La Première Guerre mondiale marqua l'apogée du féminisme canadien. Les féministes accueillirent souvent le conflit comme une époque riche en possibilités pour la régénération et la purification de la nation. Les femmes se précipitèrent au secours des alliés en aidant les soldats partis au front et les familles qu'ils avaient laissées au pays. Certaines femmes participaient à des campagnes de recrutement; beaucoup envoyaient mari, père, frères et fils combattre pour la démocratie. De telles patriotes et la nation qu'elles servaient prirent de plus en plus conscience du potentiel féminin. Des associations comme le Conseil national des femmes du Canada, l'Imperial Order of the Daughters of the Empire et le YWCA bénéficièrent de cette prise de conscience et virent le nombre de leurs membres grossir de façon spectaculaire. La grande compétence dans le domaine de l'organisation, acquise par l'effort fourni en faveur du droit de vote et de réformes, fut appliquée au traitement des problèmes engendrés par la lutte internationale. Les allocutions de la femme au foyer, le Canadian Patriotic Fund (au service des familles des soldats sur lesquelles ils exerçaient un certain contrôle), les garderies de jour, les inspecteurs de la santé, les programmes de canadianisation et le logement urbain furent les bénéficiaires de la contribution féminine. Encore plus prestigieux était le travail entrepris par les infirmières du corps médical de l'Armée canadienne. Sensibilisés par les exigences de la guerre, les hommes reconnurent finalement la dette du Canada vis-à-vis des femmes. La nomination de femmes auprès des tribunaux, dans la police, au sein de commissions gouvernementales, et l'élection en 1917 des premières femmes membres d'une assemblée provinciale (Alberta) vinrent affermir la faveur croissante du public. Enhardies par le patriotisme du temps de la guerre, par l'attention que leur portaient les gouvernements et par la sympathie populaire, les suffragettes comme Nellie McClung dans son best-seller In Times Like These (1915) prédisaient de grandes choses pour le jour où les femmes seraient enfin émancipées.
Cependant, en dépit de l'élargissement des perspectives féminines, un certain nombre de questions minaient la solidarité des féministes. Le vote des femmes en était une. Certaines femmes continuaient à orienter le gros de leurs efforts vers ce but. D'autres, surtout celles qui s'opposaient précédemment aux campagnes dans ce sens, soutenaient que cette cause détournait de l'effort de guerre plus important, et qu'elle devait être mise en veilleuse pendant le conflit. Le dilemme devant lequel se trouvait le Conseil national des femmes du Canada est typique. Ses tentatives de compromis - il s'engageait dans des pétitions en faveur du droit de vote tout en maintenant d'autres activités propres au temps de guerre - ne donnaient satisfaction à personne. Devant de telles divisions, la Loi des élections en temps de guerre de 1917 prêtait d'autant plus à controverse qu'elle accordait le droit de vote aux femmes de la famille des combattants outre-mer et le retirait à certaines catégories d'étrangers de naissance. On avait toujours trouvé parmi les féministes des partisans d'un droit de vote réservé à celles qui avaient des biens, qui étaient instruites ou étaient anglophones. La guerre, qui attisait la crainte des Allemands à l'extérieur et des agitateurs sociaux au pays, ne faisait que renforcer de telles tendances. Il y eu toujours, cependant, des partisans plus libéraux du droit de vote qui s'opposaient à toute restriction, de quelque ordre qu'elle soit. Les réactions de 1917 devant le droit de vote restreint dépendaient beaucoup des allégeances politiques de chacun. Les partisans libéraux de Sir Wilfrid Laurier attaquèrent le projet de loi dans lequel ils voyaient un complot monté par le Premier ministre conservateur Sir Robert Borden en vue de faire réélire son gouvernement, en accordant le droit de vote à ses partisans éventuels et en le retirant à ceux qui étaient susceptibles de lui être hostiles. Conservateurs et libéraux en faveur de la coalition ou du gouvernement d'union proposé par Borden répliquaient que la mesure visait seulement à restreindre le droit de vote aux citoyens dont le patriotisme était hors de doute et sauvegardait ainsi la nation. Quoi qu'il en soit, ils soutenaient que cette Loi n'était qu'un expédient temporaire qui serait rapidement suivi par le suffrage universel. Les partisans du vote des femmes ne se mirent jamais d'accord sur les mérites relatifs de ces arguments.
En mars 1918, le Premier ministre Borden, harassé sur le plan politique, se référa à la fois à l'importante contribution militaire des femmes et à sa nouvelle foi dans leur influence stimulante lorsqu'il introduisit un projet de loi en faveur du suffrage universel. Le doute qui planait encore sur la reconnaissance de l'égalité des femmes se reflétait dans l'échec de la mesure visant à inclure le droit de siéger à la Chambre des Communes. Celle-ci dut attendre jusqu'en 1919 pour être adoptée. Lors de l'adoption du projet de loi de 1918, plusieurs Canadiens français membres du Parlement renouvelèrent leur opposition; la reconnaissance des droits politiques aux femmes diminuerait la natalité, détruirait les liens du mariage et augmenterait l'immoralité en général. Pendant les vingt-deux années qui suivirent, ces arguments handicapèrent les féministes québécoises dans leur lutte pour le droit de vote au niveau provincial.
Les Provinces
Dans un certain nombre de cas, la victoire au fédéral fut précédée par des mesures prises au niveau provincial. Les victoires provinciales successives traduisaient la sympathie générale que s'étaient acquise, dans les Prairies, les féministes loyalement soutenues par les mouvements ruraux et radicaux de leur région: Manitoba (janvier 1916), Saskatchewan (mars 1916), Alberta (avril 1916), Ontario (février 1917), Colombie-Britannique (avril 1917), Nouvelle-Écosse (avril 1918), Nouveau-Brunswick (avril 1919), Île-du-Prince-Édouard (mai 1922), Terre-Neuve (avril 1925) et Québec (avril 1940). La lenteur relative des provinces de l'Est à adopter le droit de vote est attestée par leur maintien occasionnel des restrictions. Le Nouveau-Brunswick, par exemple, ne leur a pas accordé en même temps le droit à une fonction politique, tandis que Terre-Neuve fixait à l'origine une limite d'âge supérieure, ce qui reflétait une préoccupation moindre dans ce domaine et un plus grand conservatisme. Les Canadiennes françaises militantes comme le Professeur Idola Saint-Jean et Thérèse Casgrain furent en outre victimes des administrations provinciales. Le Canada français avait assimilé la reconnaissance des droits politiques au sécularisme, aux Anglo-Saxons et, d'une façon générale, à tout ce qui est moderne; tous ces éléments étant perçus comme des menaces à la survivance de la nation canadienne- française. Les années vingt et trente virent un renforcement des organisations et un renouveau de la coopération franco-anglaise, mais aucun renforcement du soutien de l'assemblée que dominaient Maurice Duplessis et les ultra-conservateurs de l'Union nationale. Ce n'est qu'avec l'élection en temps de guerre d'un gouvernement libéral, due aux Libéraux fédéraux sous William Lyon Mackenzie King, qu'une mesure favorable finira par être introduite. Même alors, il semble y avoir eu relativement peu de soutien de la part du peuple.
Les gouvernements capitulèrent devant les partisans du droit de vote pour toutes sortes de raisons. Dans chaque assemblée, il se trouvait des parlementaires pour lesquels la question de justice constituait une explication suffisante. Les sacrifices qu'imposait la guerre donnèrent l'occasion à maint ancien opposant de faire volte-face élégamment. Il est indubitable que quelques législateurs se convertirent réellement, mais nombreux sont ceux que les besoins de la politique poussèrent à rechercher l'appui des voix féminines précédemment indésirables. Pour certaines administrations, comme au Manitoba et en Colombie-Britannique, l'accession aux droits politiques était, au moins en partie, un prix décerné pour la contribution politique aux récentes victoires électorales. Dans certains cas, comme au Québec en 1940, c'était une question de «rattrappage» liée à la pression exercée par les autres gouvernements plus avancés. Sans entrer dans tous les détails de ce qui a pu retarder à ce point la promulgation d'une telle loi, il est clair que tous les gouvernements espéraient que leur affectation de générosité vaudrait à leur parti les suffrages des femmes.
Conséquences de la reconnaissance du droit de vote aux femmes
La lutte pour le suffrage féminin a été longue et souvent pénible et les résultats, en terme d'occupation de postes politiques n'ont pas été spectaculaires. Avant 1949, cinq femmes seulement étaient parvenues à pénétrer l'enceinte de la Chambre des Communes. La première, Agnes Macphail, avait été élue député progressiste en 1921 et représentait les United Farmers of Ontario Fermiers Unis de l'Ontario. Au cours de cette période, seulement deux femmes étaient nommées sénateurs, ce qui reflète l'influence des nouveaux électeurs sur les hommes politiques. De 1921 à 1975, il n'y a eu que vingt-sept femmes députés. La situation n'était guère plus brillante dans les provinces où certaines chambres n'avaient pas encore jusque là eu l'occasion d'accueillir dans leurs rangs une seule femme député. Au lieu de briguer elles-mêmes les suffrages, de nombreuses femmes consacrent presque toute leur énergie à oeuvrer pour un parti traditionnel en amassant des fonds, sollicitant des votes et recrutant de nouveaux adhérents. Les dirigeants des partis n'ont que très rarement jugé bon de récompenser ce travail anonyme et bénévole et ont constamment donné préférence aux candidats masculins. Les quelques femmes qui ont eu le courage de se lancer en politique sous la bannière conservatrice ou libérale ne se voyaient confier d'ordinaire que de circonscriptions marginales ou perdues d'avance. Les partis radicaux et gauchistes ont été, par tradition, plus réceptifs aux candidatures féminines, mais le sexe de celles-ci ne faisait qu'ajouter aux difficultés quasi insurmontables a remporter un siège comme membre d'un parti minoritaire.
Bien qu'elles aient vite avoué leur découragement face aux charges politiques, les féministes, surtout celles de l'Ouest, ont interprété plusieurs mesures sociales prises au niveau provincial comme la preuve de l'influence grandissante de la femme sur le plan social. Certes, l'adoption d'une série de réformes réclamées par ces dernières, notamment un code de protection de l'enfant, des lois régissant le travail dans les usines, la dot et les allocations aux mères de famille, ont en effet suivi la reconnaissance du droit de vote. Cependant, il serait erroné d'attribuer aux femmes seules tout le mérite de ces réformes; en effet, certains hommes progressistes s'intéressaient tout autant à leur mise en oeuvre. D'ailleurs, la lente évolution des lois au chapitre du bien-être social indique bien que, de façon générale, les femmes n'étaient pas plus disposées que les hommes à appuyer des lois «éclairées». Le sexisme dans l'emploi, l'éducation et la loi, lui aussi, persistait toujours. La lutte victorieuse qu'ont menée les femmes pour obtenir le droit de siéger au Sénat, lors du célèbre «cas Persons» en 1929, constitue l'une des rares réalisations dont elles peuvent réclamer l'initiative. Le Rapport de la Commission royale d'enquête sur le statut de la femme, paru en 1970, fait état du lourd fardeau de la discrimination que doit encore supporter la femme. Compte tenu des espoirs que caressaient les partisanes du droit de vote, la situation d'ensemble laisse à désirer. À quoi cela tient-il?
Limites de la campagne pour le suffrage féminin
Les partisans du droit de vote pour les femmes ont reçu un appui enthousiaste dans la mesure ou un grand nombre de Canadiens acceptaient et approuvaient cette cause purement féminine. Dès la naissance du mouvement, la plupart des féministes, notamment Nellie McClung, Augusta Stowe Gullen et Marie Gérin-Lajoie affirmaient que l'instinct maternel constitue l'essence même de la femme: il dicte le comportement «normal» de la femme et justifie sa participation distincte à tous les niveaux de la vie sociale et politique. D'autres féministes plus radicales, comme Carrie Derrick, professeur à l'Université McGill, ont remis en question cette conception d'un être supérieur et spécial qui a cependant caractérisé le mouvement féministe au Canada et à l'étranger. Rien d'étonnant à cette doctrine puisque la religion, la culture, voire la science l'ont véhiculée et matérialisée si bien. L'argument selon lequel une psychologie féminine particulière entraîne automatiquement une représentation politique distincte, présentait un attrait certain, mais créait un précédent à double tranchant, susceptible d'ouvrir la voie à une kyrielle de pratiques discriminatoires à l'échelle internationale. Néanmoins, cette opinion féministe de la femme, fort répandue, n'a pas permis à cette dernière d'explorer en toute liberté toutes les sphères d'activités possibles en dehors du foyer, pas plus qu'une solidarité féminine basée sur la foi envers un être particulier n'a résisté au test du pouvoir politique.
Dans les années vingt et par la suite, les femmes ont montré que leur philosophie se rapprochait de celle des hommes sous bien des aspects. Il n'était pas, dès le début, évident que les femmes soient parvenues a rehausser la valeur morale du devoir civique. Parallèlement à la disparition de la foi en une supériorité morale, l'instinct maternel en tant que service à la société perdait une partie de son attrait. Animées par le désir d'épanouissement personnel qui a suivi les deux Guerres mondiales et la vulgarisation de la théorie freudienne selon laquelle «l'anatomie détermine la destinée», les femmes ont renoncé à l'engagement politique prôné par les partisanes du suffrage féminin. Les premières féministes canadiennes n'ont offert aucune théorie critique qui leur aurait permis de reconsidérer à fond le rôle de la femme dans la société. Dans la conjoncture de l'époque, les anciens préjugés interdisant la présence des femmes au sein de la classe instruite ou salariée signifiaient toujours que pour l'ensemble de la communauté, les sphères d'activité étaient entièrement différentes selon qu'elles s'appliquaient aux hommes ou aux femmes.
L'image bourgeoise que projetait le mouvement féministe a empêché toute réévaluation soutenue de principes fondamentaux. La plupart des partisans du suffrage féminin, une fois cantonnés au sein de comités officiels, consultés de part et d'autre et applaudis pour leur leadership, se contentaient de réformes sociales partielles et souvent incohérentes. D'aucunes, comme Bella Hall Gauld, communiste, et Frances Beynon, socialiste chrétienne, préconisaient des changements économiques et sociaux radicaux. Elles ont été les seules à tenir compte des besoins des femmes de la classe ouvrière. Pourtant, tant que ces dernières étaient tenues à l'écart du principal courant féministe, l'ampleur du mouvement féministe s'en trouvait considérablement limitée. Les partisans du droit de vote pour les femmes insistaient constamment sur le fait que le sexe était le facteur déterminant des rapports sociaux. Cependant, leurs programmes contredisaient cette affirmation, puisqu'ils ne visaient qu'a satisfaire les aspirations d'un petit groupe de femmes privilégiées.
En dépit de toutes ces lacunes, la campagne pour la reconnaissance du suffrage féminin a permis à certaines femmes de mieux comprendre leur rôle dans la société canadienne. Parallèlement, le mouvement a permis à maintes femmes de partager des expériences et de résoudre des problèmes personnels. Il a également aidé à éliminer les pires abus du système capitaliste et, par conséquent, d'améliorer le niveau de vie de nombreuses Canadiennes. L'émancipation de la femme a également été une victoire importante: même si elle n'a pas endigué le lourd fardeau de la discrimination, elle a contribué à faire du Canada «la terre de l'égalité» promise par Nellie McClung et ses compagnes d'arme. Il appartenait aux générations futures d'achever l'évolution qu'elles avaient entreprises.
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