DÉFENSE DE LA NOUVELLE-FRANCE: «LA PETITE GUERRE» (1660-1760)
Bernard Pothier
Au milieu de l'hiver de 1690, un détachement armé de cent quatorze Canadiens (composé surtout de Français nés au Canada) et quatre-vingt seize Indiens alliés sous le commandement de Jacques Le Moyne de Sainte-Hélène et Nicholas d'Ailleboust de Manthet quitta Montréal pour la colonie de New York; ils avaient pour objectif le village de Schenectady. Ces hommes se déplaçaient en raquettes et tiraient leurs provisions et leur équipement sur des traîneaux; c'est ainsi qu'ils arrivèrent en vue de leur destination avant minuit le 18 février. «Grâce à la neige qui tombait en épais flocons», ils avancèrent sans avoir été remarqués et ne trouvèrent pas de sentinelle en place. Les hommes s'engouffrèrent par une des portes du village restée entrebâillée («par négligence et indocilité des habitants»), s'établirent silencieusement à des points stratégiques à l'intérieur de la clôture, cherchant ainsi à empêcher la fuite des habitants qui auraient pu aller porter l'alarme à Albany, à quelque vingt kilomètres vers le sud. Puis, lâchant des cris de guerre sauvages, les assaillants lancèrent l'assaut contre le village endormi. De fait, le village entier fut pillé et brûlé; quelque soixante habitants furent massacrés, vingt-cinq hommes et jeunes gens furent faits prisonniers et environ cinquante vies furent épargnées. Au milieu du jour, ayant accomplis leurs méfaits, les envahisseurs quittèrent sans arrière regard cette scène de dévastation et reprirent le chemin de Montréal, en emmenant cinquante chevaux chargés de butin.
Telle était la petite guerre, une «véritable chasse au gibier humain». C'était une guerre de razzias, de guet-apens, d'attaques surprises, d'escarmouches et de tirs d'embuscades meurtriers provenant du couvert de la forêt; une guerre où la patience et l'endurance allaient de pair avec l'habileté, le courage et les déceptions. Dépassée en nombre par la population beaucoup plus nombreuse des colonies anglaises depuis le milieu du XVIIe siècle, la Nouvelle-France n'aurait pu survivre autrement pendant aussi longtemps. En effet, pendant trois quarts de siècle, des années 1680 à la Conquête, la défense de la Nouvelle-France a reposé davantage sur de petits détachements de soldats supplétifs pleins de hardiesse, mieux adaptés aux particularités de la guerre et des randonnées dans les régions inexploitées de l'Amérique du Nord, que sur les troupes régulières venues de France. Grâce aux avantages qu'ils tiraient d'une mobilité plus grande, de l'effet de surprise, et du soin religieux qu'ils prenaient à éviter les batailles rangées, les dirigeants de la colonie de la Nouvelle-France voulaient au moins contenir les ambitions impériales des Anglais, sans disposer de la force massive d'armées régulières.
Le raid de 1690 sur Schenectady symbolise un coup de main militaire caractéristique d'une longue histoire de guerres coloniales au Canada. Mais Schenectady ne représente pas un événe- ment isolé; les coloniaux français et leurs alliés semèrent la terreur et la ruine tout le long de l'immense frontière de la Nouvelle-France, sur terre comme sur mer, des Grands Lacs à l'Atlantique, et de la baie d'Hudson au golfe du Mexique.
Les circonstances qui amenèrent les colons européens et leurs descendants à se perfectionner dans l'art de la guerre à l'indienne et à l'employer avec efficacité constituent un épisode dramatique de l'histoire de la Nouvelle-France. Dès les débuts, ces colons établirent une tradition militaire qui est devenue une caractéristique de la société canadienne et qui a persisté longtemps après la période coloniale. Les habitants, installés principalement le long du Saint-Laurent, étaient habitués, dès l'enfance, à chasser, à pêcher et à entreprendre de longs voyages en canoë. Les coureurs de bois, accoutumés aux forêts et aux cours d'eau d'Amérique du Nord, avaient une expérience encore plus vaste des déplacements en canoë d'écorce de bouleau ou des randonnées en raquettes, sur de longues distances, à la poursuite du castor. C'est autant le caractère particulier de la frontière que les difficultés à obtenir un soutien adéquat de la mère patrie qui poussa les Canadiens à défendre leurs familles et leurs foyers de la même manière que la plupart d'entre eux gagnaient leur vie, en étroite harmonie avec le pays même. Le fait que les troupes régulières françaises ne pouvaient que difficilement être retirées des champs de bataille en Europe ne faisant que rendre plus impérative pour la Nouvelle-France la nécessité de compter surtout sur les hommes et les ressources dont elle disposait. Un observateur américain des années 1750 a noté le contraste entre les coloniaux anglais et français:
Nos hommes ne sont qu'un peuple de fermiers et de planteurs, qui ne savent se servir que de la hache et de la houe. Les leurs . . ., depuis l'enfance parmi les Indiens, sont habitués à se servir des armes; et ils ont la réputation de valoir dans cette partie du monde les troupes aguerries, s'ils ne leur sont pas supérieurs. Ce sont des soldats qui combattent sans recevoir de solde, habitués à vivre dans les bois sans être aux dépens de qui que ce soit, à marcher sans bagages, à se maintenir avec un minimum de munitions et de vivres; cela représente pour nous un immense fardeau.
La «Terreur» iroquoise
La petite guerre avait pris naissance dans la colonie laurentienne au cours de la seconde moitié du XVIIe siècle, comme conséquence directe des raids iroquois des années 1640 et 1650. La population peu nombreuse de la colonie française fut amenée par cette expérience terrifiante à adopter les tactiques et les pratiques barbares de son tenace ennemi.
Contrairement à ses voisins du sud, la Nouvelle-France était fondée sur le commerce des fourrures et continuait d'en dépendre. Le centre de la traite était à Québec qui commandait tout l'arrière-pays; les fourrures parvenaient de la région des Grands Lacs, des vallées du Saint-Laurent et de la rivière des Outaouais. Depuis l'époque de Champlain, les Français obtenaient des fourrures des Hurons et des Algonquins au nord des Grands Lacs. Au milieu du XVIIe siècle, ils durent pénétrer davantage vers l'Ouest, et formèrent des alliances avec des tribus comme les Illinois et les Miamis. Avec le temps, dans le but de consolider le réseau de traites et de maintenir avec les Amérindiens des relations diplomatiques complexes, mais de première importance, de nombreuses bases furent établies à Montréal, Fort Frontenac, Détroit, Michillimakinac et plus à l'Ouest.
Cependant, l'expansion du commerce français avait écarté des profits de la traite un groupe amérindien puissant, les Iroquois, qui étaient installés au sud du fleuve Saint-Laurent et du lac Ontario; ils réagirent en se liguant avec les trafiquants hollandais à Fort Orange (Albany). Pour obtenir une plus large part du commerce des fourrures, ils avaient commencé dans les années 1630 à harceler les alliés amérindiens de la France. C'est ainsi que l'alliance commerciale française s'est doublée d'une alliance militaire; dès 1609, les Français, sous la conduite de Champlain, furent entraînés dans la guerre pour soutenir leurs associés commerciaux.
Les Iroquois usèrent rapidement de représailles. À la fin des années 1640, après avoir en fait fermé à toute communication les cours d'eau qui permettaient aux trafiquants français de transiger avec leurs alliés amérindiens de l'Ouest (pays d'en haut), ils réussirent à supprimer les Hurons. Puis, dans une véritable vague de terreur qui dura jusqu'au milieu des années 1660, les Iroquois dirigèrent leur fureur contre les Français, pour tenter de les arracher à leurs établissements le long du Saint-Laurent.
La colonie française en fut traumatisée. La mobilité des Iroquois, bien supérieure à celle des habitants, leurs manières fugitives d'approcher, leur endurance ainsi que leur souci d'éviter le combat ouvert et de préférer l'embuscade, sans égard pour personne, qu'il s'agisse d'hommes, de femmes ou d'enfants, étaient pour les habitants de grands sujets d'inquiétude. Au moment le plus critique de la «terreur», les colons furent tout près d'abandonner tous ensemble la Nouvelle-France et nombreux parmi eux furent ceux qui s'y résignèrent et abandonnèrent la colonie.
Cependant, en dépit des Iroquois, la colonie tenait bon et en même temps préparait une contre-attaque efficace. Un camp volant de soldats fut constitué pour surveiller le Saint-Laurent depuis Trois-Rivières jusqu'à Montréal, de même, des milices furent organisées et des palissades construites. Mais, surtout, les méthodes de combat changèrent complètement lorsqu'on se rendit compte peu à peu que si l'on voulait vaincre les Iroquois, il fallait le faire sur leur propre terrain et selon leur propre tactique: ainsi les Canadiens en venaient à adopter les méthodes de guerre indiennes. Confrontés par ce qu'un gouverneur de Nouvelle-France appellerait quelques années plus tard, la guerre la plus cruelle du monde, les Canadiens durent se plier à ses règles. En conséquence,
. . . ils apprirent à combattre avec la rage du désespoir, sans demander ni accorder de quartier, sans souci de la mort, puisque celle-ci était infiniment préférable au sort réservé à ceux que l'ennemi prenait vivant . . . Les deux premières générations de colons devinrent, par nécessité, aussi aptes à la guerilla que leurs ennemis Iroquois.
L'aventure au Long Sault
Au printemps de 1660, des habitants de Ville-Marie (Montréal) -- à cette époque la colonie située le plus à l'ouest -- mirent au point une nouvelle stratégie. Un groupe de dix-sept Canadiens commandés par Adam Dollard des Ormeaux auquel s'étaient joints quatre Algonquins et quarante Hurons décidèrent d'«aller à la petite guerre et dresser des embusches aux Iroquois à leur retour de la chasse. . .» La petite troupe devait aller au Long Sault sur la rivière des Outaouais, «et attendre les Iroquois dans le passage au retour de la chasse avec leurs castors, espérant les battre et les anéantir facilement, étant dépourvus alors des choses nécessaires. . . »
L'aventure ne fut pas heureuse. C'était la première fois qu'une expédition conçue entièrement à la française était projetée en dehors des régions habitées; les hommes de Dollard, inexpérimentés (ils étaient «peu habiles en canotage» par exemple), commirent un certain nombre d'erreurs tactiques graves. Ces erreurs ajoutées à une malchance persistante furent suffisantes pour condamner l'entreprise à l'insuccès. Un jour ou deux après l'arrivée du groupe de Dollard au pied des rapides du Long Sault, on vit surgir, descendant la rivière, non pas les bandes éparses habituelles de chasseurs revenant dans leurs villages, mais une troupe de 300 guerriers; ces derniers avaient rendez-vous avec 400 autres qui les attendaient à la rivière Richelieu avant de lancer une attaque massive contre les Français.
Bien qu'ils aient montré un grand courage au combat, aucun des hommes de Dollard ne survécut aux attaques meurtrières des Iroquois. Il faut noter cependant qu'ils avaient été les premiers à prendre l'offensive en dehors des endroits habités et qu'ils avaient démontré une certaine perspicacité. Un autre quart de siècle s'écoulerait avant que de telles incursions deviennent partie des tactiques régulières de défense en Nouvelle-France.
Les coureurs de bois
Les conséquences de la guerre iroquoise et les plaintes des colons finirent par rejoindre la France, où le ministre de la Marine, Colbert, décida d'anéantir entièrement «ces barbares». À cette fin, en 1665, il envoya à Québec 1 200 soldats réguliers, la plupart du régiment Carignan-Salières. En janvier et septembre de l'année suivante, deux grandes expéditions furent lancées dans le pays des Agniers. Cependant, les soldats réguliers venus de France, furent bien près d'être vaincus, non par les Iroquois, mais par la nature sauvage du pays. Ils n'étaient pas accoutumés à faire campagne dans une telle contrée et le déplacement et l'approvisionnement de gros détachements de troupes dans ces régions sauvages causaient des problèmes de logistique.
Les autorités françaises tirèrent, cependant, des leçons précieuses des campagnes de 1666. Les dures réalités de la guerre dans le style indien devenaient plus évidentes. Des vétérans endurcis du commerce des fourrures avaient fait partie des expéditions et l'on tint compte de leur expérience et de leurs aptitudes: robustes, énergiques et indépendants, ils avaient adopté un grand nombre des techniques indigènes. Ces hommes portaient le costume des Amérindiens, avaient adopté leur nourriture et parlaient leur langue; en outre, souvent ils prenaient comme épouses des femmes amérindiennes. À force de poursuivre le castor et de livrer des combats pour défendre leurs pelleteries contre les Iroquois à l'affût, ces Français étaient parvenus à surmonter les fatigues dues à la géographie et au climat hostile du pays.
Au fur et à mesure que le temps passait, les autorités en vinrent à compter énormément (sinon exclusivement) sur les Canadiens pour pousser des pointes, à la manière indienne, et porter la guerre profondément en territoire ennemi. Lorsque les Compagnies Franches de la Marine devinrent force permanente de la colonie dans les années 1680, elles se bornèrent le plus souvent à assurer le service de garnison dans les forts, à entretenir les fortifications, et à travailler pour le compte des habitants à la campagne ou des artisans des villes. Par conséquent, c'était de petits détachements spécialisés de la Milice, formés de Canadiens et généralement dirigés par des Canadiens, endurcis par suite d'excursions en forêt, qui assuraient la première ligne de défense, tant sur terre que sur mer, dans les régions éloignées de Nouvelle-France.
La population acceptait le service militaire, sinon toujours joyeusement, du moins avec bonne volonté et par sens d'obligation. Cependant, les coureurs de bois étaient, de notoriété publique, indisciplinés et irrespectueux de l'autorité. Des officiers français comme Pierre de Troyes, bien qu'il n'eût pu que difficilement réussir sans eux, notait tristement que «la discipline que demande la régularité du service . . . manque à la valeur naturelle des Canadiens» et que «le caractère des Canadiens . . . ne s'accorde guère avec la subordination.» Cependant, des gouverneurs avisés, comme Denonville, avaient vite fait de noter le profond respect que les Canadiens portaient à leurs chefs qui seuls, semble-t-il, pouvaient avoir raison de leur insouciance. Sous le commandement d'hommes tels que les Le Moyne, les Hertel, les Robinau et les Coulon, les Canadiens étaient de loin meilleurs soldats que les troupes régulières envoyées de France, dans les conditions que l'on rencontrait en Amérique du Nord.
La défense de la Nouvelle-France jusqu'en 1713
Lorsqu'il arriva à Québec en 1685, le gouverneur Denonville trouva la Nouvelle-France serrée entre deux tenailles géantes. Au sud et au sud-ouest, les Iroquois, activement soutenus par les Anglais à New York (la colonie hollandaise était passée à l'Angleterre en 1664) avaient recommencé leurs incursions, cette fois elles furent portées contre les alliés de la France à l'ouest; tandis qu'au nord et au nord-ouest, la Compagnie de la Baie d'Hudson, nouvellement établie, s'accaparait graduellement du commerce de fourrures. Denonville décida d'abord de neutraliser la menace du nord en autorisant un détachement de cent hommes (soixante-dix Canadiens et trente soldats réguliers des troupes de la Marine) sous le commandement de Pierre de Troyes, le capitaine le plus compétent de la colonie, à se diriger vers la baie de James, à se saisir des commerçants anglais et à établir des postes français rivaux dans la région.
L'expédition quitta Montréal à la fin de mars 1686, par voie d'eau, empruntant le cours tumultueux de la rivière des Outaouais jusqu'au lac Témiscamingue et de là, en passant par une série de lacs et de cours d'eau coupés de portages exténuants jusqu'à la rivière Moose, qui se jette dans la baie de James. On n'avait jamais jusqu'à présent tenté une expédition aussi lointaine. Après quatre-vingt-cinq jours d'épreuves incroyables et de périls constants, au cours desquels les hommes sombraient parfois dans un désespoir qui les portaient au bord de la mutinerie, l'expédition arriva finalement à la baie de James le 21 juin. Le succès de cette expédition vint principalement de l'expérience que les Canadiens avaient des pays du nord et de leur loyauté envers leurs propres chefs, en particulier envers les frères Le Moyne, Sainte-Hélène et Iberville. Sans l'endurance de ces hommes et leur vaste expérience des voyages en pays inexploité, l'expédition n'aurait probablement jamais atteint ses objectifs.
Une fois là, et en dépit de la paix qui régnait alors officiellement entre l'Angleterre et la France, les hommes du chevalier de Troyes prirent d'assaut en peu de temps trois postes anglais, s'appropriant au cours des opérations de grandes quantités de fourrures. Au premier poste, le Fort Moose, de Troyes admit qu'il éprouva «beaucoup de peine à arrêter la fougue de nos Canadiens qui, faisant de grands cris à la façon des sauvages, ne demandaient qu'à jouer des couteaux» dès que des brèches eurent été pratiquées dans la palissade. En 1686, l'adaptation à la guerre de style indien était complète et, avec l'expédition de la baie de James, commençait une nouvelle ère dans les relations anglo-françaises.
La colonie ne tarda pas à se rallier aux nouvelles tactiques qui, à partir des années 1680 caractérisèrent la plupart des opérations militaires contre les colonies anglaises, jusqu'à ce que les exigences de la Guerre de Sept ans imposent une forme de guerre plus conventionnelle. Au cours de cette période, le peuplement plus important des colonies anglaises et les intérêts commerciaux puissants que l'Angleterre avait en Amérique firent irrévocablement pencher l'équilibre en sa faveur. Cependant, la création de petits détachements, dans le style des expéditions de la baie de James, qui lançaient des raids éclairs contre les positions anglaises, contribua de façon importante au maintien de la Nouvelle-France pendant trois autres quarts de siècle.
Lorsque des nouvelles annonçant une guerre imminente atteignirent les colonies anglaises en 1689, les Iroquois en furent immédiatement informés et ils lancèrent une attaque surprise meurtrière sur Lachine. Le gouverneur Frontenac décida d'user de représailles et déclencha une série de raids éclairs contre trois établissements le long de la frontière anglaise. C'est dans ce contexte qu'eut lieu en février 1690 le raid sur Schenectady. On lança des raids similaires sur Salmon Falls et Fort Loyal en Nouvelle-Angleterre qui ne furent pas moins dévastateurs.
Les offensives de 1690 révélèrent un nouvel aspect de la petite guerre: la cruauté. Les Canadiens se montrèrent aussi impitoyables que les Iroquois eux-mêmes, sinon plus. À Schenectady et Salmon Falls, les portes des maisons avaient été enfoncées et hommes, femmes et enfants avaient été scalpés alors que, fous de terreur, ils se débattaient pour sortir de leurs lits. D'autres avaient été massacrés alors qu'ils s'élançaient hors de leurs maisons incendiées et pleines de fumée. Le combat pour la vie que menait la Nouvelle-France exigeait des mesures désespérées. À la baie de James, alors que planait la menace du scorbut, Iberville n'avait permis au chirurgien anglais de chasser afin de se procurer du gibier frais, que pour le faire prisonnier, et accélérer ainsi l'extension de la terrible maladie chez l'ennemi. Lorsque finalement ils capitulèrent, les Anglais n'avaient perdu que trois hommes au combat, mais vingt-cinq étaient morts du scorbut et du froid.
Lorsque la Grande-Bretagne établit sa prédominance en Amérique deux générations plus tard, le souvenir amer de la sauvagerie des expéditions guerrières des Canadiens et des Indiens durait encore. En 1758, James Wolfe, nouveau venu en Amérique, écrivait, «Bien que je ne sois ni inhumain ni rapace, j'aurais cependant plaisir à voir la vermine canadienne écrasée et pillée et payer ainsi un juste prix pour une cruauté comme on n'en avait encore jamais rencontrée».
Les rivalités s'intensifiant, les Canadiens se mirent à pratiquer en même temps la guerre de course contre les établissements anglais le long de la côte Atlantique et dans la baie d'Hudson. En 1694, les Français allèrent opérer jusqu'à moins de soixante-cinq kilomètres de Boston, tandis qu'un petit escadron de flibustiers canadiens commandé par Iberville prenait Fort York sur la baie d'Hudson. Deux années plus tard, Iberville détruisit Fort William Henry sur la frontière de la Nouvelle-Angleterre et de l'Acadie, qui faisait l'objet d'un litige, et fit voile jusqu'à Placentia pour participer à la destruction des pêcheries anglaises de Terre-Neuve. Cette dernière campagne se révéla la plus destructrice du conflit anglo-français tout entier en Amérique.
Les autorités coloniales anglaises du nord ne prirent pas de temps à s'exaspérer de la stratégie française et unirent leurs forces contre la Nouvelle-France. Alors que leurs assauts contre Québec en 1690 et 1711 échouaient, les dirigeants coloniaux se livrèrent avec plus de succès à une série de représailles contre les villages abénaquis et acadiens, dont la prise de Port Royal par un corps de troupe important sous les ordres de Francis Nicholson en 1710 fut le point culminant. Cette victoire fut bientôt consolidée par le Traité d'Utrecht qui, en 1713, fit tomber l'Acadie, Terre-Neuve et la baie d'Hudson aux mains de la Grande-Bretagne. Malgré ces sévères pertes territoriales, le coeur de la Nouvelle-France, la colonie du Saint-Laurent, restait intact et la France entreprit de consolider sa position en Amérique du Nord.
La phase finale
Avec la signature du Traité d'Utrecht commençait une période de paix sans précédent qui devait durer jusqu'en 1744, année où la guerre éclata de nouveau. Les hostilités se terminèrent quatre années plus tard sans pertes territoriales ni d'un côté ni de l'autre. Puis, en 1754, les intérêts commerciaux britanniques et français se heurtèrent dans la vallée de l'Ohio et la France et l'Angleterre se trouvèrent de nouveau en guerre en 1756. Les événements des années suivantes (la Guerre de Sept ans) scellèrent le destin de la Nouvelle-France. À ce moment-là, les ressources canadiennes à la fois en hommes et en moyens étaient exploitées au-delà de ce qui leur était possible. L'Angleterre, déterminée à mettre la main sur ce qui restait de la Nouvelle-France, jouissait de la maîtrise incontestée des voies maritimes vitales de l'Atlantique. Les coloniaux anglais eux-mêmes étaient devenus habiles à la guerre de forêts; les exploits des hommes des bois de Virginie et du Kentucky, tireurs d'élite, et des combattants des unités irrégulières comme les Rogers' Rangers l'avaient prouvé.
Malgré leur situation de plus en plus précaire, les Canadiens n'avaient rien perdu de leur enthousiasme pour la stratégie de l'époque de Frontenac et des Le Moyne. On en reçut la preuve de façon éclatante en juin 1755, lorsque 250 Canadiens et 600 Indiens mirent en déroute, à la Monongahéla, l'armée du major-général Braddock composée de 2 200 soldats réguliers et de soldats des provinces américaines -- sans aucun doute la victoire la plus impressionnante jamais remportée par ces irréguliers.
Mais bientôt les réguliers britanniques adaptèrent leurs tactiques aux réalités de l'Amérique du Nord. L'Angleterre s'était décidée à faire la guerre en grand, avec des milliers de soldats réguliers, de solides fortifications et un recours plus important à l'artillerie. Les Français, afin d'éviter d'être submergés, n'avaient pas d'autres choix que de suivre cet exemple; de là, l'arrivée, en 1755, de troupes régulières dites de terre, venues de France, et commandées par le général français Montcalm. Ainsi, pour la première fois, la longue rivalité anglo-française aboutissait surtout à un combat entre troupes régulières engagées dans des opérations conformes aux usages établis, qui mettaient le siège devant les villes selon toutes les règles; la force traditionnelle de soutien de la Nouvelle-France, la Milice, était réduite au statut de force auxiliaire.
Comme les opérations qui se sont déroulées à Louisbourg, Carillon (Ticonderoga) et Québec devaient le prouver, les troupes d'irréguliers canadiens et leurs alliés amérindiens ne pouvaient pas être d'un grand secours dans des opérations de style européen. Pour la première fois en face d'un ennemi qui déclenchaient des feux de salves en tirant à découvert, ils s'abritaient ou fuyaient. Cependant, en dépit de ces importantes limites apportées à leurs activités, ces combattants continuaient les tactiques de la petite guerre et harcelaient les forces britanniques: les expéditions de guerre continuaient leurs raids sur les établissements américains, immobilisaient des forces ennemies supérieures en nombre en menaçant leur ravitaillement, en tendant des embuscades hardies à leurs colonnes ou en repoussant leur avance par la destruction de leurs bases. Mais, à la fin, la supériorité militaire britannique associée à l'application des règles les plus strictes de l'art de la guerre aboutirent aux victoires décisives de Louisbourg (1758), de Québec (1759) et finalement à la capitulation de Montréal (1760).
La stratégie, indigène à la Nouvelle-France, faite de raids et d'incursions sur les frontières, et inaugurée dans le dernier quart du XVIIe siècle, avait du moins atteint l'objectif à court terme: défendre la colonie contre les ennemis du sud, supérieurs en nombre. Elle avait soutenu le moral des Canadiens en même temps qu'elle maintenait le prestige de la France aux yeux de ses alliés amérindiens et avait réussi pour un temps à saper sérieusement le moral de la Nouvelle-Angleterre.
À la longue cependant, la tactique des Canadiens avait soulevé l'indignation générale des Anglo-Américains et avait conduit à des expéditions dévastatrices, en particulier contre la colonie de l'Acadie, moins bien défendue. En fin de compte, ce qui a pesé le plus sur les événements fut la détermination de la Grande-Bretagne de mettre fin une fois pour toute à la mainmise des Français sur l'Amérique du Nord par des moyens militaires puissants et traditionnels, bien soutenus par la supériorité de sa puissance navale. Cependant, dans la seconde moitié du XVIIe siècle, la Nouvelle-France avait fait preuve d'une féroce détermination de survivre. De cette détermination, elle tirait sa plus grande force au temps même où ses espérances de survie étaient les plus faibles.