Ceux qui ont vécu à Vancouver vous diront qu'il y pleut beaucoup, surtout en automne et en hiver. Ils vous parleront aussi du superbe site naturel, caché au fond d'une anse côtière avec de hautes montagnes en arrière-plan. Mais, à part ces dénominateurs communs, les habitants de la région, tout comme les visiteurs, ont, du Vancouver réel, tout un éventail d'idées, d'impressions et d'images: d'aucuns diront que c'est une ville jeune et moderne qui, malgré sa courte histoire, a changé de façon radicale; d'autres insisteront sur le fait que, depuis une centaine d'années, elle n'a guère bougé et vit encore en fonction de l'industrie forestière, de la pêche, des mines et de l'agriculture. Alors que beaucoup considèrent Vancouver comme une ville stable, sûre, conformiste, d'autres insistent sur le fait que le taux de criminalité, de suicides et de divorces y dépasse largement la moyenne nationale et que le trafic des stupéfiants et l'héroïnomanie y atteignent des sommets inconnus dans les autres villes canadiennes. Certains voient Vancouver comme un endroit calme et agréable, où les habitants sont davantage tentés d'aller à la pêche, de faire de la voile et du ski que de travailler, tandis que d'autres pensent à son caractère impersonnel, à l'esprit de compétition qui y règne et la comparent à une jungle éreintante.
Ces différentes impressions et images de la cité remontent aux premières années de Vancouver, qui a acquis, dès le début, un grand nombre des caractéristiques d'une grande ville. Cette double personnalité de Vancouver s'explique par son rythme de croissance; en effet, elle n'a pas évolué de façon uniforme au fil des ans, mais a plutôt connu des moments d'intense activité entrecoupés de périodes relativement calmes.
Rythme de croissance
La première de ces poussées, ou cycle de croissance, coïncide avec la construction du Canadien Pacifique et l'arrivée, à Vancouver, du premier train, le 23 mai 1887. À peine trois ans auparavant, l'emplacement actuel de Granville n'était guère qu'un village isolé de bûcherons, sur la rive de Burrard Inlet. Il y avait quelques magasins, quelques maisons clairsemées, un système de voirie rudimentaire et la population totale n'était que d'environ trois cents personnes. Dès que le bruit se répand que la ligne du chemin de fer transcontinental va bientôt passer à Granville, ces conditions changent de façon radicale. Le village est rebaptisé Vancouver et, en un seul mois, entre 1886 et 1888, plus de gens y arrivent que pendant les vingt ans précédents. En 1892, cette nouvelle ville trépidante a poussé comme un champignon et sa population est de 14,000 habitants.
Cette première vague de prospérité est coupée net par la dépression des années 1890, et ce n'est que vers 1900 que s'amorce le second grand cycle de croissance. C'est la période qui va de 1900 à la veille de la Première Guerre mondiale qui est la plus critique pour le caractère futur de Vancouver, car non seulement la ville est envahie, en 1912, par des migrants canadiens, britanniques, américains, européens et asiatiques, qui gonflent la population à 120,000 habitants, mais elle est aussi le théâtre d'un boom de la construction; les quartiers résidentiels, industriels et commerciaux se développent, de nouvelles rues et des voies de transport sont prévues et, déjà, l'étendue de la nouvelle cité se dessine clairement.
Quand la guerre éclate en 1914, la grande vague de prospérité est finie et c'est seulement au cours des années 1920 qu'une nouvelle période d'expansion commence. Les progrès, quoique très dynamiques, ne sont toutefois pas aussi marqués qu'au début du siècle. L'automobile, dont l'usage se répand de plus en plus, permet aux gens d'aller habiter plus loin du centre, tout en y ayant facilement accès. Pendant les années 1920, Vancouver enlève à Winnipeg le titre de troisième ville du Canada, rang qu'elle occupe d'ailleurs, même de nos jours. En 1931, elle compte 50,000 habitants en banlieue en plus de la population centrale de 250,000 personnes.
Les années de la dépression marquent Vancouver et beaucoup d'autres ville canadiennes, et le rythme de croissance est quasi nul. Après la Seconde Guerre mondiale, surtout pendant les années 1950 à 1960, la quatrième phase de développement de la ville prend place. Des émigrants arrivent encore de l'Est du pays, des Prairies, de la Grande-Bretagne et des États-Unis, mais l'importante vague d'Allemands, d'Italiens, de Chinois, de Grecs et autres, donne à Vancouver ce cachet cosmopolite dont toute la communauté bénéficie. Les temps sont prospères et, à Vancouver, le centre-ville change de façon notable sous la poussée de centaines de gratte-ciel contenant des appartements, des bureaux et des maisons d'affaires. Les banlieues connaissent une expansion encore plus spectaculaire. En 1971, la population du Vancouver métropolitain dépasse un million d'habitants dont 40% seulement habitent la ville même, le reste en banlieue.
Un examen détaillé de chacune de ces phases de croissance donnerait un tableau assez précis des faits saillants de l'expansion de Vancouver jusqu'à nos jours. Cependant, cette étude se limite à la période qui se termine en 1920 et nous essaierons de montrer que, déjà à cette époque, là, avait pris corps une ville complexe et bien organisée qui allait déterminer, dans une large mesure, les limites et la nature du Vancouver tel que nous le connaissons aujourd'hui. Nous examinerons d'abord Granville, le village de bûcherons quelque peu isolé, puis nous étudierons la ville à l'époque de la prospérité engendrée par la venue du CP et, finalement, nous porterons notre attention sur les progrès et les changements qui se sont produits au cours de deux premières décennies de notre siècle.
Les premières années de Granville
La première colonie permanente s'établit, en 1862, sur l'emplacement actuel de Vancouver. John Morton, de New Westminster, est venu visiter Burrard Inlet pour s'enquérir des ressources en charbon et en argile de la région et de la possibilité d'y ouvrir éventuellement une poterie. Il n'y trouve ni charbon, ni argile, mais se laisse charmer par la beauté du paysage et par le port naturel bien abrité. De retour à New Westminster, Morton décide un de ses cousins, Sam Brighouse, et un autre ami, William Hailstone, à se joindre à lui pour acquérir des terres dans ce coin. Tous trois, immigrants de Grande-Bretagne, ont travaillé dans les champs aurifères des monts Cariboo; ne se laissant pas arrêter par le sobriquet «Les trois blancs becs» (Three Greenhorn Englishmen) qui leur est donné par les cyniques de l'endroit (qui ne voyaient guère de raison à la préemption de ces terres), les trois hommes font le nécessaire et, en 1862, après un paiement de $555.73, ils obtiennent de la Couronne une concession de 540 acres de terres, dans la partie actuelle de l'ouest de Vancouver. En principe, ce privilège de préemption était accordé seulement à ceux qui avaient l'intention de s'établir comme fermiers. Cependant, puisque cette région était densément boisée, il ne semble que peu probable que les "trois blancs-becs" aient jamais eu l'intention d'y aller faire de la culture; ils pensaient certes davantage aux profits qu'ils pourraient réaliser si jamais une ville était construite sur leurs propriétés. Pendant quelque temps, afin de respecter la clause de la résidence obligatoire du propriétaire, les trois se relaient et habitent, à tour de rôle, dans la cabane bâtie sur leur concession. Toutefois, à la longue, c'est John Morton qui passe le plus de temps dans la petite clairière, près de l'intersection actuelle des rues Burrard et Hastings.
Au fur et à mesure que d'autres personnes comprennent les possibilités de spéculation dans la région, toute une série de préemptions suivent. Cependant, même si, à l'occasion, un investisseur arrive à faire un profit appréciable grâce à la vente d'un terrain, le rythme de croissance de la population reste très lent et le véritable centre d'activité de Burrard Inlet gravite encore au tour des opérations forestières entreprises là au milieu des années 1860. En 1865, Sewell Moody construit une scierie sur la rive nord de l'anse, là où se trouve aujourd'hui North Vancouver; à peu près à la même époque, le capitaine Edward Stamp érige lui aussi une scierie, (la Hastings Sawmill), mais sur la rive sud de l'anse. Ces deux initiatives amènent d'autres exploitations forestières appartenant à Jeremiah Rogers, à Jerry's Cove (maintenant Jericho Beach).
L'essor de ces activités, bien plus que le droit de préemption sur les lots individuels de terre, marque le véritable début de la colonie établie à Burrard Inlet et au cours des vingt années suivantes, l'expansion des villages qui émergent dépend presque exclusivement de l'évolution des scieries. La production et l'exportation du bois augmentent rapidement; en 1865, seulement six bateaux partent en mer avec leur chargement, mais en 1869, il y en a quarante-cinq qui amènent du bois de construction ou autre, en Amérique latine, en Grande-Bretagne, en Europe et en Orient.
Jusqu'en 1867, la plupart des travailleurs de la scierie de Hastings sont logés dans les camps avoisinants ou encore dans des barraques qu'ils ont montées de façon très rudimentaire. Plus tard, «Gassy Jack» Deighton ouvre un petit hôtel avec un bar, à un demi-mille environ à l'ouest de la scierie; de plus en plus d'hommes vont habiter les hôtels, les maisons de pension et les foyers dont le nombre augmente de plus en plus qu'importe le nom donné à ce village, Coal Harbour, Granville, ou Gastown, c'est lui qui forme le noyau du Vancouver actuel.
Les progrès sont d'ailleurs très lents. En 1884, Granville n'est guère plus qu'un terrain mesurant 400 verges le long de la côte et 250 verges à l'intérieur des terres. Avec ses quelque 300 habitants, cette colonie ne peut certes pas se comparer avec New Westminster et Victoria qui en comptent respectivement 4,000 et 12,000. De fait, elle est à peu près de la taille de Moodyville ou des municipalités rurales de Delta, de Richmond, de Surrey et de Langley qui comptent de 250 à 300 habitants chacune. La plupart des éléments importants concernant Granville se résument à quelques phrases à peine dans le British Columbia Directory 1884-1885.
Granville est située à Coal Harbour, sur la côte sud de Burrard Inlet. C'est une petite ville active, avec quelques grands magasins, trois confortables hôtels, des églises, un bureau de télégraphe, etc. Deux grandes routes, bien entretenues, relient la ville à Hastings et à New Westminster, et un traversier à vapeur permet d'aller à Moodyville et aux autres endroits sur la côte. Granville est le centre d'une importante région forestière qui fournit le bois aux scieries de Hastings et absorbe presque tout le commerce des nombreux camps installés à la baie English et sur la rive nord de la rivière Fraser. Un service quotidien de bateaux à vapeur assure la liaison avec Hastings et New Westminster, à douze milles de là.
L'arrivée du Canadien Pacifique
À l'époque, tous les habitants de la Colombie-Britannique savent que la ligne de chemin de fer du Canadien Pacifique va bientôt être terminée et ils se réjouissent à Granville. Toutefois, après des entretiens secrets avec le gouvernement provincial, les dirigeants du Canadien Pacifique décident de prolonger la ligne principale jusqu'à Coal Harbour et Granville. Après tout, Granville, avantageusement située, possède un port assez étendu et profond et, en outre, le gouvernement provincial a promis, au Canadien Pacifique, de grands espaces dans la région, si la ligne se continue jusque-là.
Dès que ces renseignements sont connus de tous, Granville change radicalement de visage. Le mince filet d'immigrants qui, jusque-là, arrivait dans la région se transforme en un flot constant de colons et de spéculateurs enthousiastes. En 1885 et en 1886, les gros arbres des environs de Granville sont coupés systématiquement, d'innombrables souches sont dynamitées et les déchets brûlent jour et nuit. Ce défrichage intensif provoque un incendie dévastateur le 13 juin 1886; vingt personnes y ont perdu la vie et le village a été presque complètement rasé. Cependant la reconstruction se fait rapidement grâce à l'afflux de nouveaux immigrants et, quand le premier train du Canadien Pacifique arrive le 23 mai 1887, la nouvelle ville de Vancouver, établie en municipalité en 1886, compte 5,000 habitants.
L'achèvement de la ligne du Canadien Pacifique marque profondément cette jeune ville; en fait, on pourrait dire que c'est le Canadien Pacifique qui a vraiment créé Vancouver. Alors qu'il avait fallu quelque vingt ans pour compter en 1884, une population de 300 âmes, la venue du Canadien Pacifique en 1887 la fait monter à 5,000 personnes; en 1892, l'afflux d'immigrants commence à baisser, et pourtant il y a alors 14,000 habitants à Vancouver. De toute évidence, les attraits de Vancouver sont beaucoup plus nombreux maintenant que la ville est rattachée au reste du Canada.
Les répercussions de la venue du chemin de fer ne se limitent pas à un accroissement rapide de la population. L'accord conclu avec le gouvernement provincial met à la disposition du Canadien Pacifique 6,000 acres de terrain dans la région. Des particuliers donnent aussi des terres, car ils savent que le passage du chemin de fer augmentera la valeur du reste de leur propriété. En tout, le Canadien Pacifique acquiert à peu près dix milles carrés de terre, à l'endroit où se trouve maintenant le centre de la ville. Les arpenteurs et les planificateurs de la compagnie décident non seulement du passage de la ligne principale, mais aussi de la répartition et du tracé général des rues de la ville. En raison de l'emplacement du quai, de la gare et de l'hôtel de la compagnie, le long de la rue Granville, celle-ci devient une des artères principales de la ville et déplace le centre-ville à environ un mille à l'ouest du noyau original de Gastown. Petit à petit, les principales banques, les bureaux, les hôtels, les théâtres et les grands magasins se rassemblent dans ce nouveau district. Les quartiers résidentiels, plus cossus, dans l'ouest au cours des années 1880 et 1890 ou à Shaughnessy au début du siècle, couvrent, en partie ou entièrement, les terres de la compagnie. Celle-ci, plus gros propriétaire de terrains à Vancouver, est aussi la plus grande et la plus puissante société de la ville et a donc une nette influence sur les investissements en immobilier, sur l'économie, sur la vie sociale et sur la politique de la ville.
Pendant qu'elle améliore ses propres installations, d'autres groupes aussi s'activent un peu partout. Les fonctionnaires municipaux voient au défrichement des terrains, au nivellement des rues, à la construction de trottoirs, d'écoles, de postes de pompiers et à la pose d'un système d'aqueduc et d'égouts. Des particuliers et des entrepreneurs construisent des centaines de maisons et des boutiques, des magasins et des hôtels par douzaines. Un des plus intéressants projets est réalisé entre 1889 et 1891; une compagnie privée, la Vancouver Electric Railway and Light Company, met sur pied un réseau de tramways électriques qui, sur une distance de treize milles, suit le quadrilatère formé par les rues Granville, Hastings, Main et Broadway. Vancouver n'est pas la seule ville à être dotée d'un tel système; en effet, grâce aux progrès techniques faits par des inventeurs américains en 1888, beaucoup de villes américaines s'équipent de tramways et, dans les années 1890, les véhicules hippomobiles sont remplacés par ces nouveaux moyens de transport dans des villes comme Ottawa, Hamilton, Montréal, Winnipeg, Saint-Jean, Halifax et Québec. Vancouver est considérée par ses habitants comme une ville progressiste puisqu'elle possède un système de transport moderne alors qu'elle n'était encore vieille que de cinq ans.
La plupart des gens qui viennent s'installer à Vancouver durant ces années de prospérité, sont nés au Canada, surtout en Colombie-Britannique et en Ontario. Beaucoup d'immigrants arrivent aussi de Grande-Bretagne et des États-Unis. Dans l'ensemble, ce groupe anglophone, à prédominance protestante, représente 85% de la population. Aucune distinction n'est faite entre les Canadiens, les Britanniques et les Américains et tous s'intègrent rapidement dans la vie sociale et économique de la ville. Les Chinois, qui représentent environ 10% de la population de Vancouver, forment le groupe minoritaire le plus important et spectaculaire. La majorité anglophone peut ignorer ou accepter passivement la population chinoise, voire même subir les remous d'un courant anti-oriental; cependant il est bien clair pour le grand public que Vancouver est une ville de blancs et qu'elle doit le rester. Ici comme dans d'autres villes nord-américaines, les Chinois sont isolés dans leur quartier, «Chinatown», soit quelques pâtés de maisons sales et surpeuplées situées à l'extrémité est de False Creek. La plupart d'entre eux sont des employés saisonniers et des domestiques ou travaillent dans des buanderies, des boutiques et des restaurants de peu d'importance. Vancouver abrite aussi une poignée de Scandinaves, d'Allemands, d'Italiens et de Russes qui, avec d'autres Européens, totalisent environ 5% de la population. Beaucoup d'entre eux sont célibataires et travaillent dans les camps de bûcherons et les scieries; ils ne logent dans les maisons de chambre et les hôtels de Vancouver que pendant la saison des pluies, c'est-à-dire en hiver. C'est un groupe effacé qui n'attire guère l'attention du grand public.
La dépression des années 1890
En 1893, la fébrilité qui a suivi l'achèvement de la ligne du CP n'est plus qu'un souvenir. Certes, vers 1895, Vancouver continue de grandir, mais c'est une période difficile et souvent frustrante; les immigrants sont de plus en plus rares, la production de bois de charpente diminue, la construction est en baisse et, en 1895, la compagnie de tramways fait faillite. Les promoteurs immobiliers, qui avaient investi allégrement avec optimisme au cours des années 1880, éprouvent, à leur grand désarroi, de sérieuses difficultés non seulement à payer les impôts fonciers pour leurs terrains vacants, mais aussi à trouver des acheteurs. La dépression est quelque peu dissipée par le nouvel essor du commerce et la fièvre de la ruée vers l'or du Klondyke, en 1897-1898; cependant, ce n'est pas avant les années 1900 qu'une nouvelle phase de développement s'amorce pour Vancouver.
Bien établie comme la métropole de la Colombie-Britannique en 1897-1898, Vancouver n'a toutefois pas encore les dimensions, l'étendue, la diversité et la complexité qui sont les caractéristiques d'une grande ville; sa population est alors de 22,000 habitants, mais elle n'occupe relativement que peu de territoire et environ 80% de ses résidents logent à moins d'un mille des entrepôts, des quais et des installations du Canadien Pacifique au bas de la rue Granville. Au centre-ville, il y a toutes sortes de magasins, de banques et d'hôtels; les secteurs industriels sont situés au bord de l'eau et sur la rive nord de False Creek. La différence entre les maisons à huit chambres du West End et les modestes bungalows de Mount Pleasant est bien nette; alors qu'à l'intérieur même de la ville, la démarcation n'est pas aussi évidente. Il y a encore des maisons privées ou d'affaires et des lots vacants un peu partout dans la ville, quelques minutes en tramway ou à pied suffisent pour aller à son travail et le patron typique connaît encore la plupart de ses employés par leur nom.
Du tournant du siècle jusqu'à la Grande Guerre
Cette situation a connu un net revirement après 1900; en effet, c'est entre le début du siècle et la veille de la Première Guerre mondiale que Vancouver subit plus de changements que pendant toute autre période semblable de son histoire. À la base de tous ces changements est certes l'énergique poussée démographique qui surpasse toute autre auparavant. Environ 30,000 émigrants arrivent de Grande-Bretagne entre 1900 et 1912; de plus, 25,000 Canadiens, 8,000 Américains, 7,000 Européens et 3,000 Asiatiques choisissent Vancouver comme leur nouvelle patrie. Cette arrivée massive d'immigrants fait grimper la population de la ville à 120,000 habitants en 1912, c'est-à-dire à peu près cinq fois ce qu'elle était à l'époque de la ruée vers l'or du Klondyke. Chacun de ces groupes donne son propre cachet à l'essor de Vancouver; il est cependant très clair que ce sont les Britanniques, plus nombreux, dont l'influence se fait le plus sentir. En 1912, ils représentent un tiers de la population et par le genre de syndicats et de partis politiques qu'ils ont aménagés, par les écoles et les universités qu'ils ont fondées et, en général, par le type de maisons et de jardins qu'ils ont réalisés, par la qualité et le ton que des milliers de commis, hommes de loi, marchands et artisans ont donné à la ville, il est facile de s'apercevoir que, dès la première décennie du XXe siècle, l'influence britannique a déjà fermement pris racine.
L'agrandissement du réseau de transport urbain est la deuxième indication des progrès de Vancouver: de nouvelles lignes de tramways au centre-ville et des voies ferrées qui partent vers l'est, le sud et l'ouest pour relier la ville à Hastings, à Collingwood, à South Vancouver, à Marpole, à Kerrisdale, à Kitsilano et à West Point Grey. En 1914, la compagnie B.C. Electric Railway, avec un réseau ferroviaire de 103 milles, dessert pratiquement toute la ville. Pendant que ces travaux s'effectuent dans Vancouver même, un réseau interurbain long de 125 milles reliant Vancouver à New Westminster, aux villages de pêcheurs de la région de Steveston ainsi qu'aux centres agricoles d'Abbotsford et de Chilliwack est en construction. Grâce à cette impulsion, Vancouver devient le pivot d'un réseau de transport régional diversifié; ainsi, il ne faut guère plus de trente-cinq minutes à toute personne qui habite à 8 milles de Vancouver, pour arriver au centre de la ville et, en quelques heures seulement, une commande urgente, envoyée de Chilliwack, à 40 milles de là, peut être livrée à Vancouver. Ce réseau dépasse les besoins immédiats de Vancouver mais il permet à beaucoup de gens de s'établir dans la banlieue où les terrains sont moins chers et il réduit ainsi la concentration de la population au coeur de la ville; Vancouver s'étend et les maisons unifamiliales sont de plus en plus nombreuses.
La mise sur pied de ces réseaux ferroviaires s'accompagne d'une fièvre de construction qui s'empare de toute la ville allant de petits bungalows sur des lots de 33 pieds à d'immenses magasins à rayons dans le quartier des affaires. Des immeubles valant 5 millions de dollars sont construits en 1905; le prix monte à 8 et à 20 millions de dollars en 1910 et en 1912 respectivement. Au cours des trente années suivantes, ce montant ne sera dépassé qu'une seule fois. Alors qu'au début du siècle, le quartier des affaires n'est occupé que par des immeubles de trois ou quatre étages, en bois et en pierre, en 1914, Vancouver présente déjà un horizon nouveau; les structures d'acier permettent désormais d'ériger des immeubles de quatorze étages. Il faut d'énormes quantités de matériaux de construction, bois, briques, verre, acier et béton et des milliers d'habitants de Vancouver y travaillent comme menuisiers, plombiers, électriciens et manoeuvres. De fait, le volume de travail que la construction de ces maisons et immeubles représente constitue l'un des principaux facteurs de la vague de prospérité au début du siècle.
Un quatrième événement au cours de ces années est la désignation de certaines parties de la ville comme zones résidentielles, commerciales et industrielles. Les 120,000 habitants de la ville sont maintenant répartis sur la quasi-totalité de la péninsule qui va de Burrard Inlet à la rivière Fraser, soit une superficie d'environ trente milles carrés. Le quartier ouest, considéré dès le début comme un secteur résidentiel par excellence est déjà très habité; des gens se sont aussi établis le long des lignes de la compagnie B.C. Electric, dans Fairview, Kitsilano et Point Grey. Plus au sud, Kerrisdale est en voie de développement et Shaughnessy Heights, au coeur des terres du Canadien Pacifique, devient le quartier ultra-chic de Vancouver. Il est bien évident, au fil de ces années, que les personnes prospères, influentes et bien en vue préfèrent s'établir dans l'ouest de la ville, tandis que les travailleurs spécialisés et les ouvriers sont plutôt attirés par l'est, théâtre d'une expansion remarquable, du fait que les lots sont plus petits et moins chers et que le nombre de parcs, de terrains de jeux et d'écoles est plus restreint. Les quartiers de Grandview et de Collingwood ont grandi rapidement. Le gros de l'activité commerciale se trouve encore au centre de la ville, bien qu'elle s'étende aussi de plus en plus vers les banlieues. Les installations portuaires et industrielles ont pris de l'ampleur, mais désormais c'est dans le bassin de False Creek que l'industrie se concentre; en plus de trois gares de marchandises, il y a, dans ce secteur, de nombreuses scieries pour le bois de charpente et les bardeaux, des entrepôts, des chantiers navals, des carrières et des cimenteries.
La ville se transforme et perd le ton, l'intimité, la chaleur qu'elle avait à ses débuts; les colonnes de potins de quartier, qui représentaient le train-train quotidien des journaux locaux, de 8 pages, au cours des années 1890, sont reléguées au second plan alors que le XXe siècle voit le jour. En 1912, les journaux de fins de semaine comptent déjà de quarante à soixante pages et les événements nationaux autant qu'internationaux sont en primeur. Des pages spéciales sont consacrées aux affaires, aux sports, aux échos mondains et aux loisirs; la publicité foisonne. Il est encore possible de reconnaître un renommé marchand de bois ou courtier en immeubles quand il se promène dans les rues Granville et Hastings, mais, avec le temps, cela devient de plus en plus rare, tout simplement parce qu'on voit, sans cesse, de plus en plus de nouvelles compagnies, de nouveaux établissements, de visages inconnus et des millionnaires de fraîche date. Vancouver demeure une ville commerciale et un centre administratif où la plupart des gens travaillent encore comme menuisiers, commis, instituteurs et agents immobiliers, mais elle a maintenant une sphère d'activité plus vaste. Que ses hommes d'affaires appuient des compagnies minières dans les Kootenays, chantent les mérites des investissements dans la vallée de l'Okanagan, vendent du bois de charpente et des bardeaux dans les Prairies, ou encore, viennent manifester à Ottawa pour obtenir des élévateurs à grain destinés au blé de la Saskatchewan, la diversité des activités et l'étendue de Vancouver en font une grande ville.
Cependant, cette vague de prospérité des années 1900 a connu le même sort que le boom qui a fait suite à la mise en place de la ligne du Canadien Pacifique. En 1913, la construction tombe rapidement, le prix des propriétés baisse et, contrairement aux cols blancs, les ouvriers et les artisans ont de plus en plus de difficultés à trouver du travail. Quand la guerre éclate en 1914, la ville se désintègre encore plus. Pour la première fois, la population de Vancouver diminue considérablement, des milliers d'habitants de la ville s'enrôlent dans l'armée et d'autres retournent en Angleterre soit pour y faire leur service militaire soit pour travailler dans les usines. À Vancouver, la guerre est la principale préoccupation pendant les quatre prochaines années; que les gens se soient inquiétés de leurs parents ou amis qui sont au front, qu'ils aient continué à vivre selon le train-train quotidien ou qu'ils travaillent aux chantiers navals ou dans les usines de munitions, la guerre leur était toujours présente à l'esprit.
Le renouveau d'après-guerre
Après un bref ralentissement des affaires après la guerre, le renouveau ne tarde pas et, en 1919, Vancouver retrouve sa population d'avant-guerre et l'expansion reprend de plus belle. Au début des années 1920, ce qui frappe le plus est l'apparition d'un nombre de plus en plus grand d'automobiles; des milliers de gens prennent encore le tramway, mais il est indéniable que les voitures privées gagnent continuellement en popularité. Les municipalités de South Vancouver et de West Point Grey connaissent un essor rapide et les gens commencent à parler d'une fusion avec Vancouver ou, tout au moins, d'une forme de gouvernement central qui répondrait aux besoins des diverses communautés en cause. Les architectes et les entrepreneurs se servent maintenant de béton armé pour construire des immeubles à bureaux et des entrepôts et les hommes d'affaires embauchent de plus en plus de dactylos, de commis et de téléphonistes pour servir leurs clients.
À part la grande vogue de l'automobile, les traits saillants des premières années de 1920 se limitent à l'expansion des méthodes utilisées jusque-là sans la moindre innovation. Beaucoup de gens travaillent encore dans les scieries de bardeaux et de bois de charpente, même si ce sont maintenant des cargos de cinq mille tonnes, à coque d'acier, qui transportent les marchandises vers l'étranger, et non plus les goélettes en bois de deux cents tonnes. Les fabricants inondent le marché de treuils, de chaudières, de moteurs de marine et de scies circulaires de plus en plus compliqués, mais il est facile de constater que les industries du bois et de la pêche sont encore le pivot de toute l'activité commerciale. À Vancouver, chaque employé, qu'il travaille dans une banque, une compagnie d'assurance, un entrepôt, une pâtisserie ou un grand magasin, passe le plus clair de son temps à répondre aux besoins de la clientèle locale.
L'habitant de Vancouver, en 1922, trouvait sans doute sa ville bien différente de ce qu'elle était en 1912 et même encore beaucoup plus par rapport à 1892; mais s'il examinait la situation d'un peu plus près, il se rendait aussi compte que, somme toute, beaucoup de choses étaient restées les mêmes.