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1994-10-09
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2,177 lines
LE COLONEL CHABERT
par HonorΘ de Balzac
(1832)
A MADAME LA COMTESSE IDA DE BOCARM╔, N╔E DU CHASTELER
<< Allons ! encore notre vieux carrick ! >>
Cette exclamation Θchappait α un clerc appartenant au genre de ceux qu'on appelle dans les
Θtudes des _ saute-ruisseaux _, et qui mordait en ce moment de fort bon appΘtit dans un
morceau de pain; il en arracha un peu de mie pour faire une boulette et la lanτa
railleusement par le vasistas d'une fenΩtre sur laquelle il s'appuyait. Bien dirigΘe, la
boulette rebondit presque α la hauteur de la croisΘe, aprΦs avoir frappΘ le chapeau d'un
inconnu qui traversait la cour d'une maison situΘe rue Vivienne, o∙ demeurait Me Derville,
avouΘ.
<< Allons, Simonnin, ne faites donc pas de sottises aux gens, ou je vous mets α la porte.
Quelque pauvre que soit un client, c'est toujours un homme, que diable ! >> dit le Maεtre
clerc en interrompant l'addition d'un mΘmoire de frais.
Le saute-ruisseau est gΘnΘralement, comme Θtait Simonnin, un garτon de treize α quatorze
ans, qui dans toutes les Θtudes se trouve sous la domination spΘciale du Principal clerc dont
les commissions et les billets doux l'occupent tout en allant porter des exploits chez les
huissiers et des placets au Palais. Il tient au gamin de Paris par ses moeurs, et α la Chicane
par sa destinΘe. Cet enfant est presque toujours sans pitiΘ, sans frein, indisciplinable, faiseur
de couplets, goguenard, avide et paresseux. NΘanmoins presque tous les petits clercs ont une
vieille mΦre logΘe α un cinquiΦme Θtage avec laquelle ils partagent les trente ou quarante
francs qui leur sont allouΘs par mois.
<< Si c'est un homme, pourquoi l'appelez-vous _ vieux carrick _ ? >> dit Simonnin de l'air
de l'Θcolier qui prend son maεtre en faute.
Et il se remit α manger son pain et son fromage en accotant son Θpaule sur le montant de la
fenΩtre, car il se reposait debout, ainsi que les chevaux de coucou, l'une de ses jambes
relevΘe et appuyΘe contre l'autre, sur le bout du soulier.
<< Quel tour pourrions-nous jouer α ce chinois-lα ? >> dit α voix basse le troisiΦme clerc
nommΘ Godeschal en s'arrΩtant au milieu d'un raisonnement qu'il engendrait dans une
requΩte grossoyΘe par le quatriΦme clerc et dont les copies Θtaient faites par deux nΘophytes
venus de province. Puis il continua son improvisation: << ..._ Mais, dans sa noble et
bienveillante sagesse, Sa MajestΘ Louis Dix-Huit _ (mettez en toutes lettres, hΘ ! Desroches
le savant qui faites la Grosse !), _ au moment o∙ Elle reprit les rΩnes de son royaume,
comprit_... (qu'est-ce qu'il comprit, ce gros farceur-lα ?) _ la haute mission α laquelle Elle
Θtait appelΘe par la divine Providence!......_ (point admiratif et six points: on est assez
religieux au Palais pour nous les passer), _et sa premiΦre pensΘe fut, ainsi que le prouve la
date de l'ordonnance ci-dessous dΘsignΘe, de rΘparer les infortunes causΘes par les affreux
et tristes dΘsastres de nos temps rΘvolutionnaires, en restituant α ses fidΦles et nombreux
serviteurs _ (nombreux est une flatterie qui doit plaire au Tribunal) _ tous leurs biens non
vendus, soit qu'ils se trouvassent dans le domaine public, soit qu'ils se trouvassent dans le
domaine ordinaire ou extraordinaire de la couronne, soit enfin qu'ils se trouvassent dans les
dotations d'Θtablissements publics, car nous sommes et nous nous prΘtendons habiles α
soutenir que tel est le esprit et le sens de la fameuse et si loyale ordonnance rendue en...! _
Attendez, dit Godeschal aux trois clercs, cette scΘlΘrate de phrase a rempli la fin de ma
page. - Eh bien, reprit-il en mouillant de sa langue le dos du cahier afin de pouvoir tourner
la page Θpaisse de son papier timbrΘ, eh bien, si vous voulez lui faire une farce, il faut lui
dire que le patron ne peut parler α ses clients qu'entre deux et trois heures du matin: nous
verrons s'il viendra, le vieux malfaiteur ! >> Et Godeschal reprit la phrase commencΘe: << _
rendue en..._ Y Ωtes vous ? demanda-t-il.
- << Oui>>, criΦrent les trois copistes.
Tout marchait α la fois, la requΩte, la causerie et la conspiration.
<< _ Rendue en..._ Hein ? papa Boucard, quelle est la date de l'ordonnance ? il faut mettre
les points sur les i, saquerlotte ! Cela fait des pages.
- _ Saquerlotte _ ! rΘpΘta l'un des copistes avant que Boucard le Maεtre clerc n'eut rΘpondu.
- Comment, vous avez Θcrit _ saquerlotte _ ? s'Θcria Godeschal en regardant l'un des
nouveaux venus d'un air α la fois sΘvΦre et goguenard.
- Mais oui, dit Desroches le quatriΦme clerc en se penchant sur la copie de son voisin, il a
Θcrit: _Il faut mettre les point sur les i, et sakerlotte avec un k._>>
Tous les clercs partirent d'un grand Θclat de rire.
<< Comment, monsieur HurΘ, vous prenez _ saquerlotte _ pour un terme de Droit, et vous
dites que vous Ωtes de Mortagne ! s'Θcria Simonnin.
- Effacez bien τa! dit le Principal clerc. Si le juge charge de taxer le dossier voyait des
choses pareilles, il dirait qu'on _ se moque de la barbouillΘe _ ! Vous causeriez des
dΘsagrΘments au patron. Allons, ne faites plus de ces bΩtises-lα, monsieur HurΘ ! Un
Normand ne doit pas Θcrire insouciamment une requΩte. C'est le: _ Portez arme _ ! de la
Basoche.
- _ Rendue en... en ?..._ demanda Godeschal. Dites-moi donc quand, Boucard ?
- Juin 1814 >>, rΘpondit le Premier clerc sans quitter son travail.
Un coup frappΘ α la porte de l'Θtude interrompit la phrase de la prolixe requΩte. Cinq
clercs bien endentΘs, aux yeux vifs et railleurs, aux tΩtes crΘpues, levΦrent le nez vers la
porte, aprΦs avoir tous criΘ d'une voix de chantre: << Entrez. >> Boucard resta la face
ensevelie dans un monceau d'actes, nommΘs _ broutille _ en style de Palais, et continua de
dresser le mΘmoire de frais auquel il travaillait.
L'Θtude Θtait une grande piΦce ornΘe du poΩle classique qui garnit tous les antres de la
chicane. Les tuyaux traversaient diagonalement la chambre et rejoignaient une cheminΘe
condamnΘe sur le marbre de laquelle se voyaient divers morceaux de pain, des triangles de
fromage de Brie, des c⌠telettes de porc frais, des verres, des bouteilles, et la tasse de
chocolat du Maεtre clerc.
L'odeur de ces comestibles s'amalgamait si bien avec la puanteur du poΩle chauffΘ sans
mesure avec le parfum particulier aux bureaux et aux paperasses, que la puanteur d'un
renard n'y aurait pas ΘtΘ sensible. Le plancher Θtait dΘjα couvert de fange et de neige
apportΘe par les clercs PrΦs de la fenΩtre se trouvait le secrΘtaire α cylindre du Principal, et
auquel Θtait adossΘe la petite table destinΘe au second clerc. Le second _ faisait _ en ce
moment _ le Palais _. Il pouvait Ωtre de huit α neuf heures du matin. L'Θtude avait pour tout
ornement ces grandes affiches jaunes qui annoncent des saisies immobiliΦres, des ventes, des
licitations entre majeurs et mineurs, des adjudications dΘfinitives ou prΘparatoires, la gloire
des Θtudes! DerriΦre le Maεtre clerc Θtait un Θnorme casier qui garnissait le mur du haut en
bas, et dont chaque compartiment Θtait bourrΘ de liasses d'o∙ pendaient un nombre infini
d'Θtiquettes et de bouts de fil rouge qui donnent une physionomie spΘciale aux dossiers de
procΘdure. Les rangs infΘrieurs du casier Θtaient pleins de cartons jaunis par l'usage,
bordΘs de papier bleu, et sur lesquels se lisaient les noms des gros clients dont les affaires
juteuses se cuisinaient en ce moment. Les sales vitres de la croisΘe laissaient passer peu de
jour. D'ailleurs, au mois de fΘvrier, il existe α Paris trΦs peu d'Θtudes o∙ l'on puisse Θcrire
sans le secours d'une lampe avant dix heures, car elles sont toutes l'objet d'une nΘgligence
assez concevable: tout le monde y va, personne n'y reste, aucun intΘrΩt personnel ne
s'attache α ce qui est si banal; ni l'avouΘ, ni les plaideurs, ni les clercs ne tiennent α
l'ΘlΘgance d'un endroit qui pour les uns est une classe, pour les autres un passage, pour le
maεtre un laboratoire. Le mobilier crasseux se transmet d'avouΘs en avouΘs avec un
scrupule si religieux que certaines Θtudes possΦdent encore des boεtes α _ rΘsidus _, des
moules α _ tirets _, des sacs provenant des procureurs au _ Chlet _, abrΘviation du mot
CH┬TELET, juridiction qui reprΘsentait dans l'ancien ordre de choses le tribunal de
premiΦre instance actuel. Cette Θtude obscure, grasse de poussiΦre, avait donc, comme
toutes les autres, quelque chose de repoussant pour les plaideurs, et qui en faisait une des
plus hideuses monstruositΘs parisiennes. Certes, si les sacristies humides o∙ les priΦres se
pΦsent et se payent comme des Θpices, si les magasins des revendeuses o∙ flottent des
guenilles qui flΘtrissent toutes les illusions de la vie en nous montrant o∙ aboutissent nos
fΩtes, si ces deux cloaques de la poΘsie n'existaient pas, une Θtude d'avouΘ serait de toutes
les boutiques sociales la plus horrible. Mais il en est ainsi de la maison de jeu, du tribunal,
du bureau de loterie et du mauvais lieu. Pourquoi ? Peut-Ωtre dans ces endroits le drame, en
se jouant dans l'Γme de l'homme, lui rend-il les accessoires indiffΘrents: ce qui expliquerait
aussi la simplicitΘ des grands penseurs et des grands ambitieux.
<< O∙ est mon canif ?
- Je dΘjeune !
- Va te faire lanlaire, voilα un pΓtΘ sur la requΩte !
- Chεt ! messieurs. >>
Ces diverses exclamations partirent α la fois au moment o∙ le vieux plaideur ferma la porte
avec cette sorte d'humilitΘ qui dΘnature les mouvements de l'homme malheureux.
L'inconnu essaya de sourire, mais les muscles de son visage se dΘtendirent quand il eut
vainement cherchΘ quelques sympt⌠mes d'amΘnitΘ sur les visages inexorablement
insouciants des six clercs. AccoutumΘ sans doute α juger les hommes, il s'adressa fort
poliment au saute-ruisseau, en espΘrant que ce pΓtiras lui rΘpondrait avec douceur.
<< Monsieur, votre patron est-il visible ? >>
Le malicieux saute-ruisseau ne rΘpondit au pauvre homme qu'en se donnant avec les doigts
de la main gauche de petits coups rΘpΘtΘs sur l'oreille, comme pour dire: << Je suis sourd. >>
<< Que souhaitez-vous, monsieur ? demanda Godeschal qui tout en faisant cette question
avalait une bouchΘe de pain avec laquelle on e√t pu charger une piΦce de quatre, brandissait
son couteau, et se croisait les jambes en mettant α la hauteur de son oeil celui de ses pieds
qui se trouvait en l'air.
- Je viens ici, monsieur, pour la cinquiΦme fois, rΘpondit le patient. Je souhaite parler α M.
Derville.
- Est-ce pour une affaire ?
- Oui, mais je ne puis l'expliquer qu'α monsieur...
- Le patron dort, si vous dΘsirez le consulter sur quelques difficultΘs, il ne travaille
sΘrieusement qu'α minuit. Mais si vous vouliez nous dire votre cause, nous pourrions, tout
aussi bien que lui, vous... >>
L'inconnu resta impassible. Il se mit α regarder modestement autour de lui, comme un
chien qui, en se glissant dans une cuisine ΘtrangΦre, craint d'y recevoir des coups. Par une
grΓce de leur Θtat, les clercs n'ont jamais peur des voleurs, ils ne soupτonnΦrent donc point
l'homme au carrick et lui laissΦrent observer le local, o∙ il cherchait vainement un siΦge
pour se reposer, car il Θtait visiblement fatiguΘ. Par systΦme, les avouΘs laissent peu de
chaises dans leurs Θtudes. Le client vulgaire, lassΘ d'attendre sur ses jambes, s'en va
grognant, mais il ne prend pas un temps qui, suivant le mot d'un vieux procureur, n'est pas
admis en _ taxe _.
<< Monsieur, rΘpondit-il, j'ai dΘjα eu l'honneur de vous prΘvenir que je ne pouvais expliquer
mon affaire qu'α M. Derville, je vais attendre son lever. >>
Boucard avait fini son addition. Il sentit l'odeur de son chocolat, quitta son fauteuil de
canne, vint α la cheminΘe, toisa le vieil homme, regarda le carrick et fit une grimace
indescriptible. Il pensa probablement que, de quelque maniΦre que l'on tordεt ce client, il
serait impossible d'en extraire un centime; il intervint alors par une parole brΦve, dans
l'intention de dΘbarrasser l'Θtude d'une mauvaise pratique.
<< Ils vous disent la vΘritΘ, monsieur. Le patron ne travaille que pendant la nuit. Si votre
affaire est grave, je vous conseille de revenir α une heure du matin. >>
Le plaideur regarda le Maεtre clerc d'un air stupide, et demeura pendant un moment
immobile. HabituΘs α tous les changements de physionomie et aux singuliers caprices
produits par l'indΘcision ou par la rΩverie qui caractΘrisent les gens processifs, les clercs
continuΦrent α manger, en faisant autant de bruit avec leurs mΓchoires que doivent en faire
des chevaux au rΓtelier, et ne s'inquiΘtΦrent plus du vieillard.
<< Monsieur, je viendrai ce soir >>, dit enfin le vieux qui par une tΘnacitΘ particuliΦre aux
gens malheureux voulait prendre en dΘfaut l'humanitΘ.
La seule Θpigramme permise α la MisΦre est d'obliger la Justice et la Bienfaisance α des
dΘnis injustes. Quand les malheureux ont convaincu la SociΘtΘ de mensonge, ils se rejettent
plus vivement dans le sein de Dieu.
<< Ne voilα-t-il pas un fameux _ crΓne _ ? dit Simonnin sans attendre que le vieillard eut
fermΘ la porte.
- Il a l'air d'un dΘterrΘ. reprit le dernier clerc.
- C'est quelque colonel qui rΘclame un arriΘrΘ, dit le Maεtre clerc.
- Non, c'est un ancien concierge, dit Godeschal.
- Parions qu'il est noble, s'Θcria Boucard.
- Je parie qu'il a ΘtΘ portier, rΘpliqua Godeschal. Les portiers sont seuls douΘs par la nature
de carricks usΘs, huileux et dΘchiquetΘs par le bas comme l'est celui de ce vieux bonhomme
! Vous n'avez donc vu ni ses bottes ΘculΘes qui prennent l'eau, ni sa cravate qui lui sert de
chemise ? Il a couchΘ sous les ponts.
- Il pourrait Ωtre noble et avoir tirΘ le cordon, s'Θcria Desroches. ╟a s'est vu !
- Non, reprit Boucard au milieu des rires, je soutiens qu'il a ΘtΘ brasseur en 1789, et
colonel sous la RΘpublique.
- Ah ! je parie un spectacle pour tout le monde qu'il n'a pas ΘtΘ soldat, dit Godeschal.
- ╟a va, rΘpliqua Boucard.
- Monsieur! monsieur? cria le petit clerc en ouvrant la fenΩtre.
- Que fais-tu, Simonnin ? demanda Boucard.
- Je l'appelle pour lui demander s'il est colonel ou portier, il doit le savoir, lui. >>
Tous les clercs se mirent α rire. Quant au vieillard, il remontait dΘjα l'escalier.
<< Qu'allons-nous lui dire ? s'Θcria Godeschal.
- Laissez-moi faire ! >> rΘpondit Boucard.
Le pauvre homme rentra timidement en baissant les yeux, peut-Ωtre pour ne pas rΘvΘler sa
faim en regardant avec trop d'aviditΘ les comestibles.
<< Monsieur, lui dit Boucard, voulez-vous avoir la complaisance de nous donner votre nom,
afin que le patron sache si...
- Chabert.
- Est-ce le colonel mort α Eylau ? demanda HulΘ qui n'ayant encore rien dit Θtait jaloux
d'ajouter une raillerie α toutes les autres.
- Lui-mΩme, monsieur >>, rΘpondit le bonhomme avec une simplicitΘ antique. Et il se retira.
<< Chouit !
- DΘgommΘ !
- Puff !
- Oh !
- Ah !
- BΓoun !
- Ah ! le vieux dr⌠le !
- Trinn, la, la, trinn, trinn !
- EnfoncΘ !
- Monsieur Desroches, vous irez au spectacle sans payer >>, dit HurΘ au quatriΦme clerc, en
lui donnant sur l'Θpaule une tape α tuer un rhinocΘros.
Ce fut un torrent de cris, de rires et d'exclamations, α la peinture duquel on userait toutes
les onomatopΘes de la langue.
A quel thΘΓtre irons-nous ?
- A l'OpΘra ! s'Θcria le Principal.
- D'abord, reprit Godeschal, le thΘΓtre n'a pas ΘtΘ dΘsignΘ. Je puis, si je veux, vous mener
chez Mme Saqui.
- Mme Saqui n'est pas un spectacle, dit Desroches.
- Qu'est-ce qu'un spectacle ? reprit Godeschal. ╔tablissons d'abord le _ point de fait _.
Qu'ai-je pariΘ, messieurs ? un spectacle. Qu'est-ce qu'un spectacle ? une chose qu'on voit...
- Mais dans ce systΦme-lα, vous vous acquitteriez donc en nous menant voir l'eau couler
sous le Pont-Neuf ? s'Θcria Simonnin en interrompant.
- Qu'on voit pour de l'argent, disait Godeschal en continuant.
- Mais on voit pour de l'argent bien des choses qui ne sont pas un spectacle. La dΘfinition
n'est pas exacte, dit Desroches.
- Mais, Θcoutez-moi donc !
- Vous dΘraisonnez, mon cher, dit Boucard.
- Curtius est-il un spectacle ? dit Godeschal.
- Non, rΘpondit le Maεtre clerc, c'est un cabinet de figures.
- Je parie cent francs contre un sou, reprit Godeschal, que le cabinet de Curtius constitue
l'ensemble de choses auquel est dΘvolu le nom de spectacle. Il comporte une chose α voir α
diffΘrents prix, suivant les diffΘrentes places o∙ l'on veut se mettre.
- Et _ berlik berlok _, dit Simonnin.
- Prends garde que je ne te gifle, toi!>> dit Godeschal.
Les clercs haussΦrent les Θpaules.
<< D'ailleurs, il n'est pas prouvΘ que ce vieux singe ne se soit pas moquΘ de nous, dit-il en
cessant son argumentation ΘtouffΘe par le rire des autres clercs. En conscience, le colonel
Chabert est bien mort, sa femme est remariΘe au comte Ferraud, conseiller d'╔tat. Mme
Ferraud est une des clientes de l'Θtude !
- La cause est remise α demain, dit Boucard. A l'ouvrage, messieurs ! Sac-α-papier! l'on ne
fait rien ici. Finissez donc votre requΩte, elle doit Ωtre signifiΘe avant l'audience de la
quatriΦme Chambre. L'affaire se juge aujourd'hui. Allons, α cheval.
- Si c'e√t ΘtΘ le colonel Chabert, est-ce qu'il n'aurait pas chaussΘ le bout de son pied dans le
postΘrieur de ce farceur de Simonnin quand il a fait le sourd? dit Desroches en regardant
cette observation comme plus concluante que celle de Godeschal.
- Puisque rien n'est dΘcidΘ, reprit Boucard, convenons d'aller aux secondes loges des
Franτais voir Talma dans NΘron. Simonnin ira au parterre. >>
Lα-dessus, le Maεtre clerc s'assit α son bureau, et chacun l'imita.
<< _ Rendue en juin mil huit cent quatorze _ (en toutes lettres), dit Godeschal, y Ωtes-vous ?
- Oui, rΘpondirent les deux copistes et le grossoyeur dont les plumes recommencΦrent α
crier sur le papier timbrΘ en faisant dans l'Θtude le bruit de cent hannetons enfermΘs par
des Θcoliers dans des cornets de papier.
- _ Et nous espΘrons que Messieurs composant le tribunal _, dit l'improvisateur. Halte ! il
faut que je relise ma phrase, je ne me comprends plus moi-mΩme.
- Quarante-six... ╟a doit arriver souvent !... Et trois, quarante-neuf, dit Boucard.
- _ Nous espΘrons _, reprit Godeschal aprΦs avoir tout relu, _ que Messieurs composant le
tribunal ne seront pas moins grands que ne l'est l'auguste auteur de l'ordonnance, et qu'ils
feront justice des misΘrables prΘtentions de l'administration de la grande chancellerie de la
LΘgion d'honneur en fixant la jurisprudence dans le sens large que nous Θtablissons ici... _
- Monsieur Godeschal, voulez-vous un verre d'eau ? dit le petit clerc.
- Ce farceur de Simonnin ! dit Boucard. Tiens, apprΩte tes chevaux α double semelle,
prends ce paquet, et valse jusqu'aux Invalides.
- _ Que nous Θtablissons ici _, reprit Godeschal Ajoutez: _ dans l'intΘrΩt de madame _... (en
toutes lettres) _ la vicomtesse de Grandlieu _...
- Comment ! s'Θcria le Maεtre clerc, vous vous avisez de faire des requΩtes dans l'affaire
vicomtesse de Grandlieu contre LΘgion d'honneur, une affaire pour compte d'Θtude,
entreprise α forfait ? Ah ! vous Ωtes un fier nigaud ! Voulez-vous bien me mettre de c⌠tΘ
vos copies et votre minute, gardez-moi cela pour l'affaire Navarreins contre les Hospices.
Il est tard, je vais faire un bout de placet, avec des _ attendu _, et j'irai moi-mΩme au
Palais... >>
Cette scΦne reprΘsente un des mille plaisirs qui, plus tard, font dire en pensant α la jeunesse:
<< C'Θtait le bon temps ! >>
Vers une heure du matin, le prΘtendu colonel Chabert vint frapper α la porte de Me
Derville, avouΘ prΦs le tribunal de premiΦre instance du dΘpartement de la Seine. Le
portier lui rΘpondit que M. Derville n'Θtait pas rentrΘ. Le vieillard allΘgua le rendez-vous
et monta chez ce cΘlΦbre lΘgiste, qui, malgrΘ sa jeunesse, passait pour Ωtre une des plus
fortes tΩtes du Palais. AprΦs avoir sonnΘ, le dΘfiant solliciteur ne fut pas mΘdiocrement
ΘtonnΘ de voir le premier clerc occupΘ α ranger sur la table de la salle α manger de son
patron les nombreux dossiers des affaires qui _ venaient _ le lendemain en ordre utile. Le
clerc, non moins ΘtonnΘ, salua le colonel en le priant de s'asseoir: ce que fit le plaideur.
<< Ma foi, monsieur, j'ai cru que vous plaisantiez hier en m'indiquant une heure si matinale
pour une consultation, dit le vieillard avec la fausse gaietΘ d'un homme ruinΘ qui s'efforce
de sourire.
- Les clercs plaisantaient et disaient vrai tout ensemble, reprit le Principal en continuant son
travail. M. Derville a choisi cette heure pour examiner ses causes, en rΘsumer les moyens,
en ordonner la conduite, en disposer les _ dΘfenses _. Sa prodigieuse intelligence est plus
libre en ce moment, le seul o∙ il obtienne le silence et la tranquillitΘ nΘcessaires α la
conception des bonnes idΘes. Vous Ωtes, depuis qu'il est avouΘ, le troisiΦme exemple d'une
consultation donnΘe α cette heure nocturne. AprΦs Ωtre rentrΘ, le patron discutera chaque
affaire, lira tout, passera peut-Ωtre quatre ou cinq heures α sa besogne; puis, il me sonnera
et m'expliquera ses intentions. Le matin, de dix heures α deux heures, il Θcoute ses clients,
puis il emploie le reste de la journΘe α ses rendez-vous. Le soir, il va dans le monde pour y
entretenir ses relations. Il n'a donc que la nuit pour creuser ses procΦs, fouiller les arsenaux
du Code et faire ses plans de bataille. Il ne veut pas perdre une seule cause, il a l'amour de
son art. Il ne se charge pas, comme ses confrΦres, de toute espΦce d'affaire. Voilα sa vie,
qui est singuliΦrement active. Aussi gagne-t-il beaucoup d'argent. >>
En entendant cette explication, le vieillard resta silencieux, et sa bizarre figure prit une
expression si dΘpourvue d'intelligence, que le clerc, aprΦs l'avoir regardΘ, ne s'occupa plus
de lui. Quelques instants aprΦs, Derville rentra, mis en costume de bal; son Maεtre clerc lui
ouvrit la porte, et se remit α achever le classement des dossiers. Le jeune avouΘ demeura
pendant un moment stupΘfait en entrevoyant dans le clair-obscur le singulier client qui
l'attendait. Le colonel Chabert Θtait aussi parfaitement immobile que peut l'Ωtre une figure
en cire de ce cabinet de Curtius o∙ Godeschal avait voulu mener ses camarades. Cette
immobilitΘ n'aurait peut-Ωtre pas ΘtΘ un sujet d'Θtonnement, si elle n'eut complΘtΘ le
spectacle surnaturel que prΘsentait l'ensemble]e du personnage. Le vieux soldat Θtait sec et
maigre. Son front, volontairement cachΘ sous les cheveux de sa perruque lisse, lui donnait
quelque chose de mystΘrieux. Ses yeux paraissaient couverts d'une taie transparente: vous
eussiez dit de la nacre sale dont les reflets bleuΓtres chatoyaient α la lueur des bougies. Le
visage pale, livide, et en lame de couteau, s'il est permis d'emprunter cette expression
vulgaire, semblait mort. Le cou Θtait serrΘ par une mauvaise cravate de soie noire.
L'ombre cachait si bien le corps α partir de la ligne brune que dΘcrivait ce haillon, qu'un
homme d'imagination aurait pu prendre cette vieille tΩte pour quelque silhouette due au
hasard, ou pour un portrait de Rembrandt, sans cadre.
Les bords du chapeau qui couvrait le front du vieillard projetaient un sillon noir sur le haut
du visage. Cet effet bizarre, quoique naturel, faisait ressortir, par la brusquerie du
contraste, les rides blanches, les sinuositΘs froides, le sentiment dΘcolorΘ de cette
physionomie cadavΘreuse. Enfin l'absence de tout mouvement dans le corps, de toute
chaleur dans le regard, s'accordait avec une certaine expression de dΘmence triste, avec les
dΘgradants sympt⌠mes par lesquels se caractΘrise l'idiotisme, pour faire de cette figure je
ne sais quoi de funeste qu'aucune parole humaine ne pourrait exprimer. Mais un
observateur, et surtout un avouΘ, aurait trouvΘ de plus en cet homme foudroyΘ les signes
d'une douleur profonde, les indices d'une misΦre qui avait dΘgradΘ ce visage, comme les
gouttes d'eau tombΘes du ciel sur un beau marbre l'ont α la longue dΘfigurΘ. Un mΘdecin,
un auteur, un magistrat eussent pressenti tout un drame α l'aspect de cette sublime horreur
dont le moindre mΘrite Θtait de ressembler α ces fantaisies que les peintres s'amusent α
dessiner au bas de leurs pierres lithographiques en causant avec leurs amis.
En voyant l'avouΘ, l'inconnu tressaillit par un mouvement convulsif semblable α celui qui
Θchappe aux poΦtes quand un bruit inattendu vient les dΘtourner d'une fΘconde rΩverie, au
milieu du silence et de la nuit. Le vieillard se dΘcouvrit promptement et se leva pour saluer
le jeune homme; le cuir qui garnissait l'intΘrieur de son chapeau Θtant sans doute fort gras,
sa perruque y resta collΘe sans qu'il s'en aperτ√t, et laissa voir α nu son crΓne horriblement
mutilΘ par une cicatrice transversale qui prenait α l'occiput et venait mourir α l'ªil droit,
en formant partout une grosse couture saillante. L'enlΦvement soudain de cette perruque
sale, que le pauvre homme portait pour cacher sa blessure, ne donna nulle envie de rire aux
deux gens de loi, tant ce crΓne fendu Θtait Θpouvantable α voir. La premiΦre pensΘe que
suggΘrait l'aspect de cette blessure Θtait celle-ci: << Par lα s'est enfuie l'intelligence ! >>
<< Si ce n'est pas le colonel Chabert, ce doit Ωtre un fier troupier ! pensa Boucard.
- Monsieur, lui dit Derville, α qui ai-je l'honneur de parler ?
- Au colonel Chabert.
- Lequel ?
- Celui qui est mort α Eylau >>, rΘpondit le vieillard.
En entendant cette singuliΦre phrase, le clerc et l'avouΘ se jetΦrent un regard qui signifiait:
<< C'est un fou!>>
<< Monsieur, reprit le colonel, je dΘsirerais ne confier qu'α vous le secret de ma situation. >>
Une chose digne de remarque est l'intrΘpiditΘ naturelle aux avouΘs. Soit l'habitude de
recevoir un grand nombre de personnes, soit le profond sentiment de la protection que les
lois leur accordent, soit confiance en leur ministΦre, ils entrent partout sans rien craindre,
comme les prΩtres et les mΘdecins. Derville fit un signe α Boucard, qui disparut.
<< Monsieur, reprit l'avouΘ, pendant le jour je ne suis pas trop avare de mon temps; mais au
milieu de la nuit les minutes me sont prΘcieuses. Ainsi, soyez bref et concis. Allez au fait
sans digression. Je vous demanderai moi-mΩme les Θclaircissements qui me sembleront
nΘcessaires. Parlez. >>
AprΦs avoir fait asseoir son singulier client, le jeune homme s'assit lui-mΩme devant la
table; mais, tout en prΩtant son attention au discours du feu colonel, il feuilleta ses dossiers.
<< Monsieur, dit le dΘfunt, peut-Ωtre savez-vous que je commandais un rΘgiment de cavalerie
α Eylau. J'ai ΘtΘ pour beaucoup dans le succΦs de la cΘlΦbre charge que fit Murat, et qui
dΘcida le gain de la bataille. Malheureusement pour moi, ma mort est un fait historique
consignΘ dans les _ Victoires et ConquΩtes _, o∙ elle est rapportΘe en dΘtail. Nous fendεmes
en deux les trois lignes russes, qui, s'Θtant aussit⌠t reformΘes, nous obligΦrent α les
retraverser en sens contraire. Au moment o∙ nous revenions vers l'Empereur, aprΦs avoir
dispersΘ les Russes, je rencontrai un gros de cavalerie ennemie. Je me prΘcipitai sur ces
entΩtΘs-lα. Deux officiers russes, deux vrais gΘants, m'attaquΦrent α la fois. L'un d'eux
m'appliqua sur la tΩte un coup de sabre qui fendit tout jusqu'α un bonnet de soie noire que
j'avais sur la tΩte, et m'ouvrit profondΘment le crΓne. Je tombai de cheval. Murat vint α
mon secours, il me passa sur le corps, lui et tout son monde, quinze cents hommes, excusez
du peu ! Ma mort fut annoncΘe α l'Empereur, qui, par prudence (il m'aimait un peu, le
patron !), voulut savoir s'il n'y aurait pas quelque chance de sauver l'homme auquel il Θtait
redevable de cette vigoureuse attaque. Il envoya, pour me reconnaεtre et me rapporter aux
ambulances, deux chirurgiens en leur disant, peut-Ωtre trop nΘgligemment, car il avait de
l'ouvrage: " Allez donc voir si, par hasard, mon pauvre Chabert vit encore ? " Ces sacrΘs
carabins, qui venaient de me voir foulΘ aux pieds par les chevaux de deux rΘgiments, se
dispensΦrent sans doute de me tΓter le pouls et dirent que j'Θtais bien mort. L'acte de mon
dΘcΦs fut donc probablement dressΘ d'aprΦs les rΦgles Θtablies par la jurisprudence
militaire. >>
En entendant son client s'exprimer avec une luciditΘ parfaite et raconter des faits si
vraisemblables, quoique Θtranges, le jeune avouΘ laissa ses dossiers, posa son coude gauche
sur la table, se mit la tΩte dans la main, et regarda le colonel fixement.
<< Savez-vous, monsieur, lui dit-il en l'interrompant, que je suis l'avouΘ de la comtesse
Ferraud, veuve du colonel Chabert ?
- Ma femme ! Oui, monsieur. Aussi, aprΦs cent dΘmarches infructueuses chez des gens de
loi qui m'ont tous pris pour un fou, me suis-je dΘterminΘ α venir vous trouver. Je vous
parlerai de mes malheurs plus tard. Laissez-moi d'abord vous Θtablir les faits, vous
expliquer plut⌠t comme ils ont du se passer, que comme ils sont arrivΘs. Certaines
circonstances, qui ne doivent Ωtre connues que du PΦre Θternel, m'obligent α en prΘsenter
plusieurs comme des hypothΦses. Donc, monsieur, les blessures que j'ai reτues auront
probablement produit un tΘtanos, ou m'auront mis dans une crise analogue α une maladie
nommΘe, je crois, catalepsie. Autrement comment concevoir que j'aie ΘtΘ, suivant l'usage
de la guerre, dΘpouillΘ de mes vΩtements, et jetΘ dans la fosse aux soldats par les gens
chargΘs d'enterrer les morts ? Ici, permettez moi de placer un dΘtail que je n'ai pu
connaεtre que postΘrieurement α l'ΘvΘnement qu'il faut bien appeler ma mort. J'ai
rencontrΘ, en 1814, α Stuttgart, un ancien marΘchal des logis de mon rΘgiment. Ce cher
homme, le seul qui ait voulu me reconnaεtre, et de qui je vous parlerai tout α l'heure,
m'expliqua le phΘnomΦne de ma conservation, en me disant que mon cheval avait reτu un
boulet dans le flanc au moment o∙ je fus blessΘ moi-mΩme. La bΩte et le cavalier s'Θtaient
donc abattus comme des capucins de cartes. En me renversant, soit α droite, soit α gauche,
j'avais ΘtΘ sans doute couvert par le corps de mon cheval qui m'empΩcha d'Ωtre ΘcrasΘ par
les chevaux, ou atteint par des boulets. Lorsque je revins α moi, monsieur, j'Θtais dans une
position et dans une atmosphΦre dont je ne vous donnerais pas une idΘe en vous entretenant
jusqu'α demain. Le peu d'air que je respirais Θtait mΘphitique. Je voulus me mouvoir, et ne
trouvai point d'espace. En ouvrant les yeux, je ne vis rien. La raretΘ de l'air fut l'accident
le plus menaτant, et qui m'Θclaira le plus vivement sur ma position. Je compris que lα o∙
j'Θtais, l'air ne se renouvelait point, et que j'allais mourir. Cette pensΘe m'⌠ta le sentiment
de la douleur inexprimable par laquelle j'avais ΘtΘ rΘveillΘ. Mes oreilles tintΦrent
violemment. J'entendis, ou crus entendre, je ne veux rien affirmer, des gΘmissements
poussΘs par le monde de cadavres au milieu duquel je gisais. Quoique la mΘmoire de ces
moments soit bien tΘnΘbreuse, quoique mes souvenirs soient bien confus, malgrΘ les
impressions de souffrances encore plus profondes que je devais Θprouver et qui ont brouillΘ
mes idΘes, il y a des nuits o∙ je crois encore entendre ces soupirs ΘtouffΘs ! Mais il y a eu
quelque chose de plus horrible que les cris, un silence que je n'ai jamais retrouvΘ nulle
part, le vrai silence du tombeau. Enfin, en levant les mains, en tΓtant les morts, je reconnus
un vide entre ma tΩte et le fumier humain supΘrieur. Je pus donc mesurer l'espace qui
m'avait ΘtΘ laissΘ par un hasard dont la cause m'Θtait inconnue. Il paraεt, grΓce α
l'insouciance ou α la prΘcipitation avec laquelle on nous avait jetΘs pΩle-mΩle, que deux
morts s'Θtaient croisΘs au-dessus de moi de maniΦre α dΘcrire un angle semblable α celui de
deux cartes mises l'une contre l'autre par un enfant qui pose les fondements d'un chΓteau.
En furetant avec promptitude, car il ne fallait pas flΓner, je rencontrai fort heureusement
un bras qui ne tenait α rien, le bras d'un Hercule ! un bon os auquel je dus mon salut. Sans
ce secours inespΘrΘ, je pΘrissais ! Mais, avec une rage que vous devez concevoir, je me mis
α travailler les cadavres qui me sΘparaient de la couche de terre sans doute jetΘe sur nous, je
dis nous, comme s'il y eut eu des vivants ! J'y allais ferme, monsieur, car me voici! Mais je
ne sais pas aujourd'hui comment j'ai pu parvenir α percer la couverture de chair qui mettait
une barriΦre entre la vie et moi. Vous me direz que j'avais trois bras ! Ce levier, dont je
me servais avec habiletΘ, me procurait toujours un peu de l'air qui se trouvait entre les
cadavres que je dΘplaτais, et je mΘnageais mes aspirations. Enfin je vis le jour, mais α
travers la neige, monsieur! En ce moment, je m'aperτus que j'avais la tΩte ouverte. Par
bonheur, mon sang, celui de mes camarades ou la peau meurtrie de mon cheval peut-Ωtre,
que sais-je ! m'avait, en se coagulant, comme enduit d'un emplΓtre naturel. MalgrΘ cette
cro√te, je m'Θvanouis quand mon crΓne fut en contact avec la neige. Cependant, le peu de
chaleur qui me restait ayant fait fondre la neige autour de moi, je me trouvai, quand je
repris connaissance, au centre d'une petite ouverture par laquelle je criai aussi longtemps
que je le pus. Mais alors le soleil se levait, j'avais donc bien peu de chances pour Ωtre
entendu. Y avait-il dΘjα du monde aux champs ? Je me haussais en faisant de mes pieds un
ressort dont le point d'appui Θtait sur les dΘfunts qui avaient les reins solides. Vous sentez
que ce n'Θtait pas le moment de leur dire: _ Respect au courage malheureux _ ! Bref,
monsieur, aprΦs avoir eu la douleur, si le mot peut rendre ma rage, de voir pendant
longtemps! oh ! oui, longtemps ! ces sacrΘs Allemands se sauvant en entendant une voix lα
o∙ ils n'apercevaient point d'homme, je fus enfin dΘgagΘ par une femme assez hardie ou
assez curieuse pour s'approcher de ma tΩte qui semblait avoir poussΘ hors de terre comme
un champignon. Cette femme alla chercher son mari, et tous deux me transportΦrent dans
leur pauvre baraque. Il parait que j'eus une rechute de catalepsie, passez-moi cette
expression pour vous peindre un Θtat duquel je n'ai nulle idΘe, mais que j'ai jugΘ, sur les
dires de mes h⌠tes, devoir Ωtre un effet de cette maladie. Je suis restΘ pendant six mois
entre la vie et la mort, ne parlant pas, ou dΘraisonnant quand je parlais. Enfin mes h⌠tes me
firent admettre α l'h⌠pital d'Heilsberg. Vous comprenez, monsieur, que j'Θtais sorti du
ventre de la fosse aussi nu que de celui de ma mΦre; en sorte que, six mois aprΦs, quand, un
beau matin, je me souvins d'avoir ΘtΘ le colonel Chabert, et qu'en recouvrant ma raison je
voulus obtenir de ma garde plus de respect qu'elle n'en accordait α un pauvre diable, tous
mes camarades de chambrΘe se mirent α rire. Heureusement pour moi, le chirurgien avait
rΘpondu, par amour-propre, de ma guΘrison, et s'Θtait naturellement intΘressΘ α son
malade. Lorsque je lui parlai d'une maniΦre suivie de mon ancienne existence, ce brave
homme, nommΘ Sparchmann, fit constater, dans les formes juridiques voulues par le droit
du pays, la maniΦre miraculeuse dont j'Θtais sorti de la fosse des morts, le jour et l'heure o∙
j'avais ΘtΘ trouvΘ par ma bienfaitrice et par son mari; le genre, la position exacte de mes
blessures, en joignant α ces diffΘrents procΦs-verbaux une description de ma personne. Eh
bien, monsieur, je n'ai ni ces piΦces importantes, ni la dΘclaration que j'ai faite chez un
notaire d'Heilsberg, en vue d'Θtablir mon identitΘ ! Depuis le jour o∙ je fus chassΘ de cette
ville par les ΘvΘnements de la guerre, j'ai constamment errΘ comme un vagabond, mendiant
mon pain, traitΘ de fou lorsque je racontais mon aventure, et sans avoir ni trouvΘ, ni gagnΘ
un sou pour me procurer les actes qui pouvaient prouver mes dires, et me rendre α la vie
sociale. Souvent, mes douleurs me retenaient durant des semestres entiers dans de petites
villes o∙ l'on prodiguait des soins au Franτais malade, mais o∙ l'on riait au nez de cet
homme dΦs qu'il] prΘtendait Ωtre le colonel Chabert. Pendant longtemps ces rires, ces
doutes me mettaient dans une fureur qui me nuisit et me fit mΩme enfermer comme fou α
Stuttgart. A la vΘritΘ, vous pouvez juger, d'aprΦs mon rΘcit, qu'il y avait des raisons
suffisantes pour faire coffrer un homme ! AprΦs deux ans de dΘtention que je fus obligΘ de
subir, aprΦs avoir entendu mille fois mes gardiens disant: "Voilα un pauvre homme qui
croit Ωtre le colonel Chabert !" α des gens qui rΘpondaient: "Le pauvre homme !" je fus
convaincu de l'impossibilitΘ de ma propre aventure, je devins triste, rΘsignΘ, tranquille, et
renonτai α me dire le colonel Chabert, afin de pouvoir sortir de prison et revoir la France.
Oh ! monsieur, revoir Paris ! c'Θtait un dΘlire que je ne... >>
A cette phrase inachevΘe, le colonel Chabert tomba dans une rΩverie profonde que Derville
respecta.
<< Monsieur, un beau jour, reprit le client, un jour de printemps, on me donna la clef des
champs et dix thalers, sous prΘtexte que je parlais trΦs sensΘment sur toutes sortes de sujets
et que je ne me disais plus le colonel Chabert. Ma foi, vers cette Θpoque, et encore
aujourd'hui, par moments, mon nom m'est dΘsagrΘable. Je voudrais n'Ωtre pas moi. Le
sentiment de mes droits me tue. Si ma maladie m'avait ⌠tΘ tout souvenir de mon existence
passΘe, j'aurais ΘtΘ heureux! J'eusse repris du service sous un nom quelconque, et qui sait ?
je serais peut-Ωtre devenu feld-marΘchal en Autriche ou en Russie.
- Monsieur, dit l'avouΘ, vous brouillez toutes mes idΘes. Je crois rΩver en vous Θcoutant. De
grΓce, arrΩtons-nous pendant un moment.
- Vous Ωtes, dit le colonel d'un air mΘlancolique, la seule personne qui m'ait si patiemment
ΘcoutΘ. Aucun homme de loi n'a voulu m'avancer dix napolΘons afin de faire venir
d'Allemagne les piΦces nΘcessaires pour commencer mon procΦs...
- Quel procΦs ? dit l'avouΘ, qui oubliait la situation douloureuse de son client en entendant
le rΘcit de ses misΦres passΘes.
- Mais, monsieur, la comtesse Ferraud n'est-elle pas ma femme ! Elle possΦde trente mille
livres de rente qui m'appartiennent, et ne veut pas me donner deux liards. Quand je dis ces
choses α des avouΘs, α des hommes de bon sens; quand je propose, moi, mendiant, de
plaider contre un comte et une comtesse; quand je m'ΘlΦve, moi, mort, contre un acte de
dΘcΦs, un acte de mariage et des actes de naissance, ils m'Θconduisent, suivant leur
caractΦre, soit avec cet air froidement poli que vous savez prendre pour vous dΘbarrasser
d'un malheureux, soit brutalement, en gens qui croient rencontrer un intrigant ou un fou.
J'ai ΘtΘ enterrΘ sous des morts, mais maintenant je suis enterrΘ sous des vivants, sous des
actes, sous des faits, sous la sociΘtΘ tout entiΦre, qui veut me faire rentrer sous terre !
- Monsieur, veuillez poursuivre maintenant, dit l'avouΘ.
- _ Veuillez _, s'Θcria le malheureux vieillard en prenant la main du jeune homme, voilα le
premier mot de politesse que j'entends depuis... >>
Le colonel pleura. La reconnaissance Θtouffa sa voix. Cette pΘnΘtrante et indicible
Θloquence qui est dans le regard, dans le geste, dans le silence mΩme, acheva de convaincre
Derville et le toucha vivement.
<< ╔coutez, monsieur, dit-il α son client, j'ai gagnΘ ce soir trois cents francs au jeu; je puis
bien employer la moitiΘ de cette somme α faire le bonheur d'un homme. Je commencerai
les poursuites et diligences nΘcessaires pour vous procurer les piΦces dont vous me parlez,
et jusqu'α leur arrivΘe je vous remettrai cent sous par jour. Si vous Ωtes le colonel Chabert,
vous saurez pardonner la modicitΘ du prΩt α un jeune homme qui a sa fortune α faire.
Poursuivez. >>
Le prΘtendu colonel resta pendant un moment immobile et stupΘfait: son extrΩme malheur
avait sans doute dΘtruit ses croyances. S'il courait aprΦs son illustration militaire, aprΦs sa
fortune, aprΦs lui-mΩme, peut-Ωtre Θtait-ce pour obΘir α ce sentiment inexplicable, en germe
dans le coeur de tous les hommes, et auquel nous devons les recherches des alchimistes, la
passion de la gloire, les dΘcouvertes de l'astronomie, de la physique, tout ce qui pousse
l'homme α se grandir en se multipliant par les faits ou par les idΘes. L'ego, dans sa pensΘe,
n'Θtait plus qu'un objet secondaire, de mΩme que la vanitΘ du triomphe ou le plaisir du gain
deviennent plus chers au parieur que ne l'est l'objet du pari. Les paroles du jeune avouΘ
furent donc comme un miracle pour cet homme rebutΘ pendant dix annΘes par sa femme,
par la justice, par la crΘation sociale entiΦre. Trouver chez un avouΘ ces dix piΦces d'or qui
lui avaient ΘtΘ refusΘes pendant si longtemps, par tant de personnes et de tant de maniΦres !
Le colonel ressemblait α cette dame qui, ayant eu la fiΦvre durant quinze annΘes, crut avoir
changΘ de maladie le jour o∙ elle fut guΘrie. Il est des fΘlicitΘs auxquelles on ne croit plus;
elles arrivent, c'est la foudre, elles consument. Aussi la reconnaissance du pauvre homme
Θtait-elle trop vive pour qu'il p√t l'exprimer. Il eut paru froid aux gens superficiels, mais
Derville devina toute une probitΘ dans cette stupeur. Un fripon aurait eu de la voix.
<< O∙ en Θtais-je ? dit le colonel avec la na∩vetΘ d'un enfant ou d'un soldat, car il y a
souvent de l'enfant dans le vrai soldat, et presque toujours du soldat chez l'enfant, surtout
en France.
- A Stuttgart. Vous sortiez de prison, rΘpondit l'avouΘ.
- Vous connaissez ma femme ? demanda le colonel.
- Oui, rΘpliqua Derville en inclinant la tΩte.
- Comment est-elle ?
- Toujours ravissante. >>
Le vieillard fit un signe de main, et parut dΘvorer quelque secrΦte douleur avec cette
rΘsignation grave et solennelle qui caractΘrise les hommes ΘprouvΘs dans le sang et le feu
des champs de bataille.
<< Monsieur >>, dit-il avec une sorte de gaietΘ; car il respirait, ce pauvre colonel, il sortait
une seconde fois de la tombe, il venait de fondre une couche de neige moins soluble que
celle qui jadis lui avait glacΘ la tΩte, et il aspirait l'air comme s'il quittait un cachot. <<
Monsieur, dit-il, si j'avais ΘtΘ joli garτon, aucun de mes malheurs ne me serait arrivΘ. Les
femmes croient les gens quand ils farcissent leurs phrases du mot amour. Alors elles
trottent, elles vont, elles se mettent en quatre, elles intriguent, elles affirment les faits, elles
font le diable pour celui qui leur plaεt. Comment aurais-je pu intΘresser une femme ?
J'avais une face de _ requiem _, j'Θtais vΩtu comme un sans-culotte, je ressemblais plut⌠t α
un Esquimau qu'α un Franτais moi qui jadis passais pour le plus joli des muscadins, en 1799
! Moi, Chabert, comte de l'Empire ! Enfin, le jour mΩme o∙ l'on me jeta sur le pavΘ
comme un chien, je rencontrai le marΘchal des logis de qui je vous ai dΘjα parlΘ. Le
camarade se nommait Boutin. Le pauvre diable et moi faisions la plus belle paire de rosses
que j'aie jamais vue; je l'aperτus α la promenade, si je le reconnus, il lui fut impossible de
deviner qui j'Θtais. Nous allΓmes ensemble dans un cabaret. Lα, quand je me nommai, la
bouche de Boutin se fendit en Θclats de rire comme un mortier qui crΦve. Cette gaietΘ,
monsieur, me causa l'un de mes plus vifs chagrins ! Elle me rΘvΘlait sans fard tous les
changements qui Θtaient survenus en moi ! J'Θtais donc mΘconnaissable, mΩme pour l'oeil
du plus humble et du plus reconnaissant de mes amis ! jadis j'avais sauvΘ la vie α Boutin,
mais c'Θtait une revanche que je lui devais. Je ne vous dirai pas comment il me rendit ce
service. La scΦne eut lieu en Italie, α Ravenne. La maison o∙ Boutin m'empΩcha d'Ωtre
poignardΘ n'Θtait pas une maison fort dΘcente. A cette Θpoque je n'Θtais pas colonel, j'Θtais
simple cavalier, comme Boutin. Heureusement cette histoire comportait des dΘtails qui ne
pouvaient Ωtre connus que de nous seuls; et, quand je les lui rappelai, son incrΘdulitΘ
diminua. Puis je lui contai les accidents de ma bizarre existence. Quoique mes yeux, ma
voix fussent, me dit-il, singuliΦrement altΘrΘs, que je n'eusse plus ni cheveux, ni dents, ni
sourcils, que je fusse blanc comme un Albinos, il finit par retrouver son colonel dans le
mendiant, aprΦs mille interrogations auxquelles je rΘpondis victorieusement. Il me raconta
ses aventures, elles n'Θtaient pas moins extraordinaires que les miennes: il revenait des
confins de la Chine, o∙ il avait voulu pΘnΘtrer aprΦs s'Ωtre ΘchappΘ de la SibΘrie. Il
m'apprit les dΘsastres de la campagne de Russie et la premiΦre abdication de NapolΘon.
Cette nouvelle est une des choses qui m'ont fait le plus de mal! Nous Θtions deux dΘbris
curieux aprΦs avoir ainsi roulΘ sur le globe comme roulent dans l'OcΘan les cailloux
emportΘs d'un rivage α l'autre par les tempΩtes. A nous deux nous avions vu l'╔gypte, la
Syrie, l'Espagne, la Russie, la Hollande, l'Allemagne, l'Italie, la Dalmatie, l'Angleterre, la
Chine, la Tartarie, la SibΘrie; il ne nous manquait que d'Ωtre allΘs dans les Indes et en
AmΘrique ! Enfin, plus ingambe que je ne l'Θtais, Boutin se chargea d'aller α Paris le plus
lestement possible afin d'instruire ma femme de l'Θtat dans lequel je me trouvais. J'Θcrivis α
Mme Chabert une lettre bien dΘtaillΘe. C'Θtait la quatriΦme, monsieur ! si j'avais eu des
parents, tout cela ne serait peut-Ωtre pas arrivΘ; mais, il faut vous l'avouer, je suis un enfant
d'h⌠pital, un soldat qui pour patrimoine avait son courage, pour famille tout le monde,
pour patrie la France, pour tout protecteur le bon Dieu. Je me trompe ! j'avais un pΦre,
l'Empereur ! Ah ! s'il Θtait debout, le cher homme ! et qu'il vεt _ son Chabert _, comme il
me nommait, dans l'Θtat o∙ je suis, mais il se mettrait en colΦre. Que voulez-vous ! notre
soleil s'est couchΘ, nous avons tous froid maintenant. AprΦs tout, les ΘvΘnements politiques
pouvaient justifier le silence de ma femme ! Boutin partit. Il Θtait bien heureux, lui ! Il
avait deux ours blancs supΘrieurement dressΘs qui le faisaient vivre. Je ne pouvais
l'accompagner; mes douleurs ne me permettaient pas de faire de longues Θtapes. Je pleurai,
monsieur, quand nous nous sΘparames, aprΦs avoir marchΘ aussi longtemps que mon Θtat
put me le permettre en compagnie de ses ours et de lui. A Carlsruhe j'eus un accΦs de
nΘvralgie α la tΩte, et restai six semaines sur la paille dans une auberge ! Je ne finirais pas,
monsieur, s'il fallait vous raconter tous les malheurs de ma vie de mendiant. Les
souffrances morales, auprΦs desquelles palissent les douleurs physiques, excitent cependant
moins de pitiΘ, parce qu'on ne les voit point. Je me souviens d'avoir pleurΘ devant un h⌠tel
de Strasbourg o∙ j'avais donnΘ jadis une fΩte, et o∙ je n'obtins rien, pas mΩme un morceau
de pain. Ayant dΘterminΘ de concert avec Boutin l'itinΘraire que je devais suivre, j'allais α
chaque bureau de poste demander s'il y avait une lettre et de l'argent pour moi. Je vins
jusqu'α Paris sans avoir rien trouvΘ. Combien de dΘsespoirs ne m'a-t-il pas fallu dΘvorer!
"Boutin sera mort", me disais je. En effet, le pauvre diable avait succombΘ α Waterloo.
J'appris sa mort plus tard et par hasard. Sa mission auprΦs de ma femme fut sans doute
infructueuse. Enfin j'entrai dans Paris en mΩme temps que les Cosaques. Pour moi c'Θtait
douleur sur douleur. En voyant les Russes en France, je ne pensais plus que je n'avais ni
souliers aux pieds ni argent dans ma poche. Oui, monsieur, mes vΩtements Θtaient en
lambeaux. La veille de mon arrivΘe je fus forcΘ de bivouaquer dans les bois de Claye. La
fraεcheur de la nuit me causa sans doute un accΦs de je ne sais quelle maladie, qui me prit
quand je traversai le faubourg Saint-Martin. Je tombai presque Θvanoui α la porte d'un
marchand de fer. Quand je me rΘveillai j'Θtais dans un lit α l'H⌠tel-Dieu. Lα je restai
pendant un mois assez heureux. Je fus bient⌠t renvoyΘ. J'Θtais sans argent, mais bien portant
et sur le bon pavΘ de Paris. Avec quelle joie et quelle promptitude j'allai rue du Mont-
Blanc, o∙ ma femme devait Ωtre logΘe dans un h⌠tel α moi ! Bah ! la rue du Mont-Blanc
Θtait devenue la rue de la ChaussΘe-d'Antin. Je n'y vis plus mon h⌠tel, il avait ΘtΘ vendu,
dΘmoli. Des spΘculateurs avaient bΓti plusieurs maisons dans mes jardins. Ignorant que ma
femme fut mariΘe α monsieur Ferraud, je ne pouvais obtenir aucun renseignement. Enfin je
me rendis chez un vieil avocat qui jadis Θtait chargΘ de mes affaires. Le bonhomme Θtait
mort aprΦs avoir cΘdΘ sa clientΦle α un jeune homme. Celui-ci m'apprit, α mon grand
Θtonnement, l'ouverture de ma succession, sa liquidation, le mariage de ma femme et la
naissance de ses deux enfants. Quand je lui dis Ωtre le colonel Chabert, il se mit α rire si
franchement que je le quittai sans lui faire la moindre observation. Ma dΘtention de
Stuttgart me fit songer α Charenton, et je rΘsolus d'agir avec prudence. Alors, monsieur,
sachant o∙ demeurait ma femme, je m'acheminai vers son h⌠tel, le coeur plein d'espoir. Eh
bien, dit le colonel avec un mouvement de rage concentrΘe, je n'ai pas ΘtΘ reτu lorsque Je
me fis annoncer sous un nom d'emprunt, et le jour o∙ je pris le mien je fus consignΘ α sa
porte. Pour voir la comtesse rentrant du bal ou du spectacle, au matin, je suis restΘ pendant
des nuits entiΦres collΘ contre la borne de sa porte cochΦre. Mon regard plongeait dans cette
voiture qui passait devant mes yeux avec la rapiditΘ de l'Θclair, et o∙ j'entrevoyais α peine
cette femme qui est mienne et qui n'est plus α moi ! Oh ! dΦs ce jour j'ai vΘcu pour la
vengeance, s'Θcria le vieillard d'une voix sourde en se dressant tout α coup devant Derville.
Elle sait que j'existe; elle a reτu de moi, depuis mon retour, deux lettres Θcrites par moi-
mΩme. Elle ne m'aime plus ! Moi, j'ignore si je l'aime ou si je la dΘteste ! Je la dΘsire et la
maudis tour α tour. Elle me doit sa fortune, son bonheur; eh bien, elle ne m'a pas seulement
fait parvenir le plus lΘger secours ! Par moments je ne sais plus que devenir ! >>
A ces mots, le vieux soldat retomba sur sa chaise, et redevint immobile. Derville resta
silencieux, occupΘ α contempler son client.
<< L'affaire est grave, dit-il enfin machinalement. MΩme en admettant l'authenticitΘ des
piΦces qui doivent se trouver α Heilsberg, il ne m'est pas prouvΘ que nous puissions
triompher tout d'abord. Le procΦs ira successivement devant trois tribunaux. Il faut
rΘflΘchir α tΩte reposΘe sur une semblable cause, elle est tout exceptionnelle.
- Oh ! rΘpondit froidement le colonel en relevant la tΩte par un mouvement de fiertΘ, si je
succombe, je saurai mourir, mais en compagnie. >>
Lα, le vieillard avait disparu. Les yeux de l'homme Θnergique brillaient rallumΘs aux feux
du dΘsir et de la vengeance.
<< Il faudra peut-Ωtre transiger, dit l'avouΘ.
- Transiger, rΘpΘta le colonel Chabert. Suis-je mort ou suis-je vivant ?
- Monsieur, reprit l'avouΘ, vous suivrez, je l'espΦre, mes conseils. Votre cause sera ma
cause. Vous vous apercevrez bient⌠t de l'intΘrΩt que je prends α votre situation, presque
sans exemple dans les fastes judiciaires. En attendant, je vais vous donner un mot pour mon
notaire, qui vous remettra, sur votre quittance, cinquante francs tous les dix jours. Il ne
serait pas convenable que vous vinssiez chercher ici des secours. Si vous Ωtes le colonel
Chabert, vous ne devez Ωtre α la merci de personne. Je donnerai α ces avances la forme d'un
prΩt. Vous avez des biens α recouvrer, vous Ωtes riche. >>
Cette derniΦre dΘlicatesse arracha des larmes au vieillard. Derville se leva brusquement, car
il n'Θtait peut-Ωtre pas de coutume qu'un avouΘ par√t s'Θmouvoir; il passa dans son cabinet,
d'o∙ il revint avec une lettre non cachetΘe qu'il remit au comte Chabert. Lorsque le pauvre
homme la tint entre ses doigts, il sentit deux piΦces d'or α travers le papier.
<< Voulez-vous me dΘsigner les actes, me donner le nom de la ville, du royaume ? >> dit
l'avouΘ.
Le colonel dicta les renseignements en vΘrifiant l'orthographe des noms de lieux; puis, il
prit son chapeau d'une main, regarda Derville, lui tendit l'autre main, une main calleuse, et
lui dit d'une voix simple: << Ma foi, monsieur, aprΦs l'Empereur, vous Ωtes l'homme auquel
je devrai le plus ! Vous Ωtes _ un brave _. >>
L'avouΘ frappa dans la main du colonel, le reconduisit jusque sur l'escalier et l'Θclaira.
<< Boucard, dit Derville α son Maεtre clerc, je viens d'entendre une histoire qui me co√tera
peut-Ωtre vingt-cinq louis. Si je suis volΘ, je ne regretterai pas mon argent, j'aurai vu le
plus habile comΘdien de notre Θpoque. >>
Quand le colonel se trouva dans la rue et devant un rΘverbΦre, il retira de la lettre les deux
piΦces de vingt francs que l'avouΘ lui avait donnΘes, et les regarda pendant un moment α la
lumiΦre. Il revoyait de l'or pour la premiΦre fois depuis neuf ans.
<< Je vais donc pouvoir fumer des cigares >>, se dit-il.
Environ trois mois aprΦs cette consultation nuitamment faite par le colonel Chabert chez
Derville, le notaire chargΘ de payer la demi-solde que l'avouΘ faisait α son singulier client
vint le voir pour confΘrer sur une affaire grave, et commenτa par lui rΘclamer six cents
francs donnΘs au vieux militaire.
<< Tu t'amuses donc α entretenir l'ancienne armΘe ? lui dit en riant ce notaire nommΘ
Crottat, jeune homme qui venait d'acheter l'Θtude o∙ il Θtait Maεtre clerc, et dont le patron
venait de prendre la fuite en faisant une Θpouvantable faillite.
- Je te remercie, mon cher maεtre, rΘpondit Derville, de me rappeler cette affaire-lα. Ma
philanthropie n'ira pas au-delα de vingt-cinq louis, je crains dΘjα d'avoir ΘtΘ la dupe de mon
patriotisme. >>
Au moment o∙ Derville achevait sa phrase, il vit sur son bureau les paquets que son Maεtre
clerc y avait mis. Ses yeux furent frappΘs α l'aspect des timbres oblongs, carrΘs,
triangulaires, rouges, bleus, apposΘs sur une lettre par les postes prussienne, autrichienne,
bavaroise et franτaise.
<< Ah ! dit-il en riant, voici le dΘnouement de la comΘdie, nous allons voir si je suis attrapΘ.
>> Il prit la lettre et l'ouvrit, mais il n'y put rien lire, elle Θtait Θcrite en allemand. <<
Boucard, allez vous-mΩme faire traduire cette lettre, et revenez promptement >>, dit
Derville en entrouvrant la porte de son cabinet et tendant la lettre α son Maεtre clerc.
Le notaire de Berlin auquel s'Θtait adressΘ l'avouΘ lui annonτait que les actes dont les
expΘditions Θtaient demandΘes lui parviendraient quelques jours aprΦs cette lettre d'avis.
Les piΦces Θtaient, disait-il, parfaitement en rΦgle, et revΩtues des lΘgalisations nΘcessaires
pour faire foi en justice. En outre, il lui mandait que presque tous les tΘmoins des faits
consacrΘs par les procΦs-verbaux existaient α Prussich-Eylau; et que la femme α laquelle
monsieur le comte Chabert devait la vie vivait encore dans un des faubourgs d'Heilsberg.
<< Ceci devient sΘrieux >>, s'Θcria Derville quand Boucard eut fini de lui donner la substance
de la lettre. << Mais, dis donc, mon petit, reprit-il en s'adressant au notaire, je vais avoir
besoin de renseignements qui doivent Ωtre en ton Θtude. N'est-ce pas chez ce vieux fripon de
Roguin...
- Nous disons l'infortunΘ, le malheureux Roguin, reprit Me Alexandre Crottat en riant et
interrompant Derville.
- N'est-ce pas chez cet infortunΘ qui vient d'emporter huit cent mille francs α ses clients et
de rΘduire plusieurs familles au dΘsespoir, que s'est faite la liquidation de la succession
Chabert ? Il me semble que j'ai vu cela dans nos piΦces Ferraud.
- Oui, rΘpondit Crottat, j'Θtais alors troisiΦme clerc, je l'ai copiΘe et bien ΘtudiΘe, cette
liquidation. Rose Chapotel, Θpouse et veuve de Hyacinthe, dit Chabert, comte de l'Empire,
grand-officier de la LΘgion d'honneur; ils s'Θtaient mariΘs sans contrat, ils Θtaient donc
communs en biens. Autant que je puis m'en souvenir, l'actif s'Θlevait α six cent mille francs.
Avant son mariage, le comte Chabert avait fait un testament en faveur des hospices de
Paris, par lequel il leur attribuait le quart de la fortune qu'il possΘderait au moment de son
dΘcΦs, le domaine hΘritait de l'autre quart. Il y a eu licitation, vente et partage, parce que
les avouΘs sont allΘs bon train. Lors de la liquidation, le monstre qui gouvernait alors la
France a rendu par un dΘcret la portion du fisc α la veuve du colonel.
- Ainsi la fortune personnelle du comte Chabert ne se monterait donc qu'α trois cent mille
francs.
- Par consΘquent, mon vieux ! rΘpondit Crottat. Vous avez parfois l'esprit juste, vous autres
avouΘs, quoiqu'on vous accuse de vous le fausser en plaidant aussi bien le Pour que le
Contre.
Le comte Chabert, dont l'adresse se lisait au bas de la premiΦre quittance que lui avait
remise le notaire, demeurait dans le faubourg Saint-Marceau, rue du Petit-Banquier, chez
un vieux marΘchal des logis de la garde impΘriale, devenu nourrisseur, et nommΘ
Vergniaud. ArrivΘ lα, Derville fut forcΘ d'aller α pied α la recherche de son client; car son
cocher refusa de s'engager dans une rue non pavΘe et dont les orniΦres Θtaient un peu trop
profondes pour les roues d'un cabriolet. En regardant de tous les cotΘs, l'avouΘ finit par
trouver, dans la partie de cette rue qui avoisine le boulevard, entre deux murs batis avec
des ossements et de la terre, deux mauvais pilastres en moellons, que le passage des voitures
avait ΘbrΘchΘs, malgrΘ deux morceaux de bois placΘs en forme de bornes. Ces pilastres
soutenaient une poutre couverte d'un chaperon en tuiles, sur laquelle ces mots Θtaient Θcrits
en rouge: VERGNIAUD, NOURICEURE. A droite de ce nom, se voyaient des oeufs, et α
gauche une vache, le tout peint en blanc. La porte Θtait ouverte et restait sans doute ainsi
pendant toute la journΘe. Au fond d'une cour assez spacieuse, s'Θlevait, en face de la porte,
une maison, si toutefois ce nom convient α l'une de ces masures bΓties dans les faubourgs de
Paris, et qui ne sont comparables α rien, pas mΩme aux plus chΘtives habitations de la
campagne, dont elles ont la misΦre sans en avoir la poΘsie. En effet, au milieu des champs,
les cabanes ont encore une grΓce que leur donnent la puretΘ de l'air, la verdure, l'aspect des
champs, une colline, un chemin tortueux, des vignes, une haie vive, la mousse des chaumes,
et les ustensiles champΩtres; mais α Paris la misΦre ne se grandit que par son horreur.
Quoique rΘcemment construite, cette maison semblait prΦs de tomber en ruine. Aucun des
matΘriaux n'y avait eu sa vraie destination, ils provenaient tous des dΘmolitions qui se font
journellement dans Paris. Derville lut sur un volet fait avec les planches d'une enseigne: _
Magasin de nouveautΘs _. Les fenΩtres ne se ressemblaient point entre elles et se trouvaient
bizarrement placΘes. Le rez-de-chaussΘe, qui paraissait Ωtre la partie habitable, Θtait
exhaussΘ d'un cotΘ, tandis que de l'autre les chambres Θtaient enterrΘes par une Θminence.
Entre la porte et la maison s'Θtendait une mare pleine de fumier o∙ coulaient les eaux
pluviales et mΘnagΦres. Le mur sur lequel s'appuyait ce chΘtif logis, et qui paraissait Ωtre
plus solide que les autres, Θtait garni de cabanes grillagΘes o∙ de vrais lapins faisaient leurs
nombreuses familles. A droite de la porte cochΦre se trouvait la vacherie surmontΘe d'un
grenier α fourrages, et qui communiquait α la maison par une laiterie. A gauche Θtaient une
basse-cour, une Θcurie et un toit α cochons qui avait ΘtΘ fini, comme celui de la maison, en
mauvaises planches de bois blanc clouΘes les unes sur les autres, et mal recouvertes avec du
jonc. Comme presque tous les endroits o∙ se cuisinent les ΘlΘments du grand repas que
Paris dΘvore chaque jour, la cour dans laquelle Derville mit le pied offrait les traces de la
prΘcipitation voulue par la nΘcessitΘ d'arriver α heure fixe. Ces grands vases de fer-blanc
bossuΘs dans lesquels se transporte le lait, et les pots qui contiennent la crΦme, Θtaient jetΘs
pΩle-mΩle devant la laiterie, avec leurs bouchons de linge. Les loques trouΘes qui servaient
α les essuyer flottaient au soleil Θtendues sur des ficelles attachΘes α des piquets. Ce cheval
pacifique, dont la race ne se trouve que chez les laitiΦres, avait fait quelques pas en avant de
sa charrette et restait devant l'Θcurie, dont la porte Θtait fermΘe. Une chΦvre broutait le
pampre de la vigne grΩle et poudreuse qui garnissait le mur jaune et lΘzardΘ de la maison.
Un chat Θtait accroupi sur les pots α crΦme et les lΘchait. Les poules, effarouchΘes α
l'approche de Derville, s'envolΦrent en criant, et le chien de garde aboya.
<< L'homme qui a dΘcidΘ le gain de la bataille d'Eylau serait lα ! >> se dit Derville en
saisissant d'un seul coup d'oeil l'ensemble de ce spectacle ignoble.
La maison Θtait restΘe sous la protection de trois gamins. L'un, grimpΘ sur le faεte d'une
charrette chargΘe de fourrage vert, jetait des pierres dans un tuyau de cheminΘe de la
maison voisine, espΘrant qu'elles y tomberaient dans la marmite. L'autre essayait d'amener
un cochon sur le plancher de la charrette qui touchait α terre, tandis que le troisiΦme pendu
α l'autre bout attendait que le cochon y fit placΘ pour l'enlever en faisant faire la bascule α
la charrette. Quand Derville leur demanda si c'Θtait bien lα que demeurait monsieur
Chabert, aucun ne rΘpondit, et tous trois le regardΦrent avec une stupiditΘ spirituelle, s'il
est permis d'allier ces deux mots. Derville rΘitΘra ses questions sans succΦs. ImpatientΘ par
l'air narquois des trois dr⌠les, il leur dit de ces injures plaisantes que les jeunes gens se
croient le droit d'adresser aux enfants, et les gamins rompirent le silence par un rire brutal.
Derville se fΓcha. Le colonel, qui l'entendit, sortit d'une petite chambre basse situΘe prΦs de
la laiterie et apparut sur le seuil de sa porte avec un flegme militaire inexprimable. Il avait
α la bouche une de ces pipes notablement _ culottΘes _ (expression technique des fumeurs),
une de ces humbles pipes de terre blanche nommΘes des _ br√le-gueule _. Il leva la visiΦre
d'une casquette horriblement crasseuse, aperτut Derville et traversa le fumier, pour venir
plus promptement α son bienfaiteur, en criant d'une voix amicale aux gamins: << Silence
dans les rangs ! >> Les enfants gardΦrent aussit⌠t un silence respectueux qui annonτait
l'empire exercΘ sur eux par le vieux soldat.
<< Pourquoi ne m'avez-vous pas Θcrit? dit-il α Derville. Allez le long de la vacherie !
Tenez, lα, le chemin est pavΘ >>, s'Θcria-t-il en remarquant l'indΘcision de l'avouΘ qui ne
voulait pas se mouiller les pieds dans le fumier.
En sautant de place en place, Derville arriva sur le seuil de la porte par o∙ le colonel Θtait
sorti. Chabert parut dΘsagrΘablement affectΘ d'Ωtre obligΘ de le recevoir dans la chambre
qu'il occupait. En effet, Derville n'y aperτut qu'une seule chaise. Le lit du colonel consistait
en quelques bottes de paille sur lesquelles son h⌠tesse avait Θtendu deux ou trois lambeaux
de ces vieilles tapisseries, ramassΘes je ne sais o∙, qui servent aux laitiΦres α garnir les
bancs de leurs charrettes. Le plancher Θtait tout simplement en terre battue. Les murs
salpΩtrΘs, verdΓtres et fendus rΘpandaient une si forte humiditΘ, que le mur contre lequel
couchait le colonel Θtait tapissΘ d'une natte en jonc. Le fameux carrick pendait α un clou.
Deux mauvaises paires de bottes gisaient dans un coin. Nul vestige de linge. Sur la table
vermoulue, les _ Bulletins de la Grande ArmΘe _ rΘimprimΘs par Plancher Θtaient ouverts,
et paraissaient Ωtre la lecture du colonel, dont la physionomie Θtait calme et sereine au
milieu de cette misΦre. Sa visite chez Derville semblait avoir changΘ le caractΦre de ses
traits, o∙ l'avouΘ trouva les traces d'une pensΘe heureuse, une lueur particuliΦre qu'y avait
jetΘe l'espΘrance.
<< La fumΘe de la pipe vous incommode-t-elle ? dit-il, en tendant α son avouΘ la chaise α
moitiΘ dΘpaillΘe.
- Mais, colonel, vous Ωtes horriblement mal ici. >>
Cette phrase fut arrachΘe α Derville par la dΘfiance naturelle aux avouΘs, et par la
dΘplorable expΘrience que leur donnent de bonne heure les Θpouvantables drames inconnus
auxquels ils assistent.
<< Voilα, se dit-il, un homme qui aura certainement employΘ mon argent α satisfaire les
trois vertus thΘologales du troupier: le jeu, le vin et les femmes !
- C'est vrai, monsieur, nous ne brillons pas ici par le luxe. C'est un bivouac tempΘrΘ par
l'amitiΘ, mais... >> Ici le soldat lanτa un regard profond α l'homme de loi. << Mais, je n'ai
fait de tort α personne, je n'ai jamais repoussΘ personne, et je dors tranquille. >>
L'avouΘ songea qu'il y aurait peu de dΘlicatesse α demander compte α son client des sommes
qu'il lui avait avancΘes, et il se contenta de lui dire: << Pourquoi n'avez-vous donc pas voulu
venir dans Paris o∙ vous auriez pu vivre aussi peu chΦrement que vous vivez ici, mais o∙
vous auriez ΘtΘ mieux ?
- Mais, rΘpondit le colonel, les braves gens chez lesquels je suis m'avaient recueilli, nourri
_ gratis _ depuis un an ! comment les quitter au moment o∙ j'avais un peu d'argent? Puis le
pΦre de ces trois gamins est un vieux _ Θgyptien _...
- Comment, un Θgyptien ?
- Nous appelons ainsi les troupiers qui sont revenus de l'expΘdition d'╔gypte de laquelle j'ai
fait partie. Non seulement tous ceux qui en sont revenus sont un peu frΦres, mais Vergniaud
Θtait alors dans mon rΘgiment, nous avions partagΘ de l'eau dans le dΘsert. Enfin, je n'ai pas
encore fini d'apprendre α lire α ses marmots.
- Il aurait bien pu vous mieux loger, pour votre argent, lui.
- Bah ! dit le colonel, ses enfants couchent comme moi sur la paille ! Sa femme et lui n'ont
pas un lit meilleur, ils sont bien pauvres, voyez vous ? ils ont pris un Θtablissement au-
dessus de leurs forces. Mais si je recouvre ma fortune !... Enfin, suffit !
- Colonel, je dois recevoir demain ou aprΦs vos actes d'Heilsberg. Votre libΘratrice vit
encore !
- SacrΘ argent ! Dire que je n'en ai pas ! >> s'Θcriait-il en jetant par terre sa pipe.
Une pipe _ culottΘe _ est une pipe prΘcieuse pour un fumeur; mais ce fut par un geste si
naturel, par un mouvement si gΘnΘreux, que tous les fumeurs et mΩme la RΘgie lui eussent
pardonnΘ ce crime de lΦse-tabac. Les anges auraient peut-Ωtre ramassΘ les morceaux.
<< Colonel, votre affaire est excessivement compliquΘe, lui dit Derville en sortant de la
chambre pour s'aller promener au soleil le long de la maison.
- Elle me paraεt, dit le soldat, parfaitement simple. L'on m'a cru mort, me voilα ! Rendez-
moi ma femme et ma fortune; donnez-moi le grade de gΘnΘral auquel j'ai droit, car j'ai
passΘ colonel dans la garde impΘriale, la veille de la bataille d'Eylau.
- Les choses ne vont pas ainsi dans le monde judiciaire, reprit Derville. ╔coutez-moi. Vous
Ωtes le comte Chabert, je le veux bien, mais il s'agit de le prouver judiciairement α des gens
qui vont avoir intΘrΩt α nier votre existence. Ainsi, vos actes seront discutΘs. Cette
discussion entamera dix ou douze questions prΘliminaires. Toutes iront contradictoirement
jusqu'α la cour suprΩme, et constitueront autant de procΦs co√teux, qui trameront en
longueur, quelle que soit l'activitΘ que j'y mette. Vos adversaires demanderont une enquΩte
α laquelle nous ne pourrons pas nous refuser, et qui nΘcessitera peut-Ωtre une commission
rogatoire en Prusse. Mais supposons tout au mieux: admettons qu'il soit reconnu
promptement par la justice que vous Ωtes le colonel Chabert. Savons-nous comment sera
jugΘe la question soulevΘe par la bigamie fort innocente de la comtesse Ferraud? Dans votre
cause, le point de droit est en dehors du code, et ne peut Ωtre jugΘ par les juges que suivant
les lois de la conscience, comme fait le jury dans les questions dΘlicates que prΘsentent les
bizarreries sociales de quelques procΦs criminels. Or, vous n'avez pas eu d'enfants de votre
mariage, et M. le comte Ferraud en a deux du sien, les juges peuvent dΘclarer nul le
mariage o∙ se rencontrent les liens les plus faibles, au profit du mariage qui en comporte
de plus forts, du moment o∙ il y a eu bonne foi chez les contractants. Serez-vous dans une
position morale bien belle, en voulant _ mordicus _ avoir α votre age et dans les
circonstances o∙ vous vous trouvez une femme qui ne vous aime plus ? Vous aurez contre
vous votre femme et son mari, deux personnes puissantes qui pourront influencer les
tribunaux. Le procΦs a donc des ΘlΘments de durΘe. Vous aurez le temps de vieillir dans les
chagrins les plus cuisants.
- Et ma fortune ?
- Vous vous croyez donc une grande fortune ?
- N'avais-je pas trente mille livres de rente ?
- Mon cher colonel, vous aviez fait, en 1799, avant votre mariage, un testament qui lΘguait
le quart de vos biens aux hospices.
- C'est vrai.
- Eh bien, vous censΘ mort, n'a-t-il pas fallu procΘder α un inventaire, α une liquidation
afin de donner ce quart aux hospices ? Votre femme ne s'est pas fait scrupule de tromper
les pauvres. L'inventaire, o∙ sans doute elle s'est bien gardΘe de mentionner l'argent
comptant, les pierreries, o∙ elle aura produit peu d'argenterie, et o∙ le mobilier a ΘtΘ
estimΘ α deux tiers au-dessous du prix rΘel, soit pour la favoriser, soit pour payer moins de
droits au fisc, et aussi parce que les commissaires-priseurs sont responsables de leurs
estimations, l'inventaire ainsi fait a Θtabli six cent mille francs de valeurs. Pour sa part,
votre e veuve avait droit α la moitiΘ. Tout a ΘtΘ vendu, rachetΘ par elle, elle a bΘnΘficiΘ sur
tout, et les hospices ont eu leurs soixante-quinze mille francs. Puis, comme le fisc hΘritait
de vous, attendu que vous n'aviez pas fait mention de votre femme dans votre testament,
l'Empereur a rendu par un dΘcret α votre veuve la portion qui revenait au domaine public.
Maintenant, α quoi avez-vous droit ? α trois cent mille francs seulement, moins les frais.
- Et vous appelez cela la justice ? dit le colonel Θbahi.
- Mais, certainement...
- Elle est belle.
- Elle est ainsi, mon pauvre colonel. Vous voyez que ce que vous avez cru facile ne l'est
pas. Mme Ferraud peut mΩme vouloir garder la portion qui lui a ΘtΘ donnΘe par
l'Empereur.
- Mais elle n'Θtait pas veuve, le dΘcret est nul...
- D'accord. Mais tout se plaide. ╔coutez-moi. Dans ces circonstances, je crois qu'une
transaction serait, et pour vous et pour elle, le meilleur dΘnouement du procΦs. Vous y
gagnerez une fortune plus considΘrable que celle α laquelle vous auriez droit.
- Ce serait vendre ma femme !
- Avec vingt-quatre mille francs de rente, vous aurez, dans la position o∙ vous vous
trouvez, des femmes qui vous conviendront mieux que la votre, et qui vous rendront plus
heureux. Je compte aller voir aujourd'hui mΩme Mme la comtesse Ferraud afin de sonder
le terrain; mais je n'ai pas voulu faire cette dΘmarche sans vous en prΘvenir.
- Allons ensemble chez elle...
- Fait comme vous Ωtes ? dit l'avouΘ. Non, non, colonel, non. Vous pourriez y perdre tout α
fait votre procΦs...
- Mon procΦs est-il gagnable ?
- Sur tous les chefs, rΘpondit Derville. Mais, mon cher colonel Chabert, vous ne faites pas
attention α une chose. Je ne suis pas riche, ma charge n'est pas entiΦrement payΘe. Si les
tribunaux vous accordent une _ provision _, c'est-α-dire une somme α prendre par avance
sur votre fortune, ils ne l'accorderont qu'aprΦs avoir reconnu vos qualitΘs de comte
Chabert, grand-officier de la LΘgion d'honneur.
- Tiens, je suis grand-officier de la LΘgion, je n'y pensais plus, dit-il na∩vement.
- Eh bien, jusque-lα, reprit Derville, ne faut-il pas plaider, payer des avocats, lever et
solder les jugements, faire marcher des huissiers, et vivre ? Les frais des instances
prΘparatoires se monteront, α vue de nez, α plus de douze ou quinze mille francs. Je ne les
ai pas, moi qui suis ΘcrasΘ par les intΘrΩts Θnormes que je paye α celui qui m'a prΩtΘ
l'argent de ma charge. Et vous ! o∙ les trouverez-vous ? >>
De grosses larmes tombΦrent des yeux flΘtris du pauvre soldat et roulΦrent sur ses joues
ridΘes. A l'aspect de ces difficultΘs, il fut dΘcouragΘ. Le monde social et judiciaire lui pesait
sur la poitrine comme un cauchemar.
<< J'irai, s'Θcria-t-il, au pied de la colonne de la place Vendome, je crierai lα: "Je suis le
colonel Chabert qui a enfoncΘ le grand carrΘ des Russes α Eylau !" Le bronze, lui ! me
reconnaεtra.
- Et l'on vous mettra sans doute α Charenton. >>
A ce nom redoutΘ, l'exaltation du militaire tomba.
<< N'y aurait-il donc pas pour moi quelques chances favorables au ministΦre de la Guerre ?
- Les bureaux! dit Derville. Allez-y, mais avec un jugement bien en rΦgle qui dΘclare nul
votre acte de dΘcΦs. Les bureaux voudraient pouvoir anΘantir les gens de l'Empire. >>
Le colonel resta pendant un moment interdit, immobile, regardant sans voir, abεmΘ dans un
dΘsespoir sans bornes. La justice militaire est franche, rapide, elle dΘcide α la turque, et
juge presque toujours bien; cette justice Θtait la seule que connut Chabert. En apercevant le
dΘdale de difficultΘs o∙ il fallait s'engager, en voyant combien il fallait d'argent pour y
voyager, le pauvre soldat reτut un coup mortel dans cette puissance particuliΦre α l'homme
et que l'on nomme la _ volontΘ _. Il lui parut impossible de vivre en plaidant, il fut pour
lui mille fois plus simple de rester pauvre, mendiant, de s'engager comme cavalier si
quelque rΘgiment voulait de lui. Ses souffrances physiques et morales lui avaient dΘjα viciΘ
le corps dans quelques-uns des organes les plus importants. Il touchait a l'une de ces
maladies pour lesquelles la mΘdecine n'a pas de nom, dont le siΦge est en quelque sorte
mobile comme l'appareil nerveux qui paraεt le plus attaquΘ parmi tous ceux de notre
machine, affection qu'il faudrait nommer le _ spleen _ du malheur. Quelque grave que f√t
dΘjα ce mal invisible, mais rΘel, il Θtait encore guΘrissable par une heureuse conclusion.
Pour Θbranler tout α fait cette vigoureuse organisation, il suffirait d'un obstacle nouveau,
de quelque fait imprΘvu qui en romprait les ressorts affaiblis et produirait ces hΘsitations,
ces actes incompris, incomplets, que les physiologistes observent chez les Ωtres ruinΘs par
les chagrins.
En reconnaissant alors les sympt⌠mes d'un profond abattement chez son client, Derville lui
dit: << Prenez courage, la solution de cette affaire ne peut que vous Ωtre favorable.
Seulement, examinez si VOUS pouvez me donner toute votre confiance, et accepter
aveuglΘment le rΘsultat que je croirai le meilleur pour vous.
- Faites comme vous voudrez, dit Chabert.
- Oui, mais vous vous abandonnez α moi comme un homme qui marche α la mort ?
- Ne vais-je pas rester sans Θtat, sans nom ? Est-ce tolΘrable ?
- Je ne l'entends pas ainsi, dit l'avouΘ. Nous poursuivrons α l'amiable un jugement pour
annuler votre acte de dΘcΦs et votre mariage, afin que vous repreniez vos droits. Vous serez
mΩme, par l'influence du comte Ferraud, portΘ sur les cadres de l'armΘe comme gΘnΘral, et
vous obtiendrez sans doute une pension.
- Allez donc ! rΘpondit Chabert, je me fie entiΦrement α vous.
- Je vous enverrai donc une procuration α signer, dit Derville. Adieu, bon courage ! S'il
vous faut de l'argent, comptez sur moi. >>
Chabert serra chaleureusement la main de Derville, et resta le dos appuyΘ contre la
muraille, sans avoir la force de le suivre autrement que des yeux. Comme tous les gens qui
comprennent peu les affaires judiciaires, il s'effrayait de cette lutte imprΘvue. Pendant cette
confΘrence, α plusieurs reprises, il s'Θtait avancΘ, hors d'un pilastre de la porte cochΦre, la
figure d'un homme postΘ dans la rue pour guetter la sortie de Derville, et qui l'accosta
quand il sortit. C'Θtait un vieux homme vΩtu d'une veste bleue, d'une cotte blanche plissΘe
semblable α celle des brasseurs, et qui portait sur la tΩte une casquette de loutre. Sa figure
Θtait brune, creusΘe, ridΘe, mais rougie sur les pommettes par l'excΦs du travail et halΘe par
le grand air.
<< Excusez, monsieur, dit-il α Derville en l'arrΩtant par le bras, si je prends la libertΘ de
vous parler, mais je me suis doutΘ, en vous voyant, que vous Θtiez l'ami de notre gΘnΘral.
- Eh bien ? dit Derville, en quoi vous intΘressez vous α lui ? Mais qui Ωtes-vous ? reprit le
dΘfiant avouΘ.
- Je suis Louis Vergniaud, rΘpondit-il d'abord. Et j'aurais deux mots α vous dire.
- Et c'est vous qui avez logΘ le comte Chabert comme il l'est ?
- Pardon, excuse, monsieur, il a la plus belle chambre. Je lui aurais donnΘ la mienne, si je
n'en avais eu qu'une. J'aurais couchΘ dans l'Θcurie. Un homme qui a souffert comme lui,
qui apprend α lire α mes _ mioches _, un gΘnΘral, un Θgyptien, le premier lieutenant sous
lequel j'ai servi... faudrait voir ? Du tout, il est le mieux logΘ. J'ai partagΘ avec lui ce que
j'avais. Malheureusement ce n'Θtait pas grand-chose, du pain, du lait, des oeufs; enfin α la
guerre comme α la guerre ! C'est de bon coeur. Mais il nous a vexΘs.
- Lui ?
- Oui, monsieur, vexΘs, lα ce qui s'appelle en plein. J'ai pris un Θtablissement au-dessus de
mes forces, il le voyait bien. ╟a vous le contrariait, et il pansait le cheval ! Je lui dis: "
Mais, mon gΘnΘral ? - Bah ! qui dit, je ne veux pas Ωtre comme un fainΘant, et il y a
longtemps que je sais brosser le lapin. "J'avais donc fait des billets pour le prix de ma
vacherie α un nommΘ Grados... Le connaissez-vous, monsieur ?
- Mais, mon cher, je n'ai pas le temps de vous Θcouter. Seulement dites-moi comment le
colonel vous a vexes !
- Il nous a vexΘs, monsieur, aussi vrai que je m'appelle Louis Vergniaud et que ma femme
en a pleurΘ. Il a su par les voisins que nous n'avions pas le premier sou de notre billet. Le
vieux grognard, sans rien dire, a amassΘ tout ce que vous lui donniez, a guettΘ le billet et l'a
payΘ. C'te malice ! Que ma femme et moi nous savions qu'il n'avait pas de tabac, ce pauvre
vieux, et qu'il s'en passait ! Oh ! maintenant, tous les matins il a ses cigares ! Je me
vendrais plut⌠t... Non ! nous sommes vexΘs. Donc, je voudrais vous proposer de nous
prΩter, vu qu'il nous a dit que vous Θtiez un brave homme, une centaine d'Θcus sur notre
Θtablissement, afin que nous lui fassions faire des habits, que nous lui meublions sa
chambre. Il a cru nous acquitter, pas vrai ? Eh bien, au contraire, voyez-vous, l'ancien
nous a endettΘs... et vexΘs ! Il ne devait pas nous faire cette avanie lα. Il nous a vexΘs ! et
des amis, encore ! Foi d'honnΩte homme, aussi vrai que je m'appelle Louis Vergniaud, je
m'engagerais plut⌠t que de ne pas vous rendre cet argent-lα... >>
Derville regarda le nourrisseur, et fit quelques pas en arriΦre pour revoir la maison, la
cour, les fumiers, l'Θtable, les lapins, les enfants.
<< Par ma foi, je crois qu'un des caractΦres de la vertu est de ne pas Ωtre propriΘtaire, se
dit-il. Va, tu auras tes cent Θcus ! et plus mΩme. Mais ce ne sera pas moi qui te les donnerai,
le colonel sera bien assez riche pour t'aider, et je ne veux pas lui en ⌠ter le plaisir.
- Ce sera-t-il bient⌠t ?
- Mais oui.
- Ah ! mon Dieu, que mon Θpouse va-t-Ωtre contente ! >>
Et la figure tannΘe du nourrisseur sembla s'Θpanouir.
<< Maintenant, se dit Derville en remontant dans son cabriolet, allons chez notre adversaire.
Ne laissons pas voir notre jeu, tΓchons de connaεtre le sien, et gagnons la partie d'un seul
coup. Il faudrait l'effrayer ? Elle est femme. De quoi s'effraient le plus les femmes ? Mais
les femmes ne s'effraient que de... >>
Il se mit α Θtudier la position de la comtesse, et tomba dans une de ces mΘditations
auxquelles se livrent les grands politiques en concevant leurs plans, en tΓchant de deviner le
secret des cabinets ennemis. Les avouΘs ne sont-ils pas en quelque sorte des hommes d'╔tat
chargΘs des affaires privΘes ? Un coup d'oeil jetΘ sur la situation de M. le comte Ferraud et
de sa femme est ici nΘcessaire pour faire comprendre le gΘnie de l'avouΘ.
M. le comte Ferraud Θtait le fils d'un ancien Conseiller au Parlement de Paris, qui avait
ΘmigrΘ pendant le temps de la Terreur, et qui, s'il sauva sa tΩte, perdit sa fortune. Il rentra
sous le Consulat et resta constamment fidΦle aux intΘrΩts de Louis XVIII, dans les entours
duquel Θtait son pΦre avant la rΘvolution. Il appartenait donc α cette partie du faubourg
Saint-Germain qui rΘsista noblement aux sΘductions de NapolΘon. La rΘputation de capacitΘ
que se fit le jeune comte, alors simplement appelΘ M. Ferraud, le rendit l'objet des
coquetteries de l'Empereur, qui souvent Θtait aussi heureux de ses conquΩtes sur
l'aristocratie que du gain d'une bataille. On promit au comte la restitution de son titre, celle
de ses biens non vendus, on lui montra dans le lointain un ministΦre, une sΘnatorerie.
L'Empereur Θchoua. M. Ferraud Θtait, lors de la mort du comte Chabert, un jeune homme
de vingt-six ans, sans fortune, douΘ de formes agrΘables, qui avait des succΦs et que le
faubourg Saint-Germain avait adoptΘ comme une de ses gloires; mais Mme la comtesse
Chabert avait su tirer un si bon parti de la succession de son mari, qu'aprΦs dix-huit mois
de veuvage elle possΘdait environ quarante mille livres de rente. Son mariage avec le jeune
comte ne fut pas acceptΘ comme une nouvelle par les coteries du faubourg Saint-Germain.
Heureux de ce mariage qui rΘpondait α ses idΘes de fusion, NapolΘon rendit α Mme Chabert
la portion dont hΘritait le fisc dans la succession du colonel; mais l'espΘrance de NapolΘon
fut encore trompΘe. Mme Ferraud n'aimait pas seulement son amant dans le jeune homme,
elle avait ΘtΘ sΘduite aussi par l'idΘe d'entrer dans cette sociΘtΘ dΘdaigneuse qui, malgrΘ son
abaissement, dominait la cour impΘriale. Toutes ses vanitΘs Θtaient flattΘes autant que ses
passions dans ce mariage. Elle allait devenir une _ femme comme il faut _. Quand le
faubourg Saint-Germain sut que le mariage du jeune comte n'Θtait pas une dΘfection, les
salons s'ouvrirent α sa femme. La Restauration vint. La fortune politique du comte Ferraud
ne fut pas rapide. Il comprenait les exigences de la position dans laquelle se trouvait Louis
XVIII, il Θtait du nombre des initiΘs qui attendaient _ que l'abεme des rΘvolutions f√t fermΘ
_ car cette phrase royale, dont se moquΦrent tant les libΘraux, cachait un sens politique.
NΘanmoins, l'ordonnance citΘe dans la longue phase clΘricale qui commence cette histoire
lui avait rendu deux forΩts et une terre dont la valeur avait considΘrablement augmentΘ
pendant le sΘquestre. En ce moment, quoique le comte Ferraud fut conseiller d'╔tat,
directeur gΘnΘral, il ne considΘrait sa position que comme le dΘbut de sa fortune politique.
PrΘoccupΘ par les soins d'une ambition dΘvorante, il s'Θtait attachΘ comme secrΘtaire un
ancien avouΘ ruinΘ nommΘ Delbecq, homme plus qu'habile, qui connaissait admirablement
les ressources de la chicane, et auquel il laissait la conduite de ses affaires privΘes. Le rusΘ
praticien avait assez bien compris sa position chez le comte pour y Ωtre probe par
spΘculation. Il espΘrait parvenir α quelque place par le crΘdit de son patron, dont la fortune
Θtait l'objet de tous ses soins. Sa conduite dΘmentait tellement sa vie antΘrieure qu'il passait
pour un homme calomniΘ. Avec le tact et la finesse dont sont plus ou moins douΘes toutes
les femmes, la comtesse, qui avait devinΘ son intendant, le surveillait adroitement, et savait
si bien le manier, qu'elle en avait dΘjα tirΘ un trΦs bon parti pour l'augmentation de sa
fortune particuliΦre. Elle avait su persuader α Delbecq qu'elle gouvernait M. Ferraud, et lui
avait promis de le faire nommer prΘsident d'un tribunal de premiΦre instance dans l'une des
plus importantes villes de France, s'il se dΘvouait entiΦrement α ses intΘrΩts. La promesse
d'une place inamovible qui lui permettrait de se marier avantageusement et de conquΘrir
plus tard une haute position dans la carriΦre politique en devenant dΘputΘ fit de Delbecq
l'Γme damnΘe de la comtesse. Il ne lui avait laissΘ manquer aucune des chances favorables
que les mouvements de Bourse et la hausse des propriΘtΘs prΘsentΦrent dans Paris aux gens
habiles pendant les trois premiΦres annΘes de la Restauration. Il avait triplΘ les capitaux de
sa protectrice, avec d'autant plus de facilitΘ que tous les moyens avaient paru bons α la
comtesse afin de rendre promptement sa fortune Θnorme. Elle employait les Θmoluments
des places occupΘes par le comte aux dΘpenses de la maison, afin de pouvoir capitaliser ses
revenus, et Delbecq se prΩtait aux calculs de cette avarice sans chercher α s'en expliquer les
motifs. Ces sortes de gens ne s'inquiΦtent que des secrets dont la dΘcouverte est nΘcessaire α
leurs intΘrΩts. D'ailleurs il en trouvait si naturellement la raison dans cette soif d'or dont
sont atteintes la plupart des Parisiennes, et il fallait une si grande fortune pour appuyer les
prΘtentions du comte Ferraud, que l'intendant croyait parfois entrevoir dans l'aviditΘ de la
comtesse un effet de son dΘvouement pour l'homme de qui elle Θtait toujours Θprise. La
comtesse avait enseveli les secrets de sa conduite au fond de son coeur. Lα Θtaient des
secrets de vie et de mort pour elle, lα Θtait prΘcisΘment le noeud de cette histoire. Au
commencement de l'annΘe 1818, la Restauration fut assise sur des bases en apparence
inΘbranlables, ses doctrines gouvernementales, comprises par les esprits ΘlevΘs, leur
parurent devoir amener pour la France une Φre de prospΘritΘ nouvelle, alors la sociΘtΘ
parisienne changea de face. Mme la comtesse Ferraud se trouva par hasard avoir fait tout
ensemble un mariage d'amour, de fortune et d'ambition. Encore jeune et belle, Mme
Ferraud joua le r⌠le d'une femme α la mode, et vΘcut dans l'atmosphΦre de la cour. Riche
par elle-mΩme, riche par son mari, qui, pr⌠nΘ comme un des hommes les plus capables du
parti royaliste et l'ami du Roi, semblait promis α quelque ministΦre, elle appartenait α
l'aristocratie, elle en partageait la splendeur. Au milieu de ce triomphe, elle fut atteinte
d'un cancer moral. Il est de ces sentiments que les femmes devinent malgrΘ le soin que les
hommes mettent α les enfouir. Au premier retour du roi, le comte Ferraud avait conτu
quelques regrets de son mariage. La veuve du colonel Chabert ne l'avait alliΘ α personne, il
Θtait seul et sans appui pour se diriger dans une carriΦre pleine d'Θcueils et pleine
d'ennemis. Puis, peut-Ωtre, quand il avait pu juger froidement sa femme, avait-il reconnu
chez elle quelques vices d'Θducation qui la rendaient impropre α le seconder dans ses
projets. Un mot dit par lui α propos du mariage de Talleyrand Θclaira la comtesse, α
laquelle il fut prouvΘ que si son mariage Θtait α faire, jamais elle n'eut ΘtΘ Mme Ferraud.
Ce regret, quelle femme le pardonnerait ? Ne contient-il pas toutes les injures, tous les
crimes, toutes les rΘpudiations en germe? Mais quelle plaie ne devait pas faire ce mot dans
le coeur de la comtesse, si l'on vient α supposer qu'elle craignait de voir revenir son
premier mari ! Elle l'avait su vivant, elle l'avait repoussΘ. Puis, pendant le temps o∙ elle
n'en avait plus entendu parler, elle s'Θtait plu α le croire mort α Waterloo avec les aigles
impΘriales en compagnie de Boutin. NΘanmoins elle conτut d'attacher le comte α elle par le
plus fort des liens, par la chaεne d'or, et voulut Ωtre si riche que sa fortune rendεt son
second mariage indissoluble, si par hasard le comte Chabert reparaissait encore. Et il avait
reparu, sans qu'elle s'expliquΓt pourquoi la lutte qu'elle redoutait n'avait pas dΘjα
commencΘ. Les souffrances, la maladie l'avaient peut-Ωtre dΘlivrΘe de cet homme. Peut-Ωtre
Θtait-il α moitiΘ fou, Charenton pouvait encore lui en faire raison. Elle n'avait pas voulu
mettre Delbecq ni la police dans sa confidence, de peur de se donner un maεtre, ou de
prΘcipiter la catastrophe. Il existe α Paris beaucoup de femmes qui, semblables α la
comtesse Ferraud, vivent avec un monstre moral inconnu, ou c⌠toient un abεme; elles se
font un calus α l'endroit de leur mal, et peuvent encore rire et s'amuser.
<< Il y a quelque chose de bien singulier dans la situation de M. le comte Ferraud, se dit
Derville en sortant de sa longue rΩverie, au moment o∙ son cabriolet s'arrΩtait rue de
Varenne, α la porte de l'h⌠tel Ferraud. Comment, lui si riche, aimΘ du Roi, n'est-il pas
encore pair de France ? Il est vrai qu'il entre peut-Ωtre dans la politique du Roi, comme me
le disait Mme de Grandlieu, de donner une haute importance α la pairie en ne la prodiguant
pas. D'ailleurs, le fils d'un conseiller au Parlement n'est ni un Crillon, ni un Rohan. Le
comte Ferraud ne peut entrer que subrepticement dans la chambre haute. Mais, si son
mariage Θtait cassΘ, ne pourrait-il faire passer sur sa tΩte, α la grande satisfaction du Roi, la
pairie d'un de ces vieux sΘnateurs qui n'ont que des filles? Voilα certes une bonne bourde α
mettre en avant pour effrayer notre comtesse >>, se dit-il en montant le perron.
Derville avait, sans le savoir, mis le doigt sur la plaie secrΦte, enfoncΘ la main dans le
cancer qui dΘvorait Mme Ferraud. Il fut reτu par elle dans une jolie salle α manger d'hiver,
o∙ elle dΘjeunait en jouant avec un singe attachΘ par une chaεne α une espΦce de petit poteau
garni de bΓtons en fer. La comtesse Θtait enveloppΘe dans un ΘlΘgant peignoir, les boucles
de ses cheveux, nΘgligemment rattachΘs, s'Θchappaient d'un bonnet qui lui donnait un air
mutin. Elle Θtait fraεche et rieuse. L'argent, le vermeil, la nacre Θtincelaient sur la table, et
il y avait autour d'elle des fleurs curieuses plantΘes dans de magnifiques vases en
porcelaine. En voyant la femme du comte Chabert, riche de ses dΘpouilles, au sein du luxe,
au faεte de la sociΘtΘ, tandis que le malheureux vivait chez un pauvre nourrisseur au milieu
des bestiaux, l'avouΘ se dit: << La morale de ceci est qu'une jolie femme ne voudra jamais
reconnaεtre son mari, ni mΩme son amant dans un homme en vieux carrick, en perruque de
chiendent et en bottes percΘes. >> Un sourire malicieux et mordant exprima les idΘes moitiΘ
philosophiques, moitiΘ railleuses qui devaient venir α un homme si bien placΘ pour
connaεtre le fond des choses, malgrΘ les mensonges sous lesquels la plupart des familles
parisiennes cachent leur existence.
<< Bonjour, monsieur Derville, dit-elle en continuant α faire prendre du cafΘ au singe.
- Madame, dit-il brusquement, car il se choqua du ton lΘger avec lequel la comtesse lui
avait dit: " Bonjour, monsieur Derville ", je viens causer avec vous d'une affaire assez
grave.
- J'en suis _ dΘsespΘrΘe _, M. le comte est absent...
- J'en suis enchantΘ, moi, madame. Il serait _ dΘsespΘrant _ qu'il assistΓt α notre confΘrence.
Je sais d'ailleurs, par Delbecq, que vous aimez α faire vos affaires vous-mΩme sans en
ennuyer M. le comte.
- Alors, je vais faire appeler Delbecq, dit-elle.
- Il vous serait inutile, malgrΘ son habiletΘ, reprit Derville. ╔coutez, madame, un mot
suffira pour vous rendre sΘrieuse. Le comte Chabert existe.
- Est-ce en disant de semblables bouffonneries que vous voulez me rendre sΘrieuse ? >> dit-
elle en partant d'un Θclat de rire.
Mais la comtesse fut tout α coup domptΘe par l'Θtrange luciditΘ du regard fixe par lequel
Derville l'interrogeait en paraissant lire au fond de son Γme.
<< Madame, rΘpondit-il avec une gravitΘ froide et perτante, vous ignorez l'Θtendue des
dangers qui vous menacent. Je ne vous parlerai pas de l'incontestable authenticitΘ des
piΦces, ni de la certitude des preuves qui attestent l'existence du comte Chabert. Je ne suis
pas homme α me charger d'une mauvaise cause, vous le savez. Si vous vous opposez α notre
inscription en faux contre l'acte de dΘcΦs, vous perdrez ce premier procΦs, et cette question
rΘsolue en notre faveur nous fait gagner toutes les autres.
- De quoi prΘtendez-vous donc me parler ?
- Ni du colonel, ni de vous. Je ne vous parlerai pas non plus des mΘmoires que pourraient
faire des avocats spirituels, armΘs des faits curieux de cette cause, et du parti qu'ils
tireraient des lettres que vous avez reτues de votre premier mari avant la cΘlΘbration de
votre mariage avec votre second.
- Cela est faux ! dit-elle avec toute la violence d'une petite-maεtresse. Je n'ai jamais reτu de
lettre du comte Chabert; et si quelqu'un se dit Ωtre le colonel, ce ne peut Ωtre qu'un
intrigant, quelque forτat libΘrΘ, comme Coignard peut-Ωtre. Le frisson prend rien que d'y
penser. Le colonel peut-il ressusciter, monsieur ? Bonaparte m'a fait complimenter sur sa
mort par un aide de camp, et je touche encore aujourd'hui trois mille francs de pension
accordΘe α sa veuve par les Chambres. J'ai eu mille fois raison de repousser tous les
Chabert qui sont venus, comme je repousserai tous ceux qui viendront.
- Heureusement nous sommes seuls, madame. Nous pouvons mentir α notre aise >>, dit-il
froidement en s'amusant α aiguillonner la colΦre qui agitait la comtesse afin de lui arracher
quelques indiscrΘtions, par une manoeuvre familiΦre aux avouΘs, habituΘs α rester calmes
quand leurs adversaires ou leurs clients s'emportent.
<< HΘ bien donc, α nous deux >>, se dit-il α lui-mΩme en imaginant α l'instant un piΦge pour
lui dΘmontrer sa faiblesse. << La preuve de la remise de la premiΦre lettre existe, madame,
reprit-il α haute voix, elle contenait des valeurs...
- Oh ! pour des valeurs, elle n'en contenait pas.
- Vous avez donc reτu cette premiΦre lettre, reprit Derville en souriant. Vous Ωtes dΘjα
prise dans le premier piΦge que vous tend un avouΘ, et vous croyez pouvoir lutter avec la
justice...>>
La comtesse rougit, pΓlit, se cacha la figure dans les mains. Puis, elle secoua sa honte, et
reprit avec le sang-froid naturel α ces sortes de femmes: << Puisque vous Ωtes l'avouΘ du
prΘtendu Chabert, faites-moi le plaisir de...
- Madame, dit Derville en l'interrompant, je suis encore en ce moment votre avouΘ comme
celui du colonel. Croyez-vous que je veuille perdre une clientΦle aussi prΘcieuse que l'est la
votre ? Mais vous ne m'Θcoutez pas...
- Parlez, monsieur, dit-elle gracieusement.
- Votre fortune vous venait de M. le comte Chabert et vous l'avez repoussΘ. Votre fortune
est colossale, et vous le laissez mendier. Madame, les avocats sont bien Θloquents lorsque les
causes sont Θloquentes par elles-mΩmes, il se rencontre ici des circonstances capables de
soulever contre vous l'opinion publique.
- Mais, monsieur, dit la comtesse impatientΘe de la maniΦre dont Derville la tournait et
retournait sur le gril, en admettant que votre M. Chabert existe, les tribunaux
maintiendront mon second mariage α cause des enfants, et j'en serai quitte pour rendre
deux cent vingt-cinq mille francs α M. Chabert.
- Madame, nous ne savons pas de quel cotΘ les tribunaux verront la question sentimentale.
Si, d'une part, nous avons une mΦre et ses enfants, nous avons de l'autre un homme accablΘ
de malheurs, vieilli par vous, par vos refus. O∙ trouverat-il une femme ? Puis, les juges
peuvent-ils heurter la loi ? Votre mariage avec le colonel a pour lui le droit, la prioritΘ.
Mais si vous Ωtes reprΘsentΘe sous d'odieuses couleurs, vous pourriez avoir un adversaire
auquel vous ne vous attendez pas. Lα, madame, est ce danger dont je voudrais vous
prΘserver.
- Un nouvel adversaire ! dit-elle, qui ?
- M. le comte Ferraud, madame.
- M. Ferraud a pour moi un trop vif attachement, et, pour la mΦre de ses enfants, un trop
grand respect...
- Ne parlez pas de ces niaiseries-lα, dit Derville en l'interrompant, α des avouΘs habituΘs α
lire au fond des coeurs. En ce moment M. Ferraud n'a pas la moindre envie de rompre
votre mariage et je suis persuadΘ qu'il vous adore; mais si quelqu'un venait lui dire que son
mariage peut Ωtre annulΘ, que sa femme sera traduite en criminelle au ban de l'opinion
publique...
- Il me dΘfendrait ! monsieur.
- Non, madame.
- Quelle raison aurait-il de m'abandonner, monsieur ?
- Mais celle d'Θpouser la fille unique d'un pair de France, dont la pairie lui serait transmise
par ordonnance du Roi... >>
La comtesse pΓlit.
<< Nous y sommes ! se dit en lui-mΩme Delville. Bien, je te tiens, l'affaire du pauvre
colonel est gagnΘe. >>
<< D'ailleurs, madame, reprit-il α haute voix, il aurait d'autant moins de remords, qu'un
homme couvert de gloire, gΘnΘral, comte, grand-officier de la LΘgion d'honneur, ne serait
pas un pis-aller; et si cet homme lui redemande sa femme...
- Assez ! assez ! monsieur, dit-elle. Je n'aurai jamais que vous pour avouΘ. Que faire ?
- Transiger ! dit Derville.
- M'aime-t-il encore ? dit-elle.
- Mais je ne crois pas qu'il puisse en Ωtre autrement. >>
A ce moment, la comtesse dressa la tΩte. Un Θclair d'espΘrance brilla dans ses yeux; elle
comptait peut-Ωtre spΘculer sur la tendresse de son premier mari pour gagner son procΦs
par quelque ruse de femme.
<< J'attendrai vos ordres, madame, pour savoir s'il faut vous signifier nos actes, ou si vous
voulez venir chez moi pour arrΩter les bases d'une transaction >>, dit Derville en saluant la
comtesse.
Huit jours aprΦs les deux visites que Derville avait faites, et par une belle matinΘe du mois
de juin, les Θpoux, dΘsunis par un hasard presque surnaturel, partirent des deux points les
plus opposΘs de Paris, pour venir se rencontrer dans l'Θtude de leur avouΘ commun. Les
avances qui furent largement faites par Derville au colonel Chabert lui avaient permis
d'Ωtre vΩtu selon son rang. Le dΘfunt arriva donc voiturΘ dans un cabriolet fort propre. Il
avait la tΩte couverte d'une perruque appropriΘe α sa physionomie, il Θtait habillΘ de drap
bleu, avait du linge blanc, et portait sous son gilet le sautoir rouge des grands officiers de la
LΘgion d'honneur. En reprenant les habitudes de l'aisance, il avait retrouvΘ son ancienne
ΘlΘgance martiale. Il se tenait droit. Sa figure, grave et mystΘrieuse, o∙ se peignaient le
bonheur et toutes ses espΘrances, paraissait Ωtre rajeunie et plus grasse, pour emprunter α la
peinture une de ses expressions les plus pittoresques. Il ne ressemblait pas plus au Chabert
en vieux carrick, qu'un gros sou ne ressemble α une piΦce de quarante francs nouvellement
frappΘe. A le voir, les passants eussent facilement reconnu en lui l'un de ces beaux dΘbris
de notre ancienne armΘe, un de ces hommes hΘro∩ques sur lesquels se reflΦte notre gloire
nationale, et qui la reprΘsentent comme un Θclat de glace illuminΘ par le soleil semble en
rΘflΘchir tous les rayons. Ces vieux soldats sont tout ensemble des tableaux et des livres.
Quand le comte descendit de sa voiture pour monter chez Derville, il sauta lΘgΦrement
comme aurait pu faire un jeune homme. A peine son cabriolet avait-il retournΘ, qu'un joli
coupΘ tout armoriΘ arriva. Mme la comtesse Ferraud en sortit dans une toilette simple,
mais habilement calculΘe pour montrer la jeunesse de sa taille. Elle avait une jolie capote
doublΘe de rose qui encadrait parfaitement sa figure, en dissimulait les contours, et la
ravivait. Si les clients s'Θtaient rajeunis, l'Θtude Θtait restΘe semblable α elle-mΩme, et offrait
alors le tableau par la description duquel cette histoire a commencΘ. Simonnin dΘjeunait,
l'Θpaule appuyΘe sur la fenΩtre qui alors Θtait ouverte; et il regardait le bleu du ciel par
l'ouverture de cette cour entourΘe de quatre corps de logis noirs.
<< Ha ! s'Θcria le petit clerc, qui veut parier un spectacle que le colonel Chabert est gΘnΘral,
et cordon rouge ?
- Le patron est un fameux sorcier! dit Godeschal.
- Il n'y a donc pas de tour α lui jouer cette fois ? demanda Desroches.
- C'est sa femme qui s'en charge, la comtesse Ferraud ! dit Boucard.
- Allons, dit Godeschal, la comtesse Ferraud serait donc obligΘe d'Ωtre α deux...
- La voilα ! >> dit Simonnin.
En ce moment, le colonel entra et demanda Derville. << Il y est, monsieur le comte, rΘpondit
Simonnin.
- Tu n'es donc pas sourd, petit dr⌠le ? >> dit Chabert en prenant le saute-ruisseau par
l'oreille et la lui tortillant α la satisfaction des clercs, qui se mirent α rire et regardΦrent le
colonel avec la curieuse considΘration due α ce singulier personnage.
Le comte Chabert Θtait chez Derville, au moment o∙ sa femme entra par la porte de l'Θtude.
<< Dites donc, Boucard, il va se passer une singuliΦre scΦne dans le cabinet du patron !
Voilα une femme qui peut aller les jours pairs chez le comte Ferraud et les jours impairs
chez le comte Chabert.
- Dans les annΘes bissextiles, dit Godeschal, le compte y sera.
- Taisez-vous donc ! messieurs, l'on peut entendre, dit sΘvΦrement Boucard; je n'ai jamais
vu d'Θtude o∙ l'on plaisantΓt, comme vous le faites, sur les clients. >>
Derville avait consignΘ le colonel dans la chambre α coucher, quand la comtesse se
prΘsenta.
<< Madame, lui dit-il, ne sachant pas s'il vous serait agrΘable de voir M. le comte Chabert,
je vous ai sΘparΘs. Si cependant vous dΘsiriez...
- Monsieur, c'est une attention dont je vous remercie.
- J'ai prΘparΘ la minute d'un acte dont les conditions pourront Ωtre discutΘes par vous et par
M. Chabert, sΘance tenante. J'irai alternativement de vous α lui, pour vous prΘsenter, α l'un
et α l'autre, vos raisons respectives.
- Voyons, monsieur>>, dit la comtesse en laissant Θchapper un geste d'impatience.
Derville lut.
<< Entre les soussignΘs,
<< Monsieur Hyacinthe, _ dit Chabert _, comte, marΘchal de camp et grand-officier de la
LΘgion d'honneur, demeurant α Paris, rue du Petit-Banquier, d'une part;
( Et la dame Rose Chapotel, Θpouse de monsieur le comte Chabert, ci-dessus nommΘ, nΘe...
- Passez, dit-elle, laissons les prΘambules, arrivons aux conditions.
- Madame, dit l'avouΘ, le prΘambule explique succinctement la position dans laquelle vous
vous trouvez l'un et l'autre. Puis, par l'article premier, vous reconnaissez, en prΘsence de
trois tΘmoins, qui sont deux notaires et le nourrisseur chez lequel a demeurΘ votre mari,
auxquels j'ai confiΘ sous le secret votre affaire, et qui garderont le plus profond silence;
vous reconnaissez, dis-je, que l'individu dΘsignΘ dans les actes joints au sous-seing, mais
dont l'Θtat se trouve d'ailleurs Θtabli par un acte de notoriΘtΘ prΘparΘ chez Alexandre
Crottat, votre notaire, est le comte Chabert, votre premier Θpoux. Par l'article second, le
comte Chabert, dans l'intΘrΩt de votre bonheur, s'engage α ne faire usage de ses droits que
dans les cas prΘvus par l'acte lui-mΩme. Et ces cas, dit Derville en faisant une sorte de
parenthΦse, ne sont autres que la non-exΘcution des clauses de cette convention secrΦte. De
son cotΘ, reprit-il, M. Chabert consent α poursuivre de grΘ α grΘ avec vous un jugement qui
annulera son acte de dΘcΦs et prononcera la dissolution de son mariage.
- ╟a ne me convient pas du tout, dit la comtesse ΘtonnΘe, je ne veux pas de procΦs. Vous
savez pourquoi.
- Par l'article trois, dit l'avouΘ en continuant avec un flegme imperturbable, vous vous
engagez α constituer au nom d'Hyacinthe, comte Chabert, une rente viagΦre de vingt-quatre
mille francs, inscrite sur le grand-livre de la dette publique, mais dont le capital vous sera
dΘvolu α sa mort...
- Mais c'est beaucoup trop cher, dit la comtesse.
- Pouvez-vous transiger α meilleur marchΘ ?
- Peut-Ωtre.
- Que voulez-vous donc, madame ?
- Je veux, je ne veux pas de procΦs, je veux. . .
- Qu'il reste mort, dit vivement Derville en l'interrompant.
- Monsieur, dit la comtesse, s'il faut vingt-quatre mille livres de rente, nous plaiderons...
- Oui, nous plaiderons >>, s'Θcria d'une voix sourde le colonel qui ouvrit la porte et apparut
tout α coup devant sa femme, en tenant une main dans son gilet et l'autre Θtendue vers le
parquet, geste auquel le souvenir de son aventure donnait une horrible Θnergie.
<< C'est lui >>, se dit en elle-mΩme la comtesse.
<< Trop cher ! reprit le vieux soldat. Je vous ai donnΘ prΦs d'un million, et vous
marchandez mon malheur. HΘ bien, je vous veux maintenant, vous et votre fortune. Nous
sommes communs en biens, notre mariage n'a pas cessΘ...
- Mais monsieur n'est pas le colonel Chabert, s'Θcria la comtesse en feignant la surprise.
- Ah ! dit le vieillard d'un ton profondΘment ironique, voulez-vous des preuves ? Je vous ai
prise au Palais-Royal... >>
La comtesse pΓlit. En la voyant pΓlir sous son rouge, le vieux soldat, touchΘ de la vive
souffrance qu'il imposait α une femme jadis aimΘe avec ardeur, s'arrΩta; mais il en reτut un
regard si venimeux qu'il reprit tout α coup: << Vous Θtiez chez la...
- De grΓce, monsieur, dit la comtesse α l'avouΘ, trouvez bon que je quitte la place. Je ne
suis pas venue ici pour entendre de semblables horreurs. >>
Elle se leva et sortit. Derville s'Θlanτa dans l'Θtude. La comtesse avait trouvΘ des ailes et
s'Θtait comme envolΘe. En revenant dans son cabinet, l'avouΘ trouva le colonel dans un
violent accΦs de rage, et se promenant α grands pas.
<< Dans ce temps-lα chacun prenait sa femme o∙ il voulait, disait-il; mais j'ai eu tort de la
mal choisir, de me fier α des apparences. Elle n'a pas de coeur.
- Eh bien, colonel, n'avais-je pas raison en vous priant de ne pas venir? Je suis maintenant
certain de votre identitΘ. Quand vous vous Ωtes montrΘ, la comtesse a fait un mouvement
dont la pensΘe n'Θtait pas Θquivoque. Mais vous avez perdu votre procΦs, votre femme sait
que vous Ωtes mΘconnaissable !
- Je la tuerai.. .
- Folie ! vous serez pris et guillotinΘ comme un misΘrable. D'ailleurs peut-Ωtre manquerez-
vous votre coup ! ce serait impardonnable, on ne doit jamais manquer sa femme quand on
veut la tuer. Laissez-moi rΘparer vos sottises, grand enfant ! Allez-vous-en. Prenez garde α
vous, elle serait capable de vous faire tomber dans quelque piΦge et de vous enfermer α
Charenton. Je vais lui signifier nos actes afin de vous garantir de toute surprise. >>
Le pauvre colonel obΘit α son jeune bienfaiteur, et sortit en lui balbutiant des excuses. Il
descendait lentement les marches de l'escalier noir, perdu dans des sombres pensΘes,
accablΘ peut-Ωtre par le coup qu'il venait de recevoir, pour lui le plus cruel, le plus
profondΘment enfoncΘ dans son coeur, lorsqu'il entendit, en parvenant au dernier palier, le
fr⌠lement d'une robe, et sa femme apparut.
<< Venez, monsieur >>, lui dit-elle en lui prenant le bras par un mouvement semblable α
ceux qui lui Θtaient familiers autrefois.
L'action de la comtesse, l'accent de sa voix redevenue gracieuse, suffirent pour calmer la
colΦre du colonel, qui se laissa mener jusqu'α la voiture.
<< Eh bien, montez donc ! >> lui dit la comtesse quand le valet eut achevΘ de dΘplier le
marchepied.
Et il se trouva, comme par enchantement, assis prΦs de sa femme dans le coupe.
<< O∙ va madame ? demanda le valet.
- A Groslay >>, dit-elle.
Les chevaux partirent et traversΦrent tout Paris.
<< Monsieur ! >> dit la comtesse au colonel d'un son de voix qui rΘvΘlait une de ces
Θmotions rares dans la vie, et par- lesquelles tout en nous est agitΘ.
En ces moments, coeur, fibres, nerfs, physionomie, Γme et corps, tout, chaque pore mΩme
tressaille. La vie semble ne plus Ωtre en nous; elle en sort et jaillit, elle se communique
comme une contagion, se transmet par le regard, par l'accent de la voix, par le geste, en
imposant notre vouloir aux autres. Le vieux soldat tressaillit en entendant ce seul mot, ce
premier, ce terrible: << Monsieur ! >> Mais aussi Θtait-ce tout α la fois un reproche, une
priΦre, un pardon, une espΘrance, un dΘsespoir, une interrogation, une rΘponse. Ce mot
comprenait tout. Il fallait Ωtre comΘdienne pour jeter tant d'Θloquence, tant de sentiments
dans un mot. Le vrai n'est pas si complet dans son expression, il ne met pas tout en dehors,
il laisse voir tout ce qui est au-dedans. Le colonel eut mille remords de ses soupτons, de ses
demandes, de sa colΦre, et baissa les Yeux pour ne pas laisser deviner son trouble.
<< Monsieur; reprit la comtesse aprΦs une pause imperceptible, je vous ai bien reconnu !
- Rosine, dit le vieux soldat, ce mot contient le seul baume qui fit me faire oublier mes
malheurs. >>
Deux grosses larmes roulΦrent toutes chaudes sur les mains de sa femme, qu'il pressa pour
exprimer une tendresse paternelle.
<< Monsieur, reprit-elle, comment n'avez-vous pas devinΘ qu'il me co√tait horriblement de
paraεtre devant un Θtranger dans une position aussi fausse que l'est la mienne ! Si j'ai α
rougir de ma situation, que ce ne soit au moins qu'en famille. Ce secret ne devait-il pas
rester enseveli dans nos coeurs ? Vous m'absoudrez, j'espΦre, de mon indiffΘrence
apparente pour les malheurs d'un Chabert α l'existence duquel je ne devais pas croire. J'ai
reτu vos lettres, dit-elle vivement, en lisant sur les traits de son mari l'objection qui s'y
exprimait, mais elles me parvinrent treize mois aprΦs la bataille d'Eylau; elles Θtaient
ouvertes, salies, l'Θcriture en Θtait mΘconnaissable, et j'ai du croire, aprΦs avoir obtenu la
signature de NapolΘon sur mon nouveau contrat de mariage, qu'un adroit intrigant voulait
se jouer de moi. Pour ne pas troubler le repos de M. le comte Ferraud, et ne pas altΘrer les
liens de la famille, j'ai donc du prendre des prΘcautions contre un faux Chabert. N'avais-je
pas raison, dites ?
- Oui, tu as eu raison, c'est moi qui suis un sot, un animal, une bΩte, de n'avoir pas su
mieux calculer les consΘquences d'une situation semblable. Mais o∙ allons-nous ? dit le
colonel en se voyant α la barriΦre de La Chapelle.
- A ma campagne, prΦs de Groslay, dans la vallΘe de Montmorency. Lα, monsieur, nous
rΘflΘchirons ensemble au parti que nous devons prendre. Je connais mes devoirs. Si je suis α
vous en droit, je ne vous appartiens plus en fait. Pouvez-vous dΘsirer que nous devenions la
fable de tout Paris ? N'instruisons pas le public de cette situation qui pour moi prΘsente un
cotΘ ridicule, et sachons garder notre dignitΘ. Vous m'aimez encore, reprit-elle en jetant
sur le colonel un regard triste et doux; mais moi, n'ai-je pas ΘtΘ autorisΘe α former d'autres
liens ? En cette singuliΦre position, une voix secrΦte me dit d'espΘrer en votre bontΘ qui
m'est si connue. Aurais je donc tort en vous prenant pour seul et unique arbitre de mon
sort ? Soyez juge et partie. Je me confie α la noblesse de votre caractΦre. Vous aurez la
gΘnΘrositΘ de me pardonner les rΘsultats de fautes innocentes. Je vous l'avouerai donc,
j'aime M. Ferraud. Je me suis crue en droit de l'aimer. Je ne rougis pas de cet aveu devant
vous; s'il vous offense, il ne nous dΘshonore point. Je ne puis vous cacher les faits. Quand le
hasard m'a laissΘe veuve, je n'Θtais pas mΦre. >>
Le colonel fit un signe de main α sa femme, pour lui imposer silence, et ils restΦrent sans
profΘrer un seul mot pendant une demi-lieue. Chabert croyait voir les deux petits enfants
devant lui.
<< Rosine !
- Monsieur ?
- Les morts ont donc bien tort de revenir ?
- Oh ! monsieur, non, non ! Ne me croyez pas ingrate. Seulement, vous trouvez une
amante, une mΦre, lα o∙ vous aviez laissΘ une Θpouse. S'il n'est plus en mon pouvoir de
vous aimer, je sais tout ce que je vous dois et puis vous offrir encore toutes les affections
d'une fille.
- Rosine, reprit le vieillard d'une voix douce, je n'ai plus aucun ressentiment contre toi.
Nous oublierons tout, ajouta-t-il avec un de ces sourires dont la grΓce est toujours le reflet
d'une belle Γme. Je ne suis pas assez peu dΘlicat pour exiger les semblants de l'amour chez
une femme qui n'aime plus. >>
La comtesse lui lanτa un regard empreint d'une telle reconnaissance, que le pauvre Chabert
aurait voulu rentrer dans sa fosse d'Eylau. Certains hommes ont une Γme assez forte pour
de tels dΘvouements, dont la rΘcompense se trouve pour eux dans la certitude d'avoir fait le
bonheur d'une personne aimΘe.
<< Mon ami, nous parlerons de tout ceci plus tard et α coeur reposΘ >>, dit la comtesse.
La conversation prit un autre cours, car il Θtait impossible de la continuer longtemps sur ce
sujet. Quoique les deux Θpoux revinssent souvent α leur situation bizarre, soit par des
allusions, soit sΘrieusement, ils firent un charmant voyage, se rappelant les ΘvΘnements de
leur union passΘe et les choses de l'Empire. La comtesse sut imprimer un charme doux α
ces souvenirs, et rΘpandit dans la conversation une teinte de mΘlancolie nΘcessaire pour y
maintenir la gravitΘ. Elle faisait revivre l'amour sans exciter aucun dΘsir, et laissait
entrevoir α son premier Θpoux toutes les richesses morales qu'elle avait acquises, en tachant
de l'accoutumer α l'idΘe de restreindre son bonheur aux seules jouissances que go√te un
pΦre prΦs d'une fille chΘrie. Le colonel avait connu la comtesse de l'Empire, il revoyait une
comtesse de la Restauration. Enfin les deux Θpoux arrivΦrent par un chemin de traverse α
un grand parc situΘ dans la petite vallΘe qui sΘpale les hauteurs de Margency du joli village
de Groslay. La comtesse possΘdait lα une dΘlicieuse maison o∙ le colonel vit, en arrivant,
tous les apprΩts que nΘcessitaient son sΘjour et celui de sa femme. Le malheur est une espΦce
de talisman dont la vertu consiste α corroborer notre constitution primitive: il augmente la
dΘfiance et la mΘchancetΘ chez certains hommes, comme il accroεt la bontΘ de ceux qui ont
un coeur excellent. L'infortune avait rendu le colonel encore plus secourable et meilleur
qu'il ne l'avait ΘtΘ, il pouvait donc s'initier au secret des souffrances fΘminines qui sont
inconnues α la plupart des hommes. NΘanmoins, malgrΘ son peu de dΘfiance, il ne put
s'empΩcher de dire α sa femme: << Vous Θtiez donc bien sure de m'emmener ici ?
- Oui, rΘpondit-elle, si je trouvais le colonel Chabert dans le plaideur. >>
L'air de vΘritΘ qu'elle sut mettre dans cette rΘponse dissipa les lΘgers soupτons que le
colonel eut honte d'avoir conτus. Pendant trois jours la comtesse fut admirable prΦs de son
premier mari. Par de tendres soins et par sa constante douceur elle semblait vouloir effacer
le souvenir des souffrances qu'il avait endurΘes, se faire pardonner les malheurs que,
suivant ses aveux, elle avait innocemment causΘs; elle se plaisait α dΘployer pour lui, tout en
lui faisant apercevoir une sorte de mΘlancolie, les charmes auxquels elle le savait faible; car
nous sommes plus particuliΦrement accessibles α certaines faτons, α des grΓces de coeur ou
d'esprit auxquelles nous ne rΘsistons pas; elle voulait l'intΘresser α sa situation, et l'attendrir
assez pour s'emparer de son esprit et disposer souverainement de lui. DΘcidΘe α tout pour
arriver α ses fins, elle ne savait pas encore ce qu'elle devait faire de cet homme, mais certes
elle voulait l'anΘantir socialement. Le soir du troisiΦme jour elle sentit que, malgrΘ ses
efforts, elle ne pouvait cacher les inquiΘtudes que lui causait le rΘsultat de ses manoeuvres.
Pour se trouver un moment α l'aise, elle monta chez elle, s'assit α son secrΘtaire, dΘposa le
masque de tranquillitΘ qu'elle conservait devant le comte Chabert, comme une actrice qui,
rentrant fatiguΘe dans sa loge aprΦs un cinquiΦme acte pΘnible, tombe demi-morte et laisse
dans la salle une image d'elle-mΩme α laquelle elle ne ressemble plus. Elle se mit α finir une
lettre commencΘe qu'elle Θcrivait α Delbecq, α qui elle disait d'aller, en son nom, demander
chez Derville communication des actes qui concernaient le colonel Chabert, de les copier et
de venir aussit⌠t la trouver α Groslay. A peine avait-elle achevΘ, qu'elle entendit dans le
corridor le bruit des pas du colonel, qui, tout inquiet, venait la retrouver.
<< HΘlas ! dit-elle α haute voix, je voudrais Ωtre morte ! Ma situation est intolΘrable...
- Eh! bien, qu'avez-vous donc? demanda le bonhomme.
- Rien, rien >>, dit-elle.
Elle se leva, laissa le colonel et descendit pour parler sans tΘmoin α sa femme de chambre,
qu'elle fit partir pour Paris, en lui recommandant de remettre elle-mΩme α Delbecq la
lettre qu'elle venait d'Θcrire, et de la lui rapporter aussit⌠t qu'il l'aurait lue. Puis la
comtesse alla s'asseoir sur un banc o∙ elle Θtait assez en vue pour que le colonel vεnt l'y
trouver aussit⌠t qu'il le voudrait. Le colonel, qui dΘjα cherchait sa femme, accourut et
s'assit prΦs d'elle.
<< Rosine, lui dit-il, qu'avez-vous ? >>
Elle ne rΘpondit pas. La soirΘe Θtait une de ces soirΘes magnifiques et calmes dont les
secrΦtes harmonies rΘpandent, au mois de juin, tant de suavitΘ dans les couchers du soleil.
L'air Θtait pur et le silence profond, en sorte que l'on pouvait entendre dans le lointain du
parc les voix de quelques enfants qui ajoutaient une sorte de mΘlodie aux sublimitΘ du
paysage.
<< Vous ne me rΘpondez pas ? demanda le colonel α sa femme.
- Mon mari... >>, dit la comtesse, qui s'arrΩta, fit un mouvement, et s'interrompit pour lui
demander en rougissant: << Comment dirai-je en parlant de M. le comte Ferraud ?
- Nomme-le ton mari, ma pauvre enfant, rΘpondit le colonel avec un accent de bontΘ, n'est-
ce pas le pΦre de tes enfants ?
- Eh bien, reprit-elle, si monsieur me demande ce que je suis venue faire ici, s'il apprend
que je m'y suis enfermΘe avec un inconnu, que lui dirai-je ? ╔coutez, monsieur, reprit-elle
en prenant une attitude pleine de dignitΘ, dΘcidez de mon sort, je suis rΘsignΘe α tout...
- Ma chΦre, dit le colonel en s'emparant des mains de sa femme, j'ai rΘsolu de me sacrifier
entiΦrement α votre bonheur...
- Cela est impossible, s'Θcria-t-elle en laissant Θchapper un mouvement convulsif. Songez
donc que vous devriez alors renoncer α vous-mΩme et d'une maniΦre authentique...
- Comment, dit le colonel, ma parole ne vous suffit pas ? >>
Le mot _ authentique _ tomba sur le coeur du vieillard et y rΘveilla des dΘfiances
involontaires. Il jeta sur sa femme un regard qui la fit rougir, elle baissa les yeux, et il eut
peur de se trouver obligΘ de la mΘpriser. La comtesse craignait d'avoir effarouchΘ la
sauvage pudeur, la probitΘ sΘvΦre d'un homme dont le caractΦre gΘnΘreux, les vertus
primitives lui Θtaient connus. Quoique ces idΘes eussent rΘpandu quelques nuages sur leurs
fronts, la bonne harmonie se rΘtablit aussit⌠t entre eux. Voici comment. Un cri d'enfant
retentit au loin.
<< Jules, laissez votre soeur tranquille, s'Θcria la comtesse.
- Quoi ! vos enfants sont ici ? dit le colonel.
- Oui, mais je leur ai dΘfendu de vous importuner. >>
Le vieux soldat comprit la dΘlicatesse, le tact de femme renfermΘ dans ce procΘdΘ si
gracieux, et prit la main de la comtesse pour la baiser.
<< Qu'ils viennent donc >>, dit-il.
La petite fille accourait pour se plaindre de son frΦre. << Maman !
- Maman !
- C'est lui qui...
- C'est elle... >>
Les mains Θtaient Θtendues vers la mΦre, et les deux voix enfantines se mΩlaient. Ce fut un
tableau soudain et dΘlicieux !
<< Pauvres enfants ! s'Θcria la comtesse en ne retenant plus ses larmes, il faudra les quitter;
α qui le jugement les donnera-t-il ? On ne partage pas un coeur de mΦre, je les veux, moi !
- Est-ce vous qui faites pleurer maman? dit Jules en jetant un regard de colΦre au colonel.
- Taisez-vous, Jules >>, s'Θcria la mΦre d'un air impΘrieux.
Les deux enfants restΦrent debout et silencieux, examinant leur mΦre et l'Θtranger avec une
curiositΘ qu'il est impossible d'exprimer par des paroles.
<< Oh ! oui, reprit-elle, si l'on me sΘpare du comte, qu'on me laisse les enfants, et je serai
soumise α tout... >>
Ce fut un mot dΘcisif qui obtint tout le succΦs qu'elle en avait espΘrΘ.
<< Oui, s'Θcria le colonel comme s'il achevait une phrase mentalement commencΘe, je dois
rentrer sous terre. Je me le suis dΘjα dit.
- Puis-je accepter un tel sacrifice? rΘpondit la comtesse. Si quelques hommes sont morts
pour sauver l'honneur de leur maεtresse, ils n'ont donnΘ leur vie qu'une fois. Mais ici vous
donneriez votre vie tous les jours ! Non, non, cela est impossible. S'il ne s'agissait que de
votre existence, ce ne serait rien; mais signer que vous n'Ωtes pas le colonel Chabert,
reconnaεtre que vous Ωtes un imposteur, donner votre honneur, commettre un mensonge α
toute heure du jour, le dΘvouement humain ne saurait aller jusque-lα. Songez donc ! Non.
Sans mes pauvres enfants, je me serais dΘjα enfuie avec vous au bout du monde...
- Mais, reprit Chabert, est-ce que je ne puis pas vivre ici, dans votre petit pavillon, comme
un de vos parents ? Je suis usΘ comme un canon de rebut, il ne me faut qu'un peu de tabac
et _ Le Constitutionnel _. >>
La comtesse fondit en larmes. Il y eut entre la comtesse Ferraud et le colonel Chabert un
combat de gΘnΘrositΘ d'o∙ le soldat sortit vainqueur. Un soir, en voyant cette mΦre au
milieu de ses enfants, le soldat fut sΘduit par les touchantes grΓces d'un tableau de famille, α
la campagne, dans l'ombre et le silence; il prit la rΘsolution de rester mort, et, ne
s'effrayant plus de l'authenticitΘ d'un acte, il demanda comment il fallait s'y prendre pour
assurer irrΘvocablement le bonheur de cette famille.
<< Faites comme vous voudrez ! lui rΘpondit la comtesse, je vous dΘclare que je ne me
mΩlerai en rien de cette affaire. Je ne le dois pas. >>
Delbecq Θtait arrivΘ depuis quelques jours, et, suivant les instructions verbales de la
comtesse, l'intendant avait su gagner la confiance du vieux militaire. Le lendemain matin
donc, le colonel Chabert partit avec l'ancien avouΘ pour Saint-Leu-Taverny, o∙ Delbecq
avait fait prΘparer chez le notaire un acte conτu en termes si crus que le colonel sortit
brusquement de l'Θtude aprΦs en avoir entendu la lecture.
<< Mille tonnerres ! je serais un joli coco ! Mais je passerais pour un faussaire, s'Θcria-t-il.
- Monsieur, lui dit Delbecq, je ne vous conseille pas de signer trop vite. A votre place je
tirerais au moins trente mille livres de rente de ce procΦs-lα, car madame les donnerait. >>
AprΦs avoir foudroyΘ ce coquin ΘmΘrite par le lumineux regard de l'honnΩte homme
indignΘ, le colonel s'enfuit emportΘ par mille sentiments contraires. Il redevint dΘfiant,
s'indigna, se calma tour α tour. Enfin il entra dans le parc de Groslay par la brΦche d'un
mur, et vint α pas lents se reposer et rΘflΘchir α son aise dans un cabinet pratiquΘ sous un
kiosque d'o∙ l'on dΘcouvrait le chemin de Saint-Leu. L'allΘe Θtant sablΘe avec cette espΦce
de terre jaunΓtre par laquelle on remplace le gravier de riviΦre, la comtesse, qui Θtait assise
dans le petit salon de cette espΦce de pavillon, n'entendit pas le colonel, car elle Θtait trop
prΘoccupΘe du succΦs de son affaire pour prΩter la moindre attention au lΘger bruit que fit
son mari. Le vieux soldat n'aperτut pas non plus sa femme au-dessus de lui dans le petit
pavillon.
<< HΘ bien, monsieur Delbecq, a-t-il signΘ ? demanda la comtesse α son intendant qu'elle vit
seul sur le chemin par-dessus la haie d'un saut-de-loup.
- Non, madame. Je ne sais mΩme pas ce que notre homme est devenu. Le vieux cheval s'est
cabre.
- Il faudra donc finir par le mettre α Charenton, dit-elle, puisque nous le tenons. >>
Le colonel, qui retrouva l'ΘlasticitΘ de la jeunesse pour franchir le saut-de-loup, fut en un
clin d'oeil devant l'intendant, auquel il appliqua la plus belle paire de soufflets qui jamais
ait ΘtΘ reτue sur deux joues de procureur.
<< Ajoute que les vieux chevaux savent ruer >>, lui dit-il.
Cette colΦre dissipΘe, le colonel ne se sentit plus la force de sauter le fossΘ. La vΘritΘ s'Θtait
montrΘe dans sa nuditΘ. Le mot de la comtesse et la rΘponse de Delbecq avaient dΘvoilΘ le
complot dont il allait Ωtre la victime. Les soins qui lui avaient ΘtΘ prodiguΘs Θtaient une
amorce pour le prendre dans un piΦge. Ce mot fut comme une goutte de quelque poison
subtil qui dΘtermina chez le vieux soldat le retour de ses douleurs et physiques et morales.
Il revint vers le kiosque par la porte du parc, en marchant lentement, comme un homme
affaissΘ. Donc, ni paix ni trΩve pour lui ! DΦs ce moment il fallait commencer avec cette
femme la guerre odieuse dont lui avait parlΘ Derville, entrer dans une vie de procΦs, se
nourrir de fiel, boire chaque matin un calice d'amertume. Puis, pensΘe affreuse, o∙ trouver
l'argent nΘcessaire pour payer les frais des premiΦres instances ? Il lui prit un si grand
dΘgo√t de la vie, que s'il y avait eu de l'eau prΦs de lui il s'y serait jetΘ, que s'il avait eu des
pistolets il se serait br√lΘ la cervelle. Puis il retomba dans l'incertitude d'idΘes, qui, depuis
sa conversation avec Derville chez le nourrisseur, avait changΘ son moral. Enfin, arrivΘ
devant le kiosque, il monta dans le cabinet aΘrien dont les rosaces de verre offraient la vue
de chacune des ravissantes perspectives de la vallΘe, et o∙ il trouva sa femme assise sur une
chaise. La comtesse examinait le paysage et gardait une contenance pleine de calme en
montrant cette impΘnΘtrable physionomie que savent prendre les femmes dΘterminΘes α
tout. Elle s'essuya les veux comme si elle e√t versΘ des pleurs, et joua par un geste distrait
avec le long ruban rose de sa ceinture. NΘanmoins, malgrΘ son assurance apparente, elle ne
put s'empΩcher de frissonner en voyant devant elle son vΘnΘrable bienfaiteur, debout, les
bras croisΘs, la figure pΓle, le front sΘvΦre.
<< Madame, dit-il aprΦs l'avoir regardΘe fixement pendant un moment et l'avoir forcΘe α
rougir, madame, je ne vous maudis pas, je vous mΘprise. Maintenant, je remercie le hasard
qui nous a dΘsunis. Je ne sens mΩme pas un dΘsir de vengeance, je ne vous aime plus. Je ne
veux rien de vous. Vivez tranquille sur la foi de ma parole, elle vaut mieux que les
griffonnages de tous les notaires de Paris. Je ne rΘclamerai jamais le nom que j'ai peut-Ωtre
illustrΘ. Je ne suis plus qu'un pauvre diable nommΘ Hyacinthe, qui ne demande que sa place
au soleil. Adieu... >>
La comtesse se jeta aux pieds du colonel, et voulut le retenir en lui prenant les mains; mais
il la repoussa avec dΘgo√t, en lui disant: << Ne me touchez pas. >>
La comtesse fit un geste intraduisible lorsqu'elle entendit le bruit des pas de son mari. Puis,
avec la profonde perspicacitΘ que donne une haute scΘlΘratesse ou le fΘroce Θgo∩sme du
monde, elle crut pouvoir vivre en paix sur la promesse et le mΘpris de ce loyal soldat.
Chabert disparut en effet. Le nourrisseur fit faillite et devint cocher de cabriolet. Peut-Ωtre
le colonel s'adonna-t-il d'abord α quelque industrie du mΩme genre. Peut-Ωtre, semblable α
une pierre lancΘe dans un gouffre, alla-t-il, de cascade en cascade, s'abεmer dans cette boue
de haillons qui foisonne α travers les rues de Paris.
Six mois aprΦs cet ΘvΘnement, Derville, qui n'entendait plus parler ni du colonel Chabert ni
de la comtesse Ferraud, pensa qu'il Θtait survenu sans doute entre eux une transaction, que,
par vengeance, la comtesse avait fait dresser dans une autre Θtude. Alors, un matin, il
supputa les sommes avancΘes audit Chabert, y ajouta les frais, et pria la comtesse Ferraud
de rΘclamer α M. le comte Chabert le montant de ce mΘmoire, en prΘsumant qu'elle savait
o∙ se trouvait son premier mari.
Le lendemain mΩme l'intendant du comte Ferraud, rΘcemment nommΘ prΘsident du
tribunal de premiΦre instance dans une ville importante, Θcrivit α Derville ce mot dΘsolant:
<< Monsieur, Mme la comtesse Ferraud me charge de vous prΘvenir que votre client avait
complΦtement abusΘ de votre confiance, et que l'individu qui disait Ωtre le comte Chabert a
reconnu avoir ind√ment pris de fausses qualitΘs.
AgrΘez, etc.
<< DELBECQ. >>
<< On rencontre des gens qui sont aussi, ma parole d'honneur, pas trop bΩtes. Ils ont volΘ le
baptΩme, s'Θcria Derville. Soyez donc l'humain, gΘnΘreux, philanthrope et avouΘ, vous vous
faites enfoncer ! Voilα une affaire qui me co√te plus de deux billets de mille francs. >>
Quelque temps aprΦs la rΘception de cette lettre, Derville cherchait au Palais un avocat
auquel il voulait parler, et qui plaidait α la Police correctionnelle. Le hasard voulut que
Derville entrΓt α la SixiΦme Chambre au moment o∙ le prΘsident condamnait comme
vagabond le nommΘ Hyacinthe α deux mois de prison, et ordonnait qu'il f√t ensuite conduit
au dΘp⌠t de mendicitΘ de Saint-Denis, sentence qui, d'aprΦs la jurisprudence des prΘfets de
police, Θquivaut α une dΘtention perpΘtuelle. Au nom d'Hyacinthe, Derville regarda le
dΘlinquant assis entre deux gendarmes sur le banc des prΘvenus et reconnut, dans la
personne du condamnΘ, son faux colonel Chabert. Le vieux soldat Θtait calme, immobile,
presque distrait. MalgrΘ ses haillons malgrΘ la misΦre empreinte sur sa physionomie, elle
dΘposait d'une noble fiertΘ. Son regard avait une expression de sto∩cisme qu'un magistrat
n'aurait pas du mΘconnaεtre; mais, dΦs qu'un homme tombe entre les mains de la justice, il
n'est plus qu'un Ωtre moral, une question de Droit ou de Fait, comme aux yeux des
statisticiens il devient un chiffre. Quand le soldat fut reconduit au Greffe pour Ωtre emmenΘ
plus tard avec la fournΘe de vagabonds que l'on jugeait en ce moment, Derville usa du droit
qu'ont les avouΘs d'entrer partout au Palais, l'accompagna au Greffe et l'y contempla
pendant quelques instants, ainsi que les curieux mendiants parmi lesquels il se trouvait.
L'antichambre du Greffe offrait alors un de ces spectacles que malheureusement ni les
lΘgislateurs, ni les philanthropes, ni les peintres, ni les Θcrivains ne viennent Θtudier.
Comme tous les laboratoires de la chicane, cette antichambre est une piΦce obscure et
puante, dont les murs sont garnis d'une banquette en bois noirci par le sΘjour perpΘtuel des
malheureux qui viennent α ce rendez-vous de toutes les misΦres sociales, et auquel pas un
d'eux ne manque. Un poΦte dirait que le jour a honte d'Θclairer ce terrible Θgout par lequel
passent tant d'infortunes ! Il n'est pas une seule place o∙ ne se soit assis quelque crime en
germe ou consommΘ; pas un seul endroit o∙ ne se soit rencontrΘ quelque homme qui,
dΘsespΘrΘ par la lΘgΦre flΘtrissure que la justice avait imprimΘe α sa premiΦre faute, n'ait
commencΘ une existence au bout de laquelle devait se dresser la guillotine, ou dΘtoner le
pistolet du suicide. Tous ceux qui tombent sur le pavΘ de Paris rebondissent contre ces
murailles jaunΓtres, sur lesquelles un philanthrope qui ne serait pas un spΘculateur pourrait
dΘchiffrer la justification des nombreux suicides dont se plaignent des Θcrivains hypocrites,
incapables de faire un pas pour les prΘvenir, et qui se trouve Θcrite dans cette antichambre,
espΦce de prΘface pour les drames de la Morgue ou pour ceux de la place de GrΦve. En ce
moment le colonel Chabert s'assit au milieu de ces hommes α faces Θnergiques, vΩtus des
horribles livrΘes de la misΦre, silencieux par intervalles, ou causant α voix basse, car trois
gendarmes de faction se promenaient en faisant retentir leurs sabres sur le plancher.
<< Me reconnaissez-vous ? dit Derville au vieux soldat en se plaτant devant lui.
- Oui, monsieur, rΘpondit Chabert en se levant.
- Si vous Ωtes un honnΩte homme, reprit Derville α voix basse, comment avez-vous pu
rester mon dΘbiteur ? >>
Le vieux soldat rougit comme aurait pu le faire une jeune fille accusΘe par sa mΦre d'un
amour clandestin.
<< Quoi I Mme Ferraud ne vous a pas payΘ ? s'Θcria-t-il α haute voix.
- PayΘ ! dit Derville. Elle m'a Θcrit que vous Θtiez un intrigant. >>
Le colonel leva les yeux par un sublime mouvement d'horreur et d'imprΘcation, comme
pour en appeler au ciel de cette tromperie nouvelle.
<< Monsieur, dit-il d'une voix calme α force d'altΘration, obtenez des gendarmes la faveur
de me laisser entrer au Greffe, je vais vous signer un mandat qui sera certainement
acquittΘ. >>
Sur un mot dit par Derville au brigadier, il lui fut permis d'emmener son client dans le
Greffe, o∙ Hyacinthe Θcrivit quelques lignes adressΘes α la comtesse Ferraud.
<< Envoyez cela chez elle, dit le soldat, et vous serez remboursΘ de vos frais et de vos
avances. Croyez, monsieur, que si je ne vous ai pas tΘmoignΘ la reconnaissance que je vous
dois pour vos bons offices, elle n'en est pas moins 1α, dit-il en se mettant la main sur le
coeur. Oui, elle est 1α, pleine et entiΦre. Mais que peuvent les malheureux ? Ils aiment,
voilα tout.
- Comment, lui dit Derville, n'avez-vous pas stipulΘ pour vous quelque rente ?
- Ne me parlez pas de cela ! rΘpondit le vieux militaire. Vous ne pouvez pas savoir jusqu'o∙
va mon mΘpris pour cette vie extΘrieure α laquelle tiennent la plupart des hommes. J'ai
subitement ΘtΘ pris d'une maladie, le dΘgo√t de l'humanitΘ. Quand je pense que NapolΘon
est α. Sainte HΘlΦne, tout ici-bas m'est indiffΘrent. Je ne puis plus Ωtre soldat, voilα tout mon
malheur. Enfin, ajouta-t-il en faisant un geste plein d'enfantillage, il vaut mieux avoir du
luxe dans ses sentiments que sur ses habits. Je ne crains, moi, le mΘpris de personne. >>
Et le colonel alla se remettre sur son banc. Derville sortit. Quand il revint α son Θtude, il
envoya Godeschal, alors son second clerc, chez la comtesse Ferraud, qui, α la lecture du
billet, fit immΘdiatement payer la somme due α l'avouΘ du comte Chabert.
En 1840, vers la fin du mois de juin, Godeschal, alors avouΘ, allait α Ris, en compagnie de
Derville son prΘdΘcesseur. Lorsqu'ils parvinrent α l'avenue qui conduit de la grande route α
BicΩtre, ils aperτurent sous un des ormes du chemin un de ces vieux pauvres chenus et
cassΘs qui ont obtenu le bΓton de marΘchal des mendiants en vivant α BicΩtre comme les
femmes indigentes vivent α la SalpΩtriΦre. Cet homme, l'un des deux mille malheureux
logΘs dans l'_ Hospice de la Vieillesse _, Θtait assis sur une borne et paraissait concentrer
toute son intelligence dans une opΘration bien connue des invalides, et qui consiste α faire
sΘcher au soleil le tabac de leurs mouchoirs, pour Θviter de les blanchir, peut-Ωtre. Ce
vieillard avait une physionomie attachante. Il Θtait vΩtu de cette robe de drap rougeΓtre que
l'Hospice accorde α ses h⌠tes, espΦce de livrΘe horrible.
<< Tenez, Derville, dit Godeschal α son compagnon de voyage, voyez donc ce vieux. Ne
ressemble-t-il pas α ces grotesques qui nous viennent d'Allemagne ? Et cela vit, et cela est
heureux peut-Ωtre ! >>
Derville prit son lorgnon, regarda le pauvre, laissa Θchapper un mouvement de surprise et
dit: << Ce vieux-lα, mon cher, est tout un poΦme, ou, comme disent les romantiques, un
drame. As-tu rencontrΘ quelquefois la comtesse Ferraud ?
- Oui, c'est une femme d'esprit et trΦs agrΘable; mais un peu trop dΘvote, dit Godeschal.
- Ce vieux bicΩtrien est son mari lΘgitime, le comte Chabert, l'ancien colonel, elle l'aura
sans doute fait placer 1α. S'il est dans cet hospice au lieu d'habiter un h⌠tel, c'est
uniquement pour avoir rappelΘ α la jolie comtesse Ferraud qu'il l'avait prise, comme un
fiacre, sur la place. Je me souviens encore du regard de tigre qu'elle lui jeta dans ce
moment-lα. >>
Ce dΘbut ayant excitΘ la curiositΘ de Godeschal, Derville lui raconta l'histoire qui prΘcΦde.
Deux jours aprΦs, le lundi matin, en revenant α Paris, les deux amis jetΦrent un coup d'oeil
sur BicΩtre, et Derville proposa d'aller voir le colonel Chabert. A moitiΘ chemin de
l'avenue, les deux amis trouvΦrent assis sur la souche d'un arbre abattu le vieillard qui
tenait α la main un bΓton et s'amusait α tracer des raies sur le sable. En le regardant
attentivement, ils s'aperτurent qu'il venait de dΘjeuner autre part qu'α l'Θtablissement.
<< Bonjour; colonel Chabert, lui dit Derville.
- Pas Chabert ! pas Chabert ! Je me nomme Hyacinthe, rΘpondit le vieillard. Je ne suis plus
un homme, je suis le numΘro 164, septiΦme salle >>, ajouta-t-il en regardant Derville avec
une anxiΘtΘ peureuse, avec une crainte de vieillard et d'enfant. << Vous allez voir le
condamnΘ α mort ? dit-il aprΦs un moment de silence. Il n'est pas mariΘ, lui ! Il est bien
heureux.
- Pauvre homme, dit Godeschal. Voulez-vous de l'argent pour acheter du tabac ? >>
Avec toute la na∩vetΘ d'un gamin de Paris, le colonel tendit avidement la main α chacun des
deux inconnus qui lui donnΦrent une piΦce de vingt francs; il les remercia par un regard
stupide, en disant: << Braves troupiers ! >> Il se mit au port d'armes, feignit de les coucher en
joue, et s'Θcria en souriant: << Feu des deux piΦces ! vive NapolΘon ! >> Et il dΘcrivit en l'air
avec sa canne une arabesque imaginaire.
<< Le genre de sa blessure l'aura fait tomber en enfance, dit Derville.
- Lui en enfance ! s'Θcria un vieux bicΩtrien qui les regardait. Ah ! il y a des jours o∙ il ne
faut pas lui marcher sur le pied. C'est un vieux malin plein de philosophie et d'imagination.
Mais aujourd'hui, que voulez-vous ? il a fait le lundi. Monsieur, en 1820 il Θtait dΘjα ici.
Pour lors, un officier prussien, dont la calΦche montait la cote de Villejuif, vint α passer α
pied. Nous Θtions, nous deux Hyacinthe et moi, sur le bord de la route. Cet officier causait
en marchant avec un autre, avec un Russe, ou quelque animal de la mΩme espΦce, lorsqu'en
voyant l'ancien, le Prussien, histoire de blaguer, lui dit: " Voilα un vieux voltigeur qui
devait Ωtre α Rosbach. - J'Θtais trop jeune pour y Ωtre, lui rΘpondit-il, mais j'ai ΘtΘ assez
vieux pour me trouver α IΘna." Pour lors le Prussien a filΘ, sans faire d'autres questions.
- Quelle destinΘe ! s'Θcria Derville. Sorti de l'hospice des _ Enfants trouvΘs _, il revient
mourir α l'hospice de la _ Vieillesse _, aprΦs avoir, dans l'intervalle, aidΘ NapolΘon α
conquΘrir l'╔gypte et l'Europe. Savez-vous, mon cher, reprit Derville aprΦs une pause,
qu'il existe dans notre sociΘtΘ trois hommes, le PrΩtre, le MΘdecin et l'Homme de justice,
qui ne peuvent pas estimer le monde ? Ils ont des robes noires, peut-Ωtre parce qu'ils
portent le deuil de toutes les vertus, de toutes les illusions. Le plus malheureux des trois est
l'avouΘ. Quand l'homme vient trouver le prΩtre, il arrive poussΘ par le repentir, par le
remords, par des croyances qui le rendent intΘressant, qui le grandissent, et consolent l'Γme
du mΘdiateur, dont la tache ne va pas sans une sorte de jouissance: il purifie, il rΘpare, et
rΘconcilie. Mais, nous autres avouΘs, nous voyons se rΘpΘter les mΩmes sentiments mauvais,
rien ne les corrige, nos Θtudes sont des Θgouts qu'on ne peut pas curer. Combien de choses
n'ai-je pas apprises en exerτant ma charge! J'ai vu mourir un pΦre dans un grenier, sans
sou ni maille, abandonnΘ par deux filles auxquelles il avait donnΘ quarante mille livres de
rente ! J'ai vu br√ler des testaments; j'ai vu des mΦres dΘpouillant leurs enfants, des maris
volant leurs femmes, des femmes tuant leurs maris en se servant de l'amour qu'elles leur
inspiraient pour les rendre fous ou imbΘciles, afin de vivre en paix avec un amant. J'ai vu
des femmes donnant α l'enfant d'un premier lit des go√ts qui devaient amener sa mort, afin
d'enrichir l'enfant de l'amour. Je ne puis vous dire tout ce que j'ai vu, car j'ai vu des
crimes contre lesquels la justice est impuissante. Enfin, toutes les horreurs que les
romanciers croient inventer sont toujours au-dessous de la vΘritΘ. Vous allez connaεtre ces
jolies choses-lα, vous; moi, je vais vivre α la campagne avec ma femme, Paris me fait
horreur.
- J'en ai dΘjα bien vu chez Desroches >>, rΘpondit Godeschal.
Paris, fΘvrier-mars 1832.
[FIN]