univers, et dans un des lieux les plus tempΘrΘs de
cette planΦte. Si vous m'en croyez, Madame, rΘpondis-je, vous lui rendrez grΓce
d'Ωtre jeune et non pas vieille; jeune et belle, et non pas jeune et laide; jeune et
belle Franτaise, et non pas jeune et belle Italienne. Voilα bien d'autres sujets de
reconnaissance que ceux que vous tirez de la situation de votre tour billon, ou
de la tempΘrature de votre pays.
Mon Dieu ! rΘpliqua-t-elle, laissez-moi avoir de la reconnaissance sur tout,
jusque sur le tourbillon o∙ je suis placΘe. La mesure de bonheur qui nous a ΘtΘ
donnΘe est assez petite, il n'en faut rien perdre, et il est bon d'avoir pour les
choses les plus communes et les moins considΘrables un go√t qui les mette α
profit. Si on ne voulait que des plaisirs vifs, on en aurait peu, on les attendrait
long-temps, et on les paierait bien. Vous me promettez donc, rΘpliquai-je, que
si on vous proposait de ces plaisirs vifs, vous vous souviendriez des tourbillons
et de moi, et que vous ne nous nΘgligeriez pas tout α fait ? Oui, rΘpondit elle,
mais faites que la philosophie me fournisse toujours des plaisirs nouveaux. Du
moins pour demain, rΘpondis-je, j'espΦre qu'ils ne vous manqueront pas. J'ai
des Θtoiles fixes, qui passent tout ce que vous avez vu jusqu'ici.
CINQUIEME SOIR
Que les Θtoiles fixes sont autant de Soleils, dont chacun Θclaire un monde.
La Marquise sentit une vraie impatience de savoir ce que les Θtoiles fixes
deviendraient. Seront-elles habitΘes comme les planΦtes ? me dit-elle. Ne le
seront-elles pas ? Enfin qu'en ferons-nous ? Vous le devineriez peut-Ωtre, si
vous en aviez bien envie, rΘpondis-je. Les Θtoiles fixes ne sauraient Ωtre moins
ΘloignΘes de la Terre que de vingt sept mille six cent soixante fois la distance
d'ici au Soleil, qui est de trente-trois millions de lieues et, si vous fΓchiez un
astronome, il les mettrait encore plus loin. La distance du Soleil α Saturne, qui
est la planΦte la plus ΘloignΘe, n'est que trois cent trente millions de lieues; ce
n'est rien par rapport α la distance du Soleil ou la Terre aux Θtoiles fixes, et on
ne prend pas la peine de la compter. Leur lumiΦre, comme vous voyez, est
assez vive et assez Θclatante. Si elles la recevaient du Soleil, il faudrait qu'elles
la reτussent dΘjα bien faible aprΦs un si Θpouvantable trajet; il faudrait que, par
une rΘflexion qui l'affaiblirait encore beaucoup, elles nous la renvoyassent α
cette mΩme distance. Il serait impossible qu'une lumiΦre, qui aurait essuyΘ une
rΘflexion et fait deux fois un semblable chemin, e√t cette force et cette vivacitΘ
qu'a celle des Θtoiles fixes. Les voilα donc lumineuses par elles-mΩmes, et
toutes, en un mot, autant de Soleils.
Ne me trompai-je point, s'Θcria la Marquise, ou si je vois o∙ vous me voulez
mener ? M'allez-vous dire: _Les Θtoiles fixes sont autant de Soleils, notre Soleil
est le centre d'un tourbillon qui tourne autour de lui; pourquoi chaque Θtoile
fixe ne sera-t-elle pas aussi le centre d'un tourbillon qui aura un mouvement
autour d'elle ? Notre Soleil a des planΦtes qu'il Θclaire, pourquoi chaque Θtoile
fixe n'en aura-t-elle pas aussi qu'elle Θclairera ?_ Je n'ai α vous rΘpondre, lui dis-
je, que ce que rΘpondit PhΦdre α ænone: C'est toi qui l'as nommΘ_.
Mais, reprit-elle, voilα l'univers si grand que je m'y perds, je ne sais plus o∙ je
suis, je ne suis plus rien. Quoi, tout sera divisΘ en tourbillons jetΘs confusΘment
les uns parmi les autres ? Chaque Θtoile sera le centre d'un tourbillon, peut-Ωtre
aussi grand que celui o∙ nous sommes ? Tout cet espace immense qui
comprend notre Soleil et nos planΦtes, ne sera qu'une petite parcelle de
l'univers ? Autant d'espaces pareils que d'Θtoiles fixes ? Cela me confond, me
trouble, m'Θpouvante. Et moi, rΘpondis-je, cela me met α mon aise. Quand le
ciel n'Θtait que cette vo√te bleue, o∙ les Θtoiles Θtaient clouΘes, l'univers me
paraissait petit et Θtroit, je m'y sentais comme oppressΘ; prΘsentement qu'on a
donnΘ infiniment plus d'Θtendue et de profondeur α cette vo√te en la
partageant en mille et mille tourbillons, il me semble que je respire avec plus de
libertΘ, et que je suis dans un plus grand air, et assurΘment l'univers a toute une
autre magnificence. La nature n'a rien ΘpargnΘ en le produisant, elle a fait une
profusion de richesses tout α fait digne d'elle. Rien n'est si beau α se reprΘsenter
que ce nombre prodigieux de tourbillons, dont le milieu est occupΘ par un
Soleil qui fait tourner des planΦtes autour de lui. Les habitants d'une planΦte
d'un de ces tourbillons infinis voient de tous c⌠tΘs les Soleils des tourbillons
dont ils sont environnΘs, mais ils n'ont garde d'en voir les planΦtes qui, n'ayant
qu'une lumiΦre faible, empruntΘe de leur Soleil, ne la poussent point au-delα de
leur monde.
Vous m'offrez, dit-elle, une espΦce de perspective si longue, que la vue n'en
peut attraper le bout. Je vois clairement les habitants de la Terre, ensuite vous
me faites voir ceux de la Lune et des autres planΦtes de notre tourbillon, assez
clairement α la vΘritΘ, mais moins que ceux de la Terre; aprΦs eux viennent les
habitants des planΦtes des autres tourbillons. Je vous avoue qu'ils sont tout α
fait dans l'enfoncement, et que, quelque effort que je fasse pour les voir, je ne
les aperτois presque point. Et, en effet, ne sont-ils pas presque anΘantis par
l'expression mΩme dont vous Ωtes obligΘ de vous servir en parlant d'eux ? Il
faut que vous les appeliez les habitants d'une des planΦtes de l'un de ces
tourbillons dont le nombre est infini. Nous mΩmes, α qui la mΩme expression
convient, avouez que vous ne sauriez presque plus nous dΘmΩler au milieu de
tant de mondes. Pour moi, je commence α voir la Terre si effroyablement petite,
que je ne crois pas avoir dΘsormais d'empressement pour aucune chose.
AssurΘment, si on a tant d'ardeur de s'agrandir, si on fait desseins sur desseins,
si on se donne tant de peine, c'est que l'on ne connaεt pas les tourbillons. Je
prΘtends bien que ma paresse profite de mes nouvelles lumiΦres, et quand on
me reprochera mon indolence, je rΘpondrai: _Ah ! si vous saviez ce que c'est
que les Θtoiles fixes !_ Il faut qu'Alexandre ne l'ait pas su, rΘpliquai-je, car un
certain auteur qui tient que la Lune est habitΘe, dit fort sΘrieusement qu'il
n'Θtait pas possible qu'Aristote ne f√t dans une opinion si raisonnable
(comment une vΘritΘ e√t-elle ΘchappΘ α Aristote ?), mais qu'il n'en voulut
jamais rien dire, de peur de fΓcher Alexandre, qui e√t ΘtΘ au dΘsespoir de voir
un monde qu'il n'e√t pas pu conquΘrir. A plus forte raison lui e√t-on fait
mystΦre des tourbillons des Θtoiles fixes, quand on les e√t connus en ce temps-
lα; c'e√t ΘtΘ faire trop mal sa cour que de lui en parler. Pour moi qui les connais,
je suis bien fΓchΘ de ne pouvoir tirer d'utilitΘ de la connaissance que j'en ai. Ils
ne guΘrissent tout au plus, selon votre raisonnement, que de l'ambition et de
l'inquiΘtude, et je n'ai point ces maladies lα. Un peu de faiblesse pour ce qui est
beau, voilα mon mal, et je ne crois pas que les tourbillons y puissent rien. Les
autres mondes vous rendent celui-ci petit, mais ils ne vous gΓtent point de
beaux yeux, ou une belle bouche, cela vaut toujours son prix en dΘpit de tous
les mondes possibles.
C'est une Θtrange chose que l'amour, rΘpondit-elle, en riant; il se sauve de tout,
et il n'y a point de systΦme qui lui puisse faire de mal. Mais aussi parlez-moi
franchement, votre systΦme est-il bien vrai ? Ne me dΘguisez rien, je vous
garderai le secret. Il me semble qu'il n'est appuyΘ que sur une petite
convenance bien lΘgΦre. Une Θtoile fixe est lumineuse d'elle-mΩme comme le
Soleil, par consΘquent il faut qu'elle soit comme le Soleil le centre et l'Γme d'un
monde, et qu'elle ait ses planΦtes qui tournent autour d'elle. Cela est-il d'une
nΘcessitΘ bien absolue ? Ecoutez, Madame, rΘpondis-je, puisque nous sommes
en humeur de mΩler toujours des folies de galanterie α nos discours les plus
sΘrieux, les raisonnements de mathΘmatique sont faits comme l'amour. Vous ne
sauriez accorder si peu de chose α un amant que bient⌠t aprΦs il ne faille lui en
accorder davantage, et α la fin cela va loin. De mΩme accordez α un
mathΘmaticien le moindre principe, il va vous en tirer une consΘquence, qu'il
faudra que vous lui accordiez aussi, et de cette consΘquence encore une autre;
et, malgrΘ vous-mΩme, il vous mΦne si loin, qu'α peine le pouvez vous croire.
Ces deux sortes de gens-lα prennent toujours plus qu'on ne leur donne. Vous
convenez que, quand deux choses sont semblables en tout ce qui me paraεt, je
les puis croire aussi semblables en ce qui ne me paraεt point, s'il n'y a rien
d'ailleurs qui m'en empΩche. De lα j'ai tirΘ que la Lune Θtait habitΘe, parce
qu'elle ressemble α la Terre, les autres planΦtes parce qu'elles ressemblent α la
Lune. Je trouve que les Θtoiles fixes ressemblent α notre Soleil, je leur attribue
tout ce qu'il a. Vous Ωtes engagΘe trop avant pour pouvoir reculer, il faut
franchir le pas de bonne grΓce. Mais, dit-elle, sur le pied de cette ressemblance
que vous mettez entre les Θtoiles fixes et notre soleil, il faut que les gens d'un
autre grand tourbillon ne le voient que comme une petite Θtoile fixe, qui se
montre α eux seule ment pendant leurs nuits.
Cela est hors de doute, rΘpondis-je. Notre Soleil est si proche de nous en
comparaison des Soleils des autres tour billons, que sa lumiΦre doit avoir
infiniment plus de force sur nos yeux que la leur. Nous ne voyons donc que lui
quand nous le voyons, et il efface tout; mais dans un autre grand tourbillon,
c'est un autre Soleil qui y domine, et il efface α son tour le n⌠tre, qui n'y paraεt
que pendant les nuits avec le reste des autres Soleils Θtrangers, c'est-α-dire des
Θtoiles fixes. On l'attache avec elles α cette grande vo√te du ciel, et il y fait
partie de quelque Ourse, ou de quelque Taureau. Pour les planΦtes qui
tournent autour de lui, notre Terre, par exemple, comme on ne les voit point de
si loin, on n'y songe seulement pas. Ainsi tous les Soleils sont Soleils de jour
pour le tourbillon o∙ ils sont placΘs, et Soleils de nuit pour tous les autres
tourbillons. Dans leur monde ils sont uniques en leur espΦce, partout ailleurs
ils ne servent qu'α faire nombre. Ne faut-il pas pourtant, reprit-elle, que les
mondes, malgrΘ cette ΘgalitΘ, diffΦrent en mille choses, car un fond de
ressemblance ne laisse de porter des diffΘrences infinies ?
AssurΘment, repris-je; mais la difficultΘ est de deviner. Que sais-je ? Un
tourbillon a plus de planΦtes qui tournent autour de son Soleil, un autre en a
moins. Dans l'un il y a des planΦtes subalternes, qui tournent autour de
planΦtes plus grandes; dans l'autre il n'y en a point. Ici elles sont toutes
ramassΘes autour de leur Soleil, et font comme un petit peloton, au-delα duquel
s'Θtend un grand espace vide, qui va jusqu'aux tourbillons voisins; ailleurs elles
prennent leur cours vers les extrΘmitΘs du tourbillon, et laissent le milieu vide.
Je ne doute pas mΩme qu'il ne puisse y avoir quelques tourbillons dΘserts et
sans planΦtes; d'autres dont le Soleil, n'Θtant pas au centre, ait un vΘritable
mouvement, et emporte ses planΦtes avec soi; d'autres dont les planΦtes
s'ΘlΦvent ou s'abaissent α l'Θgard de leur Soleil par le changement de l'Θquilibre
qui les tient suspendues. Enfin que voudriez-vous ? En voilα bien assez pour
un homme qui n'est jamais sorti de son tourbillon.
Ce n'en est guΦre, rΘpondit-elle, pour la quantitΘ des mondes. Ce que vous
dites ne suffit que pour cinq ou six, et j'en vois d'ici des milliers.
Que serait-ce donc, repris-je, si je vous disais qu'il y a bien d'autres Θtoiles fixes
que celles que vous voyez, qu'avec des lunettes on en dΘcouvre un nombre
infini qui ne se montrent point aux yeux, et que dans une seule constellation o∙
l'on en comptait peut-Ωtre douze ou quinze, il s'en trouve autant que l'on en
voyait auparavant dans le ciel ?
Je vous demande grΓce, s'Θcria-t-elle, je me rends; vous m'accablez de mondes
et de tourbillons. Je sais bien, ajoutai-je, ce que je vous garde. Vous voyez cette
blancheur qu'on appelle la Voie de lait. Vous figureriez-vous bien ce que c'est ?
Une infinitΘ de petites Θtoiles invisibles aux yeux α cause de leur petitesse, et
semΘes si prΦs les unes des autres qu'elles paraissent former une lueur
continue. Je voudrais que vous vissiez avec des lunettes cette fourmiliΦre
d'astres, et cette graine de mondes. Ils ressemblent en quelque sorte aux εles
Maldives, α ces douze mille petites εles ou bancs de sable, sΘparΘs seulement
par des canaux de mer, que l'on sauterait presque comme des fossΘs. Ainsi, les
petits tourbillons de la Voie de lait sont si serrΘs qu'il me semble que d'un
monde α l'autre on pourrait se parler, ou mΩme se donner la main. Du moins je
crois que les oiseaux d'un monde passent aisΘment dans un autre, et que l'on y
peut dresser des pigeons α porter des lettres, comme ils en portent ici dans le
levant d'une ville α une autre. Ces petits mondes sortent apparemment de la
rΦgle gΘnΘrale, par laquelle un Soleil dans son tourbillon efface dΦs qu'il paraεt
tous les Soleils Θtrangers. Si vous Ωtes dans un des petits tour billons de la Voie
de lait, votre Soleil n'est presque pas plus proche de vous, et n'a pas
sensiblement plus de force sur vos yeux, que cent mille autres Soleils des petits
tour billons voisins. Vous voyez donc votre ciel briller d'un nombre infini de
feux, qui sont fort proches les uns des autres, et peu ΘloignΘs de vous. Lorsque
vous perdez de vue votre Soleil particulier, il vous en reste encore assez, et
votre nuit n'est pas moins ΘclairΘe que le jour, du moins la diffΘrence ne peut
pas Ωtre sensible; et pour parler plus juste, vous n'avez jamais de nuit. Ils
seraient bien ΘtonnΘs, les gens de ces mondes-lα, accoutumΘs comme ils sont α
une clartΘ perpΘtuelle, si on leur disait qu'il y a des mal heureux qui ont de
vΘritables nuits, qui tombent dans des tΘnΦbres profondes, et qui, quand ils
jouissent de la lumiΦre, ne voient mΩme qu'un seul Soleil. Ils nous
regarderaient comme des Ωtres disgraciΘs de la nature, et notre condition les
ferait frΘmir d'horreur.
Je ne vous demande pas, dit la Marquise, s'il y a des Lunes dans les mondes de
la Voie de lait; je vois bien qu'elles n'y seraient de nul usage aux planΦtes
principales qui n'ont point de nuit, et qui d'ailleurs marchent dans des espaces
trop Θtroits pour s'embarrasser de cet attirail de planΦtes subalternes. Mais
savez-vous bien qu'α force de me multiplier les mondes si libΘralement, vous
me faites naεtre une vΘritable difficultΘ ? Les tourbillons dont nous voyons les
Soleils touchent le tourbillon o∙ nous sommes. Les tourbillons sont ronds,
n'est-il pas vrai ? Et comment tant de boules en peuvent-elles toucher une seule
? Je veux m'imaginer cela, et je sens bien que je ne le puis.
Il y a beaucoup d'esprit, rΘpondis-je, α avoir cette difficultΘ-lα, et mΩme α ne la
pouvoir rΘsoudre; car elle est trΦs bonne en soi, et de la maniΦre dont vous la
concevez, elle est sans rΘponse, et c'est avoir bien peu d'esprit que de trouver
des rΘponses α ce qui n'en a point. Si notre tour billon Θtait de la figure d'un dΘ,
il aurait six faces plates, et serait bien ΘloignΘ d'Ωtre rond; mais sur chacune de
ces faces, on y pourrait mettre un tourbillon de la mΩme figure.
Si au lieu de six faces plates, il en avait vingt, cinquante, mille, il y aurait
jusqu'α mille tourbillons qui pourraient poser sur lui, chacun sur une face, et
vous concevez bien que plus un corps a de faces plates qui le terminent au
dehors, plus il approche d'Ωtre rond, en sorte qu'un diamant taillΘ α facettes de
tous c⌠tΘs, si les facettes Θtaient fort petites, serait quasi aussi rond qu'une perle
de mΩme grandeur. Les tourbillons ne sont ronds que de cette maniΦre-lα. Ils
ont une infinitΘ de faces en dehors, dont chacune porte un autre tourbillon. Ces
faces sont fort inΘgales. Ici elles sont plus grandes, lα plus petites. Les plus
petites de notre tourbillon, par exemple, rΘpondent α la Voie de lait, et
soutiennent tous ces petits mondes. Que deux tourbillons, qui sont appuyΘs sur
deux faces voisines, laissent quelque vide entre eux par en bas, comme cela doit
arriver trΦs souvent, aussit⌠t la nature, qui mΘnage bien le terrain, vous remplit
ce vide par un petit tourbillon ou deux, peut-Ωtre par mille, qui n'incommodent
point les autres, et ne laissent pas d'Ωtre un, ou deux, ou mille mondes de plus.
Ainsi nous pouvons voir beaucoup plus de mondes que notre tourbillon n'a de
faces pour en porter. Je gagerais que, quoique ces petits mondes n'aient ΘtΘ faits
que pour Ωtre jetΘs dans des coins de l'univers qui fussent demeurΘs inutiles,
quoiqu'ils soient inconnus aux autres mondes qui les touchent, ils ne laissent
pas d'Ωtre fort contents d'eux-mΩmes. Ce sont ceux sans doute dont on ne
dΘcouvre les petits soleils qu'avec les lunettes d'approche, et qui sont en une
quantitΘ si prodigieuse. Enfin tous ces tourbillons s'ajustent les uns avec les
autres le mieux qu'il est possible; et comme il faut que chacun tourne autour de
son Soleil sans changer de place, chacun prend la maniΦre de tourner, qui est la
plus commode et la plus aisΘe dans la situation o∙ il est. Ils s'engrΦnent en
quelque faτon les uns dans les autres comme les roues d'une montre, et aident
mutuellement leurs mouvements. Il est pourtant vrai qu'ils agissent aussi les
uns contre les autres. Chaque monde, α ce qu'on dit, est comme un ballon qui
s'Θtendrait, si on le laissait faire, mais il est aussit⌠t repoussΘ par les mondes
voisins, et il rentre en lui-mΩme, aprΦs quoi il recommence α s'enfler, et ainsi de
suite; et quelques philosophes prΘtendent que les Θtoiles fixes ne nous envoient
cette lumiΦre tremblante, et ne paraissent briller α reprises, que parce que leurs
tourbillons poussent perpΘtuellement le n⌠tre, et en sont perpΘtuellement
repoussΘs.
J'aime fort toutes ces idΘes-lα, dit la Marquise. J'aime ces ballons qui s'enflent et
se dΘsenflent α chaque moment, et ces mondes qui se combattent toujours, et
sur tout j'aime α voir comment ce combat fait entre eux un commerce de
lumiΦre qui apparemment est le seul qu'ils puissent avoir.
Non, non, repris-je, ce n'est pas le seul. Les mondes voisins nous envoient
quelquefois visiter, et mΩme assez magnifiquement. Il nous en vient des
comΦtes, qui sont ornΘes, ou d'une chevelure Θclatante, ou d'une barbe
vΘnΘrable, ou d'une queue majestueuse.
Ah ! quels dΘputΘs ! dit-elle en riant. On se passerait bien de leur visite, elle ne
sert qu'α faire peur. Ils ne font peur qu'aux enfants, rΘpliquai-je, α cause de leur
Θquipage extraordinaire; mais les enfants sont en grand nombre. Les comΦtes
ne sont que des planΦtes qui appartiennent α un tourbillon voisin. Elles avaient
leur mouvement vers ses extrΘmitΘs; mais ce tourbillon Θtant peut-Ωtre
diffΘremment pressΘ par ceux qui l'environnent, est plus rond par en haut, et
plus plat par en-bas, et c'est par en-bas qu'il nous regarde. Ces planΦtes, qui
auront commencΘ vers le haut α se mouvoir en cercle, ne prΘvoyaient pas qu'en
bas le tourbillon leur manquerait, parce qu'il est lα comme ΘcrasΘ, et, pour
continuer leur mouvement circulaire, il faut nΘcessairement qu'elles entrent
dans un autre tourbillon, que je suppose qui est le n⌠tre, et qu'elles en coupent
les extrΘmitΘs. Aussi sont-elles toujours fort ΘlevΘes α notre Θgard, on peut
croire qu'elles marchent au dessus de Saturne. Il est nΘcessaire, vu la
prodigieuse distance des Θtoiles fixes, que, depuis Saturne jusqu'aux extrΘmitΘs
de notre tourbillon, il y ait un grand espace vide, et sans planΦtes. Nos ennemis
nous reprochent l'inutilitΘ de ce grand espace. Qu'ils ne s'inquiΦtent plus, nous
en avons trouvΘ l'usage, c'est l'appartement des planΦtes ΘtrangΦres qui entrent
dans notre monde.
J'entends, dit-elle. Nous ne leur permettons pas d'entrer jusque dans le coeur
de notre tourbillon, et de se mΩler avec nos planΦtes, nous les recevons comme
le Grand Seigneur reτoit les ambassadeurs qu'on lui envoie. Il ne leur fait pas
l'honneur de les loger α Constantinople, mais seulement dans un faubourg de
la ville. Nous avons encore cela de commun avec les Ottomans, repris-je, qu'ils
reτoivent des ambassadeurs sans en renvoyer, et que nous ne renvoyons point
de nos planΦtes aux mondes voisins.
A en juger par toutes ces choses, rΘpliqua-t-elle, nous sommes bien fiers.
Cependant je ne sais pas trop encore ce que j'en dois croire. Ces planΦtes
ΘtrangΦres ont un air bien menaτant avec leurs queues et leurs barbes, et peut
Ωtre on nous les envoie pour nous insulter; au lieu que les n⌠tres qui ne sont
pas faites de la mΩme maniΦre, ne seraient pas si propres α se faire craindre,
quand elles iraient dans les autres mondes.
Les queues et les barbes, rΘpondis-je, ne sont que de pures apparences. Les
planΦtes ΘtrangΦres ne diffΦrent en rien des n⌠tres; mais en entrant dans notre
tourbillon elles prennent la queue ou la barbe par une certaine sorte
d'illumination qu'elles reτoivent du Soleil, et qui entre nous n'a pas encore ΘtΘ
trop bien expliquΘe, mais toujours on est s√r qu'il ne s'agit que d'une espΦce
d'illumination; on la devinera quand on pourra. Je voudrais donc bien, reprit-
elle, que notre Saturne allΓt prendre une queue ou une barbe dans quelque
autre tourbillon, et y rΘpandre l'effroi, et qu'ensuite, ayant mis bas cet
accompagnement terrible, il revεnt se ranger ici avec les autres planΦtes α ses
fonctions ordinaires. Il vaut mieux pour lui, rΘpondis-je, qu'il ne sorte point de
notre tourbillon. Je vous ai dit le choc qui se fait α l'endroit o∙ deux tourbillons
se poussent, et se repoussent l'un l'autre, je crois que dans ce pas-lα une pauvre
planΦte est agitΘe assez rudement, et que ses habitants ne s'en portent pas
mieux. Nous croyons nous autres Ωtre bien malheureux quand il nous paraεt
une comΦte; c'est la comΦte elle-mΩme qui est bien malheureuse. Je ne le crois
point, dit la Marquise, elle nous apporte tous ses habitants en bonne santΘ. Rien
n'est si divertissant que de changer ainsi de tourbillon. Nous qui ne sortons
jamais du n⌠tre, nous menons une vie assez ennuyeuse. Si les habitants d'une
comΦte ont assez d'esprit pour prΘvoir le temps de leur passage dans notre
monde, ceux qui ont dΘjα fait le voyage annoncent aux autres par avance ce
qu'ils y verront. Vous dΘcouvrirez bient⌠t une planΦte qui a un grand anneau
autour d'elle, disent-ils peut-Ωtre en parlant de Saturne. Vous en verrez une
autre qui en a quatre petites qui la suivent. Peut-Ωtre mΩme y a-t-il des gens
destinΘs α observer le moment o∙ ils entrent dans notre monde, et qui crient
aussit⌠t, _Nouveau Soleil, Nouveau Soleil_, comme ces matelots qui crient,
_Terre, Terre_.
Il ne faut donc plus songer, lui dis-je, α vous donner de la pitiΘ pour les
habitants d'une comΦte; mais j'espΦre du moins que vous plaindrez ceux qui
vivent dans un tourbillon dont le Soleil vient α s'Θteindre et qui demeurent
dans une nuit Θternelle. Quoi ? s'Θcria-t-elle, des Soleils s'Θteignent ? Oui, sans
doute, rΘpondis-je. Les Anciens ont vu dans le ciel des Θtoiles fixes que nous n'y
voyons plus. Ces Soleils ont perdu leur lumiΦre; grande dΘsolation assurΘment
dans tout le tourbillon, mortalitΘ gΘnΘrale sur toutes les planΦtes; car que faire
sans Soleil ? Cette idΘe est trop funeste, reprit-elle. N'y aurait-il pas moyen de
me l'Θpargner ? Je vous dirai, si vous voulez, rΘpondis je, ce que disent de fort
habiles gens, que les Θtoiles fixes qui ont disparu ne sont pas pour cela Θteintes,
que ce sont des Soleils qui ne le sont qu'α demi, c'est-α-dire qui ont une moitiΘ
obscure, et l'autre lumineuse; que, comme ils tournent sur eux-mΩmes, tant⌠t
ils nous prΘsentent la moitiΘ lumineuse, tant⌠t la moitiΘ obscure, et qu'alors
nous ne les voyons plus. Selon toutes les apparences, la cinquiΦme Lune de
Saturne est faite ainsi, car pendant une partie de sa rΘvolution, on la perd
absolument de vue, et ce n'est pas qu'elle soit alors plus ΘloignΘe de la Terre, au
contraire elle en est quelquefois plus proche que dans d'autres temps o∙ elle se
laisse voir. Et quoique cette Lune soit une planΦte, qui naturellement ne tire pas
α consΘquence pour un Soleil, on peut fort bien imaginer un Soleil qui soit en
partie couvert de taches fixes, au lieu que le n⌠tre n'en a que de passagΦres. Je
prendrais bien, pour vous obliger, cette opinion-lα, qui est plus douce que
l'autre; mais je ne puis la prendre qu'α l'Θgard de certaines Θtoiles qui ont des
temps rΘglΘs pour paraεtre et pour disparaεtre, ainsi qu'on a commencΘ α s'en
apercevoir, autrement les demi-Soleils ne peuvent pas subsister. Mais que
dirons nous des Θtoiles qui disparaissent, et ne se remontrent pas aprΦs le
temps pendant lequel elles auraient d√ assurΘ ment achever de tourner sur
elles-mΩmes ? Vous Ωtes trop Θquitable pour vouloir m'obliger α croire que ce
soient des demi-Soleils; cependant je ferai encore un effort en votre faveur. Ces
Soleils ne se seront pas Θteints; ils se seront seulement enfoncΘs dans la
profondeur immense du Ciel, et nous ne pourrons plus les voir; en ce cas le
tourbillon aura suivi son Soleil, et tout s'y portera bien. Il est vrai que la plus
grande partie des Θtoiles fixes n'ont pas ce mouvement par lequel elles
s'Θloignent de nous; car en d'autres temps elles devraient s'en rapprocher, et
nous les verrions tant⌠t plus grandes tant⌠t plus petites, ce qui n'arrive pas.
Mais nous supposerons qu'il n'y a que quelques petits tourbillons plus lΘgers et
plus agiles qui se glissent entre les autres, et font de certains tours, au bout
desquels ils reviennent, tandis que le gros des tourbillons demeure immobile,
mais voici un Θtrange malheur. Il y a des Θtoiles fixes qui viennent se montrer α
nous, qui passent beau coup de temps α ne faire que paraεtre et disparaεtre, et
enfin disparaissent entiΦrement. Des demi-Soleils reparaεtraient dans des temps
rΘglΘs, des Soleils qui s'enfonceraient dans le ciel ne disparaεtraient qu'une fois,
pour ne reparaεtre de longtemps. Prenez votre rΘsolution, Madame, avec
courage; il faut que ces Θtoiles soient des Soleils qui s'obscurcissent assez pour
cesser d'Ωtre visibles α nos yeux, et ensuite se rallument, et α la fin s'Θteignent
tout α fait. Comment un Soleil peut-il s'obscurcir et s'Θteindre, dit la Marquise,
lui qui est en lui-mΩme une source de lumiΦre ? Le plus aisΘment du monde,
selon Descartes, rΘpondis-je. Il suppose que les taches de notre Soleil Θtant des
Θcumes ou des brouillards, elles peuvent s'Θpaissir, se mettre plu sieurs
ensemble, s'accrocher les unes aux autres, ensuite elles iront jusqu'α former
autour du Soleil une cro√te qui s'augmentera toujours, et adieu le Soleil. Si le
Soleil est un feu attachΘ α une matiΦre solide qui le nourrit, nous n'en sommes
pas mieux, la matiΦre solide se consumera. Nous l'avons dΘjα mΩme ΘchappΘ
belle, dit-on. Le Soleil a ΘtΘ trΦs pΓle pendant des annΘes entiΦres, pendant celle,
par exemple, qui suivit la mort de CΘsar. C'Θtait la cro√te qui commenτait α se
faire; la force du Soleil la rompit et la dissipa, mais si elle e√t continuΘ, nous
Θtions perdus. Vous me faites trembler, dit la Marquise. PrΘsentement que je
sais les consΘquences de la pΓleur du Soleil, je crois qu'au lieu d'aller voir les
matins α mon miroir si je ne suis point pΓle, j'irai voir au ciel si le Soleil ne l'est
point lui-mΩme. Ah ! Madame, rΘpondis-je, rassurez-vous, il faut du temps
pour ruiner un monde. Mais enfin, dit-elle, il ne faut que du temps ? Je vous
l'avoue, repris-je. Toute cette masse immense de matiΦre qui compose l'univers
est dans un mouvement perpΘtuel, dont aucune de ses parties n'est entiΦrement
exempte, et dΦs qu'il y a du mouvement quelque part, ne vous y fiez point, il
faut qu'il arrive des changements, soit lents, soit prompts, mais toujours dans
des temps proportionnΘs α l'effet. Les Anciens Θtaient plaisants de s'imaginer
que les corps cΘlestes Θtaient de nature α ne changer jamais, parce qu'ils ne les
avaient pas encore vus changer. Avaient-ils eu le loisir de s'en assurer par
l'expΘrience ? Les Anciens Θtaient jeunes auprΦs de nous. Si les roses, qui ne
durent qu'un jour, faisaient des histoires, et se laissent des mΘmoires les unes
aux autres, les premiΦres auraient fait le portrait de leur jardinier d'une certaine
faτon et, de plus de quinze mille Γges de roses, les autres qui l'auraient encore
laissΘ α celles qui les devaient suivre, n'y auraient rien changΘ. Sur cela, elles
diraient: _Nous avons toujours vu le mΩme jardinier, de mΘmoire de rose on
n'a vu que lui, il a toujours ΘtΘ fait comme il est, assurΘment il ne meurt point
comme nous, il ne change seulement pas_. Le raisonnement des roses serait-il
bon ? Il aurait pourtant plus de fondement que celui que faisaient les Anciens
sur les corps cΘlestes; et quand mΩme il ne serait arrivΘ aucun changement dans
les cieux jusqu'α aujourd'hui, quand ils paraεtraient marquer qu'ils seraient faits
pour durer toujours sans aucune altΘration, je ne les en croirais pas encore,
j'attendrais une plus longue expΘrience. Devons nous Θtablir notre durΘe, qui
n'est que d'un instant, pour la mesure de quelque autre ? Serait-ce α dire que ce
qui aurait durΘ cent mille fois plus que nous, d√t toujours durer ? On n'est pas
si aisΘment Θternel. Il faudrait qu'une chose e√t passΘ bien des Γges d'homme
mis bout α bout, pour commencer α donner quelque signe d'immortalitΘ.
Vraiment, dit la Marquise, je vois les mondes bien ΘloignΘs d'y pouvoir
prΘtendre. Je ne leur ferais seulement pas l'honneur de les comparer α ce
jardinier qui dure tant α l'Θgard des roses, ils ne sont que comme les roses
mΩme qui naissent et qui meurent dans un jardin les unes aprΦs les autres; car
je m'attends bien que s'il disparaεt des Θtoiles anciennes, il en paraεt de
nouvelles, il faut que l'espΦce se rΘpare. Il n'est pas α craindre qu'elle pΘrisse,
rΘpondis-je. Les uns vous diront que ce ne sont que des Soleils qui se
rapprochent de nous, aprΦs avoir ΘtΘ long temps perdus pour nous dans la
profondeur du ciel. D'autres vous diront que ce sont des Soleils qui se sont
dΘgagΘs de cette cro√te obscure qui commenτait α les environner. Je crois
aisΘment que tout cela peut Ωtre, mais je crois aussi que l'univers peut avoir ΘtΘ
fait de sorte qu'il s'y formera de temps en temps des Soleils nouveaux.
Pourquoi la matiΦre propre α faire un Soleil ne pourra-t'elle pas, aprΦs avoir ΘtΘ
dispersΘe en plusieurs endroits diffΘrents, se ramasser α la longue en un certain
lieu, et y jeter les fondements d'un nouveau monde ? J'ai d'autant plus
d'inclination α croire ces nouvelles productions qu'elles rΘpondent mieux α la
haute idΘe que j'ai des ouvrages de la nature. N'aurait-elle le pouvoir que de
faire naεtre et mourir des plantes ou des animaux par une rΘvolution
continuelle ? Je suis persuadΘ, et vous l'Ωtes dΘjα aussi, qu'elle met en usage ce
mΩme pouvoir sur les mondes, et qu'il ne lui en co√te pas davantage. Mais
nous avons sur cela plus que de simples conjectures. Le fait est que, depuis
prΦs de cent ans que l'on voit avec les lunettes un ciel tout nouveau, et inconnu
aux Anciens, il n'y a pas beaucoup de constellations o∙ il ne soit arrivΘ quelque
changement sensible; et c'est dans la Voie de lait qu'on en remarque le plus,
comme si, dans cette fourmiliΦre de petits mondes, il rΘgnait plus de
mouvement et d'inquiΘtude. De bonne foi, dit la Marquise, je trouve α prΘsent
les mondes, les cieux et les corps cΘlestes si sujets au change ment, que m'en
voilα tout α fait revenue. Revenons-en encore mieux, si vous m'en croyez,
rΘpliquai-je, n'en parlons plus, aussi bien vous voilα arrivΘe α la derniΦre vo√te
des cieux; et pour vous dire s'il y a encore des Θtoiles au delα, il faudrait Ωtre
plus habile que je ne suis. Mettez-y encore des mondes, n'y en mettez pas, cela
dΘpend de vous. C'est proprement l'empire des philosophes que ces grands
pays invisibles qui peuvent Ωtre ou n'Ωtre pas si on veut, ou Ωtre tels que l'on
veut, il me suffit d'avoir menΘ votre esprit aussi loin que vont vos yeux.
Quoi ! s'Θcria-t-elle, j'ai dans la tΩte tout le systΦme de l'univers ! Je suis savante
? Oui, rΘpliquai-je, vous l'Ωtes assez raisonnablement, et vous l'Ωtes avec la
commoditΘ de pouvoir ne rien croire de tout ce que je vous ai dit dΦs que
l'envie vous en prendra. Je vous demande seulement pour rΘcompense de mes
peines, de ne voir jamais le Soleil, ni le ciel, ni les Θtoiles, sans songer α moi.
_Puisque j'ai rendu compte de ces Entretiens au public, je crois ne lui devoir
plus rien cacher sur cette matiΦre. Je publierai un nouvel Entretien qui vint
long-temps aprΦs les autres, mais qui fut prΘcisΘment de la mΩme espΦce. Il
portera le nom de Soir, puisque les autres l'ont portΘ; il vaut mieux que tout
soit sous le mΩme titre._
SIXIEME SOIR
Nouvelles pensΘes qui confirment celles des entretiens prΘcΘdents. DerniΦres
dΘcouvertes qui ont ΘtΘ faites dans le ciel
Il y avait longtemps que nous ne parlions plus des mondes, Madame L.M.D.G.
et moi, et nous commencions mΩme α oublier que nous en eussions jamais
parlΘ, lorsque j'allai un jour chez elle, et y entrai justement comme deux
hommes d'esprit et assez connus dans le monde en sortaient. Vous voyez bien,
me dit-elle aussit⌠t qu'elle me vit, quelle visite je viens de recevoir; je vous
avouerai qu'elle m'a laissΘe avec quelque soupτon que vous pourriez bien
m'avoir gΓtΘ l'esprit. Je serais bien glorieux, lui rΘpondis je, d'avoir eu tant de
pouvoir sur vous, je ne crois pas qu'on p√t rien entreprendre de plus difficile.
Je crains pourtant que vous ne l'ayez fait, reprit-elle. Je ne sais comment la
conversation s'est tournΘe sur les mondes, avec ces deux hommes qui viennent
de sortir; peut-Ωtre ont-ils amenΘ ce discours malicieusement. Je n'ai pas
manquΘ de leur dire aussit⌠t que toutes les planΦtes Θtaient habitΘes. L'un d'eux
m'a dit qu'il Θtait fort persuadΘ que je ne le croyais pas; moi, avec toute la
na∩vetΘ possible, je lui ai soutenu que je le croyais; il a toujours pris cela pour
une feinte d'une personne qui voulait se divertir, et j'ai cru que ce qui le rendait
si opiniΓtre α ne me pas croire moi mΩme sur mes sentiments, c'est qu'il
m'estimait trop pour s'imaginer que je fusse capable d'une opinion si
extravagante. Pour l'autre, qui ne m'estime pas tant, il m'a crue sur ma parole.
Pourquoi m'avez-vous entΩtΘe d'une chose que les gens qui m'estiment ne
peuvent pas croire que je soutienne sΘrieusement ? Mais, Madame, lui
rΘpondis-je, pourquoi la souteniez-vous sΘrieusement avec des gens que je suis
s√r qui n'entraient dans aucun raisonnement qui f√t un peu sΘrieux ? Est-ce
ainsi qu'il faut commettre les habitants des planΦtes ? Contentons-nous d'Ωtre
une petite troupe choisie qui les croyons, et ne divulguons pas nos mystΦres
dans le peuple. Comment, s'Θcria-t-elle, appelez-vous peuple les deux hommes
qui sortent d'ici ? Ils ont bien de l'esprit, rΘpliquai-je, mais ils ne raisonnent
jamais. Les raisonneurs, qui sont gens durs, les appelleront peuple sans
difficultΘ. D'autre part ces gens-ci s'en vengent en tournant les raisonneurs en
ridicules, et c'est, ce me semble, un ordre trΦs bien Θtabli que chaque espΦce
mΘprise ce qui lui manque. Il faudrait, s'il Θtait possible, s'accommoder α
chacune; il e√t bien mieux valu plaisanter des habitants des planΦtes avec ces
deux hommes que vous venez de voir, puisqu'ils savent plaisanter, que d'en
raisonner, puisqu'ils ne le savent pas faire. Vous en seriez sortie avec leur
estime, et les planΦtes n'y auraient pas perdu un seul de leurs habitants. Trahir
la vΘritΘ ! dit la Marquise. Vous n'avez point de conscience. Je vous avoue,
rΘpondis-je, que je n'ai pas un grand zΦle pour ces vΘritΘs lα, et que je les
sacrifie volontiers aux moindres commoditΘs de la sociΘtΘ. Je vois, par exemple,
α quoi il tient, et α quoi il tiendra toujours, que l'opinion des habitants des
planΦtes ne passe pour aussi vraisemblable qu'elle l'est; les planΦtes se
prΘsentent toujours aux yeux comme des corps qui jettent de la lumiΦre, et non
point comme de grandes campagnes ou de grandes prairies; nous croirions
bien que des prairies et des campagnes seraient habitΘes, mais des corps
lumineux, il n'y a pas moyen. La raison a beau venir nous dire qu'il y a dans les
planΦtes des campagnes, des prairies, la raison vient trop tard, le premier coup
d'oeil a fait son effet sur nous avant elle, nous ne la voulons plus Θcouter, les
planΦtes ne sont que des corps lumineux; et puis comment seraient faits leurs
habitants ? Il faudrait que notre imagination nous reprΘsentΓt aussit⌠t leurs
figures, elle ne le peut pas; c'est le plus court de croire qu'ils ne sont point.
Voudriez-vous que pour Θtablir les habitants des planΦtes, dont les intΘrΩts me
touchent d'assez loin, j'allasse attaquer ces redoutables puissances qu'on
appelle les sens et l'imagination ? Il faudrait bien du courage pour cette
entreprise; on ne persuade pas facile ment aux hommes de mettre leur raison
en la place de leurs yeux. Je vois quelquefois bien des gens assez raisonnables
pour vouloir bien croire, aprΦs mille preuves, que les planΦtes sont des Terres;
mais ils ne le croient pas de la mΩme faτon qu'ils le croiraient s'ils ne les avaient
pas vues sous une apparence diffΘrente, il leur souvient toujours de la premiΦre
idΘe qu'ils en ont prise, et ils n'en reviennent pas bien. Ce sont ces gens-lα qui,
en croyant notre opinion, semblent cependant lui faire grΓce, et ne la favoriser
qu'α cause d'un certain plaisir que leur fait sa singularitΘ.
Eh quoi ? interrompit-elle, n'en est-ce pas assez pour une opinion qui n'est que
vraisemblable ? Vous seriez bien ΘtonnΘe, repris-je, si je vous disais que le
terme de vraisemblable est assez modeste. Est-il simplement vraisemblable
qu'Alexandre ait ΘtΘ ? Vous vous en tenez fort s√re, et sur quoi est fondΘe cette
certitude ? Sur ce que vous en avez toutes les preuves que vous pouvez
souhaiter en pareille matiΦre, et qu'il ne se prΘsente pas le moindre sujet de
douter, qui suspende et qui arrΩte votre esprit; car, du reste, vous n'avez jamais
vu Alexandre, et vous n'avez pas de dΘmonstration mathΘmatique qu'il ait d√
Ωtre; mais que diriez-vous si les habitants des planΦtes Θtaient α peu prΦs dans
le mΩme cas ? On ne saurait vous les faire voir, et vous ne pouvez pas
demander qu'on vous les dΘmontre comme l'on ferait une affaire de
mathΘmatique; mais toutes les preuves qu'on peut souhaiter d'une pareille
chose, vous les avez, la ressemblance entiΦre des planΦtes avec la Terre qui est
habitΘe, l'impossibilitΘ d'imaginer aucun autre usage pour lequel elles eussent
ΘtΘ faites, la fΘconditΘ et la magnificence de la nature, de certains Θgards qu'elle
paraεt avoir eus pour les besoins de leurs habitants, comme d'avoir donnΘ des
lunes aux planΦtes ΘloignΘes du Soleil, et plus de lunes aux plus ΘloignΘes; et ce
qui est trΦs important, tout est de ce c⌠tΘ-lα, et rien du tout de l'autre, et vous ne
sauriez imaginer le moindre sujet de doute, si vous ne reprenez les yeux et
l'esprit du peuple. Enfin supposez qu'ils soient, ces habitants des planΦtes, ils
ne sauraient se dΘclarer par plus de marques, et par des marques plus
sensibles, aprΦs cela, c'est α vous α voir si vous ne les voulez traiter que de
chose purement vraisemblable. Mais vous ne voudriez pas, reprit-elle, que cela
me par√t aussi certain qu'il me le paraεt qu'Alexandre a ΘtΘ ? Non pas tout α
fait, rΘpondis-je; car quoique nous ayons sur les habitants des planΦtes autant
de preuves que nous en pouvons avoir dans la situation o∙ nous sommes, le
nombre de ces preuves n'est pourtant pas grand. Je m'en vais renoncer aux
habitants des planΦtes, interrompit-elle, car je ne sais plus en quel rang les
mettre dans mon esprit; ils ne sont pas tout α fait certains, ils sont plus que
vraisemblables, cela m'embarrasse trop. Ah ! Madame, rΘpliquai-je, ne vous
dΘcouragez pas. Les horloges les plus communes et les plus grossiΦres
marquent les heures, il n'y a que celles qui sont travaillΘes avec plus d'art qui
marquent les minutes. De mΩme les esprits ordinaires sentent bien la diffΘrence
d'une simple vraisemblance α une certitude entiΦre; mais il n'y a que les esprits
fins qui sentent le plus ou le moins de certitude ou de vraisemblance, et qui en
marquent, pour ainsi dire, les minutes par leur sentiment. Placez les habitants
des planΦtes un peu au-dessous d'Alexandre, mais au-dessus de je ne sais
combien de points d'histoire qui ne sont pas tout α fait prouvΘs, je crois qu'ils
seront bien lα. J'aime l'ordre, dit-elle, et vous me faites plaisir d'arranger mes
idΘes; mais pourquoi n'avez-vous pas dΘjα pris ce soin-lα ? Parce que, quand
vous croirez les habitants des planΦtes un peu plus, ou un peu moins qu'ils ne
mΘritent, il n'y aura pas grand mal, rΘpondis-je. Je suis s√r que vous ne croyez
pas le mouvement de la Terre autant qu'il devrait Ωtre cru, en Ωtes-vous
beaucoup α plaindre ? Oh ! pour cela, reprit-elle, j'en fais bien mon devoir, vous
n'avez rien α me reprocher, je crois fermement que la Terre tourne. Je ne vous ai
pour tant pas dit la meilleure raison qui le prouve, rΘpliquai-je. Ah ! s'Θcria-t-
elle. C'est une trahison de m'avoir fait croire les choses avec de faibles preuves.
Vous ne me jugiez donc pas digne de croire sur de bonnes raisons ? Je ne vous
prouvais les choses, rΘpondis-je, qu'avec de petits raisonnements doux, et
accommodΘs α votre usage; en eussΘ-je employΘ d'aussi solides et d'aussi
robustes que si j'avais eu α attaquer un Docteur ? Oui, dit-elle, prenez-moi
prΘsentement pour un Docteur, et voyons cette nouvelle preuve du
mouvement de la Terre.
Volontiers, repris-je, la voici. Elle me plaεt fort, peut Ωtre parce que je crois
l'avoir trouvΘe; cependant elle est si bonne et si naturelle, que je n'oserais
m'assurer d'en Ωtre l'inventeur. Il est toujours s√r qu'un savant entΩtΘ qui y
voudrait rΘpondre serait rΘduit α parler beaucoup, ce qui est la seule maniΦre
dont un savant puisse Ωtre confondu. Il faut, ou que tous les corps cΘlestes
tournent en vingt quatre heures autour de la Terre, ou que la Terre tournant
sur elle-mΩme en vingt-quatre heures attribue ce mouvement α tous les corps
cΘlestes. Mais qu'ils aient rΘellement cette rΘvolution de vingt-quatre heures
autour de la Terre, c'est bien la chose du monde o∙ il y a le moins d'apparence,
quoique l'absurditΘ n'en saute pas d'abord aux yeux. Toutes les planΦtes font
certainement leurs grandes rΘvolutions autour du Soleil; mais ces rΘvolutions
sont inΘgales entre elles, selon les distances o∙ les planΦtes sont du Soleil; les
plus ΘloignΘes font leurs cours en plus du temps, ce qui est fort naturel. Cet
ordre s'observe mΩme entre les petites planΦtes subalternes qui tournent autour
d'une grande. Les quatre lunes de Jupiter, les cinq de Saturne, font leur cercle
en plus ou moins de temps autour de leur grande planΦte, selon qu'elles en sont
plus ou moins ΘloignΘes. De plus, il est s√r que les planΦtes ont des
mouvements sur leurs propres centres, ces mouvements sont encore inΘgaux,
on ne sait pas bien sur quoi se rΦgle cette inΘgalitΘ, si c'est ou sur la diffΘrente
grosseur des planΦtes, ou sur leur diffΘrente soliditΘ, ou sur la diffΘrente vitesse
des tourbillons particuliers qui les enferment, et des matiΦres liquides o∙ elles
sont portΘes, mais enfin l'inΘgalitΘ est trΦs certaine et, en gΘnΘral, tel est l'ordre
de la nature, que tout ce qui est commun α plusieurs choses se trouve en mΩme
temps variΘ par des diffΘrences particuliΦres.
Je vous entends, interrompit la Marquise, et je crois que vous avez raison. Oui,
je suis de votre avis; si les planΦtes tournaient autour de la Terre, elles
tourneraient en des temps inΘgaux selon leurs distances, ainsi qu'elles font
autour du Soleil; n'est-ce pas ce que vous voulez dire ? Justement, Madame,
repris-je; leurs distances inΘgales α l'Θgard de la Terre devraient produire des
diffΘrences dans ce mouvement prΘtendu autour de la Terre; et les Θtoiles fixes,
qui sont si prodigieusement ΘloignΘes de nous, si fort ΘlevΘes au-dessus de tout
ce qui pourrait prendre autour de nous un mouvement gΘnΘral, du moins
situΘes en lieu o∙ ce mouvement devrait Ωtre fort affaibli, n'y aurait-il pas bien
de l'apparence qu'elles ne tourneraient pas autour de nous en vingt-quatre
heures, comme la Lune qui en est si proche ? Les comΦtes, qui sont ΘtrangΦres
dans notre tourbillon, qui y tiennent des routes si diffΘrentes, ne devraient-elles
pas Ωtre dispensΘes de tourner toutes autour de nous dans ce mΩme temps de
vingt-quatre heures ? Mais non, planΦtes, Θtoiles fixes, comΦtes, tout tournera
en vingt-quatre heures autour de la Terre. Encore, s'il y avait dans ces
mouvements quelques minutes de diffΘrence, on pourrait s'en contenter; mais
ils seront tous de la plus exacte ΘgalitΘ, ou plut⌠t de la seule ΘgalitΘ exacte qui
soit au monde; pas une minute de plus ou de moins. En vΘritΘ, cela doit Ωtre
Θtrangement suspect.
Oh ! dit la Marquise, puisqu'il est possible que cette grande ΘgalitΘ ne soit que
dans notre imagination, je me tiens fort s√re qu'elle n'est point hors de lα. Je
suis bien aise qu'une chose qui n'est point du gΘnie de la nature retombe
entiΦrement sur nous, et qu'elle en soit dΘchargΘe, quoique ce soit α nos dΘpens.
Pour moi, repris-je, je suis si ennemi de l'ΘgalitΘ parfaite, que je ne trouve pas
bon que tous les tours que la Terre fait chaque jour sur elle-mΩme soient
prΘcisΘment de vingt-quatre heures et toujours Θgaux les uns aux autres;
j'aurais assez d'inclination α croire qu'il y a des diffΘrences. Des diffΘrences !
s'Θcria-t-elle. Et nos pendules ne marquent-elles pas une entiΦre ΘgalitΘ ? Oh !
rΘpondis-je, je rΘcuse les pendules; elles ne peuvent pas elles-mΩmes Ωtre tout α
fait justes, et quelquefois qu'elles le seront, en marquant qu'un tour de vingt-
quatre heures sera plus long ou plus court qu'un autre, on aimera mieux les
croire dΘrΘglΘes que de soupτonner la Terre de quelque irrΘgularitΘ dans ses
rΘvolutions. Voilα un plaisant respect qu'on a pour elle, je ne me fierais guΦre
plus α la Terre qu'α une pendule; les mΩmes choses α peu prΦs qui dΘrΘgleront
l'une dΘrΘgleront l'autre; je crois seulement qu'il faut plus de temps α la Terre
qu'α une pendule pour se dΘrΘgler sensiblement, c'est tout l'avantage qu'on
peut lui accorder. Ne pourrait-elle pas peu α peu s'approcher du Soleil ? Et
alors se trouvant dans un endroit o∙ la matiΦre serait plus agitΘe, et le
mouvement plus rapide, elle ferait en moins de temps sa double rΘvolution et
autour du Soleil, et autour d'elle-mΩme. Les annΘes seraient plus courtes, et les
jours aussi, ainsi on ne pourrait s'en apercevoir, parce qu'on ne laisserait pas de
partager toujours les annΘes en trois cent soixante-cinq jours, et les jours en
vingt-quatre heures. Ainsi, sans vivre plus que nous ne vivons prΘsentement,
on vivrait plus d'annΘes; et au contraire, que la Terre s'Θloigne du Soleil, on
vivra moins d'annΘes que nous, et on ne vivra pas moins. Il y a beaucoup
d'apparence, dit-elle, que quand cela serait, de longues suites de siΦcles ne
produiraient que de bien petites diffΘrences. J'en conviens, rΘpondis-je; la
conduite de la nature n'est pas brusque, et sa mΘthode est d'amener tout par
des degrΘs qui ne sont sensibles que dans les changements fort prompts et fort
aisΘs. Nous ne sommes presque capables de nous apercevoir que de celui des
saisons; pour les autres, qui se font avec une certaine lenteur, ils ne manquent
guΦre de nous Θchapper. Cependant tout est dans un branle perpΘtuel, et par
consΘquent tout change; et il n'y a pas jusqu'α une certaine demoiselle que l'on
a vue dans la Lune avec des lunettes, il y a peut-Ωtre quarante ans, qui ne soit
considΘrablement vieillie. Elle avait un assez beau visage; ses joues se sont
enfoncΘes, son nez s'est allongΘ, son front et son menton se sont avancΘs, de
sorte que tous ses agrΘments sont Θvanouis, et que l'on craint mΩme pour ses
jours.
Que me contez-vous lα ? interrompit la Marquise. Ce n'est point une
plaisanterie, repris-je. On apercevait dans la Lune une figure particuliΦre qui
avait de l'air d'une tΩte de femme qui sortait d'entre des rochers, et il est arrivΘ
du changement dans cet endroit-lα. Il est tombΘ quelques morceaux de
montagnes, et ils ont laissΘ α dΘcouvert trois pointes qui ne peuvent plus servir
qu'α composer un front, un nez, et un menton de vieille. Ne semble-t-il pas, dit
elle, qu'il y ait une destinΘe malicieuse qui en veuille particuliΦrement α la
beautΘ ? ╟'a ΘtΘ justement cette tΩte de demoiselle qu'elle a ΘtΘ attaquer sur
toute la Lune. Peut Ωtre qu'en rΘcompense, rΘpliquai-je, les changements qui
arrivent sur notre Terre embellissent quelque visage que les gens de la Lune y
voient; j'entends quelque visage α la maniΦre de la Lune, car chacun transporte
sur les objets les idΘes dont il est rempli. Nos astronomes voient sur la Lune des
visages de demoiselles, il pourrait Ωtre que des femmes, qui observeraient, y
verraient de beaux visages d'hommes. Moi, .Madame, je ne sais si je ne vous y
verrais point. J'avoue, dit-elle, que je ne pourrais pas me dΘfendre d'Ωtre obligΘe
α qui me trouverait lα; mais je retourne α ce que vous me disiez tout α l'heure;
arrive-t-il sur la Terre des changements considΘrables ?
Il y a beaucoup d'apparence, rΘpondis-je, qu'il en est arrivΘ. Plusieurs
montagnes, ΘlevΘes et fort ΘloignΘes de la mer, ont de grands lits de
coquillages, qui marquent nΘcessairement que l'eau les a autrefois couvertes.
Souvent, assez loin encore de la mer, on trouve des pierres, ou sont des
poissons pΘtrifiΘs. Qui peut les avoir mis lα, si la mer n'y a pas ΘtΘ ? Les fables
disent qu'Hercule sΘpara avec ses deux mains deux montagnes nommΘes CalpΘ
et Abyla, qui Θtant situΘes entre l'Afrique et l'Espagne, arrΩtaient l'ocΘan, et
qu'aussit⌠t la mer entra avec violence dans les terres, et fit ce grand golfe qu'on
appelle la MΘditerranΘe. Les fables ne sont point tout α fait des fables, ce sont
des histoires des temps reculΘs, mais qui ont ΘtΘ dΘfigurΘes, ou par l'ignorance
des peuples, ou par l'amour qu'ils avaient pour le merveilleux, trΦs anciennes
maladies des hommes. Qu'Hercule ait sΘparΘ deux montagnes avec ses deux
mains, cela n'est pas trop croyable; mais que du temps de quelque Hercule, car
il y en a cinquante, l'OcΘan ait enfoncΘ deux montagnes plus faibles que les
autres, peut-Ωtre α l'aide de quelque tremblement de terre, et se soit jetΘ entre
l'Europe et l'Afrique, je le croirais sans beaucoup de peine. Ce fut alors une
belle tache que les habitants de la Lune virent paraεtre tout α coup sur notre
Terre; car vous savez, Madame, que les mers sont des taches. Du moins
l'opinion commune est que la Sicile a ΘtΘ sΘparΘe de l'Italie, et Chypre de la
Syrie; il s'est quelquefois formΘ de nouvelles εles dans la mer; des tremblements
de terre ont abεmΘ des montagnes, en ont fait naεtre d'autres, et ont changΘ le
cours des riviΦres; les philosophes nous font craindre que le royaume de
Naples et la Sicile, qui sont des terres appuyΘes sur de grandes vo√tes
souterraines remplies de soufre, ne fondent quelque jour, quand les vo√tes ne
seront plus assez fortes pour rΘsister aux feux qu'elles renferment et qu'elles
exhalent prΘsentement par des soupiraux tels que le VΘsuve et l'Etna. En voilα
assez pour diversifier un peu le spectacle que nous donnons aux gens de la
Lune.
J'aimerais bien mieux, dit la Marquise, que nous les ennuyassions en leur
donnant toujours le mΩme, que de les divertir par des provinces abεmΘes.
Cela ne serait encore rien, repris-je, en comparaison de ce qui se passe dans
Jupiter. Il paraεt sur sa surface comme des bandes, dont il serait enveloppΘ, et
que l'on distingue les unes des autres, ou des intervalles qui sont entre elles,
par les diffΘrents degrΘs de clartΘ ou d'obscuritΘ. Ce sont des terres et des mers,
ou enfin de grandes parties de la surface de Jupiter, aussi diffΘrentes entre elles.
tant⌠t ces bandes s'ΘtrΘcissent, tant⌠t elles s'Θlargissent; elles s'interrompent
quelquefois, et se rΘunissent ensuite; il s'en forme de nouvelles en divers
endroits, et il s'en efface, et tous ces changements, qui ne sont sensibles qu'α nos
meilleures lunettes, sont en eux-mΩmes beaucoup plus considΘrables que si
notre OcΘan inondait toute la terre ferme, et laissait en sa place de nouveaux
continents. A moins que les habitants de Jupiter ne soient amphibies, et qu'ils
ne vivent Θgalement sur la terre et dans l'eau, je ne sais pas trop bien ce qu'ils
deviennent. On voit aussi sur la surface de Mars de grands changements, et
mΩme d'un mois α l'autre. En aussi peu de temps, des mers couvrent de grands
continents, ou se retirent par un flux et reflux Infiniment plus violent que le
n⌠tre, ou du moins c'est quelque chose d'Θquivalent. Notre planΦte est bien
tranquille auprΦs de ces deux-lα, et nous avons grand sujet de nous en louer, et
encore plus s'il est vrai qu'il y ait eu dans Jupiter des pays grands comme toute
l'Europe embrasΘs. EmbrasΘs ! s'Θcria la Marquise. Vraiment ce serait-lα une
nouvelle considΘrable ! TrΦs considΘrable, rΘpondis-je. On a vu dans Jupiter, il
y a peut-Ωtre vingt ans, une longue lumiΦre plus Θclatante que le reste de la
planΦte. Nous avons eu ici des dΘluges, mais rarement, peut-Ωtre que dans
Jupiter ils ont, rarement aussi, de grands incendies, sans prΘjudice des dΘluges
qui y sont communs. Mais quoi qu'il en soit, cette lumiΦre de Jupiter n'est
nullement comparable α une autre, qui selon les apparences, est aussi ancienne
que le monde, et que l'on n'avait pourtant jamais vu. Comment une lumiΦre
fait-elle pour se cacher ? dit elle. Il faut pour cela une adresse singuliΦre.
Celle-lα, repris-je, ne paraεt que dans le temps des crΘpuscules, de sorte que le
plus souvent ils sont assez longs et assez forts pour la couvrir et que, quand ils
peuvent la laisser paraεtre, ou les vapeurs de l'horizon la dΘrobent, ou elle est si
peu sensible, qu'α moins que d'Ωtre fort exact, on la prend pour les crΘpuscules
mΩmes. Mais enfin depuis trente ans on l'a dΘmΩlΘe s√rement, et elle a fait
quelque temps les dΘlices des astronomes, dont la curiositΘ avait besoin d'Ωtre
rΘveillΘe par quelque chose d'une espΦce nouvelle; ils eussent eu beau
dΘcouvrir de nouvelles planΦtes subalternes, ils n'en Θtaient presque plus
touchΘs; les deux derniΦres lunes de Saturne, par exemple, ne les ont pas
charmΘs ni ravis, comme avaient fait les satellites ou les lunes de Jupiter; on
s'accoutume α tout. On voit donc un mois devant et aprΦs l'Θquinoxe de Mars,
lorsque le Soleil est couchΘ et le crΘpuscule fini, une certaine lumiΦre blanchΓtre
qui ressemble α une queue de comΦte. On la voit avant le lever du soleil, et
avant le crΘpuscule vers l'Θquinoxe de septembre, et on la voit soir et matin
vers le solstice d'hiver; hors de lα elle ne peut, comme je viens de vous dire, se
dΘgager des crΘpuscules, qui ont trop de force et de durΘe; car on suppose
qu'elle subsiste toujours et l'apparence y est tout entiΦre. On commence α
conjecturer qu'elle est produite par quelque grand amas de matiΦre un peu
Θpaisse qui environne le Soleil jusqu'α une certaine Θtendue; la plupart de ses
rayons percent cette enceinte, et viennent α nous en ligne droite, mais il y en a
qui, allant donner contre la surface intΘrieure de cette matiΦre, en sont renvoyΘs
vers nous, et y arrivent lorsque les rayons sont directs, ou ne peuvent pas
encore y arriver le matin, ou ne peuvent plus y arriver le soir. Comme ces
rayons rΘflΘchis partent de plus haut que les rayons directs, nous devons les
avoir plut⌠t, et les perdre plus tard.
Sur ce pied-lα, je dois me dΘdire de ce que je vous avais dit, que la Lune ne
devait point avoir de crΘpuscules, faute d'Ωtre environnΘe d'un air Θpais ainsi
que la Terre. Elle n'y perdra rien, ses crΘpuscules lui viendront de cette espΦce
d'air Θpais qui environne le Soleil, et qui en renvoie les rayons dans des lieux
o∙ ceux qui partent directe ment de lui ne peuvent aller. Mais ne voilα-t-il pas
aussi, dit la Marquise, des crΘpuscules assurΘs pour toutes les planΦtes, qui
n'auront pas besoin d'Ωtre enveloppΘes chacune d'un air grossier, puisque celui
qui enveloppe le Soleil seul peut faire cet effet-lα pour tout ce qu'il y a de
planΦtes dans le tourbillon ? Je croirais assez volontiers que la nature, selon le
penchant que je lui connais α l'Θconomie, ne se serait servie que de ce seul
moyen. Cependant, rΘpliquai-je, malgrΘ cette Θconomie, il y aurait α l'Θgard de
notre Terre deux causes de crΘpuscules, dont l'une, qui est l'air Θpais du Soleil,
serait assez inutile, et ne pourrait Ωtre qu'un objet de curiositΘ pour les
habitants de l'observatoire; mais il faut tout dire, il se peut qu'il n'y ait que la
Terre qui pousse hors de soi des vapeurs et des exhalaisons assez grossiΦres
pour produire des crΘpuscules, et la nature aura eu raison de pourvoir par un
moyen gΘnΘral aux besoins de toutes les autres planΦtes, qui seront, pour ainsi
dire, plus pures, et dont les Θvaporations seront plus subtiles. Nous sommes
peut-Ωtre ceux d'entre tous les habitants des mondes de notre tourbillon α qui il
fallait donner α respirer l'air le plus grossier et le plus Θpais. Avec quel mΘpris
nous regarderaient les habitants des autres planΦtes, s'ils savaient cela ?
Ils auraient tort, dit la Marquise, on n'est pas α mΘpriser pour Ωtre enveloppΘ
d'un air Θpais, puisque le Soleil lui-mΩme en a un qui l'enveloppe. Dites-moi, je
vous prie, cet air n'est-il point produit par de certaines vapeurs que vous
m'avez dites autrefois qui sortaient du Soleil, et ne sert-il point α rompre la
premiΦre force des rayons, qui aurait peut-Ωtre ΘtΘ excessive ? Je conτois que le
Soleil pourrait Ωtre naturellement voilΘ, pour Ωtre plus proportionnΘ α nos
usages. Voilα, Madame, rΘpondis-je, un petit commencement de systΦme que
vous avez fait assez heureusement. On y pourrait ajouter que ces vapeurs
produiraient des espΦces de pluies qui retomberaient dans le Soleil pour le
rafraεchir, de la mΩme maniΦre que l'on jette quelquefois de l'eau dans une
forge dont le feu est trop ardent. Il n'y a rien qu'on ne doive prΘsumer de
l'adresse de la nature; mais elle a une autre sorte d'adresse toute particuliΦre
pour se dΘrober α nous, et on ne doit pas s'assurer aisΘment d'avoir devinΘ sa
maniΦre d'agir, ni ses desseins. En fait des dΘcouvertes nouvelles, il ne se faut
pas trop presser de raisonner, quoiqu'on en ait toujours assez d'envie, et les
vrais philosophes sont comme les ΘlΘphants, qui en marchant ne posent jamais
le second pied α terre, que le premier n'y soit bien affermi. La comparaison me
paraεt d'autant plus juste, interrompit-elle, que le mΘrite de ces deux espΦces,
ΘlΘphants et philosophes, ne consiste nullement dans les agrΘments extΘrieurs.
Je consens que nous imitions le jugement des uns et des autres; apprenez-moi
encore quelques-unes des derniΦres dΘcouvertes, et je vous promets de ne point
faire de systΦme prΘcipitΘ.
Je viens de vous dire, rΘpondis-je, toutes les nouvelles que je sais du ciel, et je
ne crois pas qu'il y en ait de plus fraεches. Je suis bien fΓchΘ qu'elles ne soient
pas aussi sur prenantes et aussi merveilleuses que quelques observations que je
lisais l'autre jour dans un abrΘgΘ des Annales de la Chine, Θcrit en latin. On y
voit des mille Θtoiles α la fois qui tombent du ciel dans la mer avec un grand
fracas, ou qui se dissolvent, et s'en vont en pluie; cela n'a pas ΘtΘ vu pour une
fois α la Chine, j'ai trouvΘ cette observation en deux temps assez ΘloignΘs, sans
compter une Θtoile qui s'en va crever vers l'Orient, comme une fusΘe, toujours
avec grand bruit. Il est fΓcheux que ces spectacles-lα soient rΘservΘs pour la
Chine, et que ces pays-ci n'en aient jamais eu leur part. Il n'y a pas longtemps
que tous nos philosophes se croyaient fondΘs en expΘrience pour soutenir que
les cieux et tous les corps cΘlestes Θtaient incorruptibles, et incapables de
changement, et pendant ce temps-lα d'autres hommes α l'autre bout de la Terre
voyaient des Θtoiles se dissoudre par milliers, cela est assez diffΘrent. Mais, dit-
elle, n'ai-je pas toujours ou∩ dire que les Chinois Θtaient de si grands
astronomes ? Il est vrai repris-je, mais les Chinois y ont gagnΘ α Ωtre sΘparΘs de
nous par un long espace de terre, comme les Grecs et les Romains α en Ωtre
sΘparΘs par une longue suite de siΦcles, tout Θloignement est en droit de nous
imposer. En vΘritΘ je crois toujours, de plus en plus, qu'il y a un certain gΘnie
qui n'a point encore ΘtΘ hors de notre Europe, ou qui du moins ne s'en est pas
beaucoup ΘloignΘ. Peut-Ωtre qu'il ne lui est pas permis de se rΘpandre dans une
grande Θtendue de terre α la fois, et que quelque fatalitΘ lui prescrit des bornes
assez Θtroites. Jouissons-en tandis que nous le possΘdons; ce qu'il a de meilleur,
c'est qu'il ne se renferme pas dans les sciences et dans les spΘculations sΦches, il
s'Θtend avec autant de succΦs jusqu'aux choses d'agrΘment, sur lesquelles je
doute qu'aucun peuple nous Θgale. Ce sont celles-lα, Madame, auxquelles il
vous appartient de vous occuper, et qui doivent composer toute votre
philosophie.
FIN