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Text File  |  1996-08-11  |  28KB  |  49 lines

  1. 1919: UNE ANN├ëE DE GR├êVES 
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  3. David J. Bercuson 
  4.  
  5.      En 1919, le Canada ├⌐tait secou├⌐ par le plus grand nombre de gr├¿ves et de contre-gr├¿ves (lock-out) de toute son histoire. De Halifax ├á Vancouver, des milliers de travailleurs d├⌐clenchaient des centaines de gr├¿ves touchant ├á la fois les petits commerces, les grosses entreprises et des villes enti├¿res. La crise atteignit son paroxysme en juin 1919: 35 000 travailleurs, soit une proportion importante de la population de Winnipeg qui comptait alors 180 000 ├ómes, firent une gr├¿ve d'une dur├⌐e de six semaines paralysant la ville enti├¿re. De plus dans les villes de Vancouver, Calgary, Edmonton, Medicine Hat, Brandon, Toronto et Montr├⌐al des travailleurs se mirent en gr├¿ve afin d'appuyer leurs confr├¿res de Winnipeg. Cette vague d'agitation d├⌐ferlera sur presque tout le Canada et ses effets les plus graves se feront sentir principalement dans l'ouest du pays o├╣ des chefs syndicalistes radicaux cr├⌐eront une organisation marxiste militante, le One Big Union.
  6.  
  7.      Des conditions sociales m├⌐prisantes existant depuis plusieurs ann├⌐es contribu├¿rent ├á aiguiser ce m├⌐contentement et ce militantisme de 1919 davantage pr├⌐sents dans les provinces de l'Ouest que dans le reste du pays. D├¿s les d├⌐buts de l'industrialisation, soit au cours des ann├⌐es 1870 et 1880, les travailleurs ├⌐taient devenus un simple rouage de la m├⌐canique g├⌐ante de l'industrie. Les conditions de travail dans lesquelles se trouvaient ces ouvriers les exposaient parfois ├á des dangers qui pouvaient non seulement nuire ├á leur sant├⌐ mais mettre leur vie en p├⌐ril. Le salaire et les conditions de travail ├⌐taient tout simplement impos├⌐s par les patrons.
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  9.      La situation dans l'Ouest ├⌐tait devenue tragique particuli├¿rement en raison de facteurs g├⌐ographiques et de l'orientation que les gouvernements donnaient alors au d├⌐veloppement ├⌐conomique du pays. Autre facteur d'importance, l'arriv├⌐e au Canada d'individus originaires des r├⌐gions frontali├¿res de l'Ouest des ├ëtats-Unis et des villes industrielles lard├⌐es de taudis et surpeupl├⌐es du Nord de l'Angleterre et de l'├ëcosse, d├⌐j├á politis├⌐s, amena la cr├⌐ation d'un mouvement syndicaliste ouvrier plus militant. Quoique isol├⌐, ce mouvement n'h├⌐sita pas ├á recourir ├á l'action politique en vue d'assurer ├á ses membres le droit de vivre et d'avoir un certain contr├┤le sur leur propre bien-├¬tre.
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  11.      Dans le cadre des politiques nationales de d├⌐veloppement, l'Ouest ├⌐tait destin├⌐ ├á l'exploitation des champs, des for├¬ts et des mines dont les produits devaient ├¬tre achemin├⌐s par la suite vers les provinces centrales, secteur industriel en expansion. Les entrepreneurs ├⌐taient souvent partis de rien, sortis depuis peu des classes inf├⌐rieures, ces tenants de l'individualisme croyaient aux vertus de la libre entreprise. Par cons├⌐quent, ils n'├⌐taient pas enclins ├á tol├⌐rer l'existence d'organisations dont les buts ├⌐taient de voir ├á faire hausser les salaires et ├á am├⌐liorer les conditions de travail des ouvriers; car de tels objectifs n'avaient d'autre cons├⌐quence que de faire monter le prix de la main-d'oeuvre. Dans leur action, les travailleurs se but├¿rent ├á l'opposition des propri├⌐taires de mines, des magnats du papier et des administrations ferroviaires qui n'h├⌐sitaient jamais ├á recourir ├á la force pour d├⌐fier et m├óter les syndicats. Un tel comportement engendra un militantisme, un enracinement plus profond du conflit social et de la division des classes.
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  13.      Les travailleurs de l'Ouest exer├ºaient habituellement des m├⌐tiers dans des secteurs comme l'exploitation mini├¿re ou foresti├¿re, qui comportaient bien des risques. Souvent, ils se trouvaient isol├⌐s les uns des autres. C'├⌐taient des hommes robustes ├á qui les patrons faisaient porter le fardeau des contraintes sociales, mat├⌐rielles et psychologiques qu'imposait une telle entreprise. D├¿s les ann├⌐es 1860, les travailleurs signifi├¿rent ├á leurs employeurs leur refus non ├⌐quivoque d'accepter pareille situation en d├⌐clenchant des gr├¿ves violentes et longues dans les mines de l'├«le Vancouver.
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  15.      Bien avant la Premi├¿re Guerre mondiale, le malaise s'├⌐tait fait sentir ├á Winnipeg, la plus grosse ville de l'Ouest ├á l'├⌐poque. De riches hommes d'affaires et leurs alli├⌐s politiques avaient esp├⌐r├⌐ construire une m├⌐tropole tr├⌐pidante qui aurait pu devenir le Chicago de l'Ouest en d├⌐veloppant les transports, l'industrie et  le commerce des grains. Cependant, le fait que les ateliers de r├⌐paration de la principale compagnie ferroviaire et que les cours et rotondes de trois chemins de fer transcontinentaux se trouvaient dans cette ville, stimulant ainsi la croissance industrielle, entra├«na la cr├⌐ation d'une main-d'oeuvre importante et relativement unifi├⌐e. Ces travailleurs habitaient des quartiers bien d├⌐limit├⌐s de la ville et ├⌐taient issus de milieux ethniques et sociaux extr├¬mement vari├⌐s. Les immigrants britanniques et am├⌐ricains rompus aux activit├⌐s et aux politiques des syndicats et des partis socialistes, les prirent en main et en forg├¿rent un mouvement syndicaliste dynamique. Deux objectifs sociaux distincts commenc├¿rent ├á ├⌐merger: tout d'abord les propri├⌐taires d├⌐siraient se d├⌐barrasser ├á tout prix des syndicats tandis que ces derniers ├⌐taient convaincus du devoir d'accro├«tre leur puissance pour leur protection propre et le bien-├¬tre de leurs membres. D'o├╣ les gr├¿ves s├⌐rieuses et in├⌐vitables d├⌐clench├⌐es avant la Premi├¿re Guerre mondiale et qui, presque chaque fois, ont entra├«n├⌐ les gr├⌐vistes dans des ├⌐chauffour├⌐es et ont oblig├⌐ les employeurs ├á faire appel ├á l'arm├⌐e. La gr├¿ve du tramway ├á Winnipeg (1906) et la gr├¿ve du charbon ├á l'├Äle Vancouver (1912-1914) constituent probablement les deux meilleurs exemples des gr├¿ves de l'├⌐poque. Dans le premier cas, il s'agissait de travailleurs urbains, et dans l'autre, de mineurs. Au cours de ces gr├¿ves, des affrontements entre ouvriers et employeurs causant des blessures corporelles et des d├⌐g├óts mat├⌐riels, n├⌐cessit├¿rent l'intervention de l'arm├⌐e; l'├ëtat se portait ├á ce moment ├á la d├⌐fense de l'employeur du secteur priv├⌐.
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  17.      Pour ajouter aux difficult├⌐s de l'industrie, des milliers d'immigrants afflu├¿rent dans les villes et les localit├⌐s de l'Ouest au cours de cette p├⌐riode. M├¬me si le Canada attirait nombre d'entre eux par les 160 acres de vertes prairies, octroy├⌐es ├á tout colon qui venait s'├⌐tablir, beaucoup s'install├¿rent dans les secteurs urbains ├á la suite d'un ├⌐chec agricole ou avant m├¬me de se lancer dans l'exploitation du sol. Pour bien des Canadiens, ces gens ├⌐taient ├⌐trangers ├á la vie nationale du fait qu'ils ne parlaient pas anglais et que leur religion semblait exotique ├á bien des Canadiens protestants de race blanche. Un grand nombre de ces immigrants ├⌐taient originaires de l'Europe de l'Est et beaucoup ├⌐taient pauvres et inexp├⌐riment├⌐s. ├Ç Winnipeg, ils s'├⌐tablissaient presque exclusivement dans le secteur sis au nord des rails du Canadien Pacifique et vivaient dans des taudis insalubres et surpeupl├⌐s. L'existence de ce quartier nord rendait plus frappant l'├⌐cart entre les riches et les pauvres et refl├⌐tait une situation assez unique, moins manifeste dans les autres villes et villages de l'Ouest. Vers la fin de 1913 survint une d├⌐pression qui ne fit qu'accro├«tre le sous-emploi. Puis en ao├╗t 1914, la guerre ├⌐clata, faisant appel ├á la loyaut├⌐ in├⌐branlable des citoyens et au d├⌐vouement sans borne ├á la cause. Pareille conjoncture refroidira pendant quelque temps la marmite br├╗lante du m├⌐contentement populaire. Toutefois, le mal est encore l├á, et ce n'est qu'un sursis.
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  19.      La guerre fit bient├┤t appara├«tre une pl├⌐thore d'offres d'emploi et provoqua une hausse du co├╗t de la vie. Lorsque la r├⌐cession se dissipa vers la fin de 1915, ces deux facteurs mis ensemble r├⌐g├⌐n├⌐r├¿rent le malaise au sein des travailleurs. Les prix de presque tous les articles montaient alors en fl├¿che, tandis qu'augmentait parall├¿lement le nombre de travailleurs insuffisamment r├⌐tribu├⌐s. Ces conditions pouss├¿rent les gens ├á se syndiquer et incit├¿rent les syndicats ├á se raidir pour passer ├á l'attaque avec leurs revendications: reconnaissance formelle, salaires plus ├⌐lev├⌐s, meilleures conditions de travail partout au Canada. Toutefois, le gouvernement f├⌐d├⌐ral, ses organismes de r├⌐gie du temps de guerre et, par voie de cons├⌐quence en quelque sorte, nombre d'employeurs du secteur priv├⌐ ont fait fi des syndicats, d'o├╣ l'accentuation du sentiment de frustration. Bien que les mouvements syndicalistes voyaient augmenter leur nombre d'adh├⌐rents, leur pouvoir et leur influence sur la soci├⌐t├⌐ ne croissaient pas au m├¬me rythme. Il en r├⌐sulta une activit├⌐ syndicale plus f├⌐brile, et vers l'├⌐t├⌐ 1918, les gr├¿ves d├⌐ferl├¿rent sur tout le pays tel un raz de mar├⌐e, tant dans le secteur priv├⌐ que dans le secteur public.
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  21.      Deux autres faits, n├⌐s de la guerre, contribu├¿rent ├á activer les cercles syndicalistes. En 1917, le gouvernement f├⌐d├⌐ral d├⌐cr├⌐tait la conscription ├á laquelle les syndicats s'oppos├¿rent vigoureusement. Certains protestaient parce qu'ils refusaient de se voir oblig├⌐s de tirer sur des travailleurs comme eux, m├¬me s'ils ├⌐taient de nationalit├⌐s diff├⌐rentes; d'autres, parce qu'ils concevaient pareille action comme le premier pas vers la conscription industrielle. Le gouvernement aurait pu alors les obliger ├á travailler dans certaines usines, ce qui aurait supprim├⌐ de fait leur droit de gr├¿ve, seule arme vraiment efficace dont les travailleurs disposaient. Il y avait aussi le fait que le gouvernement eut pris l'habitude de diriger le pays ├á coups de d├⌐crets. Lorsque l'agitation ouvri├¿re atteignit son paroxysme en 1918, que plusieurs groupes pacifistes et plusieurs organisations de gauche clam├¿rent plus que jamais leur opposition ├á la conscription, le gouvernement publia un d├⌐cret, et les d├⌐clara hors-la-loi. En outre, le gouvernement interdit plusieurs publications et condamna l'utilisation en public, soit de fa├ºon verbale ou ├⌐crite, de certaines langues ├⌐trang├¿res, entre autres le finlandais et le russe. La col├¿re des chefs syndicalistes se d├⌐cha├«na: ├á leurs yeux, on supprimait l'esprit et l'exercice de la d├⌐mocratie et l'on enterrait sommairement et arbitrairement les droits des ouvriers sans oublier ceux des pacifistes et des progressistes.
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  23.      Les syndiqu├⌐s de l'Ouest et leurs chefs se trouvaient une fois de plus au front de l'agitation industrielle et politique qui s'ensuivit. Ils en ├⌐taient venus ├á croire que les ouvriers syndiqu├⌐s de l'Est s'├⌐taient habitu├⌐s ├á la domination et au conservatisme des chefs syndicalistes des ├ëtats-Unis et ├⌐taient incapables d'affronter le gouvernement ou ne le voulaient tout simplement pas. Devant cet ├⌐tat de fait, beaucoup finirent par conclure qu'il leur fallait radicaliser le mouvement ouvrier canadien en s'emparant du Congr├¿s des m├⌐tiers et de la main- d'oeuvre, centre national des syndicats du Canada. Lors de l'assembl├⌐e que le Congr├¿s tint dans la ville de Qu├⌐bec en 1918, leur tentative se solda par un ├⌐chec cuisant dont l'un des r├⌐sultats directs fut d'entra├«ner la convocation des repr├⌐sentants des syndicats de l'Ouest ├á une r├⌐union qui se tiendrait en mars 1919, ├á Calgary. Le but de cette r├⌐union ├⌐tait soi-disant l'├⌐laboration d'une nouvelle strat├⌐gie d'attaque contre la direction du Congr├¿s. Cependant, elle ne devait jamais r├⌐aliser son but premier, car les d├⌐l├⌐gu├⌐s devant l'insistance de plusieurs repr├⌐sentants de la Colombie-Britannique et de Winnipeg, d├⌐cid├¿rent plut├┤t de fonder une nouvelle centrale syndicale, ind├⌐pendante du Congr├¿s des m├⌐tiers, son rival. Cette centrale allait s'appeler le One Big Union.
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  25.      D├¿s sa cr├⌐ation, l'O.B.U se voulait une organisation syndicale marxiste. Le syndicalisme, c'├⌐tait la possession par les travailleurs de tous les moyens de production et de distribution des biens. On atteindrait ce but au moyen de gr├¿ves g├⌐n├⌐rales, d├⌐clench├⌐es par des f├⌐d├⌐rations tr├¿s centralis├⌐es -- sorte de syndicats de syndicats. Les diff├⌐rents membres de ces f├⌐d├⌐rations allaient devoir pr├¬ter all├⌐geance au groupe le plus important pour proc├⌐der ensuite ├á une r├⌐partition des comp├⌐tences et des m├⌐tiers ├á des fins essentiellement techniques et organiques. Les chefs de la f├⌐d├⌐ration auraient eu l'autorit├⌐ absolue en tout. Pour y adh├⌐rer, les travailleurs durent se s├⌐parer du Congr├¿s des m├⌐tiers et de la main-d'oeuvre du Canada ou de l'American Federation of Labor et ils furent qualifi├⌐s de s├⌐cessionnistes.
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  27.      Cette nouvelle association s├⌐cessionniste de l'Ouest du Canada avait beaucoup en commun avec les mouvements n├⌐s de l'agitation ouvri├¿re qui secouait alors le monde entier. En octobre 1917, la r├⌐volution russe enflammait les travailleurs qui jetaient des d├⌐fis aux gouvernements et aux employeurs de la Grande-Bretagne, de l'Allemagne, de la Hongrie, de la France, de l'Italie et des ├ëtats-Unis. Ces conflits quelquefois d'envergure nationale, se ponctuaient presque toujours d'├⌐meutes, de gr├¿ves g├⌐n├⌐rales et d'├⌐chauffour├⌐es arm├⌐es entre ouvriers et gouvernements. En f├⌐vrier 1919, la ville de Seattle (├ëtat de Washington) tout enti├¿re se voyait paralys├⌐e par une gr├¿ve g├⌐n├⌐rale de quatre jours issue d'un diff├⌐rend entre les travailleurs des chantiers navals et leurs patrons. Dans ce conflit, les repr├⌐sentants du gouvernement se rang├¿rent du c├┤t├⌐ de l'employeur et pr├⌐tendirent que la gr├¿ve ├⌐tait en fait un premier pas vers la r├⌐volution. Au cours de la m├¬me ann├⌐e, les Canadiens durent entendre souvent cette accusation. ├Ç la suite de la r├⌐union de mars ├á Calgary, c'est avec enthousiasme qu'on mena dans l'Ouest canadien une campagne de recrutement au profit du One Big Union. Les travailleurs, d├⌐laissant les syndicats de l'Est et les syndicats am├⌐ricains, pourtant bien ├⌐tablis, se ralliaient par milliers ├á l'O.B.U. Bien que la ville de Winnipeg et la c├┤te occidentale ├⌐taient les r├⌐gions de pr├⌐dilection de cette campagne, deux conflits locaux ├⌐clat├¿rent en avril dans la capitale du Manitoba et d├⌐tournaient ainsi l'attention publique du One Big Union. Ces luttes d├⌐g├⌐n├⌐r├¿rent en une gr├¿ve g├⌐n├⌐rale, la premi├¿re de celles qui allaient balayer le Canada au milieu de l'├⌐t├⌐.
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  29.       Depuis 1906, les syndicats des m├⌐tallurgistes avaient men├⌐ en vain ├á Winnipeg trois campagnes acharn├⌐es pour se faire reconna├«tre. Au cours du printemps 1919, ils lan├ºaient une nouvelle campagne et rencontraient la m├¬me r├⌐sistance obstin├⌐e. Certes, les ouvriers de la construction avaient obtenu reconnaissance, mais il leur avait fallu subir un recul pendant la guerre du fait que la hausse du co├╗t de la vie eut t├┤t fait de d├⌐passer leurs salaires. En 1919, ils ├⌐taient d├⌐cid├⌐s de faire compenser ces pertes par des gains appr├⌐ciables. Devant le peu de succ├¿s des n├⌐gociations, ils d├⌐bray├¿rent le 1 mai, et, d├¿s le lendemain, les syndicats m├⌐tallurgistes embo├«taient le pas. Pour ces travailleurs, il y allait de deux questions vitales: la reconnaissance des syndicats et un salaire suffisant pour vivre. Lorsqu'ils firent appel au Conseil local des m├⌐tiers et de la main-d'oeuvre, les syndiqu├⌐s de Winnipeg vot├¿rent en majorit├⌐ ├⌐crasante pour qu'une gr├¿ve g├⌐n├⌐rale de solidarit├⌐ soit d├⌐clench├⌐e le 15 mai. Les travailleurs qui avaient sacrifi├⌐ bien des droits pendant la guerre voulaient, co├╗te que co├╗te, se d├⌐dommager des pertes subies maintenant que la paix ├⌐tait revenue. Les chefs de gouvernement et les employeurs du secteur priv├⌐ leur avaient assur├⌐ que des jours plus heureux succ├⌐deraient ├á la guerre; les travailleurs ├⌐taient r├⌐solus ├á faire concr├⌐tiser ces promesses, m├¬me s'il leur fallait recourir ├á des associations du genre du One Big Union ou ├á des tactiques comme la gr├¿ve g├⌐n├⌐rale.
  30.  
  31.      Vers 11 heures le 15 mai, Winnipeg ├⌐tait paralys├⌐e. ├Ç l'exception des policiers et des typographes, tous les syndiqu├⌐s de la ville quittaient leur poste; environ vingt mille travailleurs non syndiqu├⌐s en faisaient autant. Les policiers, qui avaient vot├⌐, eux aussi, en faveur de la gr├¿ve, restaient ├á leurs postes ├á la demande du Comit├⌐ de la gr├¿ve g├⌐n├⌐rale, celui-ci craignant de voir l'absence des policiers inciter les autorit├⌐s ├á faire appel aux troupes. L'administration, les services publics, et toutes les entreprises priv├⌐es, y compris les cours de chemin de fer et les ateliers de r├⌐paration, suspendirent alors leurs activit├⌐s. Par cons├⌐quent, le tramway ne fonctionnait pas, et il n'y avait ni enl├¿vement d'ordures m├⌐nag├¿res, ni livraison de lait ou de pain; il n'y avait aucune distribution du courrier ordinaire ou expr├¿s, ni des colis, et aucun service t├⌐l├⌐graphique. Les lignes t├⌐l├⌐phoniques avaient ├⌐t├⌐ coup├⌐es, les cin├⌐mas, restaurants et stations-services ferm├⌐s. Les postes de pompiers ├⌐taient d├⌐sert├⌐s. On maintenait la pression hydraulique ├á un niveau ne permettant d'alimenter que les b├ótiments ├á un ├⌐tage. Les pr├⌐pos├⌐s ├á l'entretien des h├┤pitaux et des cong├⌐lateurs, de m├¬me que les ├⌐lectriciens, avaient tous quitt├⌐ leur poste. Winnipeg ├⌐tait enti├¿rement immobilis├⌐e.
  32.  
  33.      Bien que les travailleurs d├⌐bray├¿rent dans le but de faire reconna├«tre les syndicats et obtenir un salaire d├⌐cent, la gr├¿ve r├⌐sultait en fait de toute une s├⌐rie de causes profondes et complexes. Il existait des contrastes frappants entre les riches et les pauvres de la ville, et l'action des chefs syndicalistes n'avait eu aucune influence sur la soci├⌐t├⌐ pendant nombre d'ann├⌐es. La division des classes partageait Winnipeg depuis des d├⌐cennies, et la gr├¿ve ne constituait que le t├⌐moignage le plus r├⌐cent et le plus grave du manque d'unit├⌐ sociale et politique. Ainsi, gagner cette gr├¿ve et obliger les employeurs de la m├⌐tallurgie et de la construction ├á satisfaire ├á leurs revendications aurait signifi├⌐ pour les travailleurs la plus grande des victoires, en effa├ºant les d├⌐faites du pass├⌐. Les employeurs, soutenus par les membres des professions lib├⌐rales qui mirent sur pied un comit├⌐ des citoyens, un petit groupe d'anciens combattants, l'administration locale et les gouvernements f├⌐d├⌐ral et provincial, virent toute la port├⌐e d'une telle gr├¿ve et conclurent qu'ils ne pouvaient se permettre de perdre cette bataille d'importance vitale. Aussi utilis├¿rent-ils toutes les armes dont ils disposaient, all├⌐guant que le conflit ├⌐tait un complot tram├⌐ par l'O.B.U. avec la connivence d'├⌐trangers afin de d├⌐clencher une r├⌐volution au Canada. Lorsque le Comit├⌐ de la gr├¿ve g├⌐n├⌐rale permit la reprise de certains services indispensables et d├⌐livra ├á l'intention du public et des autres gr├⌐vistes des cartes attestant que les travailleurs affect├⌐s ├á ces postes l'├⌐taient avec la permission du Comit├⌐ de la gr├¿ve, ses opposants soutinrent que les gr├⌐vistes s'├⌐taient empar├⌐s de l'administration municipale et fomentaient ainsi une r├⌐volte.
  34.  
  35.      De par le Canada et en particulier dans l'Ouest, les travailleurs suivaient de pr├¿s l'├⌐volution du conflit. L├á aussi, des griefs longtemps ignor├⌐s soulevaient la col├¿re. Ils avaient eu bon espoir que la fin de la guerre aurait marqu├⌐ le d├⌐but des r├⌐formes sociales et politiques. Lorsqu'ils virent que rien ne changeait, qu'ils se rendirent compte que les travailleurs de Winnipeg livraient une bataille importante pour proclamer les droits ├⌐l├⌐mentaires des travailleurs, c'est fermement convaincus qu'ils se joignirent ├á la lutte. Des gr├¿ves de solidarit├⌐ ├⌐clat├¿rent ├á travers le Canada, dans des villes aussi grandes que Vancouver, et aussi petites que Drumheller. Certaines r├⌐sultaient pour une part des griefs locaux, d'autres du refus des employeurs de reconna├«tre le One Big Union, ou de la sympathie et de l'appui t├⌐moign├⌐s aux travailleurs de Winnipeg. Cependant, toutes avaient des racines communes dans les maux d├⌐coulant de l'industrialisation, les industries d'avant-guerre non r├⌐par├⌐es et les nouveaux probl├¿mes engendr├⌐s par la guerre, comme la hausse rapide du co├╗t de la vie. La plus grave de ces gr├¿ves eut lieu ├á Vancouver, o├╣ plus de dix mille travailleurs quitt├¿rent leur poste; les autres, de moindre importance, furent d├⌐clench├⌐es ├á Edmonton, Calgary, Medicine Hat, Brandon et R├⌐gina. Dans les villes de l'Est, telles Toronto et Montr├⌐al, des factions militantes du mouvement ouvrier ont essay├⌐ de se joindre ├á la lutte mais leurs tentatives rest├¿rent infructueuses, car les chefs avaient des tendances plus conservatrices.
  36.  
  37.      N├⌐anmoins, Winnipeg restait le principal champ de bataille, et c'est l├á que les travailleurs rencontraient la r├⌐sistance la plus acharn├⌐e. En effet, un groupe d'employeurs et de membres des professions lib├⌐rales cr├⌐├¿rent une association, le Citizens Committee of One Thousand, cens├⌐e repr├⌐senter les citoyens rest├⌐s neutres, mais en r├⌐alit├⌐ farouchement antigr├⌐viste. Ce comit├⌐ dirigeait les agissements des briseurs de gr├¿ve, recrutait des volontaires pour remplacer les pompiers et les postiers, prodiguait des conseils aux employeurs en m├⌐tallurgie et en construction et collaborait avec l'administration locale et les gouvernements f├⌐d├⌐ral et provincial. C'est en grande partie ├á l'instigation de cette association, et avec son aide, qu'on renvoya les forces de police permanente afin de constituer un corps sp├⌐cial de deux mille "volontaires". De la sorte, c'├⌐taient des policiers hostiles aux gr├⌐vistes qui maintenaient l'ordre dans les rues.
  38.  
  39.      Pour sa part, le gouvernement f├⌐d├⌐ral prit des mesures antigr├⌐vistes encore plus rigoureuses. Il renfor├ºa le contingent de la Gendarmerie royale du Nord-Ouest dans la ville et d├⌐cida de mettre sur pied une milice importante form├⌐e de volontaires bien arm├⌐s. Comme il ne pouvait obliger les gr├⌐vistes ├á accepter la solution de son choix, il fallait arr├¬ter les chefs les plus radicaux; cet ├⌐v├⌐nement se produisit dans la nuit du 16 juin. De toute ├⌐vidence, le gouvernement cherchait soit ├á r├⌐gler la gr├¿ve au moyen d'un accord d├⌐savantageux pour les travailleurs, soit ├á l'├⌐touffer par la force. Sa strat├⌐gie lui semblait justifi├⌐e, car ├á ses yeux, la gr├¿ve ├⌐tait une incitation de l'O.B.U. ├á la r├⌐volte (croyance formul├⌐e publiquement par le ministre f├⌐d├⌐ral du travail, M. Gideon Robertson) et aussi parce qu'il craignait, si cette gr├¿ve de Winnipeg r├⌐ussissait, qu'on adopte des tactiques semblables ailleurs, provoquant ainsi l'anarchie.
  40.  
  41.      Les travailleurs ├⌐taient coinc├⌐s. Ils avaient des intentions pacifiques et n'avaient vraiment pas projet├⌐ de faire la r├⌐volution. Leurs chefs les avaient mis en garde contre le recours ├á la violence, car ils ne voulaient pas donner d'excuse aux autorit├⌐s pour intervenir par la force. Ils n'en ├⌐taient pas moins sur la d├⌐fensive depuis le d├⌐but, et leur t├óche ├⌐tait ├á peu pr├¿s impossible. Qu'ils l'eussent voulu ou non, la strat├⌐gie des gr├⌐vistes, consistant ├á paralyser une ville tout enti├¿re pour ensuite permettre ├á quelques-uns seulement des services essentiels de reprendre leurs activit├⌐s apr├¿s avoir obtenu l'assentiment des travailleurs donnait l'impression d'une usurpation de pouvoir r├⌐volutionnaire. La r├⌐action d'Ottawa ne pouvait qu'├¬tre rapide. Une fois le gouvernement f├⌐d├⌐ral engag├⌐ dans la bataille et d├⌐cid├⌐ de ne pas laisser les gr├⌐vistes gagner, ceux-ci devaient vaincre les troupes gouvernementales, bien plus fortes, ou capituler.
  42.  
  43.      Le samedi 21 juin, un groupe de v├⌐t├⌐rans sympathiques aux gr├⌐vistes tent├¿rent d'organiser un d├⌐fil├⌐ pour braver le maire; par trois fois celui-ci interdit express├⌐ment de manifester publiquement. Une foule imposante commen├ºa ├á s'amasser devant l'h├┤tel de ville, rue Main. Vers 14 heures, elle ├⌐tait devenue une cohue, qui essayait de bloquer les tramways, r├⌐apparus depuis peu dans les rues; on r├⌐ussit ├á en immobiliser un et ├á en incendier l'int├⌐rieur. Le maire r├⌐clama alors l'intervention directe du gouvernement f├⌐d├⌐ral qui envoya la Gendarmerie royale disperser les manifestants et maintenir l'ordre. Dans la bataille, les policiers se servirent de leurs armes ├á feu; un homme ├⌐tait tu├⌐ sur-le-champ, beaucoup d'autres atteints par des balles. Puis les forces sp├⌐ciales, b├óton ├á la main, se rangeaient en travers de la rue Main et commen├ºaient m├⌐thodiquement ├á nettoyer le secteur. Partie de ses baraquements dans des voitures et des camions lou├⌐s par le comit├⌐ des citoyens, arm├⌐e de mitraillettes achemin├⌐es vers Winnipeg dans des caisses faussement ├⌐tiquet├⌐es "bagages r├⌐gimentaires," la milice finit par occuper presque tout le centre-ville. ├Ç la fin de la journ├⌐e, il y avait des centaines de personnes bless├⌐es ou arr├¬t├⌐es, un homme ├⌐tait mort et un autre agonisait. Devant cet ├⌐talage de force brutale, le Comit├⌐ de la gr├¿ve estima qu'il ne fallait pas prolonger davantage ce conflit. Il demanda aux ouvriers de reprendre leur travail ├á compter de 11 heures, le jeudi 26 juin, six semaines jour pour jour apr├¿s le d├⌐clenchement de la gr├¿ve.
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  45.      Certes, les gr├¿ves de 1919 sont des ├⌐v├⌐nements traumatisants, mais aucune ne peut se comparer ├á celle de Winnipeg. Aboutissement d'un long processus de polarisation des classes, cette gr├¿ve contribua ├á diviser davantage la soci├⌐t├⌐ dans les ann├⌐es qui l'ont suivie. Elle est devenue un ├⌐v├⌐nement cl├⌐ dans les souvenirs des deux camps qui y ont particip├⌐. Les rails du Canadien Pacifique s├⌐paraient g├⌐ographiquement le Nord du Sud, mais la gr├¿ve, elle, les s├⌐para historiquement et psychologiquement. Ces divisions chroniques ont fini par se manifester dans diff├⌐rentes sph├¿res de l'activit├⌐ sociale depuis les rencontres sportives entre ├⌐coles jusqu'├á la politique, et depuis, Winnipeg a toujours ├⌐t├⌐ s├⌐par├⌐ en deux camps. Cette division est l'une des causes de la l├⌐thargie qui s'est empar├⌐e de la communaut├⌐ dans les d├⌐cennies d'apr├¿s-guerre, et qui a pouss├⌐ tant de Winnipegois ├á aller chercher fortune ailleurs.
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  47.      La vague de gr├¿ves qui d├⌐ferlait dans le reste du Canada s'estompa suite au d├⌐nouement de la gr├¿ve de Winnipeg et la d├⌐faite des travailleurs. Le One Big Union n'avait jou├⌐ aucun r├┤le dans le conflit de Winnipeg ni dans la plupart des autres d├⌐brayages de solidarit├⌐. Il a continu├⌐ de gagner du terrain jusqu'├á ce que le nombre de ses adh├⌐rents atteigne un maximum d'environ 50 000 ├á la fin de 1919; apr├¿s quoi, son effectif a rapidement baiss├⌐. Les r├⌐alisations de 1919 sont l'une des heures de gloire des travailleurs canadiens: ├á travers tout le pays, ils se sont unis pour demander de meilleures conditions de travail, des salaires plus ├⌐lev├⌐s, et le droit de s'organiser pour atteindre ces objectifs; ils ont ├⌐veill├⌐ les gens aux implications sociales et mat├⌐rielles d'une ├⌐conomie en pleine expansion. Les succ├¿s remport├⌐s auront cependant ├⌐t├⌐ de courte dur├⌐e. La d├⌐faite des gr├⌐vistes, jointe ├á la guerre syndicale fratricide issue de la mont├⌐e du One Big Union et ├á une p├⌐riode de r├⌐cession amorc├⌐e vers la fin de 1920, enleva au syndicalisme beaucoup de sa force et de sa vitalit├⌐. Les ann├⌐es 1920 ont marqu├⌐ le r├⌐gression des syndicats, et ce n'est qu'avec la Seconde Guerre mondiale que les mouvements ouvriers ont commenc├⌐ ├á reconqu├⌐rir l'importance qu'ils avaient eue dans les ann├⌐es 1917 ├á 1919.  
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