Les événements de 1885 ont profondément divisé et divisent toujours les Canadiens. Même la fierté d'avoir remporté une victoire militaire grâce à laquelle a été préservée l'intégrité du territoire canadien fut rapidement assombrie par les amères divergences sur le sort réservé à Louis Riel. Toute guerre civile ne fait que des perdants. La rébellion de 1885 n'a pas résolu les problèmes existant à l'époque, et d'ailleurs encore aujourd'hui, dans le Nord-Ouest du pays. En outre, les Canadiens ont tendance à se sentir coupables d'avoir participé à la détérioration des conditions de vie des Métis et des Amérindiens de la région.
Certains Canadiens sont allés jusqu'à nier l'existence même d'une rébellion en 1885. En 1955, le bureau du premier ministre a même enjoint les historiens officiels de faire allusion aux événements en terme de «campagne du Nord Ouest». C'est une absurdité. Quand on parle du premier gouvernement provisoire formé par Louis Riel à la Rivière-Rouge en 1870 on peut raisonnablement arguer du fait que la faible autorité de la Compagnie de la baie d'Hudson avait déjà été réduite à néant; mais il est impossible de nier l'existence d'un gouvernement établi dans le Territoire de la Saskatchewan en 1885, année où Riel réitéra les mesures prises 15 ans plus tôt. Si un certain nombre de Métis se souvenant de la victoire remportée par la force en 1870 ne considéraient pas qu'ils se livraient à une rébellion, il en était tout autrement de leur chef qui avait sciemment organisé et mené une insurrection.
Voici ce dont il s'agissait: le gouvernement provisoire désirait satisfaire aux exigences des Amérindiens, des Métis et des Blancs vivant dans cette région des Territoires du Nord-Ouest que l'on peut situer au sud des provinces actuelles de l'Alberta et de la Saskatchewan. Des années d'atermoiements furent soudainement suivies de trois mois d'événements décisifs. Les quelques centaines de Métis et d'Amérindiens qui avaient pris les armes furent écrasées par une armée composée de six mille volontaires venus pour la moitié de l'est du Canada. Le gouvernement de Sir John A. Macdonald proclama une victoire totale avec une rapidité qui surprit ceux qui connaissaient l'état lamentable de la milice du Canada et les difficultés que l'on rencontrait pour faire campagne dans les régions du front pionnier.
La lutte armée n'avait cependant rien réglé. Le procès et l'exécution de Louis Riel séparèrent les Canadiens français et anglais comme rien ne l'avait fait depuis la Confédération. L'échec des insurgés ne fit qu'accélérer le déclin de deux fiers peuples -- les Amériendiens et les Métis -- qui avaient réghé sur la région. Leurs friefs demeurent actuels et n'ont rien perdu de leur caractère pressant et délicat.
Les griefs
La Confédération avait pour objectif ultime la création d'un Dominion a mari usque ad mare. Il fallait pour cela que les Canadiens occupent la vaste région des Prairies que William Butler, un officier irlandais chargé de rendre compte des activités de la Compagnie de la baie d'Hudson en Saskatchewan, avait qualifié de «grand pays solitaire». Couvrir ce territoire représentait pour une pauvre nation composée de moins de quatre millions de personnes, une entreprise formidable. Les visées expansionnistes du pays voisin, puissant et riche, désireux d'imposer sa doctrine de la «destinée manifeste» de façon à contrôler toute l'Amérique du Nord, accentuaient le caractère urgent et difficile de la tâche. Par conséquent, toutes les mesures importantes prises par le gouvernement Macdonald, de l'achat des Territoires du Nord-Ouest en 1868 à la création du Chemin de fer Pacifique canadien en 1881, ressortissaient d'un désir obstiné de garder l'Ouest au sein du Canada.
Malheureusement pour Macdonald, l'image qu'avait donné Butler du Nord-Ouest était trompeuse. En effet, il s'y trouvait des habitants préoccupés d'une façon tout à fait légitime de leur avenir; des Amérindiens qui avaient ingénieusement adapté leur culture et leur mode de vie à la chasse au bison; des marchands de race blanche qui depuis deux siècles troquaient des articles provenant d'Europe contre des fourrures et divers produits de fabrication amérindienne; des «sang-mêlé», descendant d'Amérindiens et d'Écossais; de fiers Métis, issus de mariages franco-amérindiens qui constituaient peu à peu un peuple à part entière, une «nouvelle nation». Il y avait surtout le jeune Louis Riel, Métis ayant fait ses études à Montréal, celui-là même qui avait mobilisé son peuple à la Rivière-Rouge en 1869 et qui avait, en l'espace de quelques mois, obligé Ottawa à reconnaître à la petite colonie le statut de nouvelle province du Manitoba.
Même Riel n'aurait pas pu prévoir la vague de changements qui allait déferler sur tout le Nord-Ouest, au cours des dix années suivantes. Aux yeux des jeunes fils des fermiers ontariens, le Manitoba représentait un nouveau territoire à coloniser et en 1881, le nombre des nouveaux arrivants dépassait déjà celui des habitants de longue date. De nombreux Métis, cernés par la marée d'immigrants, irrités par les pratiques malhonnêtes et désireux de préserver leur mode de vie ancestral, se mirent en route vers l'ouest dans l'espoir de pouvoir y poursuivre la pratique de la chasse au bison. Malheureusement, à l'instar des Amérindiens des Plaines, ils furent confrontés au plus grand désastre écologique de l'époque, l'extinction du bison. Ce pesant animal constituait leur principale ressource. En effet, c'est grâce à lui que les Amérindiens et les Métis pouvaient se nourrir, se vêtir, se loger et même au moyen des bouses séchées, se chauffer. Les chasses trop fréquentes, les maladies et les massacres de la part des soldats américains qui menaient contre les Amérindiens des guerres longues et sans merci, eurent raison de vastes troupeaux de bisons. En 1879, les Amérindiens et les Métis avaient vu disparaître l'élément essentiel à leur survie. Cette extinction constitua la principale cause de la rébellion de 1885.
Menacés par une famine imminente, les Amérindiens démoralisés n'avaient plus qu'à se soumettre à la politique du gouvernement d'Ottawa qui voulait les parquer dans des réserves où ils devaient se convertir à l'agriculture. Aucune population n'aurait pu s'adapter facilement à une transformation aussi brutale de leur économie même si ce changement avait été amené avec une patience, une habileté et un tact surhumains. Or, ces qualités n'étaient pas particulièrement l'apanage des personnalités politiques d'Ottawa ni de la plupart de leurs délégués dans les régions. Parmi les Amérindiens, les aînés déclarés «chefs» par les agents du gouvernement et les fonctionnaires responsables de la politique, essayèrent bien d'exercer leur prétendue autorité pour calmer les jeunes pleins d'amertume, mais en 1885, leur pouvoir s'émoussait.
Les Métis, du moins, pouvaient aspirer à un autre avenir. En effet, ils avaient davantage d'expérience de l'agriculture et avaient fait office de charretiers, transportant les marchandises destinées aux immigrants. Mais, comme ils s'attendaient à tenir une place de choix dans la société canadienne, leurs griefs étaient plus prononcés que ceux des Amérindiens découragés. Quelle garantie auraient-ils de conserver les bandes étroites de terre qu'ils s'étaient attribuées le long des rives de la Saskatchewan du Sud, alors que les arpenteurs du gouvernement voulaient absolument déterminer des parcelles égales de 640 acres (259 hectares)? Combien de temps pourraient-ils assurer le transport de marchandises alors que la Compagnie de la baie d'Hudson lançait des vapeurs sur les rivières et que les trains du Chemin de fer Pacifique canadien déferlaient sur les Prairies? Pourquoi n'étaient-ils pas traités comme les Métis du Manitoba?
Les Blancs avaient également leurs revendications propres. Ils n'avaient pas voix au chapitre au sein du Parlement et un seul représentant élu parlait en leur nom au Conseil des Territoires du Nord-Ouest à Regina. La politique de Macdonald sur les tarifs douaniers obligeait les colons des Prairies à payer plus cher les marchandises, que leurs voisins américains. Pour couronner le tout, les habitants de localités comme Prince-Albert, Battleford et Edmonton assistèrent au brusque revirement du Pacifique canadien qui décida de faire passer ses lignes plus au sud, à travers le triangle Palliser, territoire infertile et semi-aride, au lieu de desservir et d'enrichir leurs communautés.
La prise de Batoche par Riel et la bataille du lac aux Canards
En 1884, presque tous les habitants du Nord-Ouest, les Blancs, les Amérindiens et les Métis avaient de légitimes revendications à présenter à Ottawa. La Police à cheval du Nord-Ouest qui jouissait autrefois du respect de tous, eut de grandes difficultés à procéder à l'arrestation d'un suspect, dans une réserve amérindienne près de Battleford, pendant la danse de la Soif (danse du Soleil). Quand les policiers arrivèrent sur place après l'attaque d'un moniteur d'agriculture envoyé par le gouvernement, on assista à une vaste débandade; ce n'est qu'en bombardant d'aliments les Amérindiens en furie qu'ils réussirent à s'emparer du prévenu. L'amertume se faisait également sentir dans les colonies blanches et métisses. À Ottawa, Sir John A. Macdonald et ses collègues vieillissants se contentaient de classer les rapports et les lettres de doléances provenant du Nord-Ouest. On espérait que la question amérindienne se réglerait avec le temps et d'autant plus vite que le gouvernement diminuerait les vivres. Quant aux fermiers blancs et métis, on pensait qu'une bonne récolte suffirait à leur remonter le moral. Peu de gens à Ottawa connaissaient les aléas de l'agriculture dans les Prairies.
La patience des habitants du Nord-Ouest avait des limites. Les Blancs et les Métis se réunirent, se rendirent compte de la similitude de leurs griefs et décidèrent de faire appel à celui qui 14 ans plus tôt avait forcé Ottawa à l'écouter. En juin 1884, une délégation prit la route pour le Montana où Louis Riel exerçait les fonctions d'instituteur. Moins d'un mois plus tard sa famille et lui-même étaient de retour, après un exil volontaire. Mais Riel n'était plus le même. Jugé rebelle et meurtrier pour sa participation aux événements de 1870 et pour l'exécution de Thomas Scott, il avait été persécuté; en outre, la pauvreté et la déception avaient fait de lui un visionnaire si extravagant qu'il avait fallu l'interner plusieurs années. Blancs et Métis s'attendaient à ce que Riel lutte avec force et méthode pour le redressement de leurs griefs; au lieu de cela, il leur fit part de sa volonté d'unir les Métis et les Amérindiens, de créer une république métisse inspirée et de nommer pape du Nouveau Monde l'archevêque Taché de Saint-Boniface. Quoiqu'il en soit, Riel et les représentants des colons rédigèrent une pétition, l'envoyèrent le 16 décembre 1884 au gouvernement d'Ottawa qui se contenta d'expédier un accusé de réception révélateur du caractère hâtif de l'étude qui en avait été faite.
Riel aurait pu repartir au Montana. Censément pour obtenir le redressement de ses griefs personnels auprès du gouvernement qui, d'après lui, lui devait des millions de dollars, il resta; en fait, il désirait poursuivre ses efforts de création d'un nouveau gouvernement provisoire. Effrayés par les hérésies de Riel, les missionnaires catholiques lui interdirent la fréquentation des sacrements; par ailleurs ses prétendues visions mystiques choquaient la piété des Métis. Certains furent cependant séduits par la ferveur et la dévotion qu'affichait Riel et délaissèrent le catholicisme traditionnel. Certains Blancs lui tournèrent le dos et la plupart des bandes d'Amérindiens firent comment bon leur semblait malgré la présence de messagers envoyés par Riel. Le gouvernement accrût l'effectif de la Police à cheval du Nord-Ouest qui compta alors cinq cent cinquante hommes concentrés pour la plupart près de Prince-Albert et de la principale colonie métisse, Batoche.
Le 18 mars, Riel et ses hommes attaquèrent, s'emparant de personnalités politiques à Batoche. Le lendemain, jour de la fête de saint Joseph, le patron des Métis, Riel forma son nouveau gouvernement, nomma l'«Exovidat» (conseil) et obligea deux chefs cris, Gros-Ours et Faiseur-d'Enclos et leurs bandes à joindre les rangs de ses partisans. À Fort Carlton, il tenta de forcer le commissaire de la Police à cheval du Nord-Ouest, Leif Crozier, à se rendre; il espérait pouvoir le tenir, avec ses hommes, en otage pendant qu'il négocierait avec Ottawa. Crozier refusa et, le 26 mars, se mit en route avec cent hommes dans l'intention de s'emparer d'une cache d'armes près du lac aux Canards. Riel, Gabriel Dumont et plus d'une centaine d'Amérindiens et de Métis les y attendaient.
Dumont, ancien chasseur de bisons, et l'adjudant général de l'«Exovidat», vint à la rencontre de Crozier près du lac aux Canards. On échangea des mots acides, un coup de feu claqua qui fut suivi d'une fusillade générale. Les hommes de Crozier se dissimulaient derrière des congères et des traîneaux. Une demi-heure plus tard, Crozier, blessé, ordonnait à ses hommes de battre en retraite. Riel, agitant un crucifix, commanda aux siens d'arrêter de tirer, ce qui permit aux ennemis de disparaître, laissant derrière eux dans la neige neuf morts et un colon gravement blessé. Dumont n'était que blessé mais son frère Isidore et quatre camarades avaient été tués.
La mobilisation des forces gouvernementales
Le télégraphe fit se répandre la nouvelle des événements du lac aux Canards comme une traînée de poudre dans tout le pays. Des centaines de colons blancs, saisis de terreur, se réfugièrent dans le fort le plus proche, pour se mettre sous la protection de la police. Les jeunes Amérindiens, surexcités par l'annonce de la nouvelle, formèrent des sociétés militaires selon la tradition ancestrale. Dans leur grande impétuosité, des membres de la bande de Gros-Ours tuèrent, le 2 avril, deux missionnaires et sept autres Blancs, au lac aux Grenouilles. Secoué par cet événement tragique, Gros-Ours prit les choses en main et, en ayant accepté les conséquences du geste de ses compagnons, attaqua avec sa bande le poste de la Compagnie de la baie d'Hudson, situé tout près du fort Pitt. Celui-ci n'ayant rien d'un ouvrage défensif, l'agent décida de se rendre, avec sa famille et ses employés. La petite garnison du fort, formée d'agents de la Police à cheval du Nord-Ouest, s'enfuit dans un chaland qui faisait eau sur la Saskatchewan du Nord jusqu'à Battleford, où se trouvaient 500 hommes, femmes et enfants terrifiés, entassés dans le fort de la Gendarmerie.
Ottawa avait défendu au lieutenant-gouverneur Edgar Dewdney de négocier avec Riel. Avant même qu'éclate la bataille du lac aux Canards, le major général Frederick Middleton, officier britan- nique d'un certain âge, qui commandait la milice canadienne, avait été envoyé pour réprimer le soulèvement. Il arriva à Winnipeg au moment où y parvenait la nouvelle du combat. À la nuit tombante, un train du Pacifique canadien emportait Middleton et la plus grande partie de la milice de Winnipeg vers l'ouest, à destination de Qu'Appelle. D'Ottawa, le ministre de la Milice, Adolphe Caron, et son petit groupe de collaborateurs mobilisèrent, par télégramme, quelque 600 des 850 hommes composant la petite force permanente du Canada, ainsi que les régiments de milices urbaines les mieux organisés. En Ontario, les colonels de la milice réclamèrent à cor et à cri la possibilité de se rendre utiles. L'attrait de l'aventure remplit de volontaires les dépôts d'armes. En quelques heures, le Queen's Own Rifles et le Royal Grenadiers réunirent chacun, à Toronto, 250 hommes. Ce fut plus difficile pour Caron, dans sa propre province, qui finalement choisit le 9e Voltigeurs de Québec et le 65e Carabiniers Mont-Royal. Ce dernier régiment recruta la plupart de ses hommes dans la rue.
La compagnie de chemin de fer du Grand Tronc avait promis de transporter rapidement et à bas prix les troupes et les vivres par les États-Unis, mais le gouvernement Macdonald insista pour emprunter la voie inachevée du Pacifique canadien, compagnie qui avait fait faillite et pour qui l'occasion était providentielle. Au nord du lac Supérieur, entre Dog Lake et Red Rock, il fallait traverser, à pied ou en traîneau, des distances totalisant 160 km. En mars et en avril, 3 000 miliciens canadiens effectuèrent le trajet, malgré les tempêtes de neige, la pluie glacée, la cécité des neiges et la nourriture infecte. Un soldat, voulant se soustraire à ces tribulations, s'écrasa délibérément le pied dans l'attelage d'un train; un autre devint fou. Des vétérans racontèrent plus tard que le voyage vers l'Ouest avait été la pire épreuve de la campagne. Le festin par lequel les habitants de Port-Arthur accueillaient chaque contingent remonta temporairement le moral des troupes. À Winnipeg, on les dirigea vers l'un des trois endroits où l'on préparait les opérations, le long de la voie ferrée.
Devant la menace que représentaient les Amérindiens et les Métis, les griefs des colons blancs devenaient moins urgents. Plus de 3 000 volontaires du l'Ouest constituèrent des bataillons impro- visés, formèrent des escadrons d'éclaireurs ou organisèrent la défense de leur territoire. Des centaines d'autres encore, parmi lesquels comptaient des Métis, offrirent leurs services et devinrent charretiers pour transporter les vivres des hommes de Middleton. Par télégramme, Adolphe Caron autorisa la création d'hôpitaux de campagne, de groupes de tireurs d'élite et d'arpenteurs ainsi que d'états-majors. Face à la menace de rébellion, on déployait toute l'énergie qui avait fait défaut lorsqu'il s'était agi de répondre aux griefs des habitants de l'Ouest. La raison en était évidente: le Canada devait prouver aux États-Unis que son autorité s'exerçait sur le Nord-Ouest.
La stratégie
Le sort du Nord-Ouest était entre les mains de deux hommes: Louis Riel et Fred Middleton. Riel semblait avoir l'avantage. Le dégel imminent du printemps allait entraver les déplacements des troupes gouvernementales. Il n'y aurait pas d'herbe pour nourrir leurs chevaux, et le sol collant des Prairies rendrait leur marche pénible. Seules quelques centaines de Métis et d'Amérindiens adhéraient aux vues de Riel, mais des milliers d'autres se joindraient au mouvement au moindre signe de succès. Le colonel A.G. Irvine, préfet de la Police à cheval du Nord-Ouest, qui avait abandonné le fort Carlton après la bataille du lac aux Canards restait passif à Prince-Albert. À Battleford, quelques agents de police et des centaines de colons attendaient nerveusement dans l'enceinte peu sûre du fort de police, pendant que les hommes de la réserve de Faiseur-d'Enclos pillaient la ville et les fermes des environs.
Dès lors, contrairement aux espoirs qu'avait entretenus Riel, la suite des événements ne fut pas celle de 1870. La générosité de Riel avait permis à Crozier et à ses hommes de s'échapper. Ottawa avait envoyé des troupes plutôt que des négociateurs, et celles-ci avaient été amenées à pied d'oeuvre, non pas en quelques mois, mais en une semaine par la voie ferrée, inachevée, du Pacifique canadien. Cette fois, l'homme qui exerçait le pouvoir au nom du Canada était un vieux soldat rubicond et intrépide qui affichait autant de superbe qu'il avait de bon sens. Contrairement à l'imprudent lieutenant-gouverneur William McDougall, chargé du commandement en 1870, le général Middleton avait un plan -- simple, clair et logique. L'«Exovidat» de Riel se trouvant au coeur de la rébellion, Middleton savait que, s'il s'emparait de Batoche, la résistance s'effondrerait. Les établissements des Prairies, dont les habitants tremblaient de panique, seraient ainsi davantage en sécurité que s'il dispersait ses hommes en petites garnisons. En outre, le pays étant dans un état de très grande dépendance à l'égard d'investisseurs étrangers que la situation rendait nerveux, une victoire rapide s'imposait.
Le plan de capture de Batoche comportait deux lacunes sérieuses. D'une part, hormis les quelques soldats appartenant à la force permanente, l'armée de Middleton se composait de miliciens inexpérimentés et mal armés. L'inexpérience de ses officiers n'avait d'égal que leur grande confiance en soi. On disait à Middleton que les Métis et les Amérindiens étaient des tireurs d'élite, comparables au combat à ceux qui avaient écrasé la cavalerie du général Custer, huit ans auparavant, à la bataille de Little Big Horn. D'autre part, le déplacement des hommes et des chariots dans les Prairies au printemps présentait des difficultés. Middleton résolut partiellement ce problème en envoyant une partie de ses troupes à Swift Current, d'où elles pourraient descendre en vapeur la Saskatchewan du Sud, dès que celle-ci deviendrait navigable. Middleton décida de se rendre par voie de terre à Clarke's Crossing, pour y opérer la jonction avec les vapeurs. Il se proposait de frapper l'ennemi très vite. Quant à ses hommes, ils n'avaient qu'une chose à faire: apprendre le métier de soldat «sur le tas».
Lorsque, le 6 avril, les hommes de Middleton débouchèrent de la vallée de la Qu'Appelle pour affronter le vent glacé des Prairies, aucun ne se doutait de la présence dans la longue caravane de chariots grinçants, d'un espion métis, Jerome Henry, l'un des charretiers. À Batoche, Dumont et Riel étaient au courant de l'approche des troupes de Middleton. Dumont sollicita l'autorisation d'effectuer une attaque de nuit, ce qui constituait pour les jeunes recrues l'expérience la plus terrifiante d'entre toutes; Riel refusa. Jugeant cette solution trop barbare, Riel ne put cependant en proposer d'autres.
Entre temps, sensible aux pressions exercées par le public et les hommes politiques, Middleton avait changé ses plans. Après avoir appris la nouvelle du massacre du lac aux Grenouilles, le public exigeait qu'on aille au secours de Battleford. Convaincu que la ville n'était pas menacée, Middleton n'en ordonna pas moins, à contrecoeur, au lieutenant-colonel William Otter, qui se trouvait à Swift Current, d'abandonner le projet de descente de la rivière. Il l'envoya plutôt vers le Nord y rassurer les colons retranchés. Une troisième colonne, partie de Calgary sous le commandement d'un officier britannique à la retraite, le major général T.B. Strange, devait marcher sur Edmonton, puis vers l'est à la poursuite de Gros-Ours.
L'Anse-aux-Poissons et le colline du Couteau cassé
Middleton atteignit Clarke's Crossing, localité située un peu plus de cinquante kilomètres en amont de Batoche, avec des troupes renforcées par l'arrivée de 800 soldats et de quatre canons. On conseilla vivement au général d'attendre les vapeurs, mais il décida de continuer. Même sans les hommes d'Otter, ses troupes étaient beaucoup plus nombreuses que celles de Riel, évaluées à trois cents Métis et Amérindiens. Quoi qu'il en soit, son premier geste consista à envoyer la moitié de ses troupes sur la rive opposée de la rivière, car on ne savait pas de quel côté Riel se présenterait. On reprit la route le 23 avril. Cette nuit-là, tandis que les soldats de Middleton se remettaient de la fatigue que leur avait causée une marche de trente kilomètres, le vieux général fit sa ronde habituelle, sachant pertinemment qu'il était le seul professionnel dans une armée d'amateurs, mais ignorant que Dumont campait à moins d'un kilomètre de là.
Riel avait cédé. Le 23 avril, Dumont s'était dirigé vers le sud avec deux cents Amérindiens et Métis, bien que Riel eût rappelé le quart d'entre eux. Cette nuit-là, la plupart des hommes campèrent dans le profond ravin de l'Anse-aux-Poissons, tandis que certains allèrent se cacher avec Dumont, de l'autre côté dans les buissons bordant le sentier. Dumont avait l'intention de prendre au piège les hommes de Middleton au moment où ils seraient engagés dans le profond ravin et de les abattre comme des bisons.
Le lendemain matin 24 avril, Middleton et ses éclaireurs étant bien engagés, les Métis ouvrirent le feu. Les hommes de Middleton se lancèrent en avant, devenant ainsi des cibles parfaites se détachant sur l'horizon. Cachés dans le ravin boisé, les hommes de Dumont tenaient les soldats à distance. Effrayés par leur premier combat et par les cris de leurs camarades blessés, les soldats des forces gouvernementales étaient paralysés. Une balle avait traversé le chapeau de Middleton et ses deux jeunes aides de camp avaient été blessés. Middleton et Dumont se trouvaient dans une impasse. Les soldats, les premiers, battirent en retraite. Au crépuscule, la pluie s'étant mise à tomber à torrents, Middleton ordonna à ses hommes de se retirer pour former un camp. De l'autre côté, le frère de Dumont, Edouard, arrivait avec cinquante hommes frais et dispos, mais trop tard pour participer au combat. Il raccompagna chez lui, à Batoche, le commandant métis épuisé. Cette nuit-là, les hommes de Middleton, les nerfs mis à vif par la pluie, l'obscurité et la peur d'une attaque, ne purent trouver le sommeil.
Le lendemain, les journaux annonçaient la victoire remportée à l'Anse-aux-Poissons, mais on pouvait facilement lire entre les lignes ou comparer les cinquante-cinq morts et blessés de l'armée de Middleton avec les simples estimations des pertes rebelles. Le général britannique avait échoué, mais le colonel canadien Otter avait sauvé Battleford . Une marche de six jours sur deux cent soixante kilomètres dissipa le suspens créé dans une large mesure par les mises en garde des journaux à propos d'un massacre imminent. Du jour au lendemain, Otter devint un héros. Ses ordres étaient clairs: ne pas bouger, mais grisé par la gloire, pressé d'agir par ses hommes et par les colons qui réclamaient vengeance, Otter céda à la tentation. Avec l'approbation du gouverneur Dewdney, à Regina, Otter se mit en marche avec trois cent cinquante hommes le 1er mai afin d'exercer des représailles officielles. Il n'était pas au courant du rôle modérateur que jouait Faiseur-d'Enclos.
À l'aube, la colonne d'Otter atteignit le ruisseau du Couteau cassé près duquel devait se trouver le camp des Cris, mais l'endroit était désert. Après avoir péniblement gravi la colline du même nom, tout près de là, les soldats découvrirent le village cri qui s'étendait en contrebas. Pendant que les soldats préparaient les canons, les chiens et les chasseurs matinaux donnèrent l'alerte. Les femmes et les enfants coururent se mettre à l'abri. Les guerriers saisirent leurs armes et se dispersèrent rapidement dans les ravins et les escarpements couverts de peupliers, endroits qui leur étaient familiers. Ce n'étaient plus les Amérindiens, mais les hommes d'Otter qui devaient se défendre, immobilisés sur une colline découverte. Les affûts pourris de leurs deux canons s'écroulèrent. Une mitrailleuse Gatling, prêtée par le fabricant américain, maintint un feu nourri, sans effet à cause de la distance. Vers midi, Otter dut ordonner la retraite. Précédés des éclaireurs et de la Police à cheval, les Canadiens réussirent à se frayer un chemin et à s'échapper, avec la plupart de leurs huit morts et quatorze blessés entassés dans les chariots.
Il était clair que s'ils avaient réussi à s'échapper sains et saufs, c'était grâce à Faiseur-d'Enclos qui avait interdit à ses guerriers de les poursuivre. «Lorsque mon peuple et les hommes blancs se sont battus, dit-il plus tard, j'ai épargné les soldats de la Reine.» C'était la vérité, mais, dans l'Est du Canada, la bataille de la colline du Couteau cassé fut présentée comme une victoire. L'action d'Otter avait constitué le remède contre l'«ingratitude» des Amérindiens, prétendait un rédacteur en chef.
La libération de Batoche et la défaite de Riel
À l'Anse-aux-Poissons, Middleton était consterné par la folie d'Otter et dépité de devoir se résoudre à l'immobilité. Les risques que comportait un éventuel envoi de ses troupes inexpérimentées à la rencontre d'un ennemi habile étaient plus évidents que jamais; le pire était qu'il avait atteint la limite du territoire que pouvaient couvrir les voitures de ravitaillement tirées par des chevaux. On commençait à manquer de nourriture et de médicaments. Par ailleurs il se révélait impossible de mettre en service le Northcote, vapeur de la Compagnie de la baie d'Hudson réquisitionné pour le transport des vivres et des renforts; cela montrait bien que la navigation intérieure tenait encore du rêve. Les troupes commencèrent à se plaindre de l'extrême lenteur du «vieux Fred». Le 5 mai, le vapeur apparut enfin, avec une dizaine de jours de retard. Middleton, qui voulait faire du Northcote son arme secrète, le «fortifia» de balles de foin et de sacs de flocons d'avoine. Les soldats pourraient ainsi se rendre à Batoche par la rivière, comme par voie de terre.
Le vapeur armé n'avait rien de secret pour Dumont. À Batoche, des Métis retirèrent de la rivière le lourd câble du transbordeur et le tendirent entre les berges. Ils espéraient ainsi faire chavirer le Northcote, tel un jouet. D'autres perfectionnèrent les cachettes creusées pour les tirailleurs autour du village. Pendant ce temps, Riel priait, notait ses visions dans son journal et rédigeait de nouveaux ordres pour l'«Exovidat».
Le Northcote, crachant la fumée, apparut de bonne heure le 9 mai. Des deux côtés, on ouvrit le feu. Le capitaine aperçut trop tard le câble du transborteur. Le mât et les cheminées roulèrent sur le pont, sous les moqueries des hommes de Dumont. L'embarcation, passant son chemin, descendit la rivière à toute allure, son capitaine, un américain, jurant de ne jamais plus se mêler d'une querelle dans un pays étranger. C'est alors que, du haut des berges, se fit entendre le grondement du canon. Les troupes de Middleton, arrivées au presbytère situé au sud de Batoche, bombardaient le village. Les hommes de Dumont gravirent en hâte les escarpements couverts de peupliers, afin de prendre part au combat.
Cette fois encore, les soldats, se détachant sur l'horizon, offraient des cibles faciles pour les tireurs d'élite. Plutôt que de battre en retraite, Middleton rassembla ses chariots pour former une «zareba», sorte d'ouvrage défensif improvisé; en fin d'après-midi, son camp était installé. Lord Melgund, son chef d'état-major et futur gouverneur général, partit à cheval vers le sud afin d'ordonner aux miliciens tenus en réserve de se rapprocher. Il savait qu'il servirait de guide à l'armée de métier britannique qui viendrait les venger, si Middleton et ses hommes étaient anéantis. Le lendemain matin, ceux-ci avaient repris courage et Middleton cherchait des tactiques qui lui permettraient de réduire au minimum les pertes infligées à son armée de «soldats». Le 11 mai, il conduisit ses éclaireurs vers le nord et l'est de Batoche; en chemin, Middleton vit les hommes de Dumont traverser leurs lignes à toute allure pour lui faire face. Il s'aperçut que cette tactique de diversion lui permettrait d'attaquer les Métis là où leur défense était la plus vulnérable.
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