Malheureusement pour moi comme pour le lecteur, ceci n'est point un roman, mais la traduction fidΦle d'un rΘcit fort grave Θcrit α Padoue endΘcembre 1585.
Je me trouvais α Mantoue il y a quelques annΘes, je cherchais des Θbauches et de petits tableaux en rapport avec ma petite fortune, mais je
voulais les peintres antΘrieurs α l'an 1600; vers cette Θpoque acheva de mourir
l'originalitΘ italienne dΘjα mise en grand pΘril par la prise de Florence en
1530.
Au lieu de tableaux, un vieux patricien fort riche et fort avare
me fit offrir α vendre, et trΦs cher, de vieux manuscrits jaunis par le temps;
je demandai α les parcourir; il y consentit, ajoutant qu'il se fiait α ma
probitΘ, pour ne pas me souvenir des anecdotes piquantes que j'aurais lues,
si je n'achetais pas les manuscrits.
Sous cette condition, qui me plut, j'ai parcouru, au grand dΘtriment
de mes yeux, trois ou quatre cents volumes o∙ furent entassΘs, il y a deux ou
trois siΦcles, des rΘcits d'aventures tragiques, des lettres de dΘfi relatives
α des duels, des traitΘs de pacification entre des nobles voisins, des mΘmoires
sur toutes sortes de sujets, etc., etc. Le vieux propriΘtaire demandait un prix
Θnorme de ces manuscrits. AprΦs bien des pourparlers, j'achetai fort cher le
droit de me faire copier certaines historiettes qui me plaisaient et qui
montrent les moeurs de l'Italie vers l'an 1500. J'en ai vingt-deux volumes
in-folio, et c'est une de ces histoires fidΦlement traduites que le lecteur va
lire, si toutefois il est douΘ de patience. Je sais l'histoire du seiziΦme
siΦcle en Italie, et je crois que ce qui suit est parfaitement vrai. J'ai pris
de la peine pour que la traduction de cet ancien style italien, grave, direct,
souverainement obscur et chargΘ d'allusions aux choses et aux idΘes qui
occupaient le monde sous le pontificat de Sixte-Quint (en 1585), ne prΘsentΓt
pas de reflets de la belle littΘrature moderne, et des idΘes, de notre siΦcle
sans prΘjugΘs.
L'auteur inconnu du manuscrit est un personnage circonspect, il ne juge
jamais un fait, ne le prΘpare jamais; son affaire unique est de raconter avec
vΘritΘ. Si quelquefois il est pittoresque, α son insu, c'est que, vers 1585,
la vanitΘ n'enveloppait point toutes les actions des hommes d'une aurΘole
d'affectation; on croyait ne pouvoir agir sur le voisin qu'en s'exprimant avec
la plus grande clartΘ possible. Vers 1585, α l'exception des fous entretenus
dans les cours, ou des poΦtes, personne ne songeait α Ωtre aimable par la
parole. On ne disait point encore : Je mourrai aux pieds de Votre MajestΘ, au
moment o∙ l'on venait d'envoyer chercher des chevaux de poste pour prendre la
fuite; c'Θtait un genre de trahison qui n'Θtait pas inventΘ. On parlait peu, et
chacun donnait une extrΩme attention α ce qu'on lui disait.
Ainsi, ⌠ lecteur bΘnΘvole! ne cherchez point ici un style piquant, rapide,
brillant de fraεches allusions aux faτons de sentir α la mode, ne vous attendez
point surtout aux Θmotions entraεnantes d'un roman de George Sand; ce grand
Θcrivain e√t fait un chef-d'oeuvre avec les vie et les malheurs de Vittoria
Accoramboni. Le rΘcit sincΦre que je vous prΘsente ne peut avoir que les
avantages plus modestes de l'histoire. Quand par hasard, courant la poste seul
α la tombΘe de la nuit, on s'avise de rΘflΘchir au grand art de connaεtre le
coeur humain, on pourra prendre pour base de ses jugements les circonstances de
l'histoire que voici. L'auteur dit tout, explique tout, ne laisse rien α faire
α l'imagination du lecteur; il Θcrivait douze jours aprΦs la mort de l'hΘro∩ne.
Vittoria Accoramboni naquit d'une fort noble famille, dans une petite
ville du duchΘ d'Urbin, nommΘe Agubio. DΦs son enfance, elle fit remarquΘe de
tous, α cause d'une rare et extraordinaire beautΘ; mais cette beautΘ fut son
moindre charme : rien ne lui manqua de ce qui peut faire admirer une fille de
haute naissance; mais rien ne fut si remarquable en elle, et l'on peut direr
ien ne tint autant du prodige, parmi tant de qualitΘs extraordinaires, qu'une
certaine grΓce toute charmante qui dΦs la premiΦre vue lui gagnait le coeur et
la volontΘ de chacun. Et cette simplicitΘ qui donnait de l'empire α ses
moindres paroles n'Θtait troublΘe par aucun soupτon d'artifice; dΦs l'abord on
prenait confiance en cette dame douΘe d'une si extraordinaire beautΘ. On aurait
pu, α toute force, rΘsister α cet enchantement, si on n'e√t fait que la voir;
mais si on l'entendait parler, si surtout on venait α avoir quelque
conversation avec elle, il Θtait de toute impossibilitΘ d'Θchapper α un charme
aussi extraordinaire.
Beaucoup de jeunes cavaliers de la ville de Rome, qu'habitait son pΦre, et
o∙ l'on voit son palais place des Rusticuci, prΦs Saint-Pierre, dΘsirΦrent
obtenir sa main. Il y eut force jalousies et bien des rivalitΘs; mais enfin les
parents de Vittoria prΘfΘrΦrent FΘlix Peretti, neveu du cardinal Montalto, qui
a ΘtΘ depuis le pape Sixte-Quint, heureusement rΘgnant.
FΘlix, fils de Camille Peretti, soeur du cardinal, s'appela d'abord
Franτois Mignucci; il prit les noms de FΘlix Peretti lorsqu'il fut
solennellement adoptΘ par son oncle.
Vittoria, entrant dans la maison Peretti, y porta, α son insu, cette
prΘΘminence que l'on peut appeler fatale, et qui la suivait en tous lieux;
de faτon que l'on peut dire que, pour ne pas l'adorer, il fallait ne l'avoir
jamais vue. L'amour que son mari avait pour elle allait jusqu'α une vΘritable
folie; sa belle-mΦre, Camille, et le cardinal Montalto lui-mΩme, semblaient
n'avoir d'autre occupation sur la terre que celle de deviner les go√ts de
Vittoria, pour chercher aussit⌠t α les satisfaire. Rome entiΦre admira comment
ce cardinal, connu par l'exigu∩tΘ de sa fortune non moins que par son horreur
pour toute espΦce de luxe, trouvait un plaisir si constant α aller au-devant de
tous les souhaits de Vittoria. Jeune, brillante de beautΘ, adorΘe de tous, elle
ne laissait pas d'avoir quelquefois des fantaisies fort co√teuses. Vittoria
recevait de ses nouveaux parents des joyaux du plus grand prix, des perles, et
enfin ce qui paraissait le plus rare chez les orfΦvres de Rome, en ce temps-lα
fort bien fournis.
Pour l'amour de cette niΦce aimable, le cardinal Montalto, si connu par sa
sΘvΘritΘ, traita les frΦres de Vittoria comme s'ils eussent ΘtΘ ses propres
neveux. Octave Accoramboni, α peine α l'Γge de trente ans, fut, par
l'intervention du cardinal Montalto, dΘsignΘ par le duc d'Urbin et crΘΘ, par le
pape GrΘgoire XIII, ΘvΩque de Fossombrone; Marcel Accoramboni, jeune homme d'un
courage fougueux, accusΘ de plusieurs crimes, et vivement pourchassΘ par la
corte, avait ΘchappΘ α grand'-peine α des poursuites qui pouvaient le mener α
la mort. HonorΘ de la protection du cardinal, il put recouvrer une sorte de
tranquillitΘ.
Un troisiΦme frΦre de Vittoria, Jules Accoramboni, fut admis par le
cardinal Alexandre Sforza aux premiers honneurs de sa cour, aussit⌠t que le
cardinal Montalto en eut fait la demande.
En un mot, si les hommes savaient mesurer leur bonheur, non sur
l'insatiabilitΘ infinie de leurs dΘsirs, mais par la jouissance rΘelle des
avantages qu'ils possΦdent dΘjα, le mariage de Vittoria avec le neveu du
cardinal Montalto e√t pu sembler aux Accoramboni le comble des fΘlicitΘs
humaines. Mais le dΘsir insensΘ d'avantages immenses et incertains peut jeter
les hommes les plus comblΘs des faveurs de la fortune dans des idΘes Θtranges
et pleines de pΘrils.
Bien est-il vrai que si quelqu'un des parents de Vittoria, ainsi que dans
Rome beaucoup en eurent le soupτon, contribua, par le dΘsir d'une plus haute
fortune, α la dΘlivrer de son mari, il eut lieu de reconnaεtre bient⌠t aprΦs
combien il e√t ΘtΘ plus sage de se contenter des avantages modΘrΘs d'une
fortune agrΘable, et qui devait atteindre sit⌠t au faεte de tout ce que peut
dΘsirer l'ambition des hommes.
Pendant que Vittoria vivait ainsi reine dans sa maison, un soir que FΘlix
Peretti venait de se mettre au lit avec sa femme, une lettre lui fut remise par
une nommΘe Catherine, nΘe α Bologne et femme de chambre de Vittoria. Cette
lettre avait ΘtΘ apportΘe par un frΦre de Catherine, Dominique d'Aquaviva,
surnommΘ le Mancino (le gaucher). Cet homme Θtait banni de Rome pour plusieurs
crimes; mais α la priΦre de Catherine, FΘlix lui avait procurΘ la puissante
protection de son oncle le cardinal, et le Mancino venait souvent dans la
maison de FΘlix, qui avait en lui beaucoup de confiance.
La lettre dont nous parlons Θtait Θcrite au nom de Marcel Accoramboni,
celui de tous les frΦres de Vittoria qui Θtait le plus cher α son mari. Il
vivait le plus souvent cachΘ hors de Rome; mais cependant quelquefois il se
hasardait α entrer en ville, et alors il trouvait refuge dans la maison de
FΘlix.
Par la lettre remise α cette heure indue, Marcel appelait α son secours
son beau-frΦre FΘlix Peretti; il le conjurait de venir α son aide, et ajoutait
que, pour une affaire de la plus grande urgence, il l'attendait prΦs du palais
de Montecavallo.
FΘlix fit part α sa femme de la singuliΦre lettre qui lui Θtait remise,
puis il s'habilla et ne prit d'autre arme que son ΘpΘe. AccompagnΘ d'un seul
domestique qui portait une torche allumΘe, il Θtait sur le point de sortir
quand il trouva sous ses pas sa mΦre Camille, toutes les femmes de la maison,
et parmi elles Vittoria elle-mΩme; toutes le suppliaient avec les derniΦres
instances de ne pas sortir α cette heure avancΘe. Comme il ne se rendait pas α
leurs priΦres, elles tombΦrent α genoux, et, les larmes aux yeux, le
conjurΦrent de les Θcouter.
Ces femmes, et surtout Camille, Θtaient frappΘes de terreur par le rΘcit
des choses Θtranges qu'on voyait arriver tous les jours, et demeurer impunies
dans ces temps du pontificat de GrΘgoire XIII, pleins de troubles et
d'attentats inou∩s. Elles Θtaient encore frappΘes d'une idΘe : Marcel
Accoramboni, quand il se hasardait α pΘnΘtrer dans Rome, n'avait pas pour
habitude de faire appeler FΘlix, et une telle dΘmarche, α cette heure de la
nuit, leur semblait hors de toute convenance.
Rempli de tout le feu de son Γge, FΘlix ne se rendait point α ces motifs
de crainte; mais, quand il sut que la lettre avait ΘtΘ apportΘe par le Mancino,
homme qu'il aimait beaucoup et auquel il avait ΘtΘ utile, rien ne put
l'arrΩter, et il sortit de la maison.
Il Θtait prΘcΘdΘ, comme il a ΘtΘ dit, d'un seul domestique portant une
torche allumΘe; mais le pauvre jeune homme avait α peine fait quelques pas de
la montΘe de Montecavallo, qu'il tomba frappΘ de trois coups d'arquebuse. Les
assassins, le voyant par terre, se jetΦrent sur lui, et le criblΦrent a l'envi
de coups de poignard, jusqu'α ce qu'il leur parut bien mort. A l'instant,
cette nouvelle fatale fut portΘe α la mΦre et α la femme de FΘlix, et, par
elles, elle parvint au cardinal son oncle.
Le cardinal, sans changer de visage, sans trahir la plus petite Θmotion,
se fit promptement revΩtir de ses habits, et puis se recommanda soi-mΩme α
Dieu, et cette pauvre Γme (ainsi prise α l'improviste). Il alla ensuite chez
sa niΦce, et, avec une gravitΘ admirable et un air de paix profonde, il mit un
frein aux cris et aux pleurs fΘminins qui commenτaient α retentir dans toute la
maison. Son autoritΘ sur ces femmes fut d'une telle efficacitΘ, qu'α partir de
cet instant, et mΩme au moment o∙ le cadavre fut emportΘ hors de la maison,
l'on ne vit ou n'entendit rien de leur part qui s'ΘcartΓt le moins du monde de
ce qui a lieu, dans les familles les plus rΘglΘes, pour les morts les plus
prΘvues. Quant au cardinal Montalto lui-mΩme, personne ne put surprendre en lui
les signes, mΩme modΘrΘs, de la douleur la plus simple; rien ne fut changΘ dans
l'ordre et l'apparence extΘrieure de sa vie. Rome en fut bient⌠t convaincue,
elle qui observait avec sa curiositΘ ordinaire les moindres mouvements d'un
homme si profondΘment offensΘ.
Il arriva par hasard que, le lendemain mΩme de la mort violente de FΘlix,
le consistoire (des cardinaux) Θtait convoquΘ au Vatican. Il n'y eut pas
d'homme dans toute la ville qui ne pensΓt que pour ce premier jour, α tout le
moins, le cardinal Montalto s'exempterait de cette fonction publique. Lα, en
effet, il devait paraεtre sous les yeux de tant et de si curieux tΘmoins! On
observerait les moindres mouvements de cette faiblesse naturelle, et toutefois
si convenable α celer chez un personnage qui d'une place Θminente aspire α une
plus Θminente encore; car tout le monde conviendra qu'il n'est pas convenable
que celui qui ambitionne de s'Θlever au-dessus de tous les autres hommes se
montre ainsi homme comme tous les autres.
Mais les personnes qui avaient ces idΘes se trompΦrent doublement, car
d'abord, selon sa coutume, le cardinal Montalto fut des premiers α paraεtre
dans la salle du consistoire, et ensuite il fut impossible aux plus
clairvoyants de dΘcouvrir en lui un signe quelconque de sensibilitΘ humaine.
Au contraire, par ses rΘponses α ceux de ses collΦgues qui, α propos d'un
ΘvΘnement si cruel, cherchΦrent α lui prΘsenter des paroles de consolation,
il sut frapper tout le monde d'Θtonnement. La constance et l'apparente
immobilitΘ de son Γme au milieu d'un si atroce malheur devinrent aussit⌠t
l'entretien de la ville.
Bien est-il vrai que dans ce mΩme consistoire quelques hommes, plus
exercΘs dans l'art des cours, attribuΦrent cette apparente insensibilitΘ non α
un dΘfaut de sentiment, mais α beaucoup de dissimulation; et cette maniΦre de
voir fut bient⌠t aprΦs partagΘe par la multitude des courtisans, car il Θtait
utile de ne pas se montrer trop profondΘment blessΘ d'une offense dont sans
doute l'auteur Θtait puissant, et pouvait plus tard peut-Ωtre barrer le
chemin α la dignitΘ suprΩme.
Quelle que f√t la cause de cette insensibilitΘ apparente et complΦte, un
fait certain, c'est qu'elle frappa d'une sorte de stupeur Rome entiΦre et la
cour de GrΘgoire XIII. Mais, pour en revenir au consistoire, quand, tous les
cardinaux rΘunis, le pape lui-mΩme entra dans la salle, il tourna aussit⌠t les
yeux vers le cardinal Montalto, et on vit Sa SaintetΘ rΘpandre des larmes;
quant au cardinal, ses traits ne sortirent point de leur immobilitΘ ordinaire.
L'Θtonnement redoubla, quand, dans le mΩme consistoire, le cardinal
Montalto Θtant allΘ α son tour s'agenouiller devant le tr⌠ne de Sa SaintetΘ,
pour lui rendre compte des affaires dont il Θtait chargΘ, le pape, avant de lui
permettre de commencer, ne put s'empΩcher de laisser Θclater ses sanglots.
Quand Sa SaintetΘ fut en Θtat de parler, elle chercha α consoler le cardinal en
lui promettant qu'il serait fait prompte et sΘvΦre justice d'un attentat si
Θnorme. Mais le cardinal, aprΦs avoir remerciΘ trΦs humblement Sa SaintetΘ, la
supplia de ne pas ordonner de recherches sur ce qui Θtait arrivΘ, protestant
que, pour sa part, il pardonnait de bon coeur α l'auteur quel qu'il p√t Ωtre.
Et immΘdiatement aprΦs cette priΦre, exprimΘe en trΦs peu de mots, le cardinal
passa au dΘtail des affaires dont il Θtait chargΘ, comme si rien
d'extraordinaire ne f√t arrivΘ.
Les yeux de tous les cardinaux prΘsents au consistoire Θtaient fixΘs sur
le pape et sur Montalto; et quoi qu'il soit assurΘment fort difficile de donner
le change α l'oeil exercΘ des courtisans, aucun pourtant n'osa dire que le
visage du cardinal Montalto e√t trahi la moindre Θmotion en voyant de si prΦs
les sanglots de Sa SaintetΘ, laquelle, α dire vrai, Θtait tout α fait hors
d'elle-mΩme. Cette insensibilitΘ Θtonnante du cardinal Montalto ne se dΘmentit
point durant tout le temps de son travail avec Sa SaintetΘ. Ce fut au point que
le pape lui-mΩme en fut frappΘ, et, le consistoire terminΘ, il ne put
s'empΩcher de dire au cardinal de San Sisto, son neveu favori :
Veramente, costui Φ un gran frate ! (En vΘritΘ, cet homme est un fier
moine!)
La faτon d'agir du cardinal Montalto ne fut, en aucun point, diffΘrente
pendant toutes les journΘes qui suivirent. Ainsi que c'est la coutume, il reτut
les visites de condolΘances des cardinaux, des prΘlats et des princes romains,
et avec aucun, en quelque liaison qu'il f√t avec lui, il ne se laissa emporter
α aucune parole de douleur ou de lamentation. Avec tous, aprΦs un court
raisonnement sur l'instabilitΘ des choses humaines, confirmΘ et fortifiΘ par
des sentences ou des textes tirΘs des saintes Ecritures ou des PΦres, il
changeait promptement de discours, et venait α parler des nouvelles de la ville
ou des affaires particuliΦres du personnage avec lequel il se trouvait
exactement comme s'il e√t voulu consoler ses consolateurs.
Rome fut surtout curieuse de ce qui se passerait pendant la visite que
devait lui faire le prince Paolo Giordano Orsini, duc de Bracciano, auquel le
bruit attribuait la mort de FΘlix Peretti. Le vulgaire pensait que le cardinal
Montalto ne pourrait se trouver si rapprochΘ du prince, et lui parler en
tΩte-α-tΩte, sans laisser paraεtre quelque indice de ses sentiments.
Au moment o∙ le prince vint chez le cardinal, la foule Θtait Θnorme dans
la rue et auprΦs de la porte; un grand nombre de courtisans remplissaient
toutes les piΦces de la maison, tant Θtait grande la curiositΘ d'observer le
visage des deux interlocuteurs. Mais, chez l'un pas plus que chez l'autre,
personne ne put observer rien d'extraordinaire. Le cardinal Montalto se
conforma α tout ce que prescrivaient les convenances de la cour; il donna α son
visage une teinte d'hilaritΘ fort remarquable, et sa faτon d'adresser la parole
au prince fut remplie d'affabilitΘ.
Un instant aprΦs, en remontant en carrosse, le prince Paul, se trouvant
seul avec ses courtisans intimes, ne put s'empΩcher de dire en riant : In
fatto, Φ vero che costui Θ un gran frate ! (Il est parbleu bien vrai, cet homme
est un fier moine!) comme s'il e√t voulu confirmer la vΘritΘ du mot ΘchappΘ au
pape quelques jours auparavant.
Les sages ont pensΘ que la conduite tenue en cette circonstance par le
cardinal Montalto lui aplanit le chemin du tr⌠ne; car beaucoup de gens prirent
de lui cette opinion que, soit par nature ou par vertu, il ne savait pas ou ne
voulait pas nuire α qui que ce f√t, encore qu'il e√t grand sujet d'Ωtre irritΘ.
FΘlix Peretti n'avait laissΘ rien d'Θcrit relativement α sa femme; elle
dut en consΘquence retourner dans la maison de ses parents. Le cardinal
Montalto lui fit remettre, avant son dΘpart, les habits, les joyaux, et
gΘnΘralement tous les dons qu'elle avait reτus pendant qu'elle Θtait la femme
de son neveu.
Le troisiΦme jour aprΦs la mort de FΘlix Peretti, Vittoria, accompagnΘe de
sa mΦre, alla s'Θtablir dans le palais du prince Orsini. Quelques-uns dirent
que ces femmes furent portΘes α cette dΘmarche par le soin de leur s√retΘ
personnelle, la corte paraissant les menacer comme accusΘes de consentement α
l'homicide commis, ou du moins d'en avoir eu connaissance avant l'exΘcution;
d'autres pensΦrent (et ce qui arriva plus tard sembla confirmer cette idΘe)
qu'elles furent portΘes α cette dΘmarche pour effectuer le mariage, le prince
ayant promis α Vittoria de l'Θpouser aussit⌠t qu'elle n'aurait plus de mari.
Toutefois, ni alors ni plus tard, on n'a connu clairement l'auteur de la
mort de FΘlix, quoique tous aient eu des soupτons sur tous. La plupart
cependant attribuaient cette mort au prince Orsini; tous savaient qu'il avait
eu de l'amour pour Vittoria, il en avait donnΘ des marques non Θquivoques; et
le mariage qui survint fut une grande preuve, car la femme Θtait d'une
condition tellement infΘrieure, que la seule tyrannie de la passion d'amour put
l'Θlever jusqu'α l'ΘgalitΘ matrimoniale. Le vulgaire ne fut point dΘtournΘ de
cette faτon de voir par une lettre adressΘe au gouverneur de Rome, et que l'on
rΘpandit peu de jours aprΦs le fait. Cette lettre Θtait Θcrite au nom de CΘsar
Palantieri, jeune homme d'un caractΦre fougueux et qui Θtait banni de la ville.
Dans cette lettre, Palantieri disait qu'il n'Θtait pas nΘcessaire que sa
seigneurie illustrissime se donnΓt la peine de chercher ailleurs l'auteur de la
mort de FΘlix Peretti, puisque lui-mΩme l'avait fait tuer α la suite de
certains diffΘrends survenus entre eux quelque temps auparavant.
Beaucoup pensΦrent que cet assassinat n'avait pas eu lieu sans le
consentement de la maison Accoramboni; on accusa les frΦres de Vittoria, qui
auraient ΘtΘ sΘduits par l'ambition d'une alliance avec un prince si puissant
et si riche. On accusa surtout Marcel, α cause de l'indice fourni par la lettre
qui fit sortir de chez lui le malheureux FΘlix. On parla mal de Vittoria
elle-mΩme, quand on la vit consentir α aller habiter le palais des Orsini comme
future Θpouse, sit⌠t aprΦs la mort de son mari. On prΘtendait qu'il est peu
probable qu'on arrive ainsi en un clin d'oeil α se servir des petites armes, si
l'on n'a pas fait usage, pendant quelque temps du moins, des armes de longue
portΘe.
L'information sur ce meurtre fut faite par monseigneur Portici, gouverneur
de Rome, d'aprΦs les ordres de GrΘgoire XIII. On y voit seulement que ce
Dominique, surnommΘ Mancino, arrΩtΘ par la corte, avoue et sans Ωtre mis α la
question (tormentato), dans le second interrogatoire, en date du 24 fΘvrier
1582 :
½Que la mΦre de Vittoria fut la cause de tout, et qu'elle fut secondΘe par
la cameriera de Bologne, laquelle, aussit⌠t aprΦs le meurtre, prit refuge dans
la citadelle de Bracciano (appartenant au prince Orsini et o∙ la corte n'e√t
osΘ pΘnΘtrer), et que les exΘcuteurs du crime furent Machione de Gubbio et Paul
Barca de Bracciano, lancie spezzate (soldats) d'un seigneur duquel, pour de
dignes raisons, on n'a pas insΘrΘ le nom.╗
A ces dignes raisons se joignirent, comme je crois, les priΦres du
cardinal Montalto, qui demanda avec instance que les recherches ne furent pas
poussΘes plus loin, et en effet il ne fut plus question du procΦs. Le Mancino
fut mis hors de prison avec le precetto (ordre) de retourner directement α son
pays, sous peine de la vie, et de ne jamais s'en Θcarter sans une permission
expresse. La dΘlivrance de cet homme eut lieu en 1583, le jour de Saint Louis,
et, comme ce jour Θtait aussi celui de la naissance du cardinal Montalto, cette
circonstance me confirme de plus en plus dans la croyance que ce fut α sa
priΦre que cette affaire fut terminΘe ainsi. Sous un gouvernement aussi faible
que celui de GrΘgoire XIII, un tel procΦs pouvait avoir des consΘquences fort
dΘsagrΘables et sans aucune compensation.
Les mouvements de la corte furent ainsi arrΩtΘs, mais le pape GrΘgoire
XIII ne voulut pourtant pas consentir α ce que le prince Paul Orsini, duc de
Bracciano, ΘpousΓt la veuve Accoramboni. Sa SaintetΘ, aprΦs avoir infligΘ α
cette derniΦre une sorte de prison, donna le precetto au prince et α la veuve
de ne point contracter de mariage ensemble sans une permission expresse de lui
ou de ses successeurs.
GrΘgoire XIII vint α mourir (au commencement de 1585), et les docteurs en
droit, consultΘs par le prince Paul Orsini, ayant rΘpondu qu'ils estimaient
que le precetto Θtait annulΘ par la mort de qui l'avait imposΘ, il rΘsolut
d'Θpouser Vittoria avant l'Θlection d'un nouveau pape. Mais le mariage ne put
se faire aussit⌠t que le prince le dΘsirait, en partie parce qu'il voulait
avoir le consentement des frΦres de Vittoria, et il arriva qu'Octave
Accoramboni, ΘvΩque de Fossombrone, ne voulut jamais donner le sien, et en
partie parce qu'on ne croyait pas que l'Θlection du successeur de GrΘgoire XIII
d√t avoir lieu aussi promptement. Le fait est que le mariage ne se fit que le
jour mΩme que fut crΘΘ pape le cardinal Montalto, si intΘressΘ dans cette
affaire, c'est-α-dire le 24 avril 1585, soit que ce f√t l'effet du hasard, soit
que le prince f√t bien aise de montrer qu'il ne craignait pas plus la corte
sous le nouveau pape qu'il n'avait fait sous GrΘgoire XIII.
Ce mariage offensa profondΘment l'Γme de Sixte-Quint (car tel fut le nom
choisi par le cardinal Montalto); il avait dΘjα quittΘ les faτons de penser
convenables α un moine, et montΘ son Γme α la hauteur du grade dans lequel Dieu
venait de le placer.
Le pape ne donna pourtant aucun signe de colΦre; seulement, le prince
Orsini s'Θtant prΘsentΘ ce mΩme jour avec la foule des seigneurs romains pour
lui baiser le pied, et avec l'intention secrΦte de tΓcher de lire, dans les
traits du Saint-PΦre, ce qu'il avait α attendre ou α craindre de cet homme
jusque-lα si peu connu, il s'aperτut qu'il n'Θtait plus temps de plaisanter.
Le nouveau pape ayant regardΘ le prince d'une faτon singuliΦre, et n'ayant pas
rΘpondu un seul mot au compliment qu'il lui adressa, celui-ci prit la
rΘsolution de dΘcouvrir sur-le-champ quelles Θtaient les intentions de Sa
SaintetΘ α son Θgard.
Par le moyen de Ferdinand, cardinal de MΘdicis (frΦre de sa premiΦre
femme), et de l'ambassadeur catholique, il demanda et obtint du pape une
audience dans sa chambre : lα il adressa α Sa SaintetΘ un discours ΘtudiΘ, et,
sans faire mention des choses passΘes, il se rΘjouit avec elle α l'occasion de
sa nouvelle dignitΘ, et lui offrit, comme un trΦs fidΦle vassal et serviteur,
tout son avoir et toutes ses forces.
Le pape l'Θcouta avec un sΘrieux extraordinaire, et α la fin lui rΘpondit
que personne ne dΘsirait plus que lui que la vie et les actions de Paolo
Giordano Orsini fussent α l'avenir dignes du sang Orsini et d'un vrai chevalier
chrΘtien; que, quant α ce qu'il avait ΘtΘ par le passΘ envers le Saint-SiΦge et
envers la personne de lui, pape, personne ne pouvait lui dire que sa propre
conscience; que pourtant, lui, prince, pouvait Ωtre assurΘ d'une chose, α
savoir, que tout ainsi qu'il lui pardonnait volontiers ce qu'il avait pu faire
contre FΘlix Peretti et contre FΘlix, cardinal Montalto, jamais il ne lui
pardonnerait ce qu'α l'avenir il pourrait faire contre le pape Sixte; qu'en
consΘquence il l'engageait α aller sur-le-champ expulser de sa maison et des
Etats tous les brigands (exilΘs) et les malfaiteurs auxquels, jusqu'au prΘsent
moment, il avait donnΘ asile.
Sixte-Quint avait une efficacitΘ singuliΦre, de quelque ton qu'il voul√t
se servir en parlant; mais, quand il Θtait irritΘ et menaτant, on e√t dit que
ses yeux lanτaient la foudre. Ce qu'il y a de certain, c'est que le prince Paul
Orsini, accoutumΘ de tout temps α Ωtre craint des papes, fut portΘ α penser si
sΘrieusement α ses affaires par cette faτon de parler du pape, telle qu'il
n'avait rien entendu de semblable pendant l'espace de treize ans, qu'α peine
sorti du palais de Sa SaintetΘ il courut chez le cardinal de MΘdicis lui
raconter ce qui venait de se passer. Puis il rΘsolut, par le conseil du
cardinal, de congΘdier, sans le moindre dΘlai, tous ces hommes repris de
justice auxquels il donnait asile dans son palais et dans ses Etats, et il
songea au plus vite α trouver quelque prΘtexte honnΩte pour sortir
immΘdiatement des pays soumis au pouvoir de ce pontife si rΘsolu.
Il faut savoir que le prince Paul Orsini Θtait devenu d'une grosseur
extraordinaire; ses jambes Θtaient plus grosses que le corps d'un homme
ordinaire, et une de ces jambes Θnormes Θtait affligΘe du mal nommΘ la lupa
(la louve), ainsi appelΘ parce qu'il faut la nourrir avec une grande abondance
de viande fraεche qu'on applique sur la partie affectΘe; autrement l'humeur
violente, ne trouvant pas de chair morte α dΘvorer, se jetterait sur les chairs
vivantes qui l'entourent.
Le prince prit prΘtexte de ce mal pour aller aux cΘlΦbres bains d'Albano,
prΦs de Padoue, pays dΘpendant de la rΘpublique de Venise; il partit avec sa
nouvelle Θpouse vers le milieu de juin. Albano Θtait un port trΦs s√r pour lui;
car depuis un grand nombre d'annΘes, la maison Orsini Θtait liΘe α la
rΘpublique de Venise par des services rΘciproques.
ArrivΘ en ce pays de s√retΘ, le prince ne pensa qu'α jouir des agrΘments
de plusieurs sΘjours; et, dans ce dessein, il loua trois magnifiques palais :
l'un α Venise, le palais Dandolo, dans la rue de la Zecca; le second α Padoue,
et ce fut le palais Foscarini, sur la magnifique place nommΘe l'Arena; il
choisit le troisiΦme α Salo, sur la rive dΘlicieuse du lac de Garde : celui-ci
avait appartenu autrefois α la famille Sforza Pallavicini.
Les seigneurs de Venise (le gouvernement de la rΘpublique) apprirent avec
plaisir l'arrivΘe dans leurs Etats d'un tel prince, et lui offrirent aussit⌠t
une trΦs noble condotta (c'est-α-dire une somme considΘrable payΘe
annuellement, et qui devait Ωtre employΘe par le prince α lever un corps de
deux ou trois mille hommes dont il aurait le commandement). Le prince se
dΘbarrassa de cette offre fort lestement; il fit rΘpondre α ces sΘnateurs que,
bien que, par une inclination naturelle et hΘrΘditaire en sa famille, il se
sentεt portΘ de coeur au service de la sΘrΘnissime rΘpublique, toutefois, se
trouvant prΘsentement attachΘ au roi catholique, il ne lui semblait pas
convenable d'accepter un autre engagement. Une rΘponse aussi rΘsolue jeta
quelque tiΘdeur dans l'esprit des sΘnateurs. D'abord ils avaient pensΘ α lui
plaire, α son arrivΘe α Venise et au nom de tout le public, une rΘception fort
honorable; ils se dΘterminΦrent, sur sa rΘponse, α le laisser arriver comme un
simple particulier.
Le prince Orsini, informΘ de tout, prit la rΘsolution de ne pas mΩme aller
α Venise. Il Θtait dΘjα dans le voisinage de Padoue, il fit un dΘtour dans cet
admirable pays, et se rendit avec toute sa suite, dans la maison prΘparΘe pour
lui α Salo, sur les bords du lac de Garde. Il y passa tout cet ΘtΘ au milieu
des passe-temps les plus agrΘables et les plus variΘs.
L'Θpoque du changement (de sΘjour) Θtant arrivΘe, le prince fit quelques
petits voyages, α la suite desquels il lui sembla ne pouvoir supporter la
fatigue comme autrefois; il eut des craintes pour sa santΘ; enfin il songea α
aller passer quelques jours α Venise, mais il en fut dΘtournΘ par sa femme,
Vittoria, qui l'engagea α continuer de sΘjourner α Salo.
Il y a eu des gens qui ont pensΘ que Vittoria Accoramboni s'Θtait aperτue
du pΘril que couraient les jours du prince son mari, et qu'elle ne l'engagea α
rester α Salo que dans le dessein de l'entraεner plus tard hors d'Italie, et
par exemple dans quelque ville libre, chez les Suisses; par ce moyen elle
mettait en s√retΘ, en cas de mort du prince, et sa personne et sa fortune
personnelle.
Que cette conjecture ait ΘtΘ fondΘe ou non, le fait est que rien de tel
n'arriva, car le prince ayant ΘtΘ attaquΘ d'une nouvelle indisposition α Salo,
le 10 novembre, il eut sur-le-champ le pressentiment de ce qui devait arriver.
Il eut pitiΘ de sa malheureuse femme; il la voyait, dans la plus belle
fleur de sa jeunesse, rester pauvre autant de rΘputation que des biens de la
fortune, ha∩e des princes rΘgnants en Italie, peu aimΘe des Orsini, et sans
espoir d'un autre mariage aprΦs sa mort. Comme un seigneur magnanime et de foi
loyale, il fit, de son propre mouvement, un testament par lequel il voulut
assurer la fortune de cette infortunΘe. Il lui laissa en argent ou en joyaux
la somme importante de cent mille piastres, outre tous les chevaux, carrosses
et meubles dont il se servait dans ce voyage. Tout le reste de sa fortune fut
laissΘ par lui α Virginio Orsini, son fils unique, qu'il avait eu de sa
premiΦre femme, soeur de Franτois Ier, grand-duc de Toscane (celle-lα mΩme
qu'il fit tuer pour infidΘlitΘ, du consentement de ses frΦres).
Mais combien sont incertaines les prΘvisions des hommes! Les dispositions
que Paul Orsini pensait devoir assurer une parfaite sΘcuritΘ α cette
malheureuse jeune femme se changΦrent pour elle en prΘcipices et en ruine.
AprΦs avoir signΘ son testament, le prince se trouva un peu mieux le 12
novembre. Le matin du 13 on le saigna, et les mΘdecins, n'ayant d'espoir que
dans une diΦte sΘvΦre, laissΦrent les ordres les plus prΘcis pour qu'il ne prεt
aucune nourriture.
Mais ils Θtaient α peine sortis de la chambre, que le prince exigea qu'on
lui servεt α dεner; personne n'osa le contredire, et il mangea et but comme α
l'ordinaire. A peine le repas fut-il terminΘ, qu'il perdit connaissance et deux
heures avant le coucher du soleil il Θtait mort.
AprΦs cette mort subite, Vittoria Accoramboni, accompagnΘe de Marcel, son
frΦre, et de toute la cour du prince dΘfunt, se rendit α Padoue dans le palais
Foscarini, situΘ prΦs de l'Arena, celui-lα mΩme que le prince Orsini avait louΘ.
Peu aprΦs son arrivΘe, elle fut rejointe par son frΦre Flaminio, qui
jouissait de toute la faveur du cardinal FarnΦse. Elle s'occupa alors des
dΘmarches nΘcessaires pour obtenir le payement du legs que lui avait fait son
mari; ce legs s'Θlevait α soixante mille piastres effectives qui devaient lui
Ωtre payΘes dans le terme de deux annΘes, et cela indΘpendamment de la dot, de
la contre-dot, et de tous les joyaux et meubles qui Θtaient en son pouvoir. Le
prince Orsini avait ordonnΘ, par son testament, qu'α Rome, ou dans telle autre
ville, au choix de la duchesse, on lui achΦterait un palais de dix mille
piastres, et une vigne (maison de campagne) de six mille; il avait prescrit de
plus qu'il f√t pourvu α sa table et α tout son service comme il convenait α une
femme de son rang. Le service devait Ωtre de quarante domestiques, avec un
nombre de chevaux correspondant.
La signora Vittoria avait beaucoup d'espoir dans la faveur des princes de
Ferrare, de Florence et d'Urbin, et dans celle des cardinaux FarnΦse et de
MΘdicis nommΘs par le feu prince ses exΘcuteurs testamentaires. Il est α
remarquer que le testament avait ΘtΘ dressΘ α Padoue, et soumis aux lumiΦres
des excellentissimes Parrizolo et Menochio, premiers professeurs de cette
universitΘ et aujourd'hui si cΘlΦbres jurisconsultes.
Le prince Louis Orsini arriva α Padoue pour s'acquitter de ce qu'il avait
α faire relativement au feu duc et α sa veuve, et se rendre ensuite au
gouvernement de l'εle de Corfou, auquel il avait ΘtΘ nommΘ par la sΘrΘnissime
rΘpublique.
Il naquit d'abord une difficultΘ entre la signora Vittoria et le prince
Louis, sur les chevaux du feu duc, que le prince disait n'Ωtre pas proprement
des meubles suivant la faτon ordinaire de parler; mais la duchesse prouva
qu'ils devaient Ωtre considΘrΘs comme des meubles proprement dits, et il fut
rΘsolu qu'elle en retiendrait l'usage jusqu'α dΘcision ultΘrieure; elle donnap
our garantie le seigneur Soardi de Bergame, condottiere des seigneurs
vΘnitiens, gentilhomme fort riche et des premiers de sa patrie.
Il survint une autre difficultΘ au sujet d'une certaine quantitΘ de
vaisselle d'argent, que le feu duc avait remise au prince Louis comme gage
d'une somme d'argent que celui-ci avait prΩtΘe au duc. Tout fut dΘcidΘ par
voie de justice, car le sΘrΘnissime (duc) de Ferrare s'employait pour que les
derniΦres dispositions du feu prince Orsini eussent leur entiΦre exΘcution.
Cette seconde affaire fut dΘcidΘe le 23 dΘcembre, qui Θtait un dimanche.
La nuit suivante, quarante hommes entrΦrent dans la maison de ladite dame
Accoramboni. Ils Θtaient revΩtus d'habits de toile taillΘs d'une maniΦre
extravagante et arrangΘs de faτon qu'ils ne pouvaient Ωtre reconnus, sinon par
la voix; et, lorsqu'ils s'appelaient entre eux, ils faisaient usage de certains
noms de jargon.
Ils cherchΦrent d'abord la personne de la duchesse, et, l'ayant trouvΘe,
l'un d'eux lui dit : ½Maintenant il faut mourir.╗
Et, sans lui accorder un moment, encore qu'elle demandΓt de se recommander
α Dieu, il la perτa d'un poignard Θtroit au-dessous du sein gauche, et, agitant
le poignard en tous sens, le cruel demanda plusieurs fois α la malheureuse de
lui dire s'il lui touchait le coeur; enfin elle rendit le dernier soupir.
Pendant les autres cherchaient les frΦres de la duchesse, desquels l'un,
Marcel, eut la vie sauve parce qu'on ne le trouva pas dans la maison; l'autre
fut percΘ de cent coups. Les assassins laissΦrent les morts par terre; toute
la maison en pleurs et en cris; et, s'Θtant saisis de la cassette qui contenait
les joyaux et l'argent, ils partirent.
Cette nouvelle parvint rapidement aux magistrats de Padoue; ils firent
reconnaεtre les corps morts, et rendirent compte α Venise.
Pendant tout le lundi, le concours fut immense audit palais et α l'Θglise
des Ermites pour voir les cadavres. Les curieux Θtaient si Θmus de pitiΘ,
particuliΦrement α voir la duchesse si belle; ils pleuraient son malheur, et
dentibus fremebant (et grinτaient des dents) contre les assassins; mais on ne
savait pas encore leurs noms.
La corte Θtait venue en soupτon, sur de forts indices, que la chose avait
ΘtΘ faite par les ordres, ou du moins avec le consentement dudit prince Louis,
elle le fit appeler, et lui, voulant entrer in corte (dans le tribunal) du trΦs
illustre capitaine avec une suite de quarante hommes armΘs, on lui barra la
porte, et on lui dit qu'il entrΓt avec trois ou quatre seulement. Mais, au
moment o∙ ceux-ci passaient, les autres se jetΦrent α leur suite, ΘcartΦrent
les gardes, et ils entrΦrent tous.
Le prince Louis arrivΘ devant le trΦs illustre capitaine, se plaignait
d'un tel affront, allΘguant qu'il n'avait reτu un traitement pareil d'aucun
prince souverain. Le trΦs illustre capitaine lui ayant demandΘ s'il savait
quelque chose touchant la mort de signora Vittoria, et ce qui Θtait arrivΘ lan
uit prΘcΘdente, il rΘpondit que oui, et qu'il avait ordonnΘ qu'on en rendεt
compte α la justice. On voulut mettre sa rΘponse par Θcrit; il rΘpondit que les
hommes de son rang n'Θtaient pas tenus α cette formalitΘ, et que,
semblablement, ils ne devaient pas Ωtre interrogΘs.
Le prince Louis demanda la permission d'expΘdier un courrier α Florence
avec une lettre pour le prince Virginio Orsini, auquel il rendait compte du
procΦs et du crime survenu. Il montra une lettre feinte qui n'Θtait pas la
vΘritable, et obtint ce qu'il demandait.
Mais l'homme expΘdiΘ fut arrΩtΘ hors de la ville et soigneusement fouillΘ;
on trouva la lettre que le prince Louis avait montrΘe, et une seconde lettre
cachΘe dans les bottes du courrier; elle Θtait de la teneur suivante :
AU SEIGNEUR VIRGINIO ORSINI
½TrΦs Illustre Seigneur,
Nous avons mis α exΘcution ce qui avait ΘtΘ convenu entre nous, et de telle
faτon, que nous avons pris pour dupe le trΦs illustre Tondini (apparemment le
nom du chef de la corte qui avait interrogΘ le prince), si bien que l'on me
tient ici pour le plus galant homme du monde. J'ai fait la chose en personne,
ainsi ne manquez pas d'envoyer sur-le-champ les gens que vous savez.╗
Cette lettre fit impression sur les magistrats; ils se hΓtΦrent de
l'envoyer α Venise; par leur ordre les portes de la ville furent fermΘes, et
les murailles garnies de soldats le jour et la nuit. On publia un avis portant
des peines sΘvΦres pour qui, ayant connaissance des assassins, ne
communiquerait pas ce qu'il savait α la justice. Ceux des assassins quip
orteraient tΘmoignage contre un des leurs ne seraient point inquiΘtΘs, et mΩme
on leur compterait une somme d'argent. Mais sur les sept heures de nuit,
la veille de Noδl (le 24 dΘcembre, vers minuit), Alo∩se Bragadin arriva de
Venise avec d'amples pouvoirs de la part du sΘnat, et l'ordre de faire arrΩter
vifs ou morts, et quoi qu'il en p√t co√ter, ledit prince et tous les siens.
Ledit seigneur avogador Bragadin, les seigneurs capitaine et podestat se
rΘunirent dans la forteresse.
Il fut ordonnΘ, sous peine de la potence (della forca), α toute la milice
α pied et α cheval, de se rendre bien pourvue d'armes autour de la maison dudit
prince Louis, voisine de la forteresse, et contiguδ α l'Θglise de
Saint-Augustin sur l'Arena.
Le jour arrivΘ (qui Θtait celui de Noδl), un Θdit fut publiΘ dans la
ville, qui exhortait les fils de Saint-Marc α courir en armes α la maison du
seigneur Louis; ceux qui n'avaient pas d'armes Θtaient appelΘs α la forteresse,
o∙ on leur en remettrait autant qu'ils voudraient; cet Θdit promettait une
rΘcompense de deux mille ducats α qui remettrait α la corte, vif ou mort, ledit
seigneur Louis, et cinq cents ducats pour la personne de chacun de ses gens. De
plus, il y avait ordre α qui ne serait pas pourvu d'armes de ne point approcher
de la maison du prince, afin de ne pas porter obstacle α qui se battrait dans le
cas o∙ il jugerait α propos de faire quelque sortie.
En mΩme temps, on plaτa des fusils de rempart, des mortiers et de la
grosse artillerie sur les vieilles murailles, vis-α-vis la maison occuΘ>e par
le prince; on en mit autant sur les murailles neuves, desquelles on voyait le
derriΦre de ladite maison. De ce c⌠tΘ, on avait placΘ la cavalerie de faτon α
ce qu'elle p√t se mouvoir librement, si l'on avait besoin d'elle. Sur les bords
de la riviΦre, on Θtait occupΘ α disposer des bancs, des armoires, des chars et
autres meubles propres α faire office de parapets. On pensait, par ce moyen,
mettre obstacle aux mouvements des assiΘgΘs, s'ils entreprenaient de marcher
contre le peuple en ordre serrΘ. Ces parapets devaient aussi servir α protΘger
les artilleurs et les soldats contre les arquebusades des assiΘgΘs.
Enfin on plaτa des barques sur la riviΦre, en face et sur les c⌠tΘs de la
maison du prince, lesquelles Θtaient chargΘes d'hommes armΘs de mousquets et
d'autres armes propres α inquiΘter l'ennemi, s'il tentait une sortie : en mΩme
temps on fit des barricades dans toutes les rues.
Pendant ces prΘparatifs arriva une lettre, rΘdigΘe en termes fort
convenables, par laquelle le prince se plaignait d'Ωtre jugΘ coupable et de se
voir traitΘ en ennemi, et mΩme en rebelle, avant que l'on e√t examinΘ
l'affaire. Cette lettre avait ΘtΘ composΘe par Liveroto.
Le 27 dΘcembre, trois gentilshommes, des principaux de la ville, furent
envoyΘs par les magistrats au seigneur Louis, qui avait lui, avec dans sa
maison, quarante hommes, tous anciens soldats accoutumΘs aux armes. On les
trouva occupΘs α se fortifier avec des parapets formΘs de planches et de
matelas mouillΘs, et α prΘparer leurs arquebuses.
Ces trois gentilshommes dΘclarΦrent au prince que les magistrats Θtaient
rΘsolus α s'emparer de sa personne; ils l'exhortΦrent α se rendre, ajoutant
que, par cette dΘmarche, avant qu'on en f√t venu aux voies de fait, il pouvait
espΘrer d'eux quelque misΘricorde. A quoi le seigneur Louis rΘpondit que si,
avant tout, les gardes placΘes autour de sa maison Θtaient levΘes, il se
rendrait auprΦs des magistrats accompagnΘs de deux ou trois des siens pour
traiter de l'affaire, sous la condition expresse qu'il serait toujours libre de
rentrer dans sa maison.
Les ambassadeurs prirent ces propositions Θcrites de sa main, et
retournΦrent auprΦs des magistrats, qui refusΦrent les conditions,
particuliΦrement d'aprΦs les conseils du trΦs illustre Pio Enea, et autres
nobles prΘsents. Les ambassadeurs retournΦrent auprΦs du prince, et lui
annoncΦrent que, s'il ne se rendait pas purement et simplement, on allait raser
sa maison avec de l'artillerie; α quoi il rΘpondit qu'il prΘfΘrait la mort α
cet acte de soumission.
Les magistrats donnΦrent le signal de la bataille, et, quoiqu'on e√t pu
dΘtruire presque entiΦrement la maison par une seule dΘcharge, on aima mieux
agir d'abord avec de certains mΘnagements, pour voir si les assiΘgΘs ne
consentiraient point α se rendre.
Ce parti a rΘussi, et l'on a ΘpargnΘ α Saint-Marc beaucoup d'argent, qui
aurait ΘtΘ dΘpensΘ α rebΓtir les parties dΘtruites du palais attaquΘ; toutefois,
il n'a pas ΘtΘ approuvΘ gΘnΘralement. Si les hommes du seigneur Louis avaient
pris leur parti sans balancer, et fussent ΘlancΘs hors de la maison, le succΦs
e√t ΘtΘ fort incertain. C'Θtaient de vieux soldats; ils ne manquaient ni de
munitions, ni d'armes, ni de courage, et, surtout, ils avaient le plus grand
intΘrΩt α vaincre; ne valait-il pas mieux, mΩme en mettant les choses au pis,
mourir d'un coup d'arquebuse que de la main du bourreau? D'ailleurs, α qui
avaient-ils affaire? α de malheureux assiΘgeants peu expΘrimentΘs dans les
armes, et les seigneurs, dans ce cas, se seraient repentis de leur clΘmence et
de leur bontΘ naturelle.
On commenτa donc α battre la colonnade qui Θtait sur le devant de la
maison; ensuite, tirant toujours un peu plus haut, on dΘtruisit le mur de
faτade qui est derriΦre. Pendant ce temps, les gens du dedans tirΦrent force
arquebusades, mais sans autre effet que de blesser α l'Θpaule un homme du
peuple.
Le seigneur Louis criait avec une grande impΘtuositΘ : Bataille! bataille!
guerre! guerre! Il Θtait trΦs occupΘ α faire fondre les balles avec l'Θtain des
plats et le plomb des carreaux des fenΩtres. Il menaτait de faire une sortie,
mais les assiΘgeants prirent de nouvelles mesures, et l'on fit avancer de
l'artillerie de plus gros calibre.
Au premier coup qu'elle tira, elle fit Θcrouler un grand morceau de la
maison, et un certain Pandolfo Leupratti de Camerino tomba dans les ruines.
C'Θtait un homme de grand courage et un bandit de grande importance? Il Θtait
banni des Etats de la sainte Eglise, et sa tΩte avait ΘtΘ mise au prix de
quatre cents piastres par le trΦs illustre seigneur Vitelli, pour la mort de
Vincent Vitelli, lequel avait ΘtΘ attaquΘ dans sa voiture, et tuΘ α coups
d'arquebuse et de poignard, donnΘs par le prince Louis Orsini, avec le bras du
susdit Pandolfo et de ses compagnons. Tout Θtourdi de sa chute, Pandolfo ne
pouvait faire aucun mouvement; un serviteur des seigneurs Caidi Lista s'avanτa
sur lui armΘ d'un pistolet, et trΦs bravement il lui coupa la tΩte, qu'il se
hΓta de porter α la forteresse et de remettre aux magistrats.
Peu aprΦs un autre coup d'artillerie fit tomber un pan de la maison, et en
mΩme temps le comte de Montemelino de PΘrouse, et il mourut dans les ruines,
tout fracassΘ par le boulet.
On vit ensuite sortir de la maison un personnage nommΘ le colonel Lorenzo,
des nobles de Camerino, homme fort riche et qui en plusieurs occasions avait
donnΘ des preuves de valeur et Θtait fort estimΘ du prince. Il rΘsolut de ne
pas mourir tout α fait sans vengeance; il voulut tirer son fusil; mais, encore
que la roue tournΓt, il arriva, peut-Ωtre par la permission de Dieu, que
l'arquebuse ne prit pas feu, et dans cet instant il eut le corps traversΘ d'une
balle. Le coup avait ΘtΘ tirΘ par un pauvre diable, rΘpΘtiteur des Θcoliers α
Saint-Michel. Et tandis que pour gagner la rΘcompense promise, celui-ci
s'approchait pour lui couper la tΩte, il fut prΘvenu par d'autres plus lestes
et surtout plus forts que lui, lesquels prirent la bourse, le ceinturon, le
fusil, l'argent et les bagues du colonel, et lui coupΦrent la tΩte.
Ceux-ci Θtant morts, dans lesquels le prince Louis avait le plus de
confiance, il resta fort troublΘ, et on ne le vit plus se donner aucun
mouvement.
Le seigneur Filenfi, son maεtre de casa et secrΘtaire en habit civil, fit
signe d'un balcon avec un mouchoir blanc qu'il se rendait. Il sortit et fut
menΘ α la citadelle, conduit sous le bras, comme on dit qu'il est d'usage α la
guerre, par Anselme Suardo, lieutenant des seigneurs (magistrats).
InterrogΘ sur-le-champ, il dit n'avoir aucune faute dans ce qui s'Θtait
passΘ, parce que la veille de Noδl seulement il Θtait arrivΘ de Venise, o∙ il
s'Θtait arrΩtΘ plusieurs jours pour les affaires du prince.
On lui demanda quel nombre de gens avait avec lui le prince; il rΘpondit :
½Vingt ou trente personnes.╗
On lui demanda leurs noms, il rΘpondit qu'il y en avait huit ou dix qui,
Θtant personnes de qualitΘ, mangeaient, ainsi que lui, α la table du prince, et
que de ceux-lα il savait les noms, mais que des autres, gens de vie vagabonde
et arrivΘs depuis peu auprΦs du prince, il n'avait aucune particuliΦre
connaissance.
Il nomma treize personnes, y compris le frΦre de Liveroto.
Peu aprΦs, l'artillerie, placΘe sur les murailles de la ville, commenτa α
jouer. Les soldats se placΦrent dans les maisons contiguδs α celles du prince
pour empΩcher la fuite de ses gens. Ledit prince, qui avait couru les mΩmes
pΘrils que les deux dont nous avons racontΘ la mort, dit α ceux qui
l'entouraient de se soutenir jusqu'α ce qu'ils vissent un Θcrit de sa main
accompagnΘ d'un certain signe; aprΦs quoi il se rendit α cet Anselme Suardo,
dΘjα nommΘ ci-dessus. Et parce qu'on ne put le conduire en carrosse, ainsi
qu'il Θtait prescrit, α cause de la grande foule de peuple et des barricades
faites dans les rues, il fut rΘsolu qu'il irait α pied.
Il marcha au milieu des gens de Marcel Accoramboni; il avait α ses c⌠tΘs
les seigneurs condottieri, le lieutenant Suardo, d'autres capitaines et
gentilshommes de la ville, tous trΦs bien fournis d'armes. Venait ensuite une
bonne compagnie d'hommes d'armes et de soldats de la ville. Le prince Louis
marchait vΩtu de brun, son stylet au c⌠tΘ, et son manteau relevΘ sous le bras
d'un air fort ΘlΘgant; il dit avec un sourire rempli de dΘdain : Si j'avais
combattu! voulant presque faire entendre qu'il l'aurait emportΘ. Conduit devant
les seigneurs, il les salua aussit⌠t, et dit :
-- Messieurs, je suis prisonnier de ce gentilhomme, montrant le seigneur
Anselme, et je suis trΦs fΓchΘ de ce qui est arrivΘ et qui n'a pas dΘpendu de
moi.
Le capitaine ayant ordonnΘ qu'on lui enlevΓt le stylet qu'il avait au c⌠tΘ,
il s'appuya α un balcon, et commenτa α se tailler les ongles avec une paire de
ciseaux qu'il trouva lα.
On lui demanda quelles personnes il avait dans sa maison; il nomma parmi
les autres le colonel Liveroto et le comte Montemelino dont il avait ΘtΘ parlΘ
ci-dessus, ajoutant qu'il donnerait dix mille piastres pour racheter l'un
d'eux, et que pour l'autre il donnerait son sang mΩme. Il demanda d'Ωtre placΘ
dans un lieu convenable α un homme tel que lui. La chose Θtant ainsi convenue,
il Θcrivit de sa main aux siens, leur ordonnant de se rendre, et il donna sa
bague pour signe. Il dit au seigneur Anselme qu'il lui donnait son ΘpΘe et son
fusil, le priant, lorsqu'on aurait trouvΘ ses armes dans sa maison, de s'en
servir pour l'amour de lui, comme Θtant armes d'un gentilhomme et non de
quelque soldat vulgaire.
Les soldats entrΦrent dans la maison, la visitΦrent avec soin, et
sur-le-champ on fit l'appel des gens du prince, qui se trouvΦrent au nombre de
trente-quatre, aprΦs quoi, ils furent conduits deux α deux dans la prison du
palais. Les morts furent laissΘs en proie aux chiens, et on se hΓta de rendre
compte du tout α Venise.
On s'aperτut que beaucoup de soldats du prince Louis, complices du fait,
ne se trouvaient pas; on dΘfendit de leur donner asile, sous peine, pour les
contrevenants, de la dΘmolition de leur maison et de la confiscation de leurs
biens; ceux qui les dΘnonceraient recevraient cinquante piastres. Par ces
moyens, on en trouva plusieurs.
On expΘdia de Venise une frΘgate α Candie, portant ordre au seigneur
Latino Orsini de revenir sur-le-champ pour affaire de grande importance, et
l'on croit qu'il perdra sa charge.
Hier matin, qui fut le jour de saint Etienne, tout le monde s'attendait α
voir mourir ledit prince Louis, ou α ou∩r qu'il avait ΘtΘ ΘtranglΘ en prison;
et l'on fut gΘnΘralement surpris qu'il en f√t autrement, vu qu'il n'est pas
oiseau α tenir longtemps en cage. Mais la nuit suivante le procΦs eu lieu, et,
le jour de saint Jean, un peu avant l'aube, on sut que ledit seigneur avait ΘtΘ
ΘtranglΘ et qu'il Θtait mort fort bien disposΘ. Son corps fut transportΘ sans
dΘlai α la cathΘdrale, accompagnΘ par le clergΘ de cette Θglise et par les
pΦres jΘsuites. Il fut laissΘ toute la journΘe sur une table au milieu de
l'Θglise pour servir de spectacle au peuple et de miroir aux inexpΘrimentΘs.
Le lendemain son corps fut portΘ α Venise, ainsi qu'il l'avait ordonnΘ
dans son testament, et lα il fut enterrΘ.
Le samedi on pendit deux de ses gens; le premier et le principal fut Furio
Savorgnano, l'autre une personne vile.
Le lundi qui fut le pΘnultiΦme jour de l'an susdit, on pendit treize parmi
lesquels plusieurs Θtaient trΦs nobles; deux autres, l'un dit le capitaine
Splendiano et l'autre le comte Paganello, furent conduits par la place et
lΘgΦrement tenaillΘs; arrivΘs au lieu du supplice, ils furent assommΘs, eurent
la tΩte cassΘe, et furent coupΘs en quartiers, avant qu'ils ne se donnassent au
mal, ils Θtaient fort riches. On dit que le compte Paganello fut celui qui tua
la signora Vittoria Accoramboni avec la cruautΘ qui a ΘtΘ racontΘe. On objecte
α cela que le prince Louis, dans la lettre citΘe plus haut, atteste qu'il a
fait la chose de sa main; peut-Ωtre fut-ce par vaine gloire comme celle qu'il
montra dans Rome en faisant assassiner Vitelli, ou bien pour mΘriter davantage
la faveur du prince Virginio Orsini.
Le comte Paganello, avant de recevoir le coup mortel, fut percΘ α diverses
reprises avec un couteau au-dessous du sein gauche, pour lui toucher le coeur
comme il l'avait fait α cette pauvre dame. Il arriva de lα que de la poitrine
il versait comme un fleuve de sang. Il vΘcut ainsi plus d'une demi-heure, au
grand Θtonnement de tous. C'Θtait un homme de quarante-cinq ans qui annonτait
beaucoup de force.
Les fourches patibulaires sont encore dressΘes pour expΘdier les dix-neuf
qui restent, le premier qui ne sera pas de fΩte. Mais, comme le bourreau est
extrΩmement las, et que le peuple est comme en agonie pour avoir vu tant de
morts, on diffΦre l'exΘcution pendant ces deux jours. On ne pense pas qu'on
laisse la vie α aucun. Il n'y aura peut-Ωtre d'exceptΘ, parmi les gens attachΘs
au prince Louis, que le seigneur Filenfi, son maεtre de casa, lequel se donne
toutes les peines du monde, et en effet la chose est importante pour lui, afin
de prouver qu'il n'a eu aucune part au fait.
Personne ne se souvient, mΩme parmi les plus ΓgΘs de cette ville de Padoue,
que jamais, par une sentence plus juste, on ait procΘdΘ contre la vie de tant
de personnes, en une seule fois. Et ces seigneurs (de Venise) se sont acquis
une bonne renommΘe et rΘputation auprΦs des nations les plus civilisΘes.
(AjoutΘ d'une autre main) :
Franτois Filenfi, secrΘtaire et maestro di casa, fut condamnΘ α quinze ans de
prison. L'Θchanson (copiere) Onorio Adami de Fermo, ainsi que deux autres, α
une annΘe de prison; sept autres furent condamnΘs aux galΦres avec les fers aux