En 1919, le Canada était secoué par le plus grand nombre de grèves et de contre-grèves (lock-out) de toute son histoire. De Halifax à Vancouver, des milliers de travailleurs déclenchaient des centaines de grèves touchant à la fois les petits commerces, les grosses entreprises et des villes entières. La crise atteignit son paroxysme en juin 1919: 35 000 travailleurs, soit une proportion importante de la population de Winnipeg qui comptait alors 180 000 âmes, firent une grève d'une durée de six semaines paralysant la ville entière. De plus dans les villes de Vancouver, Calgary, Edmonton, Medicine Hat, Brandon, Toronto et Montréal des travailleurs se mirent en grève afin d'appuyer leurs confrères de Winnipeg. Cette vague d'agitation déferlera sur presque tout le Canada et ses effets les plus graves se feront sentir principalement dans l'ouest du pays où des chefs syndicalistes radicaux créeront une organisation marxiste militante, le One Big Union.
Des conditions sociales méprisantes existant depuis plusieurs années contribuèrent à aiguiser ce mécontentement et ce militantisme de 1919 davantage présents dans les provinces de l'Ouest que dans le reste du pays. Dès les débuts de l'industrialisation, soit au cours des années 1870 et 1880, les travailleurs étaient devenus un simple rouage de la mécanique géante de l'industrie. Les conditions de travail dans lesquelles se trouvaient ces ouvriers les exposaient parfois à des dangers qui pouvaient non seulement nuire à leur santé mais mettre leur vie en péril. Le salaire et les conditions de travail étaient tout simplement imposés par les patrons.
La situation dans l'Ouest était devenue tragique particulièrement en raison de facteurs géographiques et de l'orientation que les gouvernements donnaient alors au développement économique du pays. Autre facteur d'importance, l'arrivée au Canada d'individus originaires des régions frontalières de l'Ouest des États-Unis et des villes industrielles lardées de taudis et surpeuplées du Nord de l'Angleterre et de l'Écosse, déjà politisés, amena la création d'un mouvement syndicaliste ouvrier plus militant. Quoique isolé, ce mouvement n'hésita pas à recourir à l'action politique en vue d'assurer à ses membres le droit de vivre et d'avoir un certain contrôle sur leur propre bien-être.
Dans le cadre des politiques nationales de développement, l'Ouest était destiné à l'exploitation des champs, des forêts et des mines dont les produits devaient être acheminés par la suite vers les provinces centrales, secteur industriel en expansion. Les entrepreneurs étaient souvent partis de rien, sortis depuis peu des classes inférieures, ces tenants de l'individualisme croyaient aux vertus de la libre entreprise. Par conséquent, ils n'étaient pas enclins à tolérer l'existence d'organisations dont les buts étaient de voir à faire hausser les salaires et à améliorer les conditions de travail des ouvriers; car de tels objectifs n'avaient d'autre conséquence que de faire monter le prix de la main-d'oeuvre. Dans leur action, les travailleurs se butèrent à l'opposition des propriétaires de mines, des magnats du papier et des administrations ferroviaires qui n'hésitaient jamais à recourir à la force pour défier et mâter les syndicats. Un tel comportement engendra un militantisme, un enracinement plus profond du conflit social et de la division des classes.
Les travailleurs de l'Ouest exerçaient habituellement des métiers dans des secteurs comme l'exploitation minière ou forestière, qui comportaient bien des risques. Souvent, ils se trouvaient isolés les uns des autres. C'étaient des hommes robustes à qui les patrons faisaient porter le fardeau des contraintes sociales, matérielles et psychologiques qu'imposait une telle entreprise. Dès les années 1860, les travailleurs signifièrent à leurs employeurs leur refus non équivoque d'accepter pareille situation en déclenchant des grèves violentes et longues dans les mines de l'île Vancouver.
Bien avant la Première Guerre mondiale, le malaise s'était fait sentir à Winnipeg, la plus grosse ville de l'Ouest à l'époque. De riches hommes d'affaires et leurs alliés politiques avaient espéré construire une métropole trépidante qui aurait pu devenir le Chicago de l'Ouest en développant les transports, l'industrie et le commerce des grains. Cependant, le fait que les ateliers de réparation de la principale compagnie ferroviaire et que les cours et rotondes de trois chemins de fer transcontinentaux se trouvaient dans cette ville, stimulant ainsi la croissance industrielle, entraîna la création d'une main-d'oeuvre importante et relativement unifiée. Ces travailleurs habitaient des quartiers bien délimités de la ville et étaient issus de milieux ethniques et sociaux extrêmement variés. Les immigrants britanniques et américains rompus aux activités et aux politiques des syndicats et des partis socialistes, les prirent en main et en forgèrent un mouvement syndicaliste dynamique. Deux objectifs sociaux distincts commencèrent à émerger: tout d'abord les propriétaires désiraient se débarrasser à tout prix des syndicats tandis que ces derniers étaient convaincus du devoir d'accroître leur puissance pour leur protection propre et le bien-être de leurs membres. D'où les grèves sérieuses et inévitables déclenchées avant la Première Guerre mondiale et qui, presque chaque fois, ont entraîné les grévistes dans des échauffourées et ont obligé les employeurs à faire appel à l'armée. La grève du tramway à Winnipeg (1906) et la grève du charbon à l'Île Vancouver (1912-1914) constituent probablement les deux meilleurs exemples des grèves de l'époque. Dans le premier cas, il s'agissait de travailleurs urbains, et dans l'autre, de mineurs. Au cours de ces grèves, des affrontements entre ouvriers et employeurs causant des blessures corporelles et des dégâts matériels, nécessitèrent l'intervention de l'armée; l'État se portait à ce moment à la défense de l'employeur du secteur privé.
Pour ajouter aux difficultés de l'industrie, des milliers d'immigrants affluèrent dans les villes et les localités de l'Ouest au cours de cette période. Même si le Canada attirait nombre d'entre eux par les 160 acres de vertes prairies, octroyées à tout colon qui venait s'établir, beaucoup s'installèrent dans les secteurs urbains à la suite d'un échec agricole ou avant même de se lancer dans l'exploitation du sol. Pour bien des Canadiens, ces gens étaient étrangers à la vie nationale du fait qu'ils ne parlaient pas anglais et que leur religion semblait exotique à bien des Canadiens protestants de race blanche. Un grand nombre de ces immigrants étaient originaires de l'Europe de l'Est et beaucoup étaient pauvres et inexpérimentés. À Winnipeg, ils s'établissaient presque exclusivement dans le secteur sis au nord des rails du Canadien Pacifique et vivaient dans des taudis insalubres et surpeuplés. L'existence de ce quartier nord rendait plus frappant l'écart entre les riches et les pauvres et reflétait une situation assez unique, moins manifeste dans les autres villes et villages de l'Ouest. Vers la fin de 1913 survint une dépression qui ne fit qu'accroître le sous-emploi. Puis en août 1914, la guerre éclata, faisant appel à la loyauté inébranlable des citoyens et au dévouement sans borne à la cause. Pareille conjoncture refroidira pendant quelque temps la marmite brûlante du mécontentement populaire. Toutefois, le mal est encore là, et ce n'est qu'un sursis.
La guerre fit bientôt apparaître une pléthore d'offres d'emploi et provoqua une hausse du coût de la vie. Lorsque la récession se dissipa vers la fin de 1915, ces deux facteurs mis ensemble régénérèrent le malaise au sein des travailleurs. Les prix de presque tous les articles montaient alors en flèche, tandis qu'augmentait parallèlement le nombre de travailleurs insuffisamment rétribués. Ces conditions poussèrent les gens à se syndiquer et incitèrent les syndicats à se raidir pour passer à l'attaque avec leurs revendications: reconnaissance formelle, salaires plus élevés, meilleures conditions de travail partout au Canada. Toutefois, le gouvernement fédéral, ses organismes de régie du temps de guerre et, par voie de conséquence en quelque sorte, nombre d'employeurs du secteur privé ont fait fi des syndicats, d'où l'accentuation du sentiment de frustration. Bien que les mouvements syndicalistes voyaient augmenter leur nombre d'adhérents, leur pouvoir et leur influence sur la société ne croissaient pas au même rythme. Il en résulta une activité syndicale plus fébrile, et vers l'été 1918, les grèves déferlèrent sur tout le pays tel un raz de marée, tant dans le secteur privé que dans le secteur public.
Deux autres faits, nés de la guerre, contribuèrent à activer les cercles syndicalistes. En 1917, le gouvernement fédéral décrétait la conscription à laquelle les syndicats s'opposèrent vigoureusement. Certains protestaient parce qu'ils refusaient de se voir obligés de tirer sur des travailleurs comme eux, même s'ils étaient de nationalités différentes; d'autres, parce qu'ils concevaient pareille action comme le premier pas vers la conscription industrielle. Le gouvernement aurait pu alors les obliger à travailler dans certaines usines, ce qui aurait supprimé de fait leur droit de grève, seule arme vraiment efficace dont les travailleurs disposaient. Il y avait aussi le fait que le gouvernement eut pris l'habitude de diriger le pays à coups de décrets. Lorsque l'agitation ouvrière atteignit son paroxysme en 1918, que plusieurs groupes pacifistes et plusieurs organisations de gauche clamèrent plus que jamais leur opposition à la conscription, le gouvernement publia un décret, et les déclara hors-la-loi. En outre, le gouvernement interdit plusieurs publications et condamna l'utilisation en public, soit de façon verbale ou écrite, de certaines langues étrangères, entre autres le finlandais et le russe. La colère des chefs syndicalistes se déchaîna: à leurs yeux, on supprimait l'esprit et l'exercice de la démocratie et l'on enterrait sommairement et arbitrairement les droits des ouvriers sans oublier ceux des pacifistes et des progressistes.
Les syndiqués de l'Ouest et leurs chefs se trouvaient une fois de plus au front de l'agitation industrielle et politique qui s'ensuivit. Ils en étaient venus à croire que les ouvriers syndiqués de l'Est s'étaient habitués à la domination et au conservatisme des chefs syndicalistes des États-Unis et étaient incapables d'affronter le gouvernement ou ne le voulaient tout simplement pas. Devant cet état de fait, beaucoup finirent par conclure qu'il leur fallait radicaliser le mouvement ouvrier canadien en s'emparant du Congrès des métiers et de la main- d'oeuvre, centre national des syndicats du Canada. Lors de l'assemblée que le Congrès tint dans la ville de Québec en 1918, leur tentative se solda par un échec cuisant dont l'un des résultats directs fut d'entraîner la convocation des représentants des syndicats de l'Ouest à une réunion qui se tiendrait en mars 1919, à Calgary. Le but de cette réunion était soi-disant l'élaboration d'une nouvelle stratégie d'attaque contre la direction du Congrès. Cependant, elle ne devait jamais réaliser son but premier, car les délégués devant l'insistance de plusieurs représentants de la Colombie-Britannique et de Winnipeg, décidèrent plutôt de fonder une nouvelle centrale syndicale, indépendante du Congrès des métiers, son rival. Cette centrale allait s'appeler le One Big Union.
Dès sa création, l'O.B.U se voulait une organisation syndicale marxiste. Le syndicalisme, c'était la possession par les travailleurs de tous les moyens de production et de distribution des biens. On atteindrait ce but au moyen de grèves générales, déclenchées par des fédérations très centralisées -- sorte de syndicats de syndicats. Les différents membres de ces fédérations allaient devoir prêter allégeance au groupe le plus important pour procéder ensuite à une répartition des compétences et des métiers à des fins essentiellement techniques et organiques. Les chefs de la fédération auraient eu l'autorité absolue en tout. Pour y adhérer, les travailleurs durent se séparer du Congrès des métiers et de la main-d'oeuvre du Canada ou de l'American Federation of Labor et ils furent qualifiés de sécessionnistes.
Cette nouvelle association sécessionniste de l'Ouest du Canada avait beaucoup en commun avec les mouvements nés de l'agitation ouvrière qui secouait alors le monde entier. En octobre 1917, la révolution russe enflammait les travailleurs qui jetaient des défis aux gouvernements et aux employeurs de la Grande-Bretagne, de l'Allemagne, de la Hongrie, de la France, de l'Italie et des États-Unis. Ces conflits quelquefois d'envergure nationale, se ponctuaient presque toujours d'émeutes, de grèves générales et d'échauffourées armées entre ouvriers et gouvernements. En février 1919, la ville de Seattle (État de Washington) tout entière se voyait paralysée par une grève générale de quatre jours issue d'un différend entre les travailleurs des chantiers navals et leurs patrons. Dans ce conflit, les représentants du gouvernement se rangèrent du côté de l'employeur et prétendirent que la grève était en fait un premier pas vers la révolution. Au cours de la même année, les Canadiens durent entendre souvent cette accusation. À la suite de la réunion de mars à Calgary, c'est avec enthousiasme qu'on mena dans l'Ouest canadien une campagne de recrutement au profit du One Big Union. Les travailleurs, délaissant les syndicats de l'Est et les syndicats américains, pourtant bien établis, se ralliaient par milliers à l'O.B.U. Bien que la ville de Winnipeg et la côte occidentale étaient les régions de prédilection de cette campagne, deux conflits locaux éclatèrent en avril dans la capitale du Manitoba et détournaient ainsi l'attention publique du One Big Union. Ces luttes dégénérèrent en une grève générale, la première de celles qui allaient balayer le Canada au milieu de l'été.
Depuis 1906, les syndicats des métallurgistes avaient mené en vain à Winnipeg trois campagnes acharnées pour se faire reconnaître. Au cours du printemps 1919, ils lançaient une nouvelle campagne et rencontraient la même résistance obstinée. Certes, les ouvriers de la construction avaient obtenu reconnaissance, mais il leur avait fallu subir un recul pendant la guerre du fait que la hausse du coût de la vie eut tôt fait de dépasser leurs salaires. En 1919, ils étaient décidés de faire compenser ces pertes par des gains appréciables. Devant le peu de succès des négociations, ils débrayèrent le 1 mai, et, dès le lendemain, les syndicats métallurgistes emboîtaient le pas. Pour ces travailleurs, il y allait de deux questions vitales: la reconnaissance des syndicats et un salaire suffisant pour vivre. Lorsqu'ils firent appel au Conseil local des métiers et de la main-d'oeuvre, les syndiqués de Winnipeg votèrent en majorité écrasante pour qu'une grève générale de solidarité soit déclenchée le 15 mai. Les travailleurs qui avaient sacrifié bien des droits pendant la guerre voulaient, coûte que coûte, se dédommager des pertes subies maintenant que la paix était revenue. Les chefs de gouvernement et les employeurs du secteur privé leur avaient assuré que des jours plus heureux succéderaient à la guerre; les travailleurs étaient résolus à faire concrétiser ces promesses, même s'il leur fallait recourir à des associations du genre du One Big Union ou à des tactiques comme la grève générale.
Vers 11 heures le 15 mai, Winnipeg était paralysée. À l'exception des policiers et des typographes, tous les syndiqués de la ville quittaient leur poste; environ vingt mille travailleurs non syndiqués en faisaient autant. Les policiers, qui avaient voté, eux aussi, en faveur de la grève, restaient à leurs postes à la demande du Comité de la grève générale, celui-ci craignant de voir l'absence des policiers inciter les autorités à faire appel aux troupes. L'administration, les services publics, et toutes les entreprises privées, y compris les cours de chemin de fer et les ateliers de réparation, suspendirent alors leurs activités. Par conséquent, le tramway ne fonctionnait pas, et il n'y avait ni enlèvement d'ordures ménagères, ni livraison de lait ou de pain; il n'y avait aucune distribution du courrier ordinaire ou exprès, ni des colis, et aucun service télégraphique. Les lignes téléphoniques avaient été coupées, les cinémas, restaurants et stations-services fermés. Les postes de pompiers étaient désertés. On maintenait la pression hydraulique à un niveau ne permettant d'alimenter que les bâtiments à un étage. Les préposés à l'entretien des hôpitaux et des congélateurs, de même que les électriciens, avaient tous quitté leur poste. Winnipeg était entièrement immobilisée.
Bien que les travailleurs débrayèrent dans le but de faire reconnaître les syndicats et obtenir un salaire décent, la grève résultait en fait de toute une série de causes profondes et complexes. Il existait des contrastes frappants entre les riches et les pauvres de la ville, et l'action des chefs syndicalistes n'avait eu aucune influence sur la société pendant nombre d'années. La division des classes partageait Winnipeg depuis des décennies, et la grève ne constituait que le témoignage le plus récent et le plus grave du manque d'unité sociale et politique. Ainsi, gagner cette grève et obliger les employeurs de la métallurgie et de la construction à satisfaire à leurs revendications aurait signifié pour les travailleurs la plus grande des victoires, en effaçant les défaites du passé. Les employeurs, soutenus par les membres des professions libérales qui mirent sur pied un comité des citoyens, un petit groupe d'anciens combattants, l'administration locale et les gouvernements fédéral et provincial, virent toute la portée d'une telle grève et conclurent qu'ils ne pouvaient se permettre de perdre cette bataille d'importance vitale. Aussi utilisèrent-ils toutes les armes dont ils disposaient, alléguant que le conflit était un complot tramé par l'O.B.U. avec la connivence d'étrangers afin de déclencher une révolution au Canada. Lorsque le Comité de la grève générale permit la reprise de certains services indispensables et délivra à l'intention du public et des autres grévistes des cartes attestant que les travailleurs affectés à ces postes l'étaient avec la permission du Comité de la grève, ses opposants soutinrent que les grévistes s'étaient emparés de l'administration municipale et fomentaient ainsi une révolte.
De par le Canada et en particulier dans l'Ouest, les travailleurs suivaient de près l'évolution du conflit. Là aussi, des griefs longtemps ignorés soulevaient la colère. Ils avaient eu bon espoir que la fin de la guerre aurait marqué le début des réformes sociales et politiques. Lorsqu'ils virent que rien ne changeait, qu'ils se rendirent compte que les travailleurs de Winnipeg livraient une bataille importante pour proclamer les droits élémentaires des travailleurs, c'est fermement convaincus qu'ils se joignirent à la lutte. Des grèves de solidarité éclatèrent à travers le Canada, dans des villes aussi grandes que Vancouver, et aussi petites que Drumheller. Certaines résultaient pour une part des griefs locaux, d'autres du refus des employeurs de reconnaître le One Big Union, ou de la sympathie et de l'appui témoignés aux travailleurs de Winnipeg. Cependant, toutes avaient des racines communes dans les maux découlant de l'industrialisation, les industries d'avant-guerre non réparées et les nouveaux problèmes engendrés par la guerre, comme la hausse rapide du coût de la vie. La plus grave de ces grèves eut lieu à Vancouver, où plus de dix mille travailleurs quittèrent leur poste; les autres, de moindre importance, furent déclenchées à Edmonton, Calgary, Medicine Hat, Brandon et Régina. Dans les villes de l'Est, telles Toronto et Montréal, des factions militantes du mouvement ouvrier ont essayé de se joindre à la lutte mais leurs tentatives restèrent infructueuses, car les chefs avaient des tendances plus conservatrices.
Néanmoins, Winnipeg restait le principal champ de bataille, et c'est là que les travailleurs rencontraient la résistance la plus acharnée. En effet, un groupe d'employeurs et de membres des professions libérales créèrent une association, le Citizens Committee of One Thousand, censée représenter les citoyens restés neutres, mais en réalité farouchement antigréviste. Ce comité dirigeait les agissements des briseurs de grève, recrutait des volontaires pour remplacer les pompiers et les postiers, prodiguait des conseils aux employeurs en métallurgie et en construction et collaborait avec l'administration locale et les gouvernements fédéral et provincial. C'est en grande partie à l'instigation de cette association, et avec son aide, qu'on renvoya les forces de police permanente afin de constituer un corps spécial de deux mille "volontaires". De la sorte, c'étaient des policiers hostiles aux grévistes qui maintenaient l'ordre dans les rues.
Pour sa part, le gouvernement fédéral prit des mesures antigrévistes encore plus rigoureuses. Il renforça le contingent de la Gendarmerie royale du Nord-Ouest dans la ville et décida de mettre sur pied une milice importante formée de volontaires bien armés. Comme il ne pouvait obliger les grévistes à accepter la solution de son choix, il fallait arrêter les chefs les plus radicaux; cet événement se produisit dans la nuit du 16 juin. De toute évidence, le gouvernement cherchait soit à régler la grève au moyen d'un accord désavantageux pour les travailleurs, soit à l'étouffer par la force. Sa stratégie lui semblait justifiée, car à ses yeux, la grève était une incitation de l'O.B.U. à la révolte (croyance formulée publiquement par le ministre fédéral du travail, M. Gideon Robertson) et aussi parce qu'il craignait, si cette grève de Winnipeg réussissait, qu'on adopte des tactiques semblables ailleurs, provoquant ainsi l'anarchie.
Les travailleurs étaient coincés. Ils avaient des intentions pacifiques et n'avaient vraiment pas projeté de faire la révolution. Leurs chefs les avaient mis en garde contre le recours à la violence, car ils ne voulaient pas donner d'excuse aux autorités pour intervenir par la force. Ils n'en étaient pas moins sur la défensive depuis le début, et leur tâche était à peu près impossible. Qu'ils l'eussent voulu ou non, la stratégie des grévistes, consistant à paralyser une ville tout entière pour ensuite permettre à quelques-uns seulement des services essentiels de reprendre leurs activités après avoir obtenu l'assentiment des travailleurs donnait l'impression d'une usurpation de pouvoir révolutionnaire. La réaction d'Ottawa ne pouvait qu'être rapide. Une fois le gouvernement fédéral engagé dans la bataille et décidé de ne pas laisser les grévistes gagner, ceux-ci devaient vaincre les troupes gouvernementales, bien plus fortes, ou capituler.
Le samedi 21 juin, un groupe de vétérans sympathiques aux grévistes tentèrent d'organiser un défilé pour braver le maire; par trois fois celui-ci interdit expressément de manifester publiquement. Une foule imposante commença à s'amasser devant l'hôtel de ville, rue Main. Vers 14 heures, elle était devenue une cohue, qui essayait de bloquer les tramways, réapparus depuis peu dans les rues; on réussit à en immobiliser un et à en incendier l'intérieur. Le maire réclama alors l'intervention directe du gouvernement fédéral qui envoya la Gendarmerie royale disperser les manifestants et maintenir l'ordre. Dans la bataille, les policiers se servirent de leurs armes à feu; un homme était tué sur-le-champ, beaucoup d'autres atteints par des balles. Puis les forces spéciales, bâton à la main, se rangeaient en travers de la rue Main et commençaient méthodiquement à nettoyer le secteur. Partie de ses baraquements dans des voitures et des camions loués par le comité des citoyens, armée de mitraillettes acheminées vers Winnipeg dans des caisses faussement étiquetées "bagages régimentaires," la milice finit par occuper presque tout le centre-ville. À la fin de la journée, il y avait des centaines de personnes blessées ou arrêtées, un homme était mort et un autre agonisait. Devant cet étalage de force brutale, le Comité de la grève estima qu'il ne fallait pas prolonger davantage ce conflit. Il demanda aux ouvriers de reprendre leur travail à compter de 11 heures, le jeudi 26 juin, six semaines jour pour jour après le déclenchement de la grève.
Certes, les grèves de 1919 sont des événements traumatisants, mais aucune ne peut se comparer à celle de Winnipeg. Aboutissement d'un long processus de polarisation des classes, cette grève contribua à diviser davantage la société dans les années qui l'ont suivie. Elle est devenue un événement clé dans les souvenirs des deux camps qui y ont participé. Les rails du Canadien Pacifique séparaient géographiquement le Nord du Sud, mais la grève, elle, les sépara historiquement et psychologiquement. Ces divisions chroniques ont fini par se manifester dans différentes sphères de l'activité sociale depuis les rencontres sportives entre écoles jusqu'à la politique, et depuis, Winnipeg a toujours été séparé en deux camps. Cette division est l'une des causes de la léthargie qui s'est emparée de la communauté dans les décennies d'après-guerre, et qui a poussé tant de Winnipegois à aller chercher fortune ailleurs.
La vague de grèves qui déferlait dans le reste du Canada s'estompa suite au dénouement de la grève de Winnipeg et la défaite des travailleurs. Le One Big Union n'avait joué aucun rôle dans le conflit de Winnipeg ni dans la plupart des autres débrayages de solidarité. Il a continué de gagner du terrain jusqu'à ce que le nombre de ses adhérents atteigne un maximum d'environ 50 000 à la fin de 1919; après quoi, son effectif a rapidement baissé. Les réalisations de 1919 sont l'une des heures de gloire des travailleurs canadiens: à travers tout le pays, ils se sont unis pour demander de meilleures conditions de travail, des salaires plus élevés, et le droit de s'organiser pour atteindre ces objectifs; ils ont éveillé les gens aux implications sociales et matérielles d'une économie en pleine expansion. Les succès remportés auront cependant été de courte durée. La défaite des grévistes, jointe à la guerre syndicale fratricide issue de la montée du One Big Union et à une période de récession amorcée vers la fin de 1920, enleva au syndicalisme beaucoup de sa force et de sa vitalité. Les années 1920 ont marqué le régression des syndicats, et ce n'est qu'avec la Seconde Guerre mondiale que les mouvements ouvriers ont commencé à reconquérir l'importance qu'ils avaient eue dans les années 1917 à 1919.