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Text File  |  1994-10-19  |  98KB  |  2,629 lines

  1. TITRE  : Horace
  2. GENRE  : tragédie
  3. DATE   : 1640
  4. AUTEUR : Pierre Corneille (1606-1684)
  5. -----------------------------------------------------------------
  6. Texte intégral.
  7.  
  8. TRANSCRIPTION ETABLIE LE : 20 octobre 1994
  9.                      PAR : François J. Bayard
  10. -----------------------------------------------------------------
  11.  
  12. REGLES SUIVIES POUR CETTE EDITION
  13.  
  14. L'orthographe choisie pour ce texte est modernisée.
  15. On n'y retrouvera donc pas les formes de l'ancien français.
  16.  
  17. -----------------------------------------------------------------
  18.  
  19. Ce fichier d'"Horace" de Corneille, appelé "HORACE10.TXT", est
  20. compacté et diffusé sous le nom de "HORACE10.ZIP". Cette version
  21. porte le numéro "10" : si des versions modifiées venaient à être
  22. ultérieurement diffusées, il serait bon qu'elles soient
  23. successivement numérotées "11", 12", etc.
  24.  
  25. On trouvera également dans "HORACE10.ZIP" un fichier
  26. "HORAC#10.TXT" où chaque vers commence en colonne 21, précédé des
  27. numéros de l'acte, de la scène et du vers, ainsi que du nom du
  28. personnage, permettant ainsi, grâce à la commande FIND de DOS
  29. d'effectuer des recherches de vocabulaire en ayant la référence
  30. exacte de chaque occurrence du mot à trouver :
  31.  
  32. ---+-+----+--------+----------------------------------------------
  33.  IV,5 1318  CAMILLE Moi seule en être cause et mourir de plaisir !
  34.  
  35. Un fichier "CHERCHE.BAT" illustre cette application. Exemple de sortie :
  36.  
  37. Recherche du mot "humain" dans "Horace"
  38.  
  39. ---------- HORAC#10.TXT
  40.  II,3  482  CURIACE Pour conserver encor quelque chose d'humain.
  41.  II,6  657   SABINE Sus donc, qui vous retient ? Allez, coeurs inhumains,
  42. III,1  725   SABINE N'appelons point alors les destins inhumains ;
  43. III,5  977 V.HORACE Et de l'événement d'un combat plus humain
  44.  IV,7 1368   SABINE Si pour la posséder je dois être inhumaine ;
  45.  
  46.  
  47.    La diffusion de ce texte a été inspirée par les objectifs du
  48. Projet Gutenberg, qui se propose de diffuser aussi largement que
  49. possible des oeuvres littéraires du domaine public sous forme
  50. d'"etextes" (ou "textes électroniques") pouvant être lus à la
  51. fois par des yeux humains et par des ordinateurs.
  52.  
  53.    On trouvera notamment sur le BBS THE DATA ZONE les fichiers
  54. exposant les principes du Projet Gutenberg ; ce serveur propose
  55. également quelques-uns des textes anglais diffusés par les
  56. auteurs de ce grand projet.
  57.  
  58.    Pour m'adresser des critiques ou des suggestions, pour
  59. échanger des informations, ou pour me signaler d'éventuelles
  60. erreurs, ne pas hésiter à me joindre à l'adresse suivante :
  61. 71 rue Victor Boissel, 53041 LAVAL.
  62.  
  63. *****************************************************************
  64. DEBUT DU TEXTE "HORACE" (HORACE10.TXT).
  65. *****************************************************************
  66.  
  67.  
  68.                                  HORACE
  69.                                 Tragédie
  70.                                   1640
  71.  
  72.  
  73. Liste des personnages
  74.  
  75.             TULLE, roi de Rome,
  76.   LE VIEIL HORACE, chevalier romain
  77.            HORACE, son fils
  78.           CURIACE, gentilhomme d'Albe, amant de Camille
  79.            VALERE, chevalier romain, amoureux de Camille
  80.            SABINE, femme d'Horace et soeur de Curiace
  81.           CAMILLE, amante de Curiace et soeur d'Horace
  82.             JULIE, dame romaine, confidente de Sabine et de Camille
  83.           FLAVIAN, soldat de l'armée d'Albe
  84.           PROCULE, soldat de l'armée de Rome.
  85.  
  86.  
  87. La scène est à Rome dans une salle de la maison d'Horace.
  88.  
  89.  
  90.  
  91. ACTE PREMIER
  92.  
  93. SCENE PREMIERE.
  94. SABINE, JULIE.
  95.  
  96.             SABINE
  97.  
  98. Approuvez ma faiblesse, et souffrez ma douleur ;
  99. Elle n'est que trop juste en un si grand malheur :
  100. Si près de voir sur soi fondre de tels orages,
  101. L'ébranlement sied bien aux plus fermes courages ;
  102. Et l'esprit le plus mâle et le moins abattu
  103. Ne saurait sans désordre exercer sa vertu.
  104. Quoique le mien s'étonne à ces rudes alarmes,
  105. Le trouble de mon coeur ne peut rien sur mes larmes,
  106. Et parmi les soupirs qu'il pousse vers les cieux,
  107. Ma constance du moins règne encor sur mes yeux.
  108. Quand on arrête là les déplaisirs d'une âme,
  109. Si l'on fait moins qu'un homme, on fait plus qu'une femme :
  110. Commander à ses pleurs en cette extrémité,
  111. C'est montrer, pour le sexe, assez de fermeté.
  112.  
  113.             JULIE
  114.  
  115. C'en est peut-être assez pour une âme commune,
  116. Qui du moindre péril se fait une infortune,
  117. Mais de cette faiblesse un grand coeur est honteux ;
  118. Il ose espérer tout dans un succès douteux.
  119. Les deux camps sont rangés au pied de nos murailles ;
  120. Mais Rome ignore encor comme on perd des batailles.
  121. Loin de trembler pour elle, il lui faut applaudir :
  122. Puisqu'elle va combattre, elle va s'agrandir.
  123. Bannissez, bannissez une frayeur si vaine,
  124. Et concevez des voeux dignes d'une Romaine.
  125.  
  126.             SABINE
  127.  
  128. Je suis Romaine, hélas ! puisqu'Horace est Romain ;
  129. J'en ai reçu le titre en recevant sa main ;
  130. Mais ce noeud me tiendrait en esclave enchaînée,
  131. S'il m'empêchait de voir en quels lieux je suis née.
  132. Albe, où j'ai commencé de respirer le jour,
  133. Albe, mon cher pays et mon premier amour ;
  134. Lorsqu'entre nous et toi je vois la guerre ouverte,
  135. Je crains notre victoire autant que notre perte.
  136. Rome, si tu te plains que c'est là te trahir,
  137. Fais toi des ennemis que je puisse haïr.
  138. Quand je vois de tes murs leur armée et la nôtre,
  139. Mes trois frères dans l'une, et mon mari dans l'autre,
  140. Puis-je former des voeux et sans impiété
  141. Importuner le ciel pour ta félicité ?
  142. Je sais que ton État, encore en sa naissance,
  143. Ne saurait, sans la guerre, affermir sa puissance ;
  144. Je sais qu'il doit s'accroître, et que tes grands destins
  145. Ne le borneront pas chez les peuples latins ;
  146. Que les dieux t'ont promis l'empire de la terre,
  147. Et que tu n'en peux voir l'effet que par la guerre.
  148. Bien loin de m'opposer à cette noble ardeur
  149. Qui suit l'arrêt des dieux et court à ta grandeur,
  150. Je voudrais déjà voir tes troupes couronnées,
  151. D'un pas victorieux franchir les Pyrénées.
  152. Va jusqu'en Orient pousser tes bataillons ;
  153. Va sur les bords du Rhin planter tes pavillons;
  154. Fais trembler sous tes pas les colonnes d'Hercule :
  155. Mais respecte une ville à qui tu dois Romule,
  156. Ingrate, souviens-toi que du sang de ses rois
  157. Tu tiens ton nom, tes murs et tes premières lois.
  158. Albe est ton origine : arrête et considère
  159. Que tu portes le fer dans le sein de ta mère.
  160. Tourne ailleurs les efforts de tes bras triomphants ;
  161. Sa joie éclatera dans l'heur de ses enfants ;
  162. Et se laissant ravir à l'amour maternelle,
  163. Ses voeux seront pour toi, si tu n'es plus contre elle.
  164.  
  165.             JULIE
  166.  
  167. Ce discours me surprend, vu que depuis le temps
  168. Qu'on a contre son peuple armé nos combattants,
  169. Je vous ai vu pour elle autant d'indifférence
  170. Que si d'un sang romain vous aviez pris naissance.
  171. J'admirais la vertu qui réduisait en vous
  172. Vos plus chers intérêts à ceux de votre époux ;
  173. Et je vous consolais au milieu de vos plaintes,
  174. Comme si notre Rome eût fait toutes vos craintes.
  175.  
  176.             SABINE
  177.  
  178. Tant qu'on ne s'est choqué qu'en de légers combats,
  179. Trop faibles pour jeter un des partis à bas,
  180. Tant qu'un espoir de paix a pu flatter ma peine,
  181. Oui, j'ai fait vanité d'être toute Romaine.
  182. Si j'ai vu Rome heureuse avec quelque regret,
  183. Soudain j'ai condamné ce mouvement secret ;
  184. Et si j'ai ressenti, dans ses destins contraires,
  185. Quelque maligne joie en faveur de mes frères,
  186. Soudain pour l'étouffer, rappelant ma raison,
  187. J'ai pleuré quand la gloire entrait dans leur maison.
  188. Mais aujourd'hui qu'il faut que l'une ou l'autre tombe,
  189. Qu'Albe devienne esclave, ou que Rome succombe,
  190. Et qu'après la bataille il ne demeure plus
  191. Ni d'obstacle aux vainqueurs, ni d'espoir aux vaincus,
  192. J'aurais pour mon pays une cruelle haine,
  193. Si je pouvais encore être toute Romaine,
  194. Et si je demandais votre triomphe aux dieux,
  195. Au prix de tant de sang qui m'est si précieux.
  196. Je m'attache un peu moins aux intérêts d'un homme :
  197. Je ne suis point pour Albe, et ne suis plus pour Rome :
  198. Je crains pour l'une et l'autre en ce dernier effort,
  199. Et serai du parti qu'affligera le sort.
  200. Egale à tous les deux jusques à la victoire,
  201. Je prendrai part aux maux sans en prendre à la gloire ;
  202. Et je garde, au milieu de tant d'âpres rigueurs,
  203. Mes larmes aux vaincus, et ma haine aux vainqueurs.
  204.  
  205.             JULIE
  206.  
  207. Qu'on voit naître souvent de pareilles traverses,
  208. En des esprits divers, des passions diverses !
  209. Et qu'à nos yeux Camille agit bien autrement !
  210. Son frère est votre époux, le vôtre est son amant ;
  211. Mais elle voit d'un oeil bien différent du vôtre
  212. Son sang dans une armée, et son amour dans l'autre
  213. Lorsque vous conserviez un esprit tout romain,
  214. Le sien, irrésolu, le sien, tout incertain,
  215. De la moindre mêlée appréhendait l'orage,
  216. De tous les deux partis détestait l'avantage,
  217. Au malheur des vaincus donnait toujours ses pleurs,
  218. Et nourrissait ainsi d'éternelles douleurs.
  219. Mais hier, quand elle sut qu'on avait pris journée,
  220. Et qu'enfin la bataille allait être donnée,
  221. Une soudaine joie éclatant sur son front...
  222.  
  223.             SABINE
  224.  
  225. Ah ! que je crains, Julie, un changement si prompt !
  226. Hier dans sa belle humeur elle entretint Valère ;
  227. Pour ce rival, sans doute, elle quitte mon frère ;
  228. Son esprit, ébranlé par les objets présents,
  229. Ne trouve point d'absent aimable après deux ans.
  230. Mais excusez l'ardeur d'une amour fraternelle ;
  231. Le soin que j'ai de lui me fait craindre tout d'elle ;
  232. Je forme des soupçons d'un trop léger sujet :
  233. Près d'un jour si funeste on change peu d'objet ;
  234. Les âmes rarement sont de nouveau blessées,
  235. Et dans un si grand trouble on a d'autres pensées ;
  236. Mais on n'a pas aussi de si doux entretiens,
  237. Ni de contentements qui soient pareils aux siens.
  238.  
  239.             JULIE
  240.  
  241. Les causes, comme à vous, m'en semblent fort obscures ;
  242. Je ne me satisfais d'aucunes conjectures.
  243. C'est assez de constance en un si grand danger
  244. Que de le voir, l'attendre, et ne point s'affliger ;
  245. Mais certes c'en est trop d'aller jusqu'à la joie.
  246.  
  247.             SABINE
  248.  
  249. Voyez qu'un bon génie à propos nous l'envoie.
  250. Essayez sur ce point à la faire parler :
  251. Elle vous aime assez pour ne vous rien celer.
  252. Je vous laisse, ma soeur, entretenez Julie :
  253. J'ai honte de montrer tant de mélancolie,
  254. Et mon coeur, accablé de mille déplaisirs,
  255. Cherche la solitude à cacher ses soupirs.
  256.   
  257.  
  258. SCENE II.
  259. CAMILLE, JULIE.
  260.  
  261.             CAMILLE
  262.  
  263. Qu'elle a tort de vouloir que je vous entretienne !
  264. Croit-elle ma douleur moins vive que la sienne ?
  265. Et que plus insensible à de si grands malheurs,
  266. A mes tristes discours je mêle moins de pleurs ?
  267. De pareilles frayeurs mon âme est alarmée ;
  268. Comme elle je perdrai dans l'une et l'autre armée :
  269. Je verrai mon amant, mon plus unique bien,
  270. Mourir pour mon pays, ou détruire le mien,
  271. Et cet objet d'amour devenir, pour ma peine,
  272. Digne de mes soupirs ou digne de ma haine.
  273. Hélas !
  274.  
  275.             JULIE
  276.  
  277.         Elle est pourtant plus à plaindre que vous :
  278. On peut changer d'amant, mais non changer d'époux.
  279. Oubliez Curiace, et recevez Valère,
  280. Vous ne tremblerez plus pour le parti contraire ;
  281. Vous serez toute nôtre, et votre esprit remis
  282. N'aura plus rien à perdre au camp des ennemis.
  283.  
  284.             CAMILLE
  285.  
  286. Donnez-moi des conseils qui soient plus légitimes,
  287. Et plaignez mes malheurs sans m'ordonner des crimes.
  288. Quoiqu'à peine à mes maux je puisse résister,
  289. J'aime mieux les souffrir que de les mériter.
  290.   
  291.             JULIE
  292.  
  293. Quoi ! vous appelez crime un change raisonnable ?
  294.  
  295.             CAMILLE
  296.  
  297. Quoi! le manque de foi vous semble pardonnable ?
  298.  
  299.             JULIE
  300.  
  301. Envers un ennemi qui peut nous obliger ?
  302.   
  303.             CAMILLE
  304.  
  305. D'un serment solennel qui peut nous dégager ?
  306.  
  307.             JULIE
  308.   
  309. Vous déguisez en vain une chose trop claire :
  310. Je vous vis encore hier entretenir Valère ;
  311. Et l'accueil gracieux qu'il recevait de vous
  312. Lui permet de nourrir un espoir assez doux.
  313.   
  314.             CAMILLE
  315.  
  316. Si je l'entretins hier et lui fis bon visage,
  317. N'en imaginez rien qu'à son désavantage :
  318. De mon contentement un autre était l'objet.
  319. Mais pour sortir d'erreur sachez-en le sujet ;
  320. Je garde à Curiace une amitié trop pure
  321. Pour souffrir plus longtemps qu'on m'estime parjure.
  322. Il vous souvient qu'à peine on voyait de sa soeur
  323. Par un heureux hymen mon frère possesseur,
  324. Quand, pour comble de joie, il obtint de mon père
  325. Que de ses chastes feux je serais le salaire.
  326. Ce jour nous fut propice et funeste à la fois :
  327. Unissant nos maisons, il désunit nos rois ;
  328. Un même instant conclut notre hymen et la guerre,
  329. Fit naître notre espoir et le jeta par terre,
  330. Nous ôta tout, sitôt qu'il nous eut tout promis,
  331. Et, nous faisant amants, il nous fit ennemis.
  332. Combien nos déplaisirs parurent lors extrêmes !
  333. Combien contre le ciel il vomit de blasphèmes !
  334. Et combien de ruisseaux coulèrent de mes yeux !
  335. Je ne vous le dis point, vous vîtes nos adieux ;
  336. Vous avez vu depuis les troubles de mon âme :
  337. Vous savez pour la paix quels voeux a faits ma flamme,
  338. Et quels pleurs j'ai versés à chaque événement,
  339. Tantôt pour mon pays, tantôt pour mon amant.
  340. Enfin mon désespoir, parmi ces longs obstacles,
  341. M'a fait avoir recours à la voix des oracles.
  342. Ecoutez si celui qui me fut hier rendu
  343. Eut droit de rassurer mon esprit éperdu.
  344. Ce Grec si renommé, qui depuis tant d'années
  345. Au pied de l'Aventin prédit nos destinées,
  346. Lui qu'Apollon jamais n'a fait parler à faux,
  347. Me promit par ces vers la fin de mes travaux :
  348. « Albe et Rome demain prendront une autre face ;
  349. Tes voeux sont exaucés, elles auront la paix,
  350. Et tu seras unie avec ton Curiace,
  351. Sans qu'aucun mauvais sort t'en sépare jamais. »
  352. Je pris sur cet oracle une entière assurance,
  353. Et comme le succès passait mon espérance,
  354. J'abandonnai mon âme à des ravissements
  355. Qui passaient les transports des plus heureux amants.
  356. Jugez de leur excès : je rencontrai Valère,
  357. Et contre sa coutume il ne put me déplaire,
  358. Il me parla d'amour sans me donner d'ennui :
  359. Je ne m'aperçus pas que je parlais à lui ;
  360. Je ne lui pus montrer de mépris ni de glace :
  361. Tout ce que je voyais me semblait Curiace ;
  362. Tout ce qu'on me disait me parlait de ses feux ;
  363. Tout ce que je disais l'assurait de mes voeux,
  364. Le combat général aujourd'hui se hasarde ;
  365. J'en sus hier la nouvelle, et je n'y pris pas garde ;
  366. Mon esprit rejetait ces funestes objets,
  367. Charmé des doux pensers d'hymen et de la paix.
  368. La nuit a dissipé des erreurs si charmantes :
  369. Mille songes affreux, mille images sanglantes,
  370. Ou plutôt mille amas de carnage et d'horreur,
  371. M'ont arraché ma joie et rendu ma terreur.
  372. J'ai vu du sang, des morts, et n'ai rien vu de suite ;
  373. Un spectre en paraissant prenait soudain la fuite ;
  374. Ils s'effaçaient l'un l'autre, et chaque illusion
  375. Redoublait mon effroi par sa confusion.
  376.  
  377.             JULIE
  378.  
  379. C'est en contraire sens qu'un songe s'interprète.
  380.  
  381.             CAMILLE
  382.  
  383. Je le dois croire ainsi, puisque je le souhaite ;
  384. Mais je me trouve enfin, malgré tous mes souhaits,
  385. Au jour d'une bataille, et non pas d'une paix.
  386.  
  387.             JULIE
  388.  
  389. Par là finit la guerre, et la paix lui succède.
  390.  
  391.             CAMILLE
  392.  
  393. Dure à jamais le mal, s'il y faut ce remède !
  394. Soit que Rome y succombe ou qu'Albe ait le dessous,
  395. Cher amant, n'attends plus d'être un jour mon époux ;
  396. Jamais, jamais ce nom ne sera pour un homme
  397. Qui soit ou le vainqueur ou l'esclave de Rome.
  398. Mais quel objet nouveau se présente en ces lieux ?
  399. Est-ce toi, Curiace ? en croirai-je mes yeux ?
  400.  
  401.  
  402. SCENE III.
  403. CURIACE, CAMILLE, JULIE.
  404.  
  405.             CURIACE
  406.  
  407. N'en doutez point, Camille, et revoyez un homme
  408. Qui n'est ni le vainqueur ni l'esclave de Rome ;
  409. Cessez d'appréhender de voir rougir mes mains
  410. Du poids honteux des fers ou du sang des Romains.
  411. J'ai cru que vous aimiez assez Rome et la gloire
  412. Pour mépriser ma chaîne et haïr ma victoire ;
  413. Et comme également en cette extrémité
  414. Je craignais la victoire et la captivité...
  415.  
  416.             CAMILLE
  417.  
  418. Curiace, il suffit, je devine le reste :
  419. Tu fuis une bataille à tes voeux si funeste,
  420. Et ton coeur, tout à moi, pour ne me perdre pas,
  421. Dérobe à ton pays le secours de ton bras.
  422. Qu'un autre considère ici ta renommée
  423. Et te blâme, s'il veut, de m'avoir trop aimée ;
  424. Ce n'est point à Camille à t'en mésestimer :
  425. Plus ton amour paraît, plus elle doit t'aimer ;
  426. Et si tu dois beaucoup aux lieux qui t'ont vu naître,
  427. Plus tu quittes pour moi, plus tu le fais paraître.
  428. Mais as-tu vu mon père, et peut-il endurer
  429. Qu'ainsi dans sa maison tu t'oses retirer ?
  430. Ne préfère-t-il point l'État à sa famille ?
  431. Ne regarde-t-il point Rome plus que sa fille ?
  432. Enfin notre bonheur est-il bien affermi ?
  433. T'a-t-il vu comme gendre ou bien comme ennemi ?
  434.  
  435.             CURIACE
  436.  
  437. Il m'a vu comme gendre, avec une tendresse
  438. Qui témoignait assez une entière allégresse ;
  439. Mais il ne m'a point vu, par une trahison,
  440. Indigne de l'honneur d'entrer dans sa maison.
  441. Je n'abandonne point l'intérêt de ma ville,
  442. J'aime encor mon honneur en adorant Camille.
  443. Tant qu'a duré la guerre, on m'a vu constamment
  444. Aussi bon citoyen que véritable amant.
  445. D'Albe avec mon amour j'accordais la querelle :
  446. Je soupirais pour vous en combattant pour elle ;
  447. Et s'il fallait encor que l'on en vînt aux coups,
  448. Je combattrais pour elle en soupirant pour vous.
  449. Oui, malgré les désirs de mon âme charmée,
  450. Si la guerre durait, je serais dans l'armée ;
  451. C'est la paix qui chez vous me donne un libre accès,
  452. La paix à qui nos feux doivent ce beau succès.
  453.  
  454.             CAMILLE
  455.  
  456. La paix ! Et le moyen de croire un tel miracle ?
  457.  
  458.             JULIE
  459.  
  460. Camille, pour le moins, croyez-en votre oracle,
  461. Et sachons pleinement par quels heureux effets
  462. L'heure d'une bataille a produit cette paix.
  463.  
  464.             CURIACE
  465.  
  466. L'aurait-on jamais cru ? Déjà les deux armées,
  467. D'une égale chaleur au combat animées,
  468. Se menaçaient des yeux et, marchant fièrement,
  469. N'attendaient, pour donner, que le commandement,
  470. Quand notre dictateur devant les rangs s'avance,
  471. Demande à votre prince un moment de silence,
  472. Et, l'ayant obtenu : « Que faisons-nous, Romains,
  473. Dit-il, et quel démon nous fait venir aux mains ?
  474. Souffrons que la raison éclaire enfin nos âmes :
  475. Nous sommes vos voisins, nos filles sont vos femmes,
  476. Et l'hymen nous a joints par tant et tant de noeuds
  477. Qu'il est peu de nos fils qui ne soient vos neveux.
  478. Nous ne sommes qu'un sang et qu'un peuple en deux villes :
  479. Pourquoi nous déchirer par des guerres civiles,
  480. Où la mort des vaincus affaiblit les vainqueurs,
  481. Et le plus beau triomphe est arrosé de pleurs ?
  482. Nos ennemis communs attendent avec joie
  483. Qu'un des partis défaits leur donne l'autre en proie,
  484. Lassé, demi-rompu, vainqueur, mais, pour tout fruit,
  485. Dénué d'un secours par lui-même détruit.
  486. Ils ont assez longtemps joui de nos divorces ;
  487. Contre eux dorénavant joignons toutes nos forces,
  488. Et noyons dans l'oubli ces petits différends
  489. Qui de si bons guerriers font de mauvais parents.
  490. Que si l'ambition de commander aux autres
  491. Fait marcher aujourd'hui vos troupes et les nôtres,
  492. Pourvu qu'à moins de sang nous voulions l'apaiser,
  493. Elle nous unira, loin de nous diviser.
  494. Nommons des combattants pour la cause commune.
  495. Que chaque peuple aux siens attache sa fortune ;
  496. Et suivant ce que d'eux ordonnera le sort
  497. Que le faible parti prenne loi du plus fort ;
  498. Mais sans indignité pour des guerriers si braves,
  499. Qu'ils deviennent sujets sans devenir esclaves,
  500. Sans honte, sans tribut, et sans autre rigueur
  501. Que de suivre en tous lieux les drapeaux du vainqueur.
  502. Ainsi nos deux Etats ne feront qu'un empire. »
  503. Il semble qu'à ces mots notre discorde expire.
  504. Chacun, jetant les yeux dans un rang ennemi,
  505. Reconnaît un beau-frère, un cousin, un ami ;
  506. Ils s'étonnent comment leurs mains, de sang avides,
  507. Volaient, sans y penser, à tant de parricides,
  508. Et font paraître un front couvert tout à la fois
  509. D'horreur pour la bataille et d'ardeur pour ce choix.
  510. Enfin l'offre s'accepte, et la paix désirée
  511. Sous ces conditions est aussitôt jurée :
  512. Trois combattront pour tous; mais pour les mieux choisir,
  513. Nos chefs ont voulu prendre un peu plus de loisir :
  514. Le vôtre est au sénat, le nôtre dans sa tente.
  515.  
  516.             CAMILLE
  517.  
  518. O dieux, que ce discours rend mon âme contente !
  519.  
  520.             CURIACE
  521.  
  522. Dans deux heures au plus, par un commun accord,
  523. Le sort de nos guerriers réglera notre sort.
  524. Cependant tout est libre, attendant qu'on les nomme :
  525. Rome est dans notre camp, et notre camp dans Rome ;
  526. D'un et d'autre côté l'accès étant permis,
  527. Chacun va renouer avec ses vieux amis.
  528. Pour moi, ma passion m'a fait suivre vos frères ;
  529. Et mes désirs ont eu des succès si prospères
  530. Que l'auteur de vos jours m'a promis à demain
  531. Le bonheur sans pareil de vous donner la main.
  532. Vous ne deviendrez pas rebelle à sa puissance ?
  533.  
  534.             CAMILLE
  535.  
  536. Le devoir d'une fille est en l'obéissance.
  537.  
  538.             CURIACE
  539.  
  540. Venez donc recevoir ce doux commandement,
  541. Qui doit mettre le comble à mon contentement.
  542.  
  543.             CAMILLE
  544.  
  545. Je vais suivre vos pas, mais pour revoir mes frères
  546. Et savoir d'eux encor la fin de nos misères.
  547.  
  548.             JULIE
  549.  
  550. Allez, et cependant au pied de nos autels
  551. J'irai rendre pour vous grâces aux immortels.
  552.  
  553.  
  554.  
  555. ACTE II
  556.  
  557. SCENE PREMIERE.
  558. HORACE, CURIACE.
  559.  
  560.             CURIACE
  561.  
  562. Ainsi Rome n'a point séparé son estime ;
  563. Elle eût cru faire ailleurs un choix illégitime :
  564. Cette superbe ville en vos frères et vous
  565. Trouve les trois guerriers qu'elle préfère à tous ;
  566. Et son illustre ardeur d'oser plus que les autres
  567. D'une seule maison brave toutes les nôtres :
  568. Nous croirons, à la voir tout entière en vos mains,
  569. Que hors les fils d'Horace, il n'est point de Romains.
  570. Ce choix pouvait combler trois familles de gloire,
  571. Consacrer hautement leurs noms à la mémoire :
  572. Oui, l'honneur que reçoit la vôtre par ce choix
  573. En pouvait à bon titre immortaliser trois ;
  574. Et puisque c'est chez vous que mon heur et ma flamme
  575. M'ont fait placer ma soeur et choisir une femme,
  576. Ce que je vais vous être et ce que je vous suis
  577. Me font y prendre part autant que je le puis ;
  578. Mais un autre intérêt tient ma joie en contrainte,
  579. Et parmi ces douceurs mêle beaucoup de crainte :
  580. La guerre en tel éclat a mis votre valeur
  581. Que je tremble pour Albe et prévois son malheur :
  582. Puisque vous combattez, sa perte est assurée ;
  583. En vous faisant nommer, le destin l'a jurée.
  584. Je vois trop dans ce choix ses funestes projets,
  585. Et me compte déjà pour un de vos sujets.
  586.  
  587.             HORACE
  588.  
  589. Loin de trembler pour Albe, il vous faut plaindre Rome,
  590. Voyant ceux qu'elle oublie et les trois qu'elle nomme.
  591. C'est un aveuglement pour elle bien fatal,
  592. D'avoir tant à choisir et de choisir si mal.
  593. Mille de ses enfants beaucoup plus dignes d'elle
  594. Pouvaient bien mieux que nous soutenir sa querelle,
  595. Mais quoique ce combat me promette un cercueil,
  596. La gloire de ce choix m'enfle d'un juste orgueil ;
  597. Mon esprit en conçoit une mâle assurance :
  598. J'ose espérer beaucoup de mon peu de vaillance ;
  599. Et du sort envieux quels que soient les projets,
  600. Je ne me compte point pour un de vos sujets.
  601. Rome a trop cru de moi ; mais mon âme ravie
  602. Remplira son attente ou quittera la vie.
  603. Qui veut mourir ou vaincre est vaincu rarement :
  604. Ce noble désespoir périt malaisément.
  605. Rome, quoi qu'il en soit, ne sera point sujette,
  606. Que mes derniers soupirs n'assurent ma défaite.
  607.  
  608.             CURIACE
  609.  
  610. Hélas! c'est bien ici que je dois être plaint.
  611. Ce que veut mon pays, mon amitié le craint.
  612. Dures extrémités de voir Albe asservie,
  613. Ou sa victoire au prix d'une si chère vie,
  614. Et que l'unique bien où tendent ses désirs
  615. S'achète seulement par vos derniers soupirs !
  616. Quels voeux puis-je former, et quel bonheur attendre ?
  617. De tous les deux côtés, j'ai des pleurs à répandre ;
  618. De tous les deux côtés mes désirs sont trahis.
  619.  
  620.             HORACE
  621.  
  622. Quoi ! vous me pleureriez mourant pour mon pays !
  623. Pour un coeur généreux ce trépas a des charmes ;
  624. La gloire qui le suit ne souffre point de larmes,
  625. Et je la recevrais en bénissant mon sort,
  626. Si Rome et tout l'État perdaient moins en ma mort.
  627.  
  628.             CURIACE
  629.  
  630. A vos amis pourtant permettez de le craindre ;
  631. Dans un si beau trépas ils sont les seuls à plaindre :
  632. La gloire en est pour vous, et la perte pour eux ;
  633. Il vous fait immortel, et les rend malheureux :
  634. On perd tout quand on perd un ami si fidèle.
  635. Mais Flavian m'apporte ici quelque nouvelle.
  636.  
  637.  
  638. SCENE II.
  639. HORACE, CURIACE, FLAVIAN.
  640.  
  641.             CURIACE
  642.  
  643. Albe de trois guerriers a-t-elle fait le choix ?
  644.  
  645.             FLAVIAN
  646.  
  647. Je viens pour vous l'apprendre.
  648.  
  649.             CURIACE
  650.  
  651.                                 Eh bien, qui sont les trois ?
  652.  
  653.             FLAVIAN
  654.  
  655. Vos deux frères et vous.
  656.  
  657.             CURIACE
  658.  
  659.                          Qui ?
  660.  
  661.             FLAVIAN
  662.                                Vous et vos deux frères.
  663. Mais pourquoi ce front triste et ces regards sévères ?
  664. Ce choix vous déplaît-il ?
  665.  
  666.             CURIACE
  667.  
  668.                            Non, mais il me surprend :
  669. Je m'estimais trop peu pour un honneur si grand.
  670.  
  671.             FLAVIAN
  672.  
  673. Dirai-je au dictateur, dont l'ordre ici m'envoie,
  674. Que vous le recevez avec si peu de joie ?
  675. Ce morne et froid accueil me surprend à mon tour.
  676.  
  677.             CURIACE
  678.  
  679. Dis-lui que l'amitié, l'alliance et l'amour
  680. Ne pourront empêcher que les trois Curiaces
  681. Ne servent leur pays contre les trois Horaces.
  682.  
  683.             FLAVIAN
  684.  
  685. Contre eux ! Ah ! c'est beaucoup me dire en peu de mots.
  686.  
  687.             CURIACE
  688.  
  689. Porte-lui ma réponse, et nous laisse en repos.
  690.  
  691.  
  692. SCENE III.
  693. HORACE, CURIACE.
  694.  
  695.             CURIACE
  696.  
  697. Que désormais le ciel, les enfers et la terre
  698. Unissent leurs fureurs à nous faire la guerre ;
  699. Que les hommes, les dieux, les démons et le sort
  700. Préparent contre nous un général effort !
  701. Je mets à faire pis, en l'état où nous sommes,
  702. Le sort, et les démons, et les dieux, et les hommes.
  703. Ce qu'ils ont de cruel, et d'horrible et d'affreux,
  704. L'est bien moins que l'honneur qu'on nous fait à tous deux.
  705.  
  706.             HORACE
  707.  
  708. Le sort qui de l'honneur nous ouvre la barrière
  709. Offre à notre constance une illustre matière ;
  710. Il épuise sa force à former un malheur
  711. Pour mieux se mesurer avec notre valeur ;
  712. Et comme il voit en nous des âmes peu communes,
  713. Hors de l'ordre commun il nous fait des fortunes.
  714. Combattre un ennemi pour le salut de tous,
  715. Et contre un inconnu s'exposer seul aux coups,
  716. D'une simple vertu c'est l'effet ordinaire :
  717. Mille déjà l'ont fait, mille pourraient le faire,
  718. Mourir pour le pays est un si digne sort
  719. Qu'on briguerait en foule une si belle mort ;
  720. Mais vouloir au public  immoler ceux qu'on aime,
  721. S'attacher au combat contre un autre soi-même,
  722. Attaquer un parti qui prend pour défenseur
  723. Le frère d'une femme et l'amant d'une soeur,
  724. Et, rompant tous ces noeuds, s'armer pour la patrie
  725. Contre un sang qu'on voudrait racheter de sa vie,
  726. Une telle vertu n'appartenait qu'à nous ;
  727. L'éclat de son grand nom lui fait peu de jaloux,
  728. Et peu d'hommes au coeur l'ont assez imprimée
  729. Pour oser aspirer à tant de renommée.
  730.  
  731.             CURIACE
  732.  
  733. Il est vrai que nos noms ne sauraient plus périr.
  734. L'occasion est belle, il nous la faut chérir.
  735. Nous serons les miroirs d'une vertu bien rare ;
  736. Mais votre fermeté tient un peu du barbare :
  737. Peu, même des grands coeurs, tireraient vanité
  738. D'aller par ce chemin à l'immortalité.
  739. A quelque prix qu'on mette une telle fumée,
  740. L'obscurité vaut mieux que tant de renommée.
  741. Pour moi, je l'ose dire, et vous l'avez pu voir,
  742. Je n'ai point consulté pour suivre mon devoir ;
  743. Notre longue amitié, l'amour, ni l'alliance,
  744. N'ont pu mettre un moment mon esprit en balance ;
  745. Et puisque par ce choix Albe montre en effet
  746. Qu'elle m'estime autant que Rome vous a fait,
  747. Je crois faire pour elle autant que vous pour Rome :
  748. J'ai le coeur aussi bon, mais enfin je suis homme.
  749. Je vois que votre honneur demande tout mon sang,
  750. Que tout le mien consiste à vous percer le flanc,
  751. Près d'épouser la soeur, qu'il faut tuer le frère,
  752. Et que pour mon pays j'ai le sort si contraire.
  753. Encor qu'à mon devoir je coure sans terreur,
  754. Mon coeur s'en effarouche, et j'en frémis d'horreur ;
  755. J'ai pitié de moi-même et jette un oeil d'envie
  756. Sur ceux dont notre guerre a consumés la vie,
  757. Sans souhait toutefois de pouvoir reculer.
  758. Ce triste et fier honneur m'émeut sans m'ébranler :
  759. J'aime ce qu'il me donne, et je plains ce qu'il m'ôte ;
  760. Et si Rome demande une vertu plus haute,
  761. Je rends grâces aux dieux de n'être pas Romain,
  762. Pour conserver encor quelque chose d'humain.
  763.  
  764.             HORACE
  765.  
  766. Si vous n'êtes Romain, soyez digne de l'être,
  767. Et si vous m'égalez, faites-le mieux paraître.
  768. La solide vertu dont je fais vanité
  769. N'admet point de faiblesse avec sa fermeté ;
  770. Et c'est mal de l'honneur entrer dans la carrière
  771. Que dès le premier pas regarder en arrière.
  772. Notre malheur est grand ; il est au plus haut point ;
  773. Je l'envisage entier, mais je n en frémis point :
  774. Contre qui que ce soit que mon pays m'emploie,
  775. J'accepte aveuglément cette gloire avec joie ;
  776. Celle de recevoir de tels commandements
  777. Doit étouffer en nous tous autres sentiments.
  778. Qui, près de le servir, considère autre chose,
  779. A faire ce qu'il doit lâchement se dispose ;
  780. Ce droit saint et sacré rompt tout autre lien.
  781. Rome a choisi mon bras, je n'examine rien :
  782. Avec une allégresse aussi pleine et sincère
  783. Que j'épousai la soeur, je combattrai le frère ;
  784. Et, pour trancher enfin ces discours superflus,
  785. Albe vous a nommé, je ne vous connais plus.
  786.  
  787.             CURIACE
  788.  
  789. Je vous connais encore, et c'est ce qui me tue ;
  790. Mais cette âpre vertu ne m'était pas connue ;
  791. Comme notre malheur elle est au plus haut point :
  792. Souffrez que je l'admire et ne l'imite point.
  793.  
  794.             HORACE
  795.  
  796. Non, non, n'embrassez pas de vertu par contrainte ;
  797. Et puisque vous trouvez plus de charme à la plainte,
  798. En toute liberté goûtez un bien si doux ;
  799. Voici venir ma soeur pour se plaindre avec vous.
  800. Je vais revoir la vôtre et résoudre son âme
  801. A se bien souvenir qu'elle est toujours ma femme,
  802. A vous aimer encor, si je meurs par vos mains,
  803. Et prendre en son malheur des sentiments romains.
  804.  
  805.  
  806. SCENE IV.
  807. HORACE, CURIACE, CAMILLE.
  808.  
  809.             HORACE
  810.  
  811. Avez-vous su l'état qu'on fait de Curiace,
  812. Ma soeur ?
  813.  
  814.             CAMILLE
  815.  
  816.            Hélas ! mon sort a bien changé de face.
  817.  
  818.             HORACE
  819.  
  820. Armez-vous de constance, et montrez-vous ma soeur ;
  821. Et si par mon trépas il retourne vainqueur,
  822. Ne le recevez point en meurtrier d'un frère,
  823. Mais en homme d'honneur qui fait ce qu'il doit faire,
  824. Qui sert bien son pays, et sait montrer à tous,
  825. Par sa haute vertu, qu'il est digne de vous.
  826. Comme si je vivais, achevez l'hyménée ;
  827. Mais si ce fer aussi tranche sa destiné ;
  828. Faites à ma victoire un pareil traitement :
  829. Ne me reprochez point la mort de votre amant ;
  830. Vos larmes vont couler, et votre coeur se presse,
  831. Consumez avec lui toute cette faiblesse,
  832. Querellez ciel et terre, et maudissez le sort ;
  833. Mais après le combat ne pensez plus au mort.
  834.             (A Curiace.)
  835. Je ne vous laisserai qu'un moment avec elle,
  836. Puis nous irons ensemble où l'honneur nous appelle.
  837.  
  838.  
  839. SCENE V.
  840. CURIACE, CAMILLE.
  841.  
  842.             CAMILLE
  843.  
  844. Iras-tu, Curiace, et ce funeste honneur
  845. Te plaît-il aux dépens de tout notre bonheur ?
  846.  
  847.             CURIACE
  848.  
  849. Hélas ! je vois trop bien qu'il faut, quoi que je fasse,
  850. Mourir, ou de douleur, ou de la main d'Horace.
  851. Je vais comme au supplice à cet illustre emploi ;
  852. Je maudis mille fois l'état qu'on fait de moi,
  853. Je hais cette valeur qui fait qu'Albe m'estime ;
  854. Ma flamme au désespoir passe jusques au crime,
  855. Elle se prend au ciel et l'ose quereller,
  856. Je vous plains, je me plains ; mais il y faut aller.
  857.  
  858.             CAMILLE
  859.  
  860. Non ; je te connais mieux, tu veux que je te prie
  861. Et qu'ainsi mon pouvoir t'excuse à ta patrie.
  862. Tu n'es que trop fameux par tes autres exploits :
  863. Albe a reçu par eux tout ce que tu lui dois.
  864. Autre n'a mieux que toi soutenu cette guerre ;
  865. Autre de plus de morts n'a couvert notre terre.
  866. Ton nom ne peut plus croître, il ne lui manque rien ;
  867. Souffre qu'un autre ici puisse ennoblir le sien.
  868.  
  869.             CURIACE
  870.  
  871. Que je souffre à mes yeux qu'on ceigne une autre tête
  872. Des lauriers immortels que la gloire m'apprête,
  873. Ou que tout mon pays reproche à ma vertu
  874. Qu'il aurait triomphé si j'avais combattu,
  875. Et que sous mon amour ma valeur endormie
  876. Couronne tant d'exploits d'une telle infamie !
  877. Non, Albe, après l'honneur que j'ai reçu de toi,
  878. Tu ne succomberas ni vaincras que par moi ;
  879. Tu m'as commis ton sort, je t'en rendrai bon compte,
  880. Et vivrai sans reproche, ou périrai sans honte.
  881.  
  882.             CAMILLE
  883.  
  884. Quoi ! tu ne veux pas voir qu'ainsi tu me trahis !
  885.  
  886.             CURIACE
  887.  
  888. Avant quel d'être à vous, je suis à mon pays.
  889.  
  890.             CAMILLE
  891.  
  892. Mais te priver pour lui toi-même d'un beau-frère,
  893. Ta soeur de son mari !
  894.  
  895.             CURIACE
  896.  
  897.                        Telle est notre misère :
  898. Le choix d'Albe et de Rome ôte toute douceur
  899. Aux noms jadis si doux de beau-frère et de soeur.
  900.  
  901.             CAMILLE
  902.  
  903. Tu pourras donc, cruel, me présenter sa tête,
  904. Et demander ma main pour prix de ta conquête !
  905.  
  906.             CURIACE
  907.  
  908. Il n'y faut plus penser : en l'état où je suis,
  909. Vous aimer sans espoir, c'est tout ce que je puis.
  910. Vous en pleurez, Camille ?
  911.  
  912.             CAMILLE
  913.  
  914.                            Il faut bien que je pleure :
  915. Mon insensible amant ordonne que je meure ;
  916. Et quand l'hymen pour nous allume son flambeau,
  917. Il l'éteint de sa main pour m'ouvrir le tombeau.
  918. Ce coeur impitoyable à ma perte s'obstine,
  919. Et dit qu'il m'aime encore alors qu'il m'assassine.
  920.  
  921.             CURIACE
  922.  
  923. Que les pleurs d'une amante ont de puissants discours,
  924. Et qu'un bel oeil est fort avec un tel secours !
  925. Que mon coeur s'attendrit à cette triste vue !
  926. Ma constance contre elle à regret s'évertue.
  927. N'attaquez plus ma gloire avec tant de douleurs,
  928. Et laissez-moi sauver ma vertu de vos pleurs ;
  929. Je sens qu'elle chancelle et défend mal la place :
  930. Plus je suis votre amant, moins je suis Curiace.
  931. Faible d'avoir déjà combattu l'amitié,
  932. Vaincrait-elle à la fois l'amour et la pitié ?
  933. Allez, ne m'aimez plus, ne versez plus de larmes,
  934. Ou j'oppose l'offense à de si fortes armes ;
  935. Je me défendrai mieux contre votre courroux,
  936. Et pour le mériter je n'ai plus d'yeux pour vous.
  937. Vengez-vous d'un ingrat, punissez un volage.
  938. Vous ne vous montrez point sensible à cet outrage !
  939. Je n'ai plus d'yeux pour vous, vous en avez pour moi !
  940. En faut-il plus encor ? je renonce à ma foi.
  941. Rigoureuse vertu dont je suis la victime,
  942. Ne peux-tu résister sans le secours d'un crime ?
  943.  
  944.             CAMILLE
  945.  
  946. Ne fais point d'autre crime, et j'atteste les dieux
  947. Qu'au lieu de t'en haïr, je t'en aimerai mieux ;
  948. Oui, je te chérirai, tout ingrat et perfide,
  949. Et cesse d'aspirer au nom de fratricide
  950. Pourquoi suis-je Romaine, ou que n'es-tu Romain ?
  951. Je te préparerais des lauriers de ma main ;
  952. Je t'encouragerais, au lieu de te distraire ;
  953. Et je te traiterais comme j'ai fait mon frère.
  954. Hélas! j'étais aveugle en mes voeux aujourd'hui ;
  955. J'en ai fait contre toi quand j'en ai fait pour lui.
  956. Il revient : quel malheur, si l'amour de sa femme
  957. Ne peut non plus sur lui que le mien sur ton âme.
  958.  
  959.  
  960. SCENE VI.
  961. HORACE, CURIACE, CAMILLE, SABINE.
  962.  
  963.             CURIACE
  964.  
  965. Dieux ! Sabine le suit ! Pour ébranler mon coeur,
  966. Est-ce peu de Camille ? y joignez-vous ma soeur ?
  967. Et laissant à ses pleurs vaincre ce grand courage,
  968. L'amenez-vous ici chercher même avantage ?
  969.  
  970.             SABINE
  971.  
  972. Non, non, mon frère, non ; je ne viens en ce lieu
  973. Que pour vous embrasser et pour vous dire adieu.
  974. Votre sang est trop bon, n'en craignez rien de lâche,
  975. Rien dont la fermeté de ces grands coeurs se fâche :
  976. Si ce malheur illustre ébranlait l'un de vous,
  977. Je le désavouerais pour frère ou pour époux.
  978. Pourrais-je toutefois vous faire une prière
  979. Digne d'un tel époux et digne d'un tel frère ?
  980. Je veux d'un coup si noble ôter l'impiété,
  981. A l'honneur qui l'attend rendre sa pureté,
  982. La mettre en son éclat sans mélange de crimes ;
  983. Enfin je vous veux faire ennemis légitimes.
  984. Du saint noeud qui vous joint je suis le seul lien :
  985. Quand je ne serai plus, vous ne vous serez rien.
  986. Brisez votre alliance et rompez-en la chaîne ;
  987. Et puisque votre honneur veut des effets de haine,
  988. Achetez par ma mort le droit de vous haïr :
  989. Albe le veut, et Rome ; il faut leur obéir.
  990. Qu'un de vous deux me tue, et que l'autre me venge :
  991. Alors votre combat n'aura plus rien d'étrange
  992. Et du moins l'un des deux sera juste agresseur,
  993. Ou pour venger sa femme, ou pour venger sa soeur.
  994. Mais quoi ? vous souilleriez une gloire si belle,
  995. Si vous vous animiez par quelque autre querelle :
  996. Le zèle du pays vous défend de tels soins ;
  997. Vous feriez peu pour lui si vous vous étiez moins :
  998. Il lui faut, et sans haine, immoler un beau-frère.
  999. Ne différez donc plus ce que vous devez faire :
  1000. Commencez par sa soeur à répandre son sang,
  1001. Commencez par sa femme à lui percer le flanc,
  1002. Commencez par Sabine à faire de vos vies
  1003. Un digne sacrifice à vos chères patries :
  1004. Vous êtes ennemis en ce combat fameux,
  1005. Vous d'Albe, vous de Rome, et moi de toutes deux.
  1006. Quoi? me réservez-vous à voir une victoire
  1007. Où, pour haut appareil d'une pompeuse gloire,
  1008. Je verrai les lauriers d'un frère ou d'un mari
  1009. Fumer encor d'un sang que j'aurai tant chéri ?
  1010. Pourrai-je entre vous deux régler alors mon âme,
  1011. Satisfaire aux devoirs et de soeur et de femme,
  1012. Embrasser le vainqueur en pleurant le vaincu ?
  1013. Non, non, avant ce coup, Sabine aura vécu :
  1014. Ma mort le préviendra, de qui que je l'obtienne ;
  1015. Le refus de vos mains y condamne la mienne.
  1016. Sus donc, qui vous retient ? Allez, coeurs inhumains,
  1017. J'aurai trop de moyens pour y forcer vos mains.
  1018. Vous ne les aurez point au combat occupées,
  1019. Que ce corps au milieu n'arrête vos épées ;
  1020. Et, malgré vos refus, il faudra que leurs coups
  1021. Se fassent jour ici pour aller jusqu'à vous.
  1022.  
  1023.             HORACE
  1024.  
  1025. O ma femme !
  1026.  
  1027.             CURIACE
  1028.              O ma soeur !
  1029.  
  1030.             CAMILLE
  1031.  
  1032.                           Courage ! ils s'amollissent.
  1033.  
  1034.             SABINE
  1035.  
  1036. Vous poussez des soupirs ; vos visages pâlissent !
  1037. Quelle peur vous saisit ? Sont-ce là ces grands coeurs,
  1038. Ces héros qu'Albe et Rome ont pris pour défenseurs ?
  1039.  
  1040.             HORACE
  1041.  
  1042. Que t'ai-je fait, Sabine, et quelle est mon offense
  1043. Qui t'oblige à chercher une telle vengeance ?
  1044. Que t'a fait mon honneur, et par quel droit viens-tu
  1045. Avec toute ta force attaquer ma vertu ?
  1046. Du moins contente-toi de l'avoir étonnée,
  1047. Et me laisse achever cette grande journée.
  1048. Tu me viens de réduire en un étrange point ;
  1049. Aime assez ton mari pour n'en triompher point.
  1050. Va-t'en, et ne rends plus la victoire douteuse ;
  1051. La dispute déjà m'en est assez honteuse ;
  1052. Souffre qu'avec honneur je termine mes jours.
  1053.  
  1054.             SABINE
  1055.  
  1056. Va, cesse de me craindre : on vient à ton secours.
  1057.  
  1058.  
  1059. SCENE VII.
  1060. LE VIEIL HORACE, HORACE, CURIACE, SABINE, CAMILLE.
  1061.  
  1062.             LE VIEIL HORACE
  1063.  
  1064. Qu'est ceci, mes enfants ? écoutez-vous vos flammes,
  1065. Et perdez-vous encor le temps avec des femmes ?
  1066. Prêts à verser du sang, regardez-vous des pleurs ?
  1067. Fuyez, et laissez-les déplorer leurs malheurs.
  1068. Leurs plaintes ont pour vous trop d'art et de tendresse.
  1069. Elles vous feraient part enfin de leur faiblesse,
  1070. Et ce n'est qu'en fuyant qu'on pare de tels coups.
  1071.  
  1072.             SABINE
  1073.  
  1074. N'appréhendez rien d'eux, ils sont dignes de vous.
  1075. Malgré tous nos efforts, vous en devez attendre
  1076. Ce que vous souhaitez et d'un fils et d'un gendre ;
  1077. Et si notre faiblesse ébranlait leur honneur,
  1078. Nous vous laissons ici pour leur rendre du coeur.
  1079. Allons, ma soeur, allons, ne perdons plus de larmes :
  1080. Contre tant de vertus ce sont de faibles armes.
  1081. Ce n'est qu'au désespoir qu'il nous faut recourir.
  1082. Tigres, allez combattre, et nous, allons mourir.
  1083.  
  1084.  
  1085. SCENE VIII.
  1086. LE VIEIL HORACE, HORACE, CURIACE
  1087.  
  1088.             HORACE
  1089.  
  1090. Mon père, retenez des femmes qui s'emportent,
  1091. Et de grâce empêchez surtout qu'elles ne sortent.
  1092. Leur amour importun viendrait avec éclat
  1093. Par des cris et des pleurs troubler notre combat ;
  1094. Et ce qu'elles nous sont ferait qu'avec justice
  1095. On nous imputerait ce mauvais artifice.
  1096. L'honneur d'un si beau choix serait trop acheté,
  1097. Si l'on nous soupçonnait de quelque lâcheté.
  1098.  
  1099.             LE VIEIL HORACE
  1100.  
  1101. J'en aurai soin. Allez, vos frères vous attendent ;
  1102. Ne pensez qu'aux devoirs que vos pays demandent.
  1103.  
  1104.             CURIACE
  1105.  
  1106. Quel adieu vous dirai-je ? et par quels compliments...
  1107.  
  1108.             LE VIEIL HORACE
  1109.  
  1110. Ah ! n'attendrissez point ici mes sentiments ;
  1111. Pour vous encourager ma voix manque de termes ;
  1112. Mon coeur ne forme point de pensers assez fermes ;
  1113. Moi-même en cet adieu j'ai des larmes aux yeux.
  1114. Faites votre devoir, et laissez faire aux dieux.
  1115.  
  1116.  
  1117.  
  1118. ACTE III
  1119.  
  1120. SCENE PREMIERE.
  1121. SABINE.
  1122.  
  1123. Prenons parti, mon âme, en de telles disgrâces :
  1124. Soyons femme d Horace, ou soeur des Curiaces ;
  1125. Cessons de partager nos inutiles soins ;
  1126. Souhaitons quelque chose, et craignons un peu moins.
  1127. Mais, las ! quel parti prendre en un sort si contraire ?
  1128. Quel ennemi choisir, d'un époux ou d'un frère ?
  1129. La nature ou l'amour parle pour chacun d'eux,
  1130. Et la loi du devoir m'attache à tous les deux.
  1131. Sur leurs hauts sentiments réglons plutôt les nôtres ;
  1132. Soyons femme de l'un ensemble et soeur des autres :
  1133. Regardons leur honneur comme un souverain bien :
  1134. Imitons leur constance, et ne craignons plus rien.
  1135. La mort qui les menace est une mort si belle
  1136. Qu'il en faut sans frayeur attendre la nouvelle.
  1137. N'appelons point alors les destins inhumains ;
  1138. Songeons pour quelle cause, et non par quelles mains :
  1139. Revoyons les vainqueurs, sans penser qu'à la gloire
  1140. Que toute leur maison reçoit de leur victoire ;
  1141. Et, sans considérer aux dépens de quel sang
  1142. Leur vertu les élève en cet illustre rang,
  1143. Faisons nos intérêts de ceux de leur famille :
  1144. En l'une je suis femme, en l'autre je suis fille,
  1145. Et tiens à toutes deux par de si forts liens
  1146. Qu'on ne peut triompher que par les bras des miens.
  1147. Fortune, quelques maux que ta rigueur m'envoie,
  1148. J'ai trouvé les moyens d'en tirer de la joie,
  1149. Et puis voir aujourd'hui le combat sans terreur,
  1150. Les morts sans désespoir, les vainqueurs sans horreur.
  1151. Flatteuse illusion, erreur douce et grossière,
  1152. Vain effort de mon âme, impuissante lumière,
  1153. De qui le faux brillant prend droit de m'éblouir,
  1154. Que tu sais peu durer et tôt t'évanouir !
  1155. Pareille à ces éclairs qui dans le fort des ombres
  1156. Poussent un jour qui fuit et rend les nuits plus sombres,
  1157. Tu n'as frappé mes yeux d'un moment de clarté
  1158. Que pour les abîmer dans plus d'obscurité.
  1159. Tu charmais trop ma peine, et le ciel, qui s'en fâche,
  1160. Me vend déjà bien cher ce moment de relâche.
  1161. Je sens mon triste coeur percé de tous les coups
  1162. Qui m'ôtent maintenant un frère ou mon époux.
  1163. Quand je songe à leur mort, quoi que je me propose,
  1164. Je songe par quel bras, et non pour quelle cause,
  1165. Et ne vois les vainqueurs en leur illustre rang
  1166. Que pour considérer aux dépens de quel sang.
  1167. La maison des vaincus touche seule mon âme :
  1168. En l'une je suis fille, en l'autre je suis femme,
  1169. Et tiens à toutes deux par de si forts liens
  1170. Qu'on ne peut triompher que par la mort des miens.
  1171. C'est là donc cette paix que j'ai tant souhaitée !
  1172. Trop favorables dieux vous m'avez écoutée !
  1173. Quels foudres lancez-vous quand vous vous irritez,
  1174. Si même vos faveurs ont tant de cruautés ?
  1175. Et de quelle façon punissez-vous l'offense,
  1176. Si vous traitez ainsi les voeux de l'innocence ?
  1177.  
  1178.  
  1179. SCENE II.
  1180. SABINE, JULIE.
  1181.  
  1182.             SABINE
  1183.  
  1184. En est-ce fait, Julie, et que m'apportez-vous?
  1185. Est-ce la mort d'un frère, ou celle d'un époux ?
  1186. Le funeste succès de leurs armes impies
  1187. De tous les combattants a-t-il fait des hosties
  1188. Et, m'enviant l'horreur que j'aurais des vainqueurs,
  1189. Pour tous tant qu'ils étaient demande-t-il mes pleurs ?
  1190.  
  1191.             JULIE
  1192.  
  1193. Quoi? ce qui s'est passé, vous l'ignorez encore ?
  1194.  
  1195.             SABINE
  1196.  
  1197. Vous faut-il étonner de ce que je l'ignore,
  1198. Et ne savez-vous point que de cette maison
  1199. Pour Camille et pour moi l'on fait une prison ?
  1200. Julie, on nous renferme, on a peur de nos larmes ;
  1201. Sans cela nous serions au milieu de leurs armes,
  1202. Et, par les désespoirs d'une chaste amitié,
  1203. Nous aurions des deux camps tiré quelque pitié.
  1204.  
  1205.             JULIE
  1206.  
  1207. Il n'était pas besoin d'un si tendre spectacle :
  1208. Leur vue à leur combat apporte assez d'obstacle.
  1209. Sitôt qu'ils ont paru prêts à se mesurer,
  1210. On a dans les deux camps entendu murmurer.
  1211. A voir de tels amis, des personnes si proches,
  1212. Venir pour leur patrie aux mortelles approches,
  1213. L'un s'émeut de pitié, l'autre est saisi d'horreur,
  1214. L'autre d'un si grand zèle admire la fureur ;
  1215. Tel porte jusqu'aux cieux leur vertu sans égale,
  1216. Et tel l'ose nommer sacrilège et brutale.
  1217. Ces divers sentiments n'ont pourtant qu'une voix ;
  1218. Tous accusent leurs chefs, tous détestent leur choix ;
  1219. Et, ne pouvant souffrir un combat si barbare,
  1220. On s'écrie, on s'avance, enfin on les sépare.
  1221.  
  1222.             SABINE
  1223.  
  1224. Que je vous dois d'encens, grands dieux, qui m'exaucez !
  1225.  
  1226.             JULIE
  1227.  
  1228. Vous n'êtes pas, Sabine, encore où vous pensez :
  1229. Vous pouvez espérer, vous avez moins à craindre ;
  1230. Mais il vous reste encore assez de quoi vous plaindre.
  1231. En vain d'un sort si triste on les veux garantir ;
  1232. Ces cruels généreux n'y peuvent consentir :
  1233. La gloire de ce choix leur est si précieuse
  1234. Et charme tellement leur âme ambitieuse
  1235. Qu'alors qu'on les déplore ils s'estiment heureux
  1236. Et prennent pour affront la pitié qu'on a d'eux.
  1237. Le trouble des deux camps souille leur renommée ;
  1238. Ils combattront plutôt et l'une et l'autre armée,
  1239. Et mourront par les mains qui leur font d'autres lois,
  1240. Que pas un d'eux renonce aux honneurs d'un tel choix.
  1241.  
  1242.             SABINE
  1243.  
  1244. Quoi ? dans leur dureté ces coeurs d'acier s'obstinent !
  1245.  
  1246.             JULIE
  1247.  
  1248. Oui, mais d'autre côté les deux camps se mutinent,
  1249. Et leurs cris, des deux parts poussés en même temps,
  1250. Demandent la bataille ou d'autres combattants.
  1251. La présence des chefs à peine est respectée,
  1252. Leur pouvoir est douteux, leur voix mal écoutée ;
  1253. Le roi même s'étonne ; et, pour dernier effort :
  1254. « Puisque chacun, dit-il, s'échauffe en ce discord,
  1255. Consultons des grands dieux la majesté sacrée,
  1256. Et voyons si ce change à leurs bontés agrée.
  1257. Quel impie osera se prendre à leur vouloir,
  1258. Lorsqu'en un sacrifice ils nous l'auront fait voir ? »
  1259. Il se tait, et ces mots semblent être des charmes.
  1260. Même aux six combattants ils arrachent les armes ;
  1261. Et ce désir d'honneur qui leur ferme les yeux,
  1262. Tout aveugle qu'il est, respecte encor les dieux.
  1263. Leur plus bouillante ardeur cède à l'avis de Tulle ;
  1264. Et soit par déférence, ou par un prompt scrupule,
  1265. Dans l'une et l'autre armée on s'en fait une loi
  1266. Comme si toutes deux le connaissaient pour roi.
  1267. Le reste s'apprendra par la mort des victimes.
  1268.  
  1269.             SABINE
  1270.  
  1271. Les dieux n'avoueront point un combat plein de crimes ;
  1272. J'en espère beaucoup, puisqu'il est différé,
  1273. Et je commence à voir ce que j'ai désiré.
  1274.  
  1275.  
  1276. SCENE III.
  1277. SABINE, CAMILLE, JULIE.
  1278.  
  1279.             SABINE
  1280.  
  1281. Ma soeur, que je vous die une bonne nouvelle.
  1282.  
  1283.             CAMILLE
  1284.  
  1285. Je pense la savoir, s'il faut la nommer telle.
  1286. On l'a dite à mon père, et j'étais avec lui ;
  1287. Mais je ne conçois rien qui flatte mon ennui.
  1288. Ce délai de nos maux rendra leurs coups plus rudes;
  1289. Ce n'est qu'un plus long terme à nos inquiétudes ;
  1290. Et tout l'allégement qu'il en faut espérer,
  1291. C'est de pleurer plus tard ceux qu'il faudra pleurer.
  1292.  
  1293.             SABINE
  1294.  
  1295. Les dieux n'ont pas en vain inspiré ce tumulte.
  1296.  
  1297.             CAMILLE
  1298.  
  1299. Disons plutôt, ma soeur, qu'en vain on les consulte.
  1300. Ces mêmes dieux à Tulle ont inspiré ce choix ;
  1301. Et la voix du public n'est pas toujours leur voix ;
  1302. Ils descendent bien moins dans de si bas étages
  1303. Que dans l'âme des rois, leurs vivantes images,
  1304. De qui l'indépendante et sainte autorité
  1305. Est un rayon secret de leur divinité.
  1306.  
  1307.             JULIE
  1308.  
  1309. C'est vouloir sans raison vous former des obstacles
  1310. Que de chercher leur voix ailleurs qu'en leurs oracles ;
  1311. Et vous ne vous pouvez figurer tout perdu,
  1312. Sans démentir celui qui vous fut hier rendu.
  1313.  
  1314.             CAMILLE
  1315.  
  1316. Un oracle jamais ne se laisse comprendre:
  1317. On l'entend d'autant moins que plus on croit l'entendre ;
  1318. Et loin de s'assurer sur un pareil arrêt,
  1319. Qui n'y voit rien d'obscur doit croire que tout l'est.
  1320.  
  1321.             SABINE
  1322.  
  1323. Sur ce qui fait pour nous prenons plus d'assurance,
  1324. Et souffrons les douceurs d'une juste espérance,
  1325. Quand la faveur du ciel ouvre à demi ses bras,
  1326. Qui ne s'en promet rien ne la mérite pas ;
  1327. Il empêche souvent qu'elle ne se déploie,
  1328. Et lorsqu'elle descend, son refus la renvoie.
  1329.  
  1330.             CAMILLE
  1331.  
  1332. Le ciel agit sans nous en ces événements,
  1333. Et ne les règle point dessus nos sentiments.
  1334.  
  1335.             JULIE
  1336.  
  1337. Il ne vous a fait peur que pour vous faire grâce.
  1338. Adieu : je vais savoir comme enfin tout se passe.
  1339. Modérez vos frayeurs ; j'espère à mon retour
  1340. Ne vous entretenir que de propos d'amour,
  1341. Et que nous n'emploierons la fin de la journée
  1342. Qu'aux doux préparatifs d'un heureux hyménée.
  1343.  
  1344.             SABINE
  1345.  
  1346. J'ose encor l'espérer.
  1347.  
  1348.             CAMILLE
  1349.                        Moi, je n'espère rien.
  1350.  
  1351.             JULIE
  1352.  
  1353. L'effet vous fera voir que nous en jugeons bien.
  1354.  
  1355.  
  1356. SCENE IV.
  1357. SABINE, CAMILLE.
  1358.  
  1359.             SABINE
  1360.  
  1361. Parmi vos déplaisirs souffrez que je vous blâme :
  1362. Je ne puis approuver tant de trouble en votre âme ;
  1363. Que feriez-vous, ma soeur, au point où je me vois,
  1364. Si vous aviez à craindre autant que je le dois,
  1365. Et si vous attendiez de leurs armes fatales
  1366. Des maux pareils aux miens, et des pertes égales ?
  1367.  
  1368.             CAMILLE
  1369.  
  1370. Parlez plus sainement de vos maux et des miens :
  1371. Chacun voit ceux d'autrui d'un autre oeil que les siens ;
  1372. Mais à bien regarder ceux où le ciel me plonge,
  1373. Les vôtres auprès d'eux vous sembleront un songe.
  1374. La seule mort d'Horace est à craindre pour vous.
  1375. Des frères ne sont rien à l'égal d'un époux ;
  1376. L'hymen qui nous attache en une autre famille
  1377. Nous détache de celle où l'on a vécu fille ;
  1378. On voit d'un oeil divers des noeuds si différents,
  1379. Et pour suivre un mari l'on quitte ses parents ;
  1380. Mais, si près d'un hymen, l'amant que donne un père
  1381. Nous est moins qu'un époux, et non pas moins qu'un frère ;
  1382. Nos sentiments entre eux demeurent suspendus,
  1383. Notre choix impossible, et nos voeux confondus.
  1384. Ainsi, ma soeur, du moins vous avez dans vos plaintes
  1385. Où porter vos souhaits et terminer vos craintes ;
  1386. Mais si le ciel s'obstine à nous persécuter,
  1387. Pour moi, j'ai tout à craindre, et rien à souhaiter.
  1388.  
  1389.             SABINE
  1390.  
  1391. Quand il faut que l'un meure et par les mains de l'autre,
  1392. C'est un raisonnement bien mauvais que le vôtre.
  1393. Quoique ce soient, ma soeur, des noeuds bien différents,
  1394. C'est sans les oublier qu'on quitte ses parents :
  1395. L'hymen n'efface point ces profonds caractères ;
  1396. Pour aimer un mari, l'on ne hait pas ses frères :
  1397. La nature en tout temps garde ses premiers droits ;
  1398. Aux dépens de leur vie on ne fait point de choix :
  1399. Aussi bien qu'un époux ils sont d'autres nous-mêmes ;
  1400. Et tous maux sont pareils alors qu'ils sont extrêmes.
  1401. Mais l'amant qui vous charme et pour qui vous brûlez
  1402. Ne vous est, après tout, que ce que vous voulez ;
  1403. Une mauvaise humeur, un peu de jalousie,
  1404. En fait assez souvent passer la fantaisie,
  1405. Ce que peut le caprice, osez-le par raison,
  1406. Et laissez votre sang hors de comparaison :
  1407. C'est crime qu'opposer des liens volontaires
  1408. A ceux que la naissance a rendus nécessaires.
  1409. Si donc le ciel s'obstine à nous persécuter,
  1410. Seule j'ai tout à craindre, et rien à souhaiter ;
  1411. Mais pour vous, le devoir vous donne, dans vos plaintes,
  1412. Ou porter vos souhaits et terminer vos craintes.
  1413.  
  1414.  
  1415.             CAMILLE
  1416.  
  1417. Je le vois bien, ma soeur, vous n'aimâtes jamais ;
  1418. Vous ne connaissez point ni l'amour ni ses traits :
  1419. On peut lui résister quand il commence à naître,
  1420. Mais non pas le bannir quand il s'est rendu maître,
  1421. Et que l'aveu d'un père, engageant notre foi,
  1422. A fait de ce tyran un légitime roi :
  1423. Il entre avec douceur, mais il règne par force ;
  1424. Et quand l'âme une fois a goûté son amorce,
  1425. Vouloir ne plus aimer, c'est ce qu'elle ne peut,
  1426. Puisqu'elle ne peut plus vouloir que ce qu'il veut :
  1427. Ses chaînes sont pour nous aussi fortes que belles.
  1428.  
  1429.  
  1430. SCENE V.
  1431. LE VIEIL HORACE, SABINE, CAMILLE.
  1432.  
  1433.             LE VIEIL HORACE
  1434.  
  1435. Je viens vous apporter de fâcheuses nouvelles,
  1436. Mes filles ; mais en vain je voudrais vous celer
  1437. Ce qu'on ne vous saurait longtemps dissimuler :
  1438. Vos frères sont aux mains, les dieux ainsi l'ordonnent.
  1439.  
  1440.             SABINE
  1441.  
  1442. Je veux bien l'avouer, ces nouvelles m'étonnent ;
  1443. Et je m'imaginais dans la divinité
  1444. Beaucoup moins d'injustice et bien plus de bonté.
  1445. Ne nous consolez point ; contre tant d'infortune
  1446. La pitié parle en vain, la raison importune.
  1447. Nous avons en nos mains la fin de nos douleurs,
  1448. Et qui veut bien mourir peut braver les malheurs.
  1449. Nous pourrions aisément faire en votre présence
  1450. De notre désespoir une fausse constance,
  1451. Mais quand on peut sans honte être sans fermeté,
  1452. L'affecter au dehors, c'est une lâcheté ;
  1453. L'usage d'un tel art, nous le laissons aux hommes,
  1454. Et ne voulons passer que pour ce que nous sommes.
  1455. Nous ne demandons point qu'un courage si fort
  1456. S'abaisse à notre exemple à se plaindre du sort.
  1457. Recevez sans frémir ces mortelles alarmes ;
  1458. Voyez couler nos pleurs sans y mêler vos larmes ;
  1459. Enfin, pour toute grâce, en de tels déplaisirs,
  1460. Gardez votre constance, et souffrez nos soupirs.
  1461.  
  1462.             LE VIEIL HORACE
  1463.  
  1464. Loin de blâmer les pleurs que je vous vois répandre,
  1465. Je crois faire beaucoup de m'en pouvoir défendre,
  1466. Et céderais peut-être à de si rudes coups,
  1467. Si je prenais ici même intérêt que vous.
  1468. Non qu'Albe par son choix m'ait fait haïr vos frères,
  1469. Tous trois me sont encor des personnes bien chères ;
  1470. Mais enfin l'amitié n'est pas au même rang
  1471. Et n'a point les effets de l'amour ni du sang ;
  1472. Je ne sens point pour eux la douleur qui tourmente
  1473. Sabine comme soeur, Camille comme amante :
  1474. Je puis les regarder comme nos ennemis,
  1475. Et donne sans regret mes souhaits à mes fils.
  1476. Ils sont, grâce aux dieux, dignes de leur patrie ;
  1477. Aucun étonnement n'a leur gloire flétrie,
  1478. Et j'ai vu leur honneur croître de la moitié,
  1479. Quand ils ont des deux camps refusé la pitié.
  1480. Si par quelque faiblesse ils l'avaient mendiée,
  1481. Si leur haute vertu ne l'eût répudiée,
  1482. Ma main bientôt sur eux m'eût vengé hautement
  1483. De l'affront que m'eût fait ce mol consentement.
  1484. Mais lorsqu'en dépit d'eux on en a voulu d'autres,
  1485. Je ne le cèle point, j'ai joint mes voeux aux vôtres.
  1486. Si le ciel pitoyable eût écouté ma voix,
  1487. Albe serait réduite à faire un autre choix ;
  1488. Nous pourrions voir tantôt triompher les Horaces
  1489. Sans voir leurs bras souillés du sang des Curiaces,
  1490. Et de l'événement d'un combat plus humain
  1491. Dépendrait maintenant l'honneur du nom romain.
  1492. La prudence des dieux autrement en dispose ;
  1493. Sur leur ordre éternel mon esprit se repose ;
  1494. Il s'arme en ce besoin de générosité,
  1495. Et du bonheur public fait sa félicité.
  1496. Tâchez d'en faire autant pour soulager vos peines,
  1497. Et songez toutes deux que vous êtes Romaines :
  1498. Vous l'êtes devenue, et vous l'êtes encor ;
  1499. Un si glorieux titre est un digne trésor.
  1500. Un jour, un jour viendra que par toute la terre
  1501. Rome se fera craindre à l'égal du tonnerre,
  1502. Et que, tout l'univers tremblant dessous ses lois,
  1503. Ce grand nom deviendra l'ambition des rois :
  1504. Les dieux à notre Énée ont promis cette gloire.
  1505.  
  1506.  
  1507. SCENE VI.
  1508. LE VIEIL HORACE, SABINE, CAMILLE, JULIE.
  1509.  
  1510.             LE VIEIL HORACE
  1511.  
  1512. Nous venez-vous, Julie, apprendre la victoire ?
  1513.  
  1514.             JULIE
  1515.  
  1516. Mais plutôt du combat les funestes effets :
  1517. Rome est sujette d'Albe, et vos fils sont défaits ;
  1518. Des trois les deux sont morts, son époux seul vous reste.
  1519.  
  1520.             LE VIEIL HORACE
  1521.  
  1522. O d'un triste combat effet vraiment funeste !
  1523. Rome est sujette d'Albe, et pour l'en garantir
  1524. Il n'a pas employé jusqu'au dernier soupir !
  1525. Non, non, cela n'est point, on vous trompe, Julie ;
  1526. Rome n'est point sujette, ou mon fils est sans vie :
  1527. Je connais mieux mon sang ; il sait mieux son devoir.
  1528.  
  1529.             JULIE
  1530.  
  1531. Mille, de nos remparts, comme moi l'ont pu voir.
  1532. Il s'est fait admirer tant qu'ont duré ses frères ;
  1533. Mais, comme il s'est vu seul contre trois adversaires,
  1534. Près d'être enfermé d'eux, sa fuite l'a sauvé.
  1535.  
  1536.             LE VIEIL HORACE
  1537.  
  1538. Et nos soldats trahis ne l'ont point achevé ?
  1539. Dans leurs rangs à ce lâche ils ont donné retraite ?
  1540.  
  1541.             JULIE
  1542.  
  1543. Je n'ai rien voulu voir après cette défaite.
  1544.  
  1545.             CAMILLE
  1546.  
  1547. O mes frères !
  1548.  
  1549.             LE VIEIL HORACE
  1550.  
  1551.                Tout beau, ne les pleurez pas tous ;
  1552. Deux jouissent d'un sort dont leur père est jaloux.
  1553. Que des plus nobles fleurs leur tombe soit couverte,
  1554. La gloire de leur mort m'a payé de leur perte :
  1555. Ce bonheur a suivi leur courage invaincu,
  1556. Qu'ils ont vu Rome libre autant qu'ils ont vécu
  1557. Et ne l'auront point vue obéir qu'à son prince,
  1558. Ni d'un État voisin devenir la province.
  1559. Pleurez l'autre, pleurez l'irréparable affront
  1560. Que sa fuite honteuse imprime à notre front ;
  1561. Pleurez le déshonneur de toute notre race,
  1562. Et l'opprobre éternel qu'il laisse au nom d'Horace.
  1563.  
  1564.             JULIE
  1565.  
  1566. Que vouliez-vous qu'il fît contre trois ?
  1567.  
  1568.             LE VIEIL HORACE
  1569.  
  1570.                                           Qu'il mourut,
  1571. Ou qu'un beau désespoir alors le secourût.
  1572. N'eût-il que d'un moment reculé sa défaite,
  1573. Rome eût été du moins un peu plus tard sujette ;
  1574. Il eût avec honneur laissé mes cheveux gris,
  1575. Et c'était de sa vie un assez digne prix.
  1576. Il est de tout son sang comptable à sa patrie ;
  1577. Chaque goutte épargnée a sa gloire flétrie ;
  1578. Chaque instant de sa vie, après ce lâche tour,
  1579. Met d'autant plus ma honte avec la sienne au jour.
  1580. J'en romprai bien le cours, et ma juste colère,
  1581. Contre un indigne fils usant des droits d'un père,
  1582. Saura bien faire voir dans sa punition
  1583. L'éclatant désaveu d'une telle action.
  1584.  
  1585.             SABINE
  1586.  
  1587. Ecoutez un peu moins ces ardeurs généreuses,
  1588. Et ne nous rendez point tout à fait malheureuses.
  1589.  
  1590.             LE VIEIL HORACE
  1591. Sabine, votre coeur se console aisément ;
  1592. Nos malheurs jusqu'ici vous touchent faiblement.
  1593. Vous n'avez point encor de part à nos misères :
  1594. Le ciel vous a sauvé votre époux et vos frères ;
  1595. Si nous sommes sujets, c'est de votre pays ;
  1596. Vos frères sont vainqueurs quand nous sommes trahis ;
  1597. Et, voyant le haut point où leur gloire se monte,
  1598. Vous regardez fort peu ce qui nous vient de honte.
  1599. Mais votre trop d'amour pour cet infâme époux
  1600. Vous donnera bientôt à plaindre comme à nous.
  1601. Vos pleurs en sa faveur sont de faibles défenses :
  1602. J'atteste des grands dieux les suprêmes puissances
  1603. Qu'avant ce jour fini, ces mains, ces propres mains
  1604. Laveront dans son sang la honte des Romains.
  1605.  
  1606.             SABINE
  1607.  
  1608. Suivons-le promptement, la colère l'emporte.
  1609. Dieux ! verrons-nous toujours des malheurs de la sorte ?
  1610. Nous faudra-t-il toujours en craindre de plus grands,
  1611. Et toujours redouter la main de nos parents ?
  1612.  
  1613.  
  1614.  
  1615. ACTE IV
  1616.  
  1617. SCENE PREMIERE.
  1618. LE VIEIL HORACE, CAMILLE.
  1619.  
  1620.             LE VIEIL HORACE
  1621.  
  1622. Ne me parlez jamais en faveur d'un infâme ;
  1623. Qu'il me fuie à l'égal des frères de sa femme :
  1624. Pour conserver un sang qu'il tient si précieux,
  1625. Il n'a rien fait encor s'il n'évite mes yeux,
  1626. Sabine y peut mettre ordre, ou derechef j'atteste
  1627. Le souverain pouvoir de la troupe céleste...
  1628.  
  1629.             CAMILLE
  1630.  
  1631. Ah ! mon père, prenez un plus doux sentiment ;
  1632. Vous verrez Rome même en user autrement ;
  1633. Et de quelque malheur que le ciel l'ait comblée
  1634. Excuser la vertu sous le nombre accablée.
  1635.  
  1636.             LE VIEIL HORACE
  1637.  
  1638. Le jugement de Rome est peu pour mon regard,
  1639. Camille ; je suis père, et j'ai mes droits à part.
  1640. Je sais trop comme agit la vertu véritable :
  1641. C'est sans en triompher que le nombre l'accable ;
  1642. Et sa mâle vigueur, toujours en même point,
  1643. Succombe sous la force et ne lui cède point.
  1644. Taisez-vous, et sachons ce que nous veut Valère.
  1645.  
  1646.  
  1647. SCENE II.
  1648. LE VIEIL HORACE, VALERE, CAMILLE.
  1649.  
  1650.             VALERE
  1651.  
  1652. Envoyé par le roi pour consoler un père,
  1653. Et pour lui témoigner...
  1654.  
  1655.             LE VIEIL HORACE
  1656.  
  1657.                          N'en prenez aucun soin :
  1658. C'est un soulagement dont je n'ai pas besoin ;
  1659. Et j'aime mieux voir morts que couverts d'infamie
  1660. Ceux que vient de m'ôter une main ennemie.
  1661. Tous deux pour leur pays sont morts en gens d'honneur:
  1662. Il me suffit.
  1663.  
  1664.             VALERE
  1665.  
  1666.               Mais l'autre est un rare bonheur ;
  1667. De tous les trois chez vous il doit tenir la place.
  1668.  
  1669.             LE VIEIL HORACE
  1670.  
  1671. Que n'a-t-on vu périr en lui le nom d'Horace !
  1672.  
  1673.             VALERE
  1674.  
  1675. Seul, vous le maltraitez après ce qu'il a fait.
  1676.  
  1677.             LE VIEIL HORACE
  1678.  
  1679. C'est à moi seul aussi de punir son forfait.
  1680.  
  1681.             VALERE
  1682.  
  1683. Quel forfait trouvez-vous en sa bonne conduite ?
  1684.  
  1685.             LE VIEIL HORACE
  1686.  
  1687. Quel éclat de vertu trouvez-vous en sa fuite ?
  1688.  
  1689.             VALERE
  1690.  
  1691. La fuite est glorieuse en cette occasion.
  1692.  
  1693.             LE VIEIL HORACE
  1694.  
  1695. Vous redoublez ma honte et ma confusion.
  1696. Certes l'exemple est rare et digne de mémoire
  1697. De trouver dans la fuite un chemin à la gloire.
  1698.  
  1699.             VALERE
  1700.  
  1701. Quelle confusion et quelle honte à vous
  1702. D'avoir produit un fils qui nous conserve tous,
  1703. Qui fait triompher Rome et lui gagne un empire ?
  1704. A quels plus grands honneurs faut-il qu'un père aspire ?
  1705.  
  1706.             LE VIEIL HORACE
  1707.  
  1708. Quels honneurs, quel triomphe, et quel empire enfin,
  1709. Lorsqu'Albe sous ses lois range notre destin ?
  1710.  
  1711.             VALERE
  1712.  
  1713. Que parlez-vous ici d'Albe et de sa victoire ?
  1714. Ignorez-vous encor la moitié de l'histoire ?
  1715.  
  1716.             LE VIEIL HORACE
  1717.  
  1718. Je sais que par sa fuite il a trahi l'Etat.
  1719.  
  1720.             VALERE
  1721.  
  1722. Oui, s'il eût en fuyant terminé le combat ;
  1723. Mais on a bientôt vu qu'il ne fuyait qu'en homme
  1724. Qui savait ménager l'avantage de Rome.
  1725.  
  1726.             LE VIEIL HORACE
  1727.  
  1728. Quoi, Rome donc triomphe ?
  1729.  
  1730.             VALERE
  1731.                            Apprenez, apprenez
  1732. La valeur de ce fils qu'à tort vous condamnez.
  1733. Resté seul contre trois, mais en cette aventure
  1734. Tous trois étant blessés, et lui seul sans blessure,
  1735. Trop faible pour eux tous, trop fort pour chacun d'eux,
  1736. Il sait bien se tirer d'un pas si dangereux.
  1737. Il fuit pour mieux combattre, et cette prompte ruse
  1738. Divise adroitement trois frères qu'elle abuse.
  1739. Chacun le suit d'un pas ou plus ou moins pressé,
  1740. Selon qu'il se rencontre ou plus ou moins blessé ;
  1741. Leur ardeur est égale à poursuivre sa fuite ;
  1742. Mais leurs coups inégaux séparent leur poursuite.
  1743. Horace, les voyant l'un de l'autre écartés,
  1744. Se retourne, et déjà les croit demi domptés :
  1745. Il attend le premier, et c'était votre gendre.
  1746. L'autre, tout indigné qu'il ait osé l'attendre,
  1747. En vain en l'attaquant fait paraître un grand coeur ;
  1748. Le sang qu'il a perdu ralentit sa vigueur,
  1749. Albe à son tour commence à craindre un sort contraire ;
  1750. Elle crie au second qu'il secoure son frère :
  1751. Il se hâte et s'épuise en efforts superflus,
  1752. Il trouve en les joignant que son frère n'est plus.
  1753.  
  1754.             CAMILLE
  1755.  
  1756. Hélas !
  1757.  
  1758.             VALERE
  1759.         Tout hors d'haleine il prend pourtant sa place,
  1760. Et redouble bientôt la victoire d'Horace :
  1761. Son courage sans force est un débile appui ;
  1762. Voulant venger son frère, il tombe auprès de lui.
  1763. L'air résonne des cris qu'au ciel chacun envoie ;
  1764. Albe en jette d'angoisse, et les Romains de joie.
  1765. Comme notre héros se voit près d'achever,
  1766. C'est peu pour lui de vaincre, il veut encor braver :
  1767. « J'en viens d'immoler deux aux mânes de mes frères ;
  1768. Rome aura le dernier de mes trois adversaires.
  1769. C'est à ses intérêts que je vais l'immoler »,
  1770. Dit-il, et tout d'un temps on le voit y voler.
  1771. La victoire entre eux deux n'était pas incertaine ;
  1772. L'Albain percé de coups ne se traînait qu'à peine,
  1773. Et, comme une victime aux marches de l'autel,
  1774. Il semblait présenter sa gorge au coup mortel :
  1775. Aussi le reçoit-il, peu s'en faut, sans défense,
  1776. Et son trépas de Rome établit la puissance.
  1777.  
  1778.             LE VIEIL HORACE
  1779.  
  1780. O mon fils! ô ma joie! ô l'honneur de nos jours !
  1781. O d'un État penchant l'inespéré secours !
  1782. Vertu digne de Rome, et sang digne d'Horace !
  1783. Appui de ton pays, et gloire de ta race !
  1784. Quand pourrai-je étouffer dans tes embrassements
  1785. L'erreur dont j'ai formé de si faux sentiments ?
  1786. Quand pourra mon amour baigner avec tendresse
  1787. Ton front victorieux de larmes d'allégresse ?
  1788.  
  1789.             VALERE
  1790.  
  1791. Vos caresses bientôt pourront se déployer :
  1792. Le roi dans un moment vous les va renvoyer,
  1793. Et remet à demain la pompe qu'il prépare
  1794. D'un sacrifice aux dieux pour un bonheur si rare ;
  1795. Aujourd'hui seulement on s'acquitte vers eux
  1796. Par des chants de victoire et par de simples voeux.
  1797. C'est où le roi le mène, et tandis il m'envoie
  1798. Faire office vers vous de douleur et de joie,
  1799. Mais cet office encor n'est pas assez pour lui ;
  1800. Il y viendra lui-même et peut-être aujourd'hui :
  1801. Il croit mal reconnaître une vertu si pure,
  1802. Si de sa propre bouche il ne vous en assure,
  1803. S'il ne vous dit chez vous combien vous doit l'État.
  1804.  
  1805.             LE VIEIL HORACE
  1806.  
  1807. De tels remerciements ont pour moi trop d'éclat,
  1808. Et je me tiens déjà trop payé par les vôtres
  1809. Du service d'un fils et du sang des deux autres.
  1810.  
  1811.             VALERE
  1812.  
  1813. Il ne sait ce que c'est d'honorer à demi ;
  1814. Et son sceptre arraché des mains de l'ennemi
  1815. Fait qu'il tient cet honneur qu'il lui plaît de vous faire
  1816. Au-dessous du mérite et du fils et du père.
  1817. Je vais lui témoigner quels nobles sentiments
  1818. La vertu vous inspire en tous vos mouvements,
  1819. Et combien vous montrez d'ardeur pour son service.
  1820.  
  1821.             LE VIEIL HORACE
  1822.  
  1823. Je vous devrai beaucoup pour un si bon office.
  1824.  
  1825.  
  1826. SCENE III.
  1827. LE VIEIL HORACE, CAMILLE.
  1828.  
  1829.             LE VIEIL HORACE
  1830.  
  1831. Ma fille, il n'est plus temps de répandre des pleurs ;
  1832. Il sied mal d'en verser où l'on voit tant d'honneurs :
  1833. On pleure injustement des pertes domestiques,
  1834. Quand on en voit sortir des victoires publiques.
  1835. Rome triomphe d'Albe, et c'est assez pour nous ;
  1836. Tous nos maux à ce prix doivent nous être doux.
  1837. En la mort d'un amant vous ne perdez qu'un homme
  1838. Dont la perte est aisée à réparer dans Rome ;
  1839. Après cette victoire, il n'est point de Romain
  1840. Qui ne soit glorieux de vous donner la main :
  1841. Il me faut à Sabine en porter la nouvelle ;
  1842. Ce coup sera sans doute assez rude pour elle,
  1843. Et ses trois frères morts par la main d'un époux
  1844. Lui donneront des pleurs bien plus justes qu'à vous ;
  1845. Mais j'espère aisément en dissiper l'orage,
  1846. Et qu'un peu de prudence aidant son grand courage
  1847. Fera bientôt régner sur un si noble coeur
  1848. Le généreux amour qu'elle doit au vainqueur.
  1849. Cependant étouffez cette lâche tristesse ;
  1850. Recevez-le, s'il vient, avec moins de faiblesse ;
  1851. Faites-vous voir sa soeur, et qu'en un même flanc
  1852. Le ciel vous a tous deux formés d'un même sang.
  1853.  
  1854.  
  1855. SCENE IV.
  1856. CAMILLE.
  1857.  
  1858. Oui, je lui ferai voir, par d'infaillibles marques,
  1859. Qu'un véritable amour brave la main des Parques,
  1860. Et ne prend point de lois de ces cruels tyrans
  1861. Qu'un astre injurieux nous donne pour parents.
  1862. Tu blâmes ma douleur, tu l'oses nommer lâche ;
  1863. Je l'aime d'autant plus que plus elle te fâche,
  1864. Impitoyable père, et par un juste effort
  1865. Je la veux rendre égale aux rigueurs de mon sort.
  1866. En vit-on jamais un dont les rudes traverses
  1867. Prissent en moins de rien tant de faces diverses ?
  1868. Qui fut doux tant de fois, et tant de fois cruel,
  1869. Et portât tant de coups avant le coup mortel ?
  1870. Vit-on jamais une âme en un jour plus atteinte
  1871. De joie et de douleur, d'espérance et de crainte,
  1872. Asservie en esclave à plus d'événements,
  1873. Et le piteux jouet de plus de changements ?
  1874. Un oracle m'assure, un songe me travaille ;
  1875. La paix calme l'effroi que me fait la bataille ;
  1876. Mon hymen se prépare, et presque en un moment
  1877. Pour combattre mon frère on choisit mon amant ;
  1878. Ce choix me désespère, et tous le désavouent ;
  1879. La partie est rompue, et les dieux la renouent ;
  1880. Rome semble vaincue, et seul des trois Albains
  1881. Curiace en mon sang n'a point trempé ses mains.
  1882. O dieux! sentais-je alors des douleurs trop légères
  1883. Pour le malheur de Rome et la mort de deux frères ?
  1884. Et me flattais-je trop quand je croyais pouvoir
  1885. L'aimer encor sans crime et nourrir quelque espoir ?
  1886. Sa mort m'en punit bien, et la façon cruelle
  1887. Dont mon âme éperdue en reçoit la nouvelle :
  1888. Son rival me l'apprend, et, faisant à mes yeux
  1889. D'un si triste succès le récit odieux,
  1890. Il porte sur le front une allégresse ouverte,
  1891. Que le bonheur public fait bien moins que ma perte ;
  1892. Et bâtissant en l'air sur le malheur d'autrui,
  1893. Aussi bien que mon frère il triomphe de lui.
  1894. Mais ce n'est rien encore au prix de ce qui reste ;
  1895. On demande ma joie en un jour si funeste ;
  1896. Il me faut applaudir aux exploits du vainqueur
  1897. Et baiser une main qui me perce le coeur.
  1898. En un sujet de pleurs si grand, si légitime,
  1899. Se plaindre est une honte, et soupirer un crime ;
  1900. Leur brutale vertu veut qu'on s'estime heureux,
  1901. Et si l'on n'est barbare, on n'est point généreux.
  1902. Dégénérons, mon coeur, d'un si vertueux père ;
  1903. Soyons indigne soeur d'un si généreux frère :
  1904. C'est gloire de passer pour un coeur abattu,
  1905. Quand la brutalité fait la haute vertu,
  1906. Eclatez, mes douleurs : à quoi bon vous contraindre ?
  1907. Quand on a tout perdu, que saurait-on plus craindre ?
  1908. Pour ce cruel vainqueur n'ayez point de respect ;
  1909. Loin d'éviter ses yeux, croissez à son aspect ;
  1910. Offensez sa victoire, irritez sa colère,
  1911. Et prenez, s'il se peut, plaisir à lui déplaire.
  1912. Il vient : préparons-nous à montrer constamment
  1913. Ce que doit une amante à la mort d'un amant.
  1914.  
  1915.  
  1916. SCENE V.
  1917. HORACE, CAMILLE, PROCULE.
  1918. (Procule porte en sa main les trois épées des Curiaces.)
  1919.  
  1920.             HORACE
  1921.  
  1922. Ma soeur, voici le bras qui venge nos deux frères,
  1923. Le bras qui rompt le cours de nos destins contraires,
  1924. Qui nous rend maîtres d'Albe ; enfin voici le bras
  1925. Qui seul fait aujourd'hui le sort de deux États ;
  1926. Vois ces marques d'honneur, ces témoins de ma gloire,
  1927. Et rends ce que tu dois à l'heur de ma victoire.
  1928.  
  1929.             CAMILLE
  1930.  
  1931. Recevez donc mes pleurs, c'est ce que je lui dois.
  1932.  
  1933.             HORACE
  1934.  
  1935. Rome n'en veut point voir après de tels exploits,
  1936. Et nos deux frères morts dans le malheur des armes
  1937. Sont trop payés de sang pour exiger des larmes :
  1938. Quand la perte est vengée, on n'a plus rien perdu.
  1939.  
  1940.             CAMILLE
  1941.  
  1942. Puisqu'ils sont satisfaits par le sang épandu,
  1943. Je cesserai pour eux de paraître affligée,
  1944. Et j'oublierai leur mort que vous avez vengée ;
  1945. Mais qui me vengera de celle d'un amant,
  1946. Pour me faire oublier sa perte en un moment ?
  1947.  
  1948.             HORACE
  1949.  
  1950. Que dis-tu malheureuse ?
  1951.  
  1952.             CAMILLE
  1953.  
  1954.                          O mon cher Curiace!
  1955.  
  1956.             HORACE
  1957.  
  1958. O d'une indigne soeur insupportable audace !
  1959. D'un ennemi public dont je reviens vainqueur
  1960. Le nom est dans ta bouche et l'amour dans ton coeur !
  1961. Ton ardeur criminelle à la vengeance aspire !
  1962. Ta bouche la demande, et ton coeur la respire !
  1963. Suis moins ta passion, règle mieux tes désirs,
  1964. Ne me fais plus rougir d'entendre tes soupirs ;
  1965. Tes flammes désormais doivent être étouffées ;
  1966. Bannis-les de ton âme, et songe à mes trophées.
  1967. Qu'ils soient dorénavant ton unique entretien.
  1968.  
  1969.             CAMILLE
  1970.  
  1971. Donne-moi donc, barbare, un coeur comme le tien ;
  1972. Et si tu veux enfin que je t'ouvre mon âme,
  1973. Rends-moi mon Curiace ou laisse agir ma flamme :
  1974. Ma joie et mes douleurs dépendaient de son sort ;
  1975. Je l'adorais vivant, et je le pleure mort.
  1976. Ne cherche plus ta soeur où tu l'avais laissée ;
  1977. Tu ne revois en moi qu'une amante offensée,
  1978. Qui, comme une furie, attachée à tes pas,
  1979. Te veut incessamment reprocher son trépas.
  1980. Tigre altéré de sang, qui me défends les larmes,
  1981. Qui veux que dans sa mort je trouve encor des charmes,
  1982. Et que, jusques au ciel élevant tes exploits,
  1983. Moi-même je le tue une seconde fois !
  1984. Puissent tant de malheurs accompagner ta vie
  1985. Que tu tombes au point de me porter envie ;
  1986. Et toi bientôt souiller par quelque lâcheté
  1987. Cette gloire si chère à ta brutalité !
  1988.  
  1989.             HORACE
  1990.  
  1991. O ciel! qui vit jamais une pareille rage !
  1992. Crois-tu donc que je sois insensible à l'outrage,
  1993. Que je souffre en mon sang ce mortel déshonneur ?
  1994. Aime, aime cette mort qui fait notre bonheur,
  1995. Et préfère du moins au souvenir d'un homme
  1996. Ce que doit ta naissance aux intérêts de Rome.
  1997.  
  1998.             CAMILLE
  1999.  
  2000. Rome, l'unique objet de mon ressentiment !
  2001. Rome, à qui vient ton bras d'immoler mon amant !
  2002. Rome qui t'a vu naître, et que ton coeur adore !
  2003. Rome enfin que je hais parce qu'elle t'honore !
  2004. Puissent tous ses voisins ensemble conjurés
  2005. Saper ses fondements encor mal assurés !
  2006. Et si ce n'est assez de toute l'Italie,
  2007. Que l'Orient contre elle à l'Occident s'allie ;
  2008. Que cent peuples unis des bouts de l'univers
  2009. Passent pour la détruire et les monts et les mers !
  2010. Qu'elle-même sur soi renverse ses murailles,
  2011. Et de ses propres mains déchire ses entrailles!
  2012. Que le courroux du ciel allumé par mes voeux
  2013. Fasse pleuvoir sur elle un déluge de feux !
  2014. Puissé-je de mes yeux y voir tomber ce foudre,
  2015. Voir ses maisons en cendre, et tes lauriers en poudre,
  2016. Voir le dernier Romain à son dernier soupir,
  2017. Moi seule en être cause et mourir de plaisir !
  2018.  
  2019.             HORACE, mettant la main à l'épée
  2020.             et poursuivant sa soeur qui s'enfuit.
  2021.  
  2022. C'est trop, ma patience à la raison fait place ;
  2023. Va dedans les enfers plaindre ton Curiace.
  2024.  
  2025.             CAMILLE, blessée derrière le théâtre.
  2026.  
  2027. Ah ! traître !
  2028.  
  2029.             HORACE, revenant sur le théâtre.
  2030.  
  2031.                Ainsi reçoive un châtiment soudain
  2032. Quiconque ose pleurer un ennemi romain !
  2033.  
  2034.  
  2035. SCENE VI.
  2036. HORACE, PROCULE.
  2037.  
  2038.             PROCULE
  2039.  
  2040. Que venez-vous de faire ?
  2041.  
  2042.             HORACE
  2043.  
  2044.                           Un acte de justice :
  2045. Un semblable forfait vaut un pareil supplice.
  2046.  
  2047.             PROCULE
  2048.  
  2049. Vous deviez la traiter avec moins de rigueur.
  2050.  
  2051.             HORACE
  2052.  
  2053. Ne me dis point qu'elle est et mon sang et ma soeur.
  2054. Mon père ne peut plus l'avouer pour sa fille :
  2055. Qui maudit son pays renonce à sa famille,
  2056. Des noms si pleins d'amour ne lui sont plus permis ;
  2057. De ses plus chers parents il fait ses ennemis :
  2058. Le sang même les arme en haine de son crime.
  2059. La plus prompte vengeance en est plus légitime :
  2060. Et ce souhait impie encore qu'impuissant,
  2061. Est un monstre qu'il faut étouffer en naissant.
  2062.  
  2063.  
  2064. SCENE VII.
  2065. HORACE, SABINE, PROCULE.
  2066.  
  2067.             SABINE
  2068.  
  2069. A quoi s'arrête ici ton illustre colère ?
  2070. Viens voir mourir ta soeur dans les bras de ton père ;
  2071. Viens repaître tes yeux d'un spectacle si doux:
  2072. Ou, si tu n'es point las de ces généreux coups,
  2073. Immole au cher pays des vertueux Horaces
  2074. Ce reste malheureux du sang des Curiaces.
  2075. Si prodigue du tien, n'épargne pas le leur ;
  2076. Joins Sabine à Camille, et ta femme à ta soeur ;
  2077. Nos crimes sont pareils, ainsi que nos misères ;
  2078. Je soupire comme elle et déplore mes frères :
  2079. Plus coupable en ce point contre tes dures lois
  2080. Qu'elle n'en pleurait qu'un, et que j'en pleure trois,
  2081. Qu'après son châtiment ma faute continue.
  2082.  
  2083.             HORACE
  2084.  
  2085. Sèche tes pleurs, Sabine, ou les cache à ma vue.
  2086. Rends-toi digne du nom de ma chaste moitié,
  2087. Et ne m'accable point d'une indigne pitié.
  2088. Si l'absolu pouvoir d'une pudique flamme
  2089. Ne nous laisse à tous deux qu'un penser et qu'une âme,
  2090. C'est à toi d'élever tes sentiments aux miens,
  2091. Non à moi de descendre à la honte des tiens.
  2092. Je t'aime, et je connais la douleur qui te presse ;
  2093. Embrasse ma vertu pour vaincre ta faiblesse,
  2094. Participe à ma gloire au lieu de la souiller.
  2095. Tâche à t'en revêtir, non à m'en dépouiller.
  2096. Es-tu de mon honneur si mortelle ennemie
  2097. Que je te plaise mieux couvert d'une infamie ?
  2098. Sois plus femme que soeur, et, te réglant sur moi,
  2099. Fais-toi de mon exemple une immuable loi.
  2100.  
  2101.             SABINE
  2102.  
  2103. Cherche pour t'imiter des âmes plus parfaites.
  2104. Je ne t'impute point les pertes que j'ai faites,
  2105. J'en ai les sentiments que je dois en avoir,
  2106. Et je m'en prends au sort plutôt qu'à ton devoir ;
  2107. Mais enfin je renonce à la vertu romaine
  2108. Si pour la posséder je dois être inhumaine ;
  2109. Et ne puis voir en moi la femme du vainqueur
  2110. Sans y voir des vaincus la déplorable soeur.
  2111. Prenons part en public aux victoires publiques,
  2112. Pleurons dans la maison nos malheurs domestiques,
  2113. Et ne regardons point des biens communs à tous,
  2114. Quand nous voyons des maux qui ne sont que pour nous.
  2115. Pourquoi veux-tu, cruel, agir d'une autre sorte ?
  2116. Laisse en entrant ici tes lauriers à la porte ;
  2117. Mêle tes pleurs aux miens. Quoi ? ces lâches discours
  2118. N'arment point ta vertu contre mes tristes jours ?
  2119. Mon crime redoublé n'émeut point ta colère ?
  2120. Que Camille est heureuse ! elle a pu te déplaire ;
  2121. Elle a reçu de toi ce qu'elle a prétendu
  2122. Et recouvre là-bas tout ce qu'elle a perdu.
  2123. Cher époux, cher auteur du tourment qui me presse,
  2124. Ecoute la pitié, si ta colère cesse ;
  2125. Exerce l'une ou 1 autre, après de tels malheurs,
  2126. A punir ma faiblesse ou finir mes douleurs :
  2127. Je demande la mort pour grâce ou pour supplice ;
  2128. Qu'elle soit un effet d'amour ou de justice,
  2129. N'importe: tous ses traits n'auront rien que de doux,
  2130. Si je les vois partir de la main d'un époux.
  2131.  
  2132.             HORACE
  2133.  
  2134. Quelle injustice aux dieux d'abandonner aux femmes
  2135. Un empire si grand sur les plus belles âmes,
  2136. Et de se plaire à voir de si faibles vainqueurs
  2137. Régner si puissamment sur les plus nobles coeurs !
  2138. A quel point ma vertu devient-elle réduite !
  2139. Rien ne la saurait plus garantir que la fuite.
  2140. Adieu : ne me suis point, ou retiens tes soupirs.
  2141.  
  2142.             SABINE, seule.
  2143.  
  2144. O colère, ô pitié, sourdes à mes désirs,
  2145. Vous négligez mon crime, et ma douleur vous lasse,
  2146. Et je n'obtiens de vous ni supplice ni grâce !
  2147. Allons-y par nos pleurs faire encore un effort,
  2148. Et n'employons après que nous à notre mort.
  2149.  
  2150.  
  2151.  
  2152. ACTE V
  2153.  
  2154. SCENE PREMIERE.
  2155. LE VIEIL HORACE, HORACE.
  2156.  
  2157.             LE VIEIL HORACE
  2158.  
  2159. Retirons nos regards de cet objet funeste,
  2160. Pour admirer ici le jugement céleste :
  2161. Quand la gloire nous enfle, il sait bien comme il faut
  2162. Confondre notre orgueil qui s'élève trop haut.
  2163. Nos plaisirs les plus doux ne vont point sans tristesse ;
  2164. Il mêle à nos vertus des marques de faiblesse
  2165. Et rarement accorde à notre ambition
  2166. L'entier et pur honneur d'une bonne action.
  2167. Je ne plains point Camille: elle était criminelle ;
  2168. Je me tiens plus à plaindre, et je te plains plus qu'elle :
  2169. Moi, d'avoir mis au jour un coeur si peu romain ;
  2170. Toi, d'avoir par sa mort déshonoré ta main.
  2171. Je ne la trouve point injuste ni trop prompte ;
  2172. Mais tu pouvais, mon fils, t'en épargner la honte :
  2173. Son crime, quoique énorme et digne du trépas,
  2174. Etait mieux impuni que puni par ton bras.
  2175.  
  2176.             HORACE
  2177.  
  2178. Disposez de mon sang, les lois vous en font maître ;
  2179. J'ai cru devoir le sien aux lieux qui m'ont vu naître.
  2180. Si dans vos sentiments mon zèle est criminel,
  2181. S'il m'en faut recevoir un reproche éternel,
  2182. Si ma main en devient honteuse et profanée,
  2183. Vous pouvez d'un seul mot trancher ma destinée.
  2184. Reprenez tout ce sang de qui ma lâcheté
  2185. A si brutalement souillé la pureté.
  2186. Ma main n'a pu souffrir de crime en votre race ;
  2187. Ne souffrez point de tache en la maison d'Horace.
  2188. C'est en ces actions dont l'honneur est blessé
  2189. Qu'un père tel que vous se montre intéressé :
  2190. Son amour doit se taire où toute excuse est nulle ;
  2191. Lui-même il y prend part lorsqu'il les dissimule ;
  2192. Et de sa propre gloire il fait trop peu de cas
  2193. Quand il ne punit point ce qu'il n'approuve pas.
  2194.  
  2195.             LE VIEIL HORACE
  2196.  
  2197. Il n'use pas toujours d'une rigueur extrême ;
  2198. Il épargne ses fils bien souvent pour soi-même ;
  2199. Sa vieillesse sur eux aime à se soutenir
  2200. Et ne les punit point de peur de se punir.
  2201. Je te vois d'un autre oeil que tu ne te regardes ;
  2202. Je sais... Mais le roi vient, je vois entrer ses gardes.
  2203.  
  2204.  
  2205. SCENE II.
  2206. TULLE, VALERE, LE VIEIL HORACE, HORACE, TROUPE DE GARDES.
  2207.  
  2208.             LE VIEIL HORACE
  2209.  
  2210. Ah ! sire, un tel honneur a trop d'excès pour moi ;
  2211. Ce n'est point en ce lieu que je dois voir mon roi :
  2212. Permettez qu'à genoux...
  2213.  
  2214.             TULLE
  2215.  
  2216.                          Non, levez-vous, mon père :
  2217. Je fais ce qu'en ma place un bon prince doit faire.
  2218. Un si rare service et si fort important
  2219. Veut l'honneur le plus rare et le plus éclatant.
  2220.             (Montrant Valère.)
  2221. Vous en aviez déjà sa parole pour gage ;
  2222. Je ne l'ai pas voulu différer davantage.
  2223. J'ai su par son rapport, et je n'en doutais pas,
  2224. Comme de vos deux fils vous portez le trépas,
  2225. Et que déjà, votre âme étant trop résolue,
  2226. Ma consolation vous serait superflue :
  2227. Mais je viens de savoir quel étrange malheur
  2228. D'un fils victorieux a suivi la valeur,
  2229. Et que son trop d'amour pour la cause publique
  2230. Par ses mains à son père ôte une fille unique.
  2231. Ce coup est un peu rude à l'esprit le plus fort ;
  2232. Et je doute comment vous portez cette mort.
  2233.  
  2234.             LE VIEIL HORACE
  2235.  
  2236. Sire, avec déplaisir, mais avec patience.
  2237.  
  2238.             TULLE
  2239.  
  2240. C'est l'effet vertueux de votre expérience.
  2241. Beaucoup par un long âge ont appris comme vous
  2242. Que le malheur succède au bonheur le plus doux :
  2243. Peu savent comme vous s'appliquer ce remède,
  2244. Et dans leur intérêt toute leur vertu cède.
  2245. Si vous pouvez trouver dans ma compassion
  2246. Quelque soulagement pour votre affliction,
  2247. Ainsi que votre mal sachez qu'elle est extrême,
  2248. Et que je vous en plains autant que je vous aime.
  2249.  
  2250.             VALERE
  2251.  
  2252. Sire, puisque le ciel entre les mains des rois
  2253. Dépose sa justice et la force des lois,
  2254. Et que l'État demande aux princes légitimes
  2255. Des prix pour les vertus, des peines pour les crimes,
  2256. Souffrez qu'un bon sujet vous fasse souvenir
  2257. Que vous plaignez beaucoup ce qu'il vous faut punir.
  2258. Souffrez...
  2259.  
  2260.             LE VIEIL HORACE
  2261.  
  2262.             Quoi ? Qu'on envoie un vainqueur au supplice ?
  2263.  
  2264.             TULLE
  2265.  
  2266. Permettez qu'il achève, et je ferai justice :
  2267. J'aime à la rendre à tous, à toute heure, en tout lieu.
  2268. C'est par elle qu'un roi se fait un demi-dieu ;
  2269. Et c'est dont je vous plains, qu'après un tel service
  2270. On puisse contre lui me demander justice.
  2271.  
  2272.             VALERE
  2273.  
  2274. Souffrez donc, ô grand roi, le plus juste des rois,
  2275. Que tous les gens de bien vous parlent par ma voix.
  2276. Non que nos coeurs jaloux de ses honneurs s'irritent ;
  2277. S'il en reçoit beaucoup, ses hauts faits le méritent ;
  2278. Ajoutez-y plutôt que d'en diminuer.
  2279. Nous sommes tous encor près d'y contribuer ;
  2280. Mais puisque d'un tel crime il s'est montré capable,
  2281. Qu'il triomphe en vainqueur et périsse en coupable.
  2282. Arrêtez sa fureur, et sauvez de ses mains,
  2283. Si vous voulez régner, le reste des Romains :
  2284. Il y va de la perte ou du salut du reste.
  2285. La guerre avait un cours si sanglant, si funeste,
  2286. Et les noeuds de l'hymen, durant nos bons destins,
  2287. Ont tant de fois uni des peuples si voisins
  2288. Qu'il est peu de Romains que le parti contraire
  2289. N'intéresse en la mort d'un gendre ou d'un beau-frère,
  2290. Et qui ne soient forcés de donner quelques pleurs,
  2291. Dans le bonheur public, à leurs propres malheurs.
  2292. Si c'est offenser Rome, et que l'heur de ses armes
  2293. L'autorise à punir ce crime de nos larmes,
  2294. Quel sang épargnera ce barbare vainqueur,
  2295. Oui ne pardonne pas à celui de sa soeur,
  2296. Et ne peut excuser cette douleur pressante
  2297. Que la mort d'un amant jette au coeur d'une amante,
  2298. Quand, près d'être éclairés du nuptial flambeau,
  2299. Elle voit avec lui son espoir au tombeau ?
  2300. Faisant triompher Rome, il se l'est asservie ;
  2301. Il a sur nous un droit et de mort et de vie ;
  2302. Et nos jours criminels ne pourront plus durer
  2303. Qu'autant qu'à sa clémence il plaira l'endurer.
  2304. Je pourrais ajouter aux intérêts de Rome
  2305. Combien un pareil coup est indigne d'un homme ;
  2306. Je pourrais demander qu'on mît devant vos yeux
  2307. Ce grand et rare exploit d'un bras victorieux :
  2308. Vous verriez un beau sang, pour accuser sa rage,
  2309. D'un frère si cruel rejaillir au visage :
  2310. Vous verriez des horreurs qu'on ne peut concevoir ;
  2311. Son âge et sa beauté vous pourraient émouvoir ;
  2312. Mais je hais ces moyens qui sentent l'artifice.
  2313. Vous avez à demain remis le sacrifice :
  2314. Pensez-vous que les dieux, vengeurs des innocents,
  2315. D'une main parricide acceptent de l'encens ?
  2316. Sur vous ce sacrilège attirerait sa peine
  2317. Ne le considérez qu'en objet de leur haine,
  2318. Et croyez avec nous qu'en tous ses trois combats
  2319. Le bon destin de Rome a plus fait que son bras,
  2320. Puisque ces mêmes dieux, auteurs de sa victoire,
  2321. Ont permis qu'aussitôt il en souillât la gloire,
  2322. Et qu'un si grand courage, après ce noble effort,
  2323. Fût digne en même jour de triomphe et de mort,
  2324. Sire, c'est ce qu'il faut que votre arrêt décide.
  2325. En ce lieu Rome a vu le premier parricide ;
  2326. La suite en est à craindre, et la haine des cieux :
  2327. Sauvez-vous de sa main, et redoutez les dieux.
  2328.  
  2329.             TULLE
  2330.  
  2331. Défendez-vous, Horace.
  2332.  
  2333.             HORACE
  2334.  
  2335.                        A quoi bon me défendre ?
  2336. Vous savez l'action, vous la venez d'entendre ;
  2337. Ce que vous en croyez me doit être une loi.
  2338. Sire, on se défend mal contre l'avis d'un roi,
  2339. Et le plus innocent devient soudain coupable
  2340. Quand aux yeux de son prince il paraît condamnable
  2341. C'est crime qu'envers lui se vouloir excuser :
  2342. Notre sang est son bien, il en peut disposer ;
  2343. Et c'est à nous de croire, alors qu'il en dispose,
  2344. Qu'il ne s'en prive point sans une juste cause.
  2345. Sire, prononcez donc, je suis prêt d'obéir ;
  2346. D'autres aiment la vie ; et je la dois haïr.
  2347. Je ne reproche point à l'ardeur de Valère
  2348. Qu'en amant de la soeur il accuse le frère :
  2349. Mes voeux avec les siens conspirent aujourd'hui ;
  2350. Il demande ma mort, je la veux comme lui.
  2351. Un seul point entre nous met cette différence,
  2352. Que mon honneur par là cherche son assurance,
  2353. Et qu'à ce même but nous voulons arriver,
  2354. Lui pour flétrir ma gloire, et moi pour la sauver.
  2355. Sire, c'est rarement qu'il s'offre une matière
  2356. A montrer d'un grand coeur la vertu tout entière.
  2357. Suivant l'occasion elle agit plus ou moins,
  2358. Et paraît forte ou faible aux yeux de ses témoins.
  2359. Le peuple, qui voit tout seulement par l'écorce,
  2360. S'attache à son effet pour juger de sa force ;
  2361. Il veut que ses dehors gardent un même cours,
  2362. Qu'ayant fait un miracle, elle en fasse toujours.
  2363. Après une action haute, pleine, éclatante,
  2364. Tout ce qui brille moins remplit mal son attente ;
  2365. Il veut qu'on soit égal en tout temps, en tous lieux ;
  2366. Il n'examine point si lors on pouvait mieux,
  2367. Ni que, s'il ne voit pas sans cesse une merveille,
  2368. L'occasion est moindre et la vertu pareille :
  2369. Son injustice accable et détruit les grands noms ;
  2370. L'honneur des premiers faits se perd par les seconds,
  2371. Et quand la renommée a passé l'ordinaire,
  2372. Si l'on n'en veut déchoir, il faut ne plus rien faire.
  2373. Je ne vanterai point les exploits de mon bras ;
  2374. Votre Majesté, sire, a vu mes trois combats :
  2375. Il est bien malaisé qu'un pareil les seconde,
  2376. Qu'une autre occasion à celle-ci réponde,
  2377. Et que tout mon courage, après de si grands coups,
  2378. Parvienne à des succès qui n'aillent au-dessous ;
  2379. Si bien que, pour laisser une illustre mémoire,
  2380. La mort seule aujourd'hui peut conserver ma gloire :
  2381. Encor la fallait-il sitôt que j'eus vaincu,
  2382. Puisque pour mon bonheur j'ai déjà trop vécu.
  2383. Un homme tel que moi voit sa gloire ternie,
  2384. Quand il tombe en péril de quelque ignominie,
  2385. Et ma main aurait su déjà m'en garantir ;
  2386. Mais sans votre congé mon sang n'ose sortir :
  2387. Comme il vous appartient, votre aveu doit se prendre ;
  2388. C'est vous le dérober qu'autrement le répandre.
  2389. Rome ne manque point de généreux guerriers ;
  2390. Assez d'autres sans moi soutiendront vos lauriers ;
  2391. Que Votre Majesté désormais m'en dispense ;
  2392. Et si ce que j'ai fait vaut quelque récompense,
  2393. Permettez, ô grand roi, que de ce bras vainqueur
  2394. Je m'immole à ma gloire, et non pas à ma soeur.
  2395.  
  2396.  
  2397. SCENE III.
  2398. TULLE, VALERE, LE VIEIL HORACE, HORACE, SABINE.
  2399.  
  2400.             SABINE
  2401.  
  2402. Sire, écoutez Sabine, et voyez dans son âme
  2403. Les douleurs d'une soeur et celles d'une femme
  2404. Qui, toute désolée, à vos sacrés genoux,
  2405. Pleure pour sa famille et craint pour son époux.
  2406. Ce n est pas que je veuille avec cet artifice
  2407. Dérober un coupable aux bras de la justice :
  2408. Quoi qu'il ait fait pour vous, traitez-le comme tel,
  2409. Et punissez en moi ce noble criminel ;
  2410. De mon sang malheureux expiez tout son crime ;
  2411. Vous ne changerez point pour cela de victime :
  2412. Ce n'en sera point prendre une injuste pitié,
  2413. Mais en sacrifier la plus chère moitié.
  2414. Les noeuds de l'hyménée et son amour extrême
  2415. Font qu'il vit plus en moi qu'il ne vit en lui-même ;
  2416. Et si vous m'accordez de mourir aujourd'hui,
  2417. Il mourra plus en moi qu'il ne mourrait en lui ;
  2418. La mort que je demande, et qu'il faut que j'obtienne,
  2419. Augmentera sa peine et finira la mienne.
  2420. Sire, voyez l'excès de mes tristes ennuis
  2421. Et l'effroyable état où mes jours sont réduits.
  2422. Quelle horreur d'embrasser un homme dont l'épée
  2423. De toute ma famille a la trame coupée !
  2424. Et quelle impiété de haïr un époux
  2425. Pour avoir bien servi les siens, l'État et vous !
  2426. Aimer un bras souillé du sang de tous mes frères !
  2427. N'aimer pas un mari qui finit nos misères !
  2428. Sire, délivrez-moi par un heureux trépas
  2429. Des crimes de l'aimer et de ne l'aimer pas ;
  2430. J'en nommerai l'arrêt une faveur bien grande.
  2431. Ma main peut me donner ce que je vous demande ;
  2432. Mais ce trépas enfin me sera bien plus doux,
  2433. Si je puis de sa honte affranchir mon époux ;
  2434. Si je puis par mon sang apaiser la colère
  2435. Des dieux qu'a pu fâcher sa vertu trop sévère,
  2436. Satisfaire en mourant aux mânes de sa soeur
  2437. Et conserver à Rome un si bon défenseur.
  2438.  
  2439.             LE VIEIL HORACE, au roi.
  2440.  
  2441. Sire, c'est donc à moi de répondre à Valère.
  2442. Mes enfants avec lui conspirent contre un père :
  2443. Tous trois veulent me perdre et s'arment sans raison
  2444. Contre si peu de sang qui reste en ma maison.
  2445.             (A Sabine.)
  2446. Toi, qui, par des douleurs à ton devoir contraires,
  2447. Veux quitter un mari pour rejoindre tes frères,
  2448. Va plutôt consulter leurs mânes généreux ;
  2449. Ils sont morts, mais pour Albe, et s'en tiennent heureux :
  2450. Puisque le ciel voulait qu'elle fût asservie,
  2451. Si quelque sentiment demeure après la vie,
  2452. Ce mal leur semble moindre, et moins rudes ses coups,
  2453. Voyant que tout l'honneur en retombe sur nous ;
  2454. Tous trois désavoueront la douleur qui te touche,
  2455. Les larmes de tes yeux, les soupirs de ta bouche,
  2456. L'horreur que tu fais voir d'un mari vertueux.
  2457. Sabine, sois leur soeur, suis ton devoir comme eux.
  2458.             (Au roi.)
  2459. Contre ce cher époux Valère en vain s'anime :
  2460. Un premier mouvement ne fut jamais un crime ;
  2461. Et la louange est due, au lieu du châtiment,
  2462. Quand la vertu produit ce premier mouvement.
  2463. Aimer nos ennemis avec idolâtrie,
  2464. De rage en leur trépas maudire la patrie,
  2465. Souhaiter à l'État un malheur infini,
  2466. C'est ce qu'on nomme crime, et ce qu'il a puni.
  2467. Le seul amour de Rome a sa main animée :
  2468. Il serait innocent s'il l'avait moins aimée.
  2469. Qu'ai-je dit, sire ? il l'est, et ce bras paternel
  2470. L'aurait déjà puni s'il était criminel :
  2471. J'aurais su mieux user de l'entière puissance
  2472. Que me donnent sur lui les droits de la naissance ;
  2473. J'aime trop l'honneur, sire, et ne suis point de rang
  2474. A souffrir ni d'affront ni de crime en mon sang.
  2475. C'est dont je ne veux point de témoins que Valère :
  2476. Il a vu quel accueil lui gardait ma colère,
  2477. Lorsqu'ignorant encor la moitié du combat,
  2478. Je croyais que sa fuite avait trahi l'État.
  2479. Qui le fait se charger des soins de ma famille ?
  2480. Qui le fait, malgré moi, vouloir venger ma fille ?
  2481. Et par quelle raison, dans son juste trépas,
  2482. Prend-il un intérêt qu'un père ne prend pas ?
  2483. On craint qu'après sa soeur il n'en maltraite d'autres !
  2484. Sire, nous n'avons part qu'à la honte des nôtres,
  2485. Et de quelque façon qu'un autre puisse agir,
  2486. Qui ne nous touche point ne nous fait point rougir.
  2487.             (A Valère.)
  2488. Tu peux pleurer, Valère, et même aux yeux d'Horace ;
  2489. Il ne prend intérêt qu'aux crimes de sa race :
  2490. Qui n'est point de son sang ne peut faire d'affront
  2491. Aux lauriers immortels qui lui ceignent le front.
  2492. Lauriers, sacrés rameaux qu'on veut réduire en poudre
  2493. Vous qui mettez sa tête à couvert de la foudre,
  2494. L'abandonnerez-vous à l'infâme couteau
  2495. Qui fait choir les méchants sous la main d'un bourreau ?
  2496. Romains, souffrirez-vous qu'on vous immole un homme
  2497. Sans qui Rome aujourd'hui cesserait d'être Rome,
  2498. Et qu'un Romain s'efforce à tacher le renom
  2499. D'un guerrier à qui tous doivent un si beau nom ?
  2500. Dis, Valère, dis-nous, si tu veux qu'il périsse,
  2501. Où tu penses choisir un lieu pour son supplice ?
  2502. Sera-ce entre ces murs que mille et mille voix
  2503. Font résonner encor du bruit de ses exploits ?
  2504. Sera-ce hors des murs, au milieu de ces places
  2505. Qu'on voit fumer encor du sang des Curiaces,
  2506. Entre leurs trois tombeaux, et dans ce champ d'honneur
  2507. Témoin de sa vaillance et de notre bonheur ?
  2508. Tu ne saurais cacher sa peine à sa victoire ;
  2509. Dans les murs, hors des murs, tout parle de sa gloire,
  2510. Tout s'oppose à l'effort de ton injuste amour,
  2511. Qui veut d'un si bon sang souiller un si beau jour.
  2512. Albe ne pourra pas souffrir un tel spectacle,
  2513. Et Rome par ses pleurs y mettra trop d'obstacle.
  2514.             (Au roi.)
  2515. Vous les préviendrez, sire ; et par un juste arrêt
  2516. Vous saurez embrasser bien mieux son intérêt.
  2517. Ce qu'il a fait pour elle, il peut encor le faire :
  2518. Il peut la garantir encor d'un sort contraire.
  2519. Sire, ne donnez rien à mes débiles ans :
  2520. Rome aujourd'hui m'a vu père de quatre enfants ;
  2521. Trois en ce même jour sont morts pour sa querelle ;
  2522. Il m'en reste encor un, conservez-le pour elle :
  2523. N'ôtez pas à ces murs un si puissant appui ;
  2524. Et souffrez, pour finir, que je m'adresse à lui.
  2525.             (A Horace.)
  2526. Horace, ne crois pas que le peuple stupide
  2527. Soit le maître absolu d'un renom bien solide :
  2528. Sa voix tumultueuse assez souvent fait bruit ;
  2529. Mais un moment l'élève, un moment le détruit ;
  2530. Et ce qu'il contribue à notre renommée
  2531. Toujours en moins de rien se dissipe en fumée.
  2532. C'est aux rois, c'est aux grands, c'est aux esprits bien faits,
  2533. A voir la vertu pleine en ses moindres effets ;
  2534. C'est d'eux seuls qu'on reçoit la véritable gloire :
  2535. Eux seuls des vrais héros assurent la mémoire.
  2536. Vis toujours en Horace, et toujours auprès d'eux
  2537. Ton nom demeurera grand, illustre, fameux,
  2538. Bien que l'occasion, moins haute ou moins brillante,
  2539. D'un vulgaire ignorant trompe l'injuste attente.
  2540. Ne hais donc plus la vie, et du moins vis pour moi,
  2541. Et pour servir encor ton pays et ton roi.
  2542. Sire, j'en ai trop dit ; mais l'affaire vous touche ;
  2543. Et Rome tout entière a parlé par ma bouche.
  2544.  
  2545.             VALERE
  2546.  
  2547. Sire, permettez-moi...
  2548.  
  2549.             TULLE
  2550.                        Valère, c'est assez :
  2551. Vos discours par les leurs ne sont pas effacés ;
  2552. J'en garde en mon esprit les forces plus pressantes
  2553. Et toutes vos raisons me sont encor présentes.
  2554. Cette énorme action faite presque à nos yeux
  2555. Outrage la nature et blesse jusqu'aux dieux.
  2556. Un premier mouvement qui produit un tel crime
  2557. Ne saurait lui servir d'excuse légitime :
  2558. Les moins sévères lois en ce point sont d'accord ;
  2559. Et si nous les suivons, il est digne de mort.
  2560. Si d'ailleurs nous voulons regarder le coupable,
  2561. Ce crime quoique grand, énorme, inexcusable,
  2562. Vient de la même épée et part du même bras
  2563. Qui me fait aujourd'hui maître de deux États.
  2564. Deux sceptres en ma main, Albe à Rome asservie,
  2565. Parlent bien hautement en faveur de sa vie :
  2566. Sans lui j'obéirais où je donne la loi,
  2567. Et je serais sujet où je suis deux fois roi.
  2568. Assez de bons sujets dans toutes les provinces
  2569. Par des voeux impuissants s'acquittent vers leurs princes,
  2570. Tous les peuvent aimer, mais tous ne peuvent pas
  2571. Par d'illustres effets assurer leurs États ;
  2572. Et l'art et le pouvoir d'affermir des couronnes
  2573. Sont des dons que le ciel fait à peu de personnes.
  2574. De pareils serviteurs sont les forces des rois,
  2575. Et de pareils aussi sont au-dessus des lois.
  2576. Qu'elles se taisent donc ; que Rome dissimule
  2577. Ce que dès sa naissance elle vit en Romule.
  2578. Elle peut bien souffrir en son libérateur
  2579. Ce qu'elle a bien souffert en son premier auteur.
  2580. Vis donc, Horace, vis, guerrier trop magnanime :
  2581. Ta vertu met ta gloire au-dessus de ton crime;
  2582. Sa chaleur généreuse a produit ton forfait ;
  2583. D'une cause si belle il faut souffrir l'effet.
  2584. Vis pour servir l'État ; vis, mais aime Valère.
  2585. Qu'il ne reste entre vous ni haine ni colère :
  2586. Et, soit qu'il ait suivi l'amour ou le devoir,
  2587. Sans aucun sentiment résous-toi de le voir.
  2588. Sabine, écoutez moins la douleur qui vous presse ;
  2589. Chassez de ce grand coeur ces marques de faiblesse :
  2590. C'est en séchant vos pleurs que vous vous montrerez
  2591. La véritable soeur de ceux que vous pleurez.
  2592. Mais nous devons aux dieux demain un sacrifice ;
  2593. Et nous aurions le ciel à nos voeux mal propice,
  2594. Si nos prêtres, avant que de sacrifier,
  2595. Ne trouvaient les moyens de le purifier :
  2596. Son père en prendra soin : il lui sera facile
  2597. D'apaiser tout d'un temps les mânes de Camille.
  2598. Je la plains; et pour rendre à son sort rigoureux
  2599. Ce que peut souhaiter son esprit amoureux,
  2600. Puisqu'en un même jour l'ardeur d'un même zèle
  2601. Achève le destin de son amant et d'elle,
  2602. Je veux qu'un même jour, témoin de leurs deux morts,
  2603. En un même tombeau voie enfermer leurs corps.
  2604.  
  2605. [ Fin des éditions de 1641-1656 :                      ]
  2606.  
  2607.  
  2608. [ SCENE IV.                                            ]
  2609. [ JULIE.                                               ]
  2610.  
  2611. [ Camille, ainsi le ciel t'avait bien avertie          ]
  2612. [ Des tragiques succès qu'il t'avait préparés ;        ]
  2613. [ Mais toujours du secret il cache une partie          ]
  2614. [ Aux esprits les plus nets et les mieux éclairés.     ]
  2615.  
  2616. [ Il semblait nous parler de ton proche hyménée,       ]
  2617. [ Il semblait tout promettre à tes voeux innocents ;   ]
  2618. [ Et nous cachant ainsi ta mort inopinée,              ]
  2619. [ Sa voix n'est que trop vraie en trompant notre sens. ]
  2620.  
  2621. [ « Albe et Rome aujourd'hui prennent une autre face ; ]
  2622. [ Tes voeux sont exaucés, elles goûtent la paix :      ]
  2623. [ Et tu vas être unie avec ton Curiace,                ]
  2624. [ Sans qu'aucun mauvais sort t'en sépare jamais. »     ]
  2625.  
  2626. *****************************************************************
  2627. FIN DU TEXTE "HORACE" (HORACE10.TXT).
  2628. *****************************************************************
  2629.