Les débuts peu prometteurs de Winnipeg ne laissaient rien présager de l'expansion remarquable que la ville devait connaître au cours des années qui suivent son accession à l'état de cité en 1874. Dès 1812, pionniers et commerçants de fourrures occupèrent la région à la confluence des rivières Rouge et Assiniboine. Ce ne sera cependant pas avant 1862 que la ville commencera à prendre forme, lorsque Henry McKenny construit un magasin général à l'endroit actuel de l'intersection des rues Portage et Main. Quatre années plus tard, on donnait le nom de Winnipeg (nom cree donné au lac situé à quarante milles au nord: "win" qui signifie boueux et "nippee" eau) au secteur McKenny.
La publicité amenée par le soulèvement de Riel, et l'entrée du Manitoba dans la Confédération canadienne en 1870 donnèrent à la petite ville son premier élan. La population, qui était de cent personnes en décembre 1870, grimpa à 215 en 1871, 1,467 en 1872, 3,700 en 1874. À cette époque, le phénomène le plus courant était la fusion de commerçants indépendants et de nouveaux venus; ces derniers venaient, pour la plupart, d'Ontario et de Grande-Bretagne.
Nourrissant la noble ambition de devenir rapidement le "Chicago du Canada", sans autres antécédents que l'essor rapide des deux dernières années, les Winnipégois voulaient adopter le nom de "ville", terme qui, même s'il ne correspondait pas à la réalité, serait plus respecté à l'Est, croyaient-ils fermement. Par conséquent, les résidants demandèrent au gouvernement provincial le statut de ville et, après plusieurs délais, ils recevaient la sanction législative en novembre 1873. Des élections municipales se sont tenues, et le conseil municipal de Winnipeg se réunissait pour la première fois le 19 janvier 1874.
Dirigeants du monde des affaires
Pendant que la nouvelle ville de Winnipeg poursuit son élan dans les années qui suivent, il règne chez les chefs de file responsables de cet essor un optimisme inébranlable qui devait être important pour l'avenir de la ville. Les Winnipégois, qu'ils soient originaires de l'Ontario ou de l'Angleterre, marchands prospères ou journaliers, jeunes ou vieux, deviennent rapidement d'avides catalyseurs pour la ville. Ils sont égocentriques, dynamiques et déterminés à protéger l'hégémonie de leur ville contre quiconque semblerait vouloir la contester. Ils ont la ferme conviction d'avoir mis le cap sur l'infini. Ainsi bien, Winnipeg nourrit des ambitions impérialistes. Plus que d'être simplement une autre colonie prometteuse de l'Ouest, Winnipeg était appelée à être la métropole et le principal porte-parole de la région, destinée à jamais à jouer un rôle primordial et incontesté. La croissance rapide des principaux grossistes et sociétés immobilières, par exemple, avait donné à de nombreux Winnipégois une perspective régionale -- parfois même nationale -- qui transcendait souvent les intérêts locaux et provinciaux. Winnipeg allait devenir le centre des prairies et un avant-poste de l'Ontario par son commerce et sa mentalité.
Les hommes d'affaires de Winnipeg pour qui le progrès se calculait en termes matériels tendirent leurs efforts vers un seul objectif : la croissance rapide et continue. L'aspect le plus remarquable de Winnipeg à cette époque est l'encouragement systématique, organisé et coûteux que l'entreprise économique reçoit des groupes publics et privés. Les hommes d'affaires et organismes, comme la Chambre de commerce, réussissaient toujours à convaincre la municipalité d'améliorer et d'élargir le milieu des affaires de Winnipeg à même les fonds publics et aux dépens des citoyens. En fait, l'opinion commune aux hommes d'affaires winnipégois était que l'expansion de l'entreprise économique devait être le souci premier de l'administration municipale.
En raison de l'importance des décisions que devait prendre le conseil municipal, les hommes d'affaires jouèrent un rôle actif en politique municipale tant pour protéger que pour appuyer leurs intérêts. Les marchands, les hommes d'affaires, les agents immobiliers, les financiers, les entrepreneurs et les manufacturiers de la ville, bref, la classe commerciale de Winnipeg, occupèrent chaque poste électif durant toute la période. Dans nombreuses autres villes d'Amérique du Nord, les hommes d'affaires se sont emparés du pouvoir municipal, en écartant une vieille élite sociale bien établie. Quant à eux, les entrepreneurs winnipégois n'ont eu à déloger qui que ce soit. Winnipeg a été créé par des hommes d'affaires, à des fins économiques et commerciales, et ceux-ci ont été naturellement les premiers dirigeants.
Si on considère les hommes qui ont occupé des postes au conseil municipal de Winnipeg, on constate non seulement qu'ils appartenaient aux mêmes institutions commerciales (par exemple, la Chambre de commerce) mais qu'ils faisaient partie des mêmes associations et clubs sociaux, culturels et athlétiques. Ils se retrouvent dans les salons du Manitoba Club ou du Carleton Club, aux réunions de la Historical and Scientific Society du Manitoba, dans les activités de la Winnipeg and Dramatic Society, du Winnipeg Rowing Club, ou du St. Charles Country Club et dans de nombreuses associations de curling.
La vie sociale des nantis de Winnipeg comprenait de nombreuses autres activités. À en juger par les rubriques de Town Topics, espèce de carnet mondain de Winnipeg, il y avait des pièces de théâtre et des concerts offerts par des troupes d'amateurs et de professionnels, de paisibles parties de cartes, des bals officiels, des thés, des mariages et des déjeuners. On voyageait souvent en Californie, en Floride, en Europe et dans l'Est du Canada. Plusieurs membres de l'élite passaient leurs vacances dans des "centres de villégiature" comme les plages Grand et Victoria sur la rive sud du lac Winnipeg, le lac Minabi "situé sur un promontoire d'argile verte dominant la rivière Winnipeg", et le lac des Bois. Le fait que ces centres soient restés le privilège des nantis pendant toute la période est révélateur. Les familles de travailleurs, qui pouvaient faire des balades le dimanche seulement, étaient retenues à la ville en vertu d'un article de la Loi sur le jour du Seigneur qui interdisait le fonctionnement des trains spéciaux le dimanche. Bref, les dirigeants de la communauté économique de Winnipeg se mêlaient très peu à la classe ouvrière.
Principe d'expansion à l'oeuvre
Deux facteurs réduisaient les possibilités de Winnipeg de se développer. Tout d'abord, la distance considérable la séparant du centre du Canada, l'isolait du monde commercial; deuxièmement, l'absence de source d'énergie à bon marché mettait obstacle au développement de l'industrie manufacturière. Quoiqu'on fasse, l'inaccessibilité des marchés de l'Est du Canada et de l'étranger demeurait le grand problème tout comme la difficulté d'inciter le colon à venir s'établir dans l'Ouest canadien. Si Winnipeg désirait mettre en valeur ses prairies comme moyen d'assurer son développement, elle devait devenir partie intégrante du réseau urbain qui ne faisait alors que commencer dans le reste du Canada. La besogne des principaux hommes d'affaires winnipégois était de se montrer à la mesure d'une métropole dynamique. Comme tout homme d'affaires, les dirigeants de Winnipeg guidèrent les ambitions municipales d'après leur propre philosophie de l'évolution -- se reliant ainsi au monde important des affaires. Dans les décennies qui suivent 1874, une étroite liaison s'est maintenue entre les aspirations des hommes d'affaires et la politique municipale. Dans le même temps, Winnipeg était en voie de devenir la principale métropole de l'Ouest canadien. La préoccupation première des dirigeants de la ville sera de se préparer pour le chemin de fer, produire de l'énergie, et attirer les colons et les industriels.
La première chance de l'élite est survenu lors du choix de la route du Canadien Pacifique. Le Manitoba Free Press abordait la chose sur un ton brutal : "Le pays a surtout besoin de pionniers et de chemins de fer, et il faut des chemins de fer pour que viennent les pionniers". Le choix de la route allait également influencer l'orientation de la colonisation et intensifier la spéculation foncière. Les terres où le chemin de fer devait passer auraient évidement plus de valeur que celles situées plus loin. Néanmoins, en 1870, une chose était certaine : le chemin de fer traversera la province nouvellement formée. Mais la question était de savoir à quel endroit.
Le gouvernement fédéral choisit d'abord une route au sud du lac Manitoba et le projet attira des pionniers à Winnipeg et la région. Le scandale du Canadien Pacifique en 1873 et la chute du gouvernement Macdonald entraînèrent des retards et causèrent de l'incertitude. En 1874, on annonçait que le chemin de fer traverserait la rivière Rouge au nord de Winnipeg et passerait par le nord-ouest entre les lacs Winnipeg et Manitoba en direction d'Edmonton. La poussée principale de la colonisation éviterait alors Winnipeg. Les dirigeants de la ville, forts de l'appui vigoureux de la Chambre de commerce, contestèrent d'abord cette décision. Cependant, lorsque le premier ministre Mackenzie opposa un refus catégorique à toutes les tentatives de réforme des dirigeants de Winnipeg, ces derniers essayèrent de tirer le meilleur parti d'une situation fâcheuse en cherchant à s'assurer que Winnipeg serait au moins reliée directement à la ligne principale et qu'il y aurait également une ligne de chemin de fer de "colonisation" vers le sud-ouest. La défaite de Mackenzie et des Libéraux en 1878 fit renaître l'ancien projet de la route située au sud et après des négociations poussées, il fut enfin acquis que le chemin de fer passerait par Winnipeg. Des conditions financières avantageuses et le désir de la Compagnie de la Baie d'Hudson de faire de gros profits avec ses terrains près du centre ville (le vieux Fort Garry) ont probablement influencé grandement cette décision.
Cette décision semble assurer à la ville de Winnipeg qu'elle deviendra le centre de l'activité commerciale du Nord-Ouest. Si la croissance de l'économie et de la population était l'objectif premier, alors "l'exemption permanente d'impôt" accordée sur tous les biens du Canadien Pacifique, le don d'un terrain pour une gare de voyageurs, $200,000 comptant de même que la construction, par la ville, d'un pont de $300,000 enjambant la rivière Rouge, étaient justifiés. L'essor économique que connut Winnipeg renforça la conviction que les chemins de fer étaient la clé d'une croissance rapide et soutenue. Par la suite, le conseil municipal s'efforça par tous les moyens de stimuler l'expansion ferroviaire sans toutefois voir à contrôler un tel développement. Cette attitude aura à long terme d'importantes conséquences sociales.
De nombreux problèmes surgirent, entre 1882 et 1914, par suite de l'expansion rapide des lignes de chemin de fer. Les voies ferrées du Canadien Pacifique, de la Canadian Northern Railway, du Grand Trunk Pacific Railway, de la Midland Railway créent un véritable cauchemar dans les rues de la ville. Les passages à niveau accentuent la division de la ville déjà partagée par la rivière Rouge et la rivière Assiniboine.
En général, on peut dire que les hommes d'affaires de la communauté ont fait des sacrifices, de façon inconsidérée, pour attirer les chemins de fer. Winnipeg tenait le haut du pavé et aurait pu réglementer l'entrée des chemins de fer mais il n'en fut rien. Les générations futures allaient être confrontées à de sérieux problèmes.
Le chemin de fer n'était qu'une nécessité parmi d'autres car il était aussi important de se procurer de l'énergie à bon marché. Vers 1880, les hommes d'affaires étaient convaincus que la croissance future de Winnipeg dépendait d'une source d'énergie peu coûteuse. À cette époque, la ville s'alimentait en électricité grâce à des usines thermiques, ce qui entraînait des coûts élevés de production d'électricité pour la simple raison que Winnipeg s'approvisionnait en combustible des bassins houillers de la Pennsylvanie. On étudia divers projets, mais durant ce temps, les capitalistes préférèrent ériger leurs usines dans la région du Saint-Laurent et payer les frais de transport vers l'Ouest. Toutefois, les manufacturiers soulignèrent que, exception faite de l'énergie à bon marché, toutes les conditions leur étaient favorables; en effet, la main-d'oeuvre à Winnipeg était régulière et assez abondante, et la ville possédait de riches terres de culture.
Finalement, la ville fit appel à des spécialistes pour établir le coût de construction d'une usine qui alimenterait la ville en énergie. Cependant, les recherches progressaient lentement. Pendant un certain temps, on crut que la question de l'électricité serait réglée par l'entreprise privée lorsque la Winnipeg Electric Company établit une usine près de la rivière Winnipeg. Toutefois, on constata vite que la situation n'en serait pas améliorée pour autant puisque le coût de l'électricité était presque toujours aussi élevé. C'est alors que la ville s'attaqua sérieusement à la question. En 1906, les électeurs approuvaient une dépense de plus de trois millions de dollars pour la construction d'une usine à Pointe du Bois. L'usine est complétée en 1911 et les coûts d'électricité connaissent alors une baisse importante. Le monde des affaires semblait avoir enfin rejeté l'aspect privé de son activité et accepté le principe du socialisme municipal comme instrument utile à l'essor d'une ville. La démocratie municipale de Winnipeg était à son apogée et, par conséquent, Winnipeg devait produire de l'énergie à des taux qui furent pendant longtemps les plus bas du continent.
À prime abord, l'histoire de la production hydro-électrique de Winnipeg semble marquer une victoire quant à la participation de la collectivité et une défaite pour l'entreprise privée. Si on regarde le projet de plus près, cette victoire n'est pas aussi fantastique qu'on peut le croire. Loin de s'appuyer sur les avantages de la propriété municipale, un retour au projet de municipalisation ne s'est fait qu'après avoir épuisé toutes les autres méthodes d'approche. Après coup seulement, les dirigeants municipaux et les principaux hommes d'affaires se rendirent compte que les erreurs commises antérieurement leur avaient permis de créer un puissant monopole qui menaçait de garder pour lui tous les profits advenant le cas où ils opteraient pour une participation communautaire. Le succès inquiétant de l'entreprise privée entraîna donc une prise de décision en faveur de la propriété municipale. Les hommes d'affaires ne pouvaient espérer faire face à la puissance de la Winnipeg Electric Railway Company et la contrer qu'avec le pouvoir et l'appui financier de la ville. Une chose est certaine, le socialisme municipal ne se serait jamais implanté si les dirigeants municipaux, lors de leurs négociations précédentes avec la compagnie, avaient été plus perspicaces.
Une autre dimension du principe de l'expansion à l'oeuvre a trait aux programmes établis par les principaux représentants du monde des affaires pour attirer des immigrants et des industries à Winnipeg. Il s'agissait avant tout d'accroître la population et par conséquent, les dirigeants de Winnipeg mirent sur pied une vaste campagne publicitaire. Divers programmes étaient mis de l'avant dont la publication de guides sur Winnipeg et l'Ouest, l'embauchage d'agents d'immigration rémunérés, de visites organisées à l'intention des journalistes, la publicité dans les journaux européens, britanniques et américains et une participation directe à la Western Canadian lmmigration Association (l'Association des immigrants de l'Ouest). Ces programmes sont tous très coûteux et de plus sont financés à même les fonds publics. Que ce soit ou non cette publicité ou d'autres facteurs qui aient attiré les immigrants à Winnipeg, on ne peut nier le fait qu'ils y vinrent en très grand nombre. En outre, de 1901 à 1911, plus d'un million d'immigrants affluèrent de tous les pays d'Europe et des États- Unis. Presque tous passèrent par Winnipeg et plus de 100,000 s'y installèrent.
Il reste qu'on ne peut mesurer l'importance des diverses campagnes en vue d'attirer les immigrants seulement à partir du nombre d'arrivants qu'on incita à venir à Winnipeg et dans l'Ouest canadien. L'importance des programmes de publicité réside plutôt dans ce qu'ils révèlent sur la société à cette époque. L'utilisation des deniers publics pour des programmes destinés essentiellement à remplir les goussets des spéculateurs et des hommes d'affaires renseigne bien sur le partage du pouvoir. Ainsi la plupart des membres de la Western Canadian Immigration Association étaient eux-mêmes d'importants propriétaires terriens qui firent des profits considérables par suite des efforts fournis par la ville. Cela ne signifie pas que la corruption soit pratique courante; la relation entre la fortune des détenteurs privés et le gouvernement municipal était considérée comme chose normale. Mais si l'on envisage ces dépenses de fonds publics par rapport à la condition sociale de l'ensemble de la population de Winnipeg à cette époque, une ombre se dessine. Des programmes destinés à encourager l'accroissement de la population sont mis de l'avant au moment même où Winnipeg connaît une pénurie de logements, une insuffisance du nombre de maisons d'enseignement et de centres de loisirs et de plus, les services d'alimentation en eau potable et d'élimination des eaux-vannes sont inadéquats. De cette situation paradoxale, il ne peut en résulter qu'une acuité de problèmes.
La communauté urbaine
Pendant que les principaux hommes d'affaires s'efforçaient de faire de Winnipeg une grande ville, celle-ci se délimitait en zones de travail et en quartiers distincts. Le regroupement des activités économiques, la ségrégation des groupes économiques et ethniques, la distribution inégale des services municipaux et les différents types de construction résidentielle contribuaient à créer une large variété de quartiers individualisés et uniques au sein de Winnipeg. En effet, l'existence de quartiers distincts, par exemple le quartier des affaires, le "secteur des étrangers", les "banlieues boisées" faisait de Winnipeg une grande ville bien différente du temps où ce n'était qu'une petite agglomération presque rurale avant l'époque des chemins de fer, soit entre 1874 et 1884.
Après 1885, le rythme de croissance de Winnipeg fut tel que peu de villes au Canada, sinon aucune n'avait encore connu un tel dynamisme. Winnipeg qui n'était qu'un petit poste de traite de fourrures était devenu en quarante ans seulement une métropole importante et cent fois plus peuplée. L'expansion est également très importante. En 1874, lors de la constitution de la ville, celle-ci avait une superficie de 3.1 milles carrés, mais, en fait, seulement une partie était aménagée. Quarante ans plus tard, la ville s'étendait sur 23.6 milles carrés et presque toute cette superficie était réservée à des fins résidentielles ou commerciales. De plus en plus, la population et les industries de Winnipeg gagnaient les autres municipalités de la région.
L'essor rapide de Winnipeg amène de nombreux changements importants. En peu de temps, les piétons et les chevaux cédaient la place aux bicyclettes, aux tramways et même à quelques automobiles. En 1914, le vieux quartier résidentiel de 1874 était devenu la principale zone de travail, soit le centre industriel, commercial, financier et des communications de l'Ouest canadien. Parallèlement, les vieilles maisons du centre ville qui n'avaient pas encore été détruites pour faire place à l'expansion industrielle devenaient le lieu de résidence des gens à faible revenu qui forment près de la moitié de la population. Trois quartiers distincts font leur apparition non loin du centre de la ville. Les plus nantis de la population, surtout des Anglo-Saxons, résidaient dans le secteur sud de la ville. L'ouest était pour sa part habité par la classe moyenne composée de divers groupes ethniques. Enfin, la classe ouvrière et le "ghetto étranger" se partagaient le secteur nord.
À cette époque, surgissent de nombreux problèmes inhérents à la vie urbaine et qui nous sont familiers : le retrait soudain de parties entières de la population habitant de vieux quartiers, le déclin rapide que connaissent certains quartiers de la ville, l'extension de la métropole au-delà de ses limites politiques et enfin, surtout l'effort d'auto-discipline des résidants de Winnipeg travaillant à des emplois spécialisés, habitant des quartiers distincts et ayant entre eux des rapports particuliers.
L'existence de tels modes de croissance a eu d'importantes répercussions sur Winnipeg. À court terme, la ségrégation résidentielle basée sur le niveau du revenu et l'appartenance ethnique a tenu éloignés les uns des autres les groupes opposés. La classe supérieure du secteur sud de la ville ainsi que la classe moyenne et la classe ouvrière en pleine prospérité du secteur ouest et du centre de la ville étaient séparées de la classe inférieure et des étrangers qui habitaient alors le secteur nord. En général, chaque quartier était homogène, ce qui donnait à ses habitants un secteur d'appartenance communautaire. Cependant, les conséquences sociales à long terme d'une telle répartition étaient évidentes. De nombreux Winnipégois n'ont jamais habité un quartier hétérogène et par le fait même, n'ont pas eu l'occasion de faire preuve de tolérance, qualité qui est essentielle à ces regroupements. Ainsi, de nombreux citoyens n'ont pas eu à faire face à d'autres gens ayant des objectifs et des valeurs complètement différents. Des événements comme la grève générale de Winnipeg en 1919, ont mis en relief un trait particulier et commun des habitants de cette ville : l'absence de volonté de comprendre le point de vue des autres. D'après ce seul exemple, il apparaît évident que les décisions prises par les dirigeants municipaux, les hommes d'affaires et les constructeurs domiciliaires de l'époque ont eu un effet considérable sur les événements ultérieurs. Bon nombre d'idées, de valeurs et modes de répartition des habitations qui prirent naissance à Winnipeg entre les années 1874 et 1914 existent encore.
L'effondrement du marché immobilier en 1913 et la déclaration de la guerre en 1914 eurent des répercussions profondes sur Winnipeg. Après une longue période de croissance soutenue et prodigieuse, l'immigration cessa, la vente de terrains diminua et l'activité commerciale connut une régression. Winnipeg entrait ainsi dans une nouvelle période au cours de laquelle elle allait devoir faire face aux principales conséquences de son essor, aux questions non résolues des relations entre les groupes ethniques et entre les classes sociales et la fin prochaine de la Grande Guerre. Pourtant, ces troubles ne ralentissent pas la marche du progrès matériel de Winnipeg; en termes de population et de production, elle avait, en 1914, une bonne avance sur les autres villes du Canada. Ces événements n'assombrissent pas non plus le caractère unique de Winnipeg. En ce qui concerne l'aménagement paysager, la structure économique, le type de communauté et de gouvernement, les aspirations des principaux hommes d'affaires avaient atteint leur point culminant.
Comparée à la ville de 1881, aux prises avec de graves problèmes avant l'arrivée des chemins de fer, ou à la ville de 1896, compacte et homogène quant à sa composition ethnique, Winnipeg est, en 1914, une métropole bien établie, tentaculaire et hétérogène. Winnipeg avait quarante ans d'existence en tant que ville constituée, ce qui est suffisant pour déterminer dans quelle mesure les dirigeants de la communauté économique ont réussi à concilier leur désir de faire de Winnipeg une grande ville, avec l'aspect le plus important de l'existence d'une vraie vie communautaire pour la grande majorité des citoyens.
Le désir de ces dirigeants de faire de Winnipeg la métropole de l'Ouest est déjà, en 1914, plus que satisfait. Winnipeg est devenue la troisième ville en importance du Canada. Pour ce qui est de la production industrielle, elle occupe la quatrième place, précédée seulement de Montréal, Toronto et Hamilton. En 1911, Winnipeg répond pour la moitié de la production manufacturière des Prairies et est reconnue comme le centre régional le plus important dans les domaines des affaires bancaires, de l'emploi et du transport. L'aspect le plus marquant -- partant le plus avantageux pour les hommes d'affaires de la ville -- est que Winnipeg soit devenu le plus important centre de céréales du continent nord-américain.
Malgré l'immense succès que connaissaient les programmes économiques des hommes d'affaires, il existait à Winnipeg des lacunes évidentes. En politique, la ville était dirigée par un groupe d'hommes d'affaires prospères qui, grâce au droit de suffrage restreint, au vote plural et à un gouvernement centralisé, excluaient de la politique les syndicats et les divers groupes ethniques de Winnipeg. Ainsi, ces hommes d'affaires entendaient faire prévaloir leur conception d'une politique gouvernementale acceptable. Quoique certains dirigeants municipaux étaient impressionnés par les projets d'une communauté efficace, ordonnée et attrayante, la grande majorité des principaux hommes d'affaires se consacraient à l'expansion et n'étaient pas prêts à accepter des restrictions qui toucheraient l'entreprise privée. Winnipeg se divisa bientôt en quartiers distincts. Chaque quartier avait ses propres groupes paroissiaux, ses clubs et ses sociétés de tous genres, mais la ville n'avait pas d'agence pour s'occuper des problèmes de l'ensemble de la métropole. Même la municipalité, qui était alors dominée par un petit groupe d'hommes d'affaires, ne pouvait concevoir le milieu urbain comme étant le propre de tous les citoyens et touchant le mode de vie de chacun.
En dernière analyse, c'est l'indomptable besoin d'expansion qui constitue la raison première de l'échec de Winnipeg à englober tous les aspects de la vie communautaire au cours des quarante premières années de son existence. L'expansion économique étant la priorité indiscutable, il restait peu de ressources publiques pour assurer à tous les citoyens un niveau de vie satisfaisant. En 1914, les défavorisés de Winnipeg n'avaient pas d'emplois stables et bien rémunérés, de logements adéquats, ni de soins médicaux convenables. Ils étaient tous confinés dans un tiers de la ville, où la force constabulaire offrait une protection médiocre et les enfants ne pouvaient fréquenter de bonnes écoles ni avoir des loisirs convenables. La majorité des Winnipégois, qu'ils soient de la classe ouvrière ou de la classe moyenne, habitaient généralement des logements acceptables, mais laids la plupart du temps et étaient tous subjugués par les conditions de travail et les contraintes de l'environnement urbain. Malgré la protection des syndicats pour certains et la richesse pour d'autres, l'ensemble des Winnipégois n'avaient pas de moyens de donner un caractère plus humain à leur existence. Le taux de mortalité très élevé, particulièrement chez les enfants, et les grèves de plus en plus fréquentes après 1900 révèlent de façon évidente que prôner quelque chose de "plus grand et de meilleur" n'est pas la meilleure façon d'établir une communauté dynamique.