Les établissements des groupes pré-dorsétiens sont plus communs que ceux de la culture de l'Independence I; ils sont généralement plus grands et caractérisés par des accumulations de détritus beaucoup plus importantes, ce qui porte à croire qu'ils ont été occupés plus longtemps par des groupes plus nombreux. La technologie du harpon avait également évolué, et des têtes de harpon de styles nouveaux donnaient aux chasseurs la possibilité de tuer des animaux tels que le morse, le narval et le béluga. On n'a pas retrouvé de restes de bateaux, mais l'emplacement de certains sites pré-dorsétiens dans des régions où prédominent les eaux libres laisse croire que l'on a pu utiliser des embarcations, peut-être petites et de type kayak. Quelques sites ont fourni des os de grands chiens, mais aucun élément de l'équipement de traîneau complexe qu'on trouve chez les groupes postérieurs; il se peut donc que les chiens aient été utilisés seulement pour le transport des charges et comme animaux de chasse.
Nous ne savons pas quels étaient les liens entre les groupes pré-dorsétiens et ceux de l'Independence I. Les premiers ont pu être les descendants de groupes qui ont erré vers l'est à partir de l'Alaska quelque deux siècles après les gens de l'Independence I. Quoi qu'il en soit, ils se sont adaptés à la région avec plus d'efficacité et se sont étendus sur l'Arctique. Dès environ 1 500 av. J.-C., la région des îles Victoria et Banks était occupée par un groupe pré-dorsétien, qui semble s'être spécialisé dans la chasse au boeuf musqué et au caribou, plutôt qu'aux mammifères marins. Peu de temps après, certains de ces groupes ont apparemment commencé à se déplacer vers le sud à travers la région de la toundra; on trouve leurs vestiges jusque dans les régions boisées du Grand Lac des Esclaves et du lac Athabaska. Cette expansion a évincé les résidents amérindiens qui occupaient la région depuis plusieurs millénaires, et qui ne sont revenus que lorsque les Paléo-Esquimaux ont abandonné la toundra, aux environs de 800 avant notre ère. Cette période de mouvement vers le sud de la part des Esquimaux et des Amérindiens correspond peut-être à un refroidissement du climat qui, on le sait, a eu lieu à une époque indéterminée après 1 500 av. J.-C. Ce phénomène naturel explique peut-être aussi l'abandon de l'Arctique polaire à la même époque par les gens de la Tradition des outils microlithiques de l'Arctique.
La culture paléo-esquimaude dorsétienne (1 000 av. J.-C.-1 400 apr. J.-C.)
Les éléments stylistiques des objets pré-dorsétiens ont subi des modifications graduelles au cours du deuxième millénaire av. J.-C., mais il semble que le rythme du changement se soit accéléré rapidement vers 1 000 av. J.-C. À mesure qu'apparaissaient de nouveaux styles de maisons ou de tentes, la disposition à couloir central qui caractérisait les campements de l'Independence I est réapparue. Il se peut que ce type de construction ait été conservé dans certaines régions archéologiquement inconnues de l'Arctique polaire ou au Groenland par des descendants des groupes de l'Independence I, qui ont de nouveau occupé l'Arctique polaire vers 1 000 av. J.-C. À ce stade de leur histoire, les archéologues désignent leur culture sous le nom de l'Independence I. Les maisons dorsétiennes étaient plus grandes que celles des groupes précédents et parfois semi-souterraines, s'élevant au-dessus d'une fosse profonde de plusieurs centimètres dans le sol. Plutôt que des peaux, ces groupes semblent avoir employé des murs de terre pour ériger des abris plus permanents. Contrairement aux sites pré-dorsétiens qui ne contiennent que de rares petites lampes rondes, les sites dorsétiens livrent couramment des lampes rectangulaires ou ovales en stéatite, à parois minces, qui servaient à chauffer les demeures de leurs propriétaires. On a l'impression que, au moins durant l'hiver, les Dorsétiens menaient une vie nettement plus confortable que leurs ancêtres pré-dorsétiens.
Plus grands que ceux de culture pré-dorsétienne, les sites archéologiques dorsétiens semblent représenter une occupation plus permanente par une population plus dense. Cela tenait peut-être aux progrès des techniques de chasse qui permettaient une exploitation plus efficace du milieu. En effet, outre la lampe en stéatite, plusieurs nouveaux éléments techniques ap- paraissent à cette époque. Parmi eux figurent des outils en os dans lesquels on a cru voir des couteaux à neige, outils spécialisés dont on a pu se servir pour découper des blocs de neige pour la construction d'iglous. Étant donné l'accroissement simultané de l'utilisation des lampes à godet, ces abris auraient été fort utiles. On rencontre aussi sur les sites des semelles de traîneau, des lamelles d'os ou d'ivoire destinées à être fixées avec des chevilles sous les patins de bois du traîneau pour protéger ceux-ci sur la glace rugueuse ou le gravier; ces objets, ainsi que quelques trouvailles d'os de chiens, laissent croire que les Dorsétiens ont pu utiliser des traîneaux à chiens. On a trouvé quelques membres de kayaks ou d'embarcations de type kayak, et beaucoup de gisements dorsétiens se situent dans des régions où il aurait été profitable de chasser en kayak. Les têtes de harpon ont continué à se développer, les logettes ouvertes de la période pré-dorsétienne étant graduellement remplacées par des logettes fermées creusées dans la base de la tête. Ces nouveaux styles de têtes de harpon n'ont pas l'air plus efficaces que les formes plus anciennes, mais certains groupes dorsétiens semblent avoir été grands chasseurs de morses et de petites baleines, peut-être à cause d'embarcations plus efficaces.
Les techniques de fabrication ont également changé. Les burins de la période de la Tradition des outils microlithiques de l'Arctique -- avec lesquels s'accomplissait tout le travail fondamental de l'os ou de l'ivoire -- ont été remplacés par des outils de type burin en silex poli, qui probablement gardaient leur tranchant plus longtemps et étaient plus faciles à aiguiser. Les couteaux en ardoise polie sont devenus courants; peut-être étaient-ils des outils de dépeçage plus efficaces que les couteaux de pierre taillée des siècles antérieurs. Par contre, et c'est assez surprenant, certains outils ne paraissent plus dans l'outillage dorsétien. Les ancêtres pré-dorsétiens avaient pratiqué des trous dans le bois, l'os et l'ivoire avec des forets, probablement des forets à main, mais toutes les perforations de la culture dorsétienne ont été faites par le creusement laborieux d'une fente à l'aide d'un outil de type burin. Il y a d'assez bons indices de l'usage de l'arc et de la flèche à l'époque de la Tradition des outils microlithiques de l'Arctique, mais on ne rencontre à l'époque dorsétienne aucune trace certaine d'arcs ou de pointes de flèches. On ignore les raisons de ces absences.
Il semble toutefois qu'en général la technologie des Dorsétiens ait été plus efficace que celle de leurs ancêtres. Au cours de la période de 800 à 500 av. J.-C., elle semble s'être répandue dans l'Arctique canadien y compris l'Arctique polaire et le nord du Groenland, qui a été occupé par les gens de l'Independence II, à affinités dorsétiennes. Dès 500 av. J.-C. ou peu de temps après, des Dorsétiens avaient étendu leur aire d'occupation vers le sud le long de la côte du Labrador jusqu'à l'île de Terre-Neuve, dont ils semblent avoir été les principaux occupants pendant à peu près 1 000 ans par la suite. La toundra à l'ouest de la baie d'Hudson semble être la seule région de l'Arctique qu'ils n'aient pas occupée, peut-être parce que cette région avait été réoccupée par des groupes amérindiens qu'ils ne pouvaient déloger.
La culture dorsétienne a atteint son apogée entre 500 et 1 000 apr. J.-C., époque où son aire d'occupation a atteint sa plus grande étendue et où elle a produit un art unique et assez étonnant. On connaît de la culture pré-dorsétienne quelques petites sculptures en ivoire représentant des personnes et des animaux, mais il semble qu'on ait sculpté ces objets plus fréquemment pendant la période dorsétienne. Au cours des derniers siècles de la culture dorsétienne, cependant, le nombre de ces sculptures paraît s'être accru de façon dramatique. Bon nombre d'entre elles sont des représentations naturalistes d'êtres humains, d'ours, d'autres animaux et d'oiseaux, mais nombreux sont les objets stylisés dans lesquels on voit généralement une relation avec les rites et les cérémonies magiques du chaman. Des masques et des tambours de bois, des jeux de dents d'animaux sculptées dans l'ivoire, destinées à être insérées dans la bouche, et des tubes en ivoire finement sculptés ou «fétiches-guérisseurs» ont pu être utilisés par le chaman dans des cérémonies magiques liées à la guérison ou à la chasse. Des têtes de harpon miniatures et des figures d'êtres humains ou d'ours, dont les poitrines sont percées de trous dans lesquels s'insèrent des échardes de bois ou de la peinture à l'ocre rouge, ont pu servir à des actes de magie noire ou blanche. Les fonctions de beaucoup de ces instruments, dont la forme semble normalisée dans de vastes régions, sont totalement inconnues.
Les Dorsétiens récents ont commencé à ériger de grandes constructions qui, selon l'hypothèse la plus probable, étaient des centres cérémoniels. Elles prennent la forme d'enclos rectangulaires de grosses pierres, mesurant jusqu'à quarante mètres sur sept. Des rangées de foyers isolés sont associées à ces constructions, mais ne semblent pas avoir fait partie de celles-ci. On a cru à tort que certains de ces vestiges, trouvés dans le Québec arctique, étaient des «longues-maisons» de Vikings. Nous ne comprenons pas pourquoi les Dorsétiens ont construit ces habitations, ni pourquoi les arts semblent s'être développés à cette époque. Il est possible qu'ils aient été influencés par les événements historiques contemporains; les Dorsétiens, dont la culture s'était développée dans l'isolement de l'Arctique canadien depuis 3 000 ans, sont alors entrés en contact avec des groupes étrangers: les Norrois du Groenland, qui ont pu faire des incursions occasionnelles dans l'Arctique oriental aux environs de 1 000 apr. J.-C., et les ancêtres des Esquimaux, qui se déplaçaient vers l'est à partir de l'Alaska à peu près à la même époque.
Quelle que soit la raison de ce développement de la culture dorsétienne, il en marque aussi la fin. Les documents archéologiques indiquent que l'occupation dorsétienne de la majeure partie du Canada arctique s'est terminée vers 1 000 apr. J.-C., à peu près en même temps que les ancêtres des Esquimaux ont commencé à se déplacer vers l'est à partir de l'Alaska. C'est seulement dans le Québec arctique, où les Esquimaux ne sont arrivés que plusieurs siècles plus tard, qu'on a trouvé des indices de la survie de la culture dorsétienne jusque vers 1 400 apr. J.-C.
Le développement de la culture esquimaude de l'Alaska (2 000 av. J.-C.-1 000 apr. J.-C.)
Au cours de la période de 3 000 ans pendant laquelle les Paléo-Esquimaux ont développé leur culture unique dans le Canada arctique, une évolution très différente s'est poursuivie en Alaska. La réalité archéologique semble y avoir été beaucoup plus complexe, et elle est mal comprise. Les îles Aléoutiennes ont été le théâtre d'une évolution continue mais graduelle qui a débouché sur la culture des Aléoutes historiques. La côte pacifique de l'Alaska a vu le développement d'une technologie basée en grande partie sur des outils en ardoise polie, et a pu être à l'origine des cultures esquimaudes historiques de la région. Les côtes nord et ouest de l'Alaska ont été occupées pendant la plus grande partie du deuxième millénaire av. J.-C. par des gens de la Tradition des outils microlithiques de l'Arctique dont les cultures étaient similaires à celles du Canada arctique. Vers 1 000 av. J.-C., cependant, il se produit une interruption de plusieurs siècles dans la documentation de l'activité humaine. Après ce hiatus, apparaît une série de groupes (cultures Baleinière ancienne, Choris et Norton) dont les technologies sont un mélange curieux d'éléments semblant provenir de régions différentes: outils de pierre taillée procédant apparemment de la Tradition des outils microlithiques de l'Arctique; objets comme des outils en ardoise polie, des lampes de pierre et des labrets (ornements fixés aux lèvres) semblables à ceux dont se servaient les groupes de la côte du Pacifique; et poterie estampée de motifs en damier semblable à celle utilisée par les groupes du Néolithique de la Sibérie orientale à la même époque. Le dernier en date de ces groupes, le groupe Norton de la période allant d'environ 500 av. J.-C. au début de notre ère, était presque certainement esquimau, car une continuité archéologique indiscutable se manifeste entre lui et les groupes esquimaux de la période historique. Si les gens de la culture Norton étaient les descendants de groupes de la Tradition des outils microlithiques de l'Arctique qui avaient beaucoup appris des cultures du sud de l'Alaska basées sur la chasse aux mammifères marins, nous pouvons supposer que les groupes de la Tradition des outils microlithiques de l'Arctique étaient esquimaux. Toutefois, si les groupes Norton étaient composés d'habitants du sud de l'Alaska qui s'étaient déplacés vers le nord jusqu'à la côte de la mer de Béring et qui avaient appris d'un groupe survivant de la Tradition des outils microlithiques de l'Arctique leurs techniques de travail de la pierre (acquérant l'art de la poterie au contact de groupes sibériens), les représentants de la Tradition des outils microlithiques de l'Arctique n'étaient donc pas des ancêtres des Esquimaux. Dans ce cas, les traditions esquimaudes remonteraient aux groupes qui occupaient la côte pacifique de l'Alaska depuis plusieurs millénaires. Les limitations actuelles de nos connaissances archéologiques des groupes Norton ne nous permettent pas de résoudre la question.
Quelles que soient leurs origines, vers le début de notre ère, certains groupes Norton établis au voisinage du détroit de Béring ont commencé à développer des techniques très complexes de chasse aux mammifères marins. Dans les villages de culture Old Bering Sea, nous trouvons les restes d'embarcations de peau, à la fois le kayak et l'oumiak. Ce dernier était une embarcation ouverte, longue de huit à dix mètres, dont on pouvait se servir aussi bien pour déménager d'un campement à un autre que pour chasser la grande baleine boréale. L'invention par ce groupe du harpon à flotteur a entraîné d'importants changements dans les méthodes de chasse aux mammifères marins. Avec cet équipement, le chasseur n'avait pas à tenir à la main la ligne attachée au harpon; celle-ci était reliée à un flotteur composé d'une outre en peau de phoque gonflée. Tandis qu'auparavant, la ligne tenue à main ne permettait pas de retenir sans danger certains grands mammifères marins, le chasseur pouvait maintenant harponner les énormes animaux et les laisser traîner le flotteur jusqu'à ce qu'ils s'épuisent. On pouvait alors tuer la proie et la récupérer. Avec cet équipement, les représentants de la culture Old Bering Sea chassaient en grand nombre le morse, dont l'ivoire constituait la matière de base d'une grande partie de leur technologie. Beaucoup de leurs objets arborent un style décoratif comprenant de nombreuses répliques d'objets de la culture esquimaude ultérieure tels que des lunettes pour protéger le chasseur contre la cécité des neiges, des crampons fixés sous les pieds pour empêcher de glisser sur la glace, des imitations de nageoires de phoques avec lesquelles on grattait la glace pour attirer ces animaux, l'arc composite dont le dos porte un câble de tendon tordu qui en augmente la puissance, des pointes de flèche barbelées en os ou en bois de cervidé et des couteaux en ardoise polie.
Par suite, peut-être d'une technologie de chasse nouvelle et plus efficace, les schèmes d'établissement ont changé. Les petits villages d'hiver permanents étaient composés de plusieurs maisons creusées dans le sol, dont les murs et le toit étaient faits de bois flotté recouvert de terre et auxquelles on accédait par un tunnel d'entrée en creux servant de sas. Le chauffage de ces maisons était assuré par de grandes lampes à godet en poterie, et la cuisson se faisait dans des marmites en céramique. De telles demeures ont dû être beaucoup plus confortables que toutes les autres utilisées antérieurement dans les régions arctiques. Toutefois, leur adoption a été possible seulement grâce à la disponibilité de grandes quantités de nourriture qu'on pouvait entreposer pour la consommer au cours de l'hiver.
Les descendants des gens de la culture Old Bering Sea ont continué à développer ce mode de vie jusqu'à la période historique dans la région du détroit de Béring. Vers 500 apr. J.-C., cette culture s'était étendue à la côte nord de l'Alaska, par suite soit de la migration de populations, soit tout simplement de la diffusion d'idées à la faveur de contacts commerciaux. Bien que le nord de l'Alaska ne soit pas généralement aussi riche que le détroit de Béring, ses habitants disposaient d'une ressource qu'ils pouvaient maintenant commencer à exploiter. Chaque printemps, les grandes baleines boréales migrent vers l'est le long de la côte nord de l'Alaska, s'avançant dans d'étroits passages dans la glace. Elles sont alors des proies faciles pour les chasseurs, qui même aujourd'hui stationnent leurs oumiaks sur le bord des passages et attendent les baleines. Lorsqu'on repère les animaux qui se déplacent lentement, les bateaux sont rapidement mis à la mer et on harponne les baleines. Chaque animal abattu fournit plusieurs tonnes de graisse et de viande. Entre 500 et 1 000 apr. J.-C., les groupes du nord de l'Alaska ont appris cette méthode de chasse et ont établi de grands villages de maisons semi-souterraines à des endroits propices à la chasse à la baleine. Ce sont ces groupes qui ont été les ancêtres immédiats des Esquimaux de l'Arctique canadien et du Groenland.
La culture thuléenne (1 000-1 600 apr. J.-C.)
Aux environs de 1 000 apr. J.-C., les chasseurs de baleines du nord de l'Alaska ont commencé à se déplacer vers l'est, voyageant probablement en oumiak et apportant avec eux la plupart des éléments de la culture complexe de chasse aux mammifères marins qui avaient été développés en Alaska au cours du précédent millénaire. Nous ignorons les raisons de ce déplacement, mais il est peut-être lié à un réchauffement général du climat de l'Arctique, à cette époque. Les températures plus élevées ont probablement fait fondre une partie de la glace de mer, ouvrant une étendue plus grande aux baleines boréales et autres grands mammifères pour se nourrir l'été, et rendant peut être en même temps plus difficile la chasse à la baleine pendant la brève saison printanière de migration le long de la côte nord de l'Alaska. Les restes archéologiques de ces migrants chasseurs de baleines ont été trouvés pour la première fois près de Thulé dans le nord du Groenland, d'où l'appellation culture thuléenne. Les vestiges les plus anciens découverts à Thulé dénotent une technologie pratiquement identique à celle du nord de l'Alaska de la même époque, ce qui porte à croire que le mouvement vers l'est a dû se produire très rapidement. Nous soupçonnons que les groupes thuléens ont suivi les baleines vers l'est et le nord jusqu'au passage Parry, où ils ont rencontré la baleine boréale du Groenland, variété atlantique de la baleine boréale de l'Alaska. Ils l'ont alors suivie jusqu'au Groenland, à l'île Baffin et à la baie d'Hudson. Étant donné l'état libre des eaux à l'époque et le fait que les populations de baleines n'avaient pas encore été réduites par les chasseurs européens, ces animaux ont dû être largement répandus pendant tous les mois d'été. Cette situation contrastait avec la brève saison migratoire à laquelle les Thuléens s'étaient habitués dans les localités du nord de l'Alaska. L'existence d'une ressource si largement répandue et si sûre a pu encourager l'exploration de territoires nouveaux, ainsi que de fréquents mouvements vers de nouvelles régions.
Les villages de culture thuléenne sont répartis sur toutes les régions côtières de l'Arctique canadien. Après le premier mouvement, apparemment rapide, à travers l'Arctique, les populations thuléennes ont commencé à pénétrer dans d'autres régions où l'on ne trouvait pas de baleines, mais où il existait d'autres ressources. Dans l'île Victoria et sur la terre ferme adjacente, par exemple, nous trouvons des vestiges de groupes thuléens qui semblent avoir tiré leur subsistance principalement du phoque, du caribou et du poisson. Dans la région autour d'Igloolik, ils ont dû découvrir tôt les immenses ressources en morses de la région. et ils ont construit des villages dans des localités bien situées pour la chasse au morse. Même dans les régions où il est clair que la chasse à la baleine représentait une activité fort fructueuse, les villages thuléens contiennent en grand nombre des os de phoques, de morses, de caribous et d'autres animaux. On en conclut qu'il s'agissait de chasseurs polyvalents, qui utilisaient leur technologie pour exploiter pleinement le milieu environnant. Le nombre de baleines qu'ils ont abattues porte cependant à croire qu'une bonne partie de leur nourriture et de leur matière combustible a dû continuer à provenir de cette source. Dans un petit village de huit maisons de l'Arctique polaire, on a trouvé les os d'au moins vingt grandes baleines. Dans les villages plus grands, ce nombre s'élève jusqu'à cinquante.
L'exploitation des baleines par les groupes thuléens ne se limitait pas à la viande et à la graisse de ces mammifères, leurs os servaient aussi de matériau de construction. Le bois flotté avec lequel ils avaient bâti leurs maisons d'hiver en Alaska n'était pas largement répandu dans l'Arctique canadien; aussi, pour conserver le même style de maison, il leur fallait adopter d'autres matériaux. Les sols et les plate-formes de couchage surélevées étaient maintenant construits avec des pierres plates, les murs inférieurs avec des roches empilées. Le toit se composait d'une armature d'os de baleine, recouverte de peaux et d'une épaisse couche de terre. Les maisons d'hiver qui en résultaient ont dû être aussi confortables que celles de leurs ancêtres de l'Alaska. Pendant les mois d'été, comme en Alaska, les gens vivaient dans des tentes en peaux. Cependant, les groupes thuléens utilisaient aussi un type d'habitation d'hiver qui était inconnu des gens de l'Alaska, l'habitation de neige hémisphérique. Des outils spécialisés pour la construction des igloussondes pour mesurer la profondeur et la consistance de la neige, et couteaux pour couper de grands blocssont des trouvailles courantes dans les villages thuléens. Il se peut que les Thuléens aient inventé ce type de construction, mais il semble probable qu'ils aient adapté des habitations de neige utilisées par leurs prédécesseurs dorsétiens dans la région. Autre élément de technologie qu'ils ont pu apprendre des Dorsétiens, l'utilisation de la stéatite pour la fabrication de lampes et de marmites. Bien que les groupes thuléens anciens aient continué d'utiliser la poterie, l'absence de bois pour cuire la céramique a dû les inciter à chercher un matériau de remplacement. Leurs récipients et leurs lampes de stéatite sont plus grands que ceux des Dorsétiens et de facture complètement différente, mais l'idée initiale a pu provenir de contacts avec les occupants antérieurs de la région.
Toutefois, le reste de la technologie thuléenne est basé directement sur les outils et les idées que les migrants originaux ont apportés avec eux de l'Alaska. Les Thuléens ont pourtant perfectionné considérablement une pièce d'équipement technique antérieure, le traîneau. Des pièces de traîneau se rencontrent dans la culture dorsétienne de l'Arctique canadien et dans les sites anciens de l'Alaska, mais il semble que tous ces traîneaux aient été petits, probablement à traction humaine. Des harnais pour chiens et d'autres équipements spécialisés pour la traction par les chiens apparaissent pour la première fois dans des sites canadiens thuléens, et il se peut que ce soit ces gens qui aient inventé ce mode de transport, qui accroissait de beaucoup l'étendue des territoires de chasse et de déplacement hivernal.
L'un des mystères qui entoure l'occupation de l'Arctique canadien par les Thuléens concerne leurs relations avec les Dorsétiens, occupants précédents de la région. Comme nous l'avons dit, quelques éléments de la technologie thuléenne sont issus peut-être de prototypes dorsétiens, ce qui laisse entendre qu'il y a eu certains contacts. Les légendes des Esquimaux canadiens racontent que, quand leurs ancêtres arrivèrent au pays, ils y trouvèrent un groupe appelé Tounit, grande et douce race de chasseurs de phoques à laquelle il manquait plusieurs éléments de la technologie esquimaude. Ces récits parlent de combats entre les deux groupes, et disent que le groupe Tounit a été chassé. Il se peut bien que celui-ci soit le groupe que nous connaissions archéologiquement sous le nom de Dorsétiens, et les témoignages archéologiques de la disparition de la culture dorsétienne à peu près à la même époque que la migration des Thuléens concordent avec les légendes esquimaudes. Les Dorsétiens semblent avoir survécu jusqu'en 1 400 apr. J.-C. au Québec arctique, qui est la dernière région occupée par la culture thuléenne; aucun site thuléen au Québec ou au Labrador ne peut-être daté d'une époque antérieure à 1 500 apr. J.-C. À ce moment-là, les Esquimaux thuléens avaient achevé leur occupation de l'Arctique canadien.
La Petite Glaciation et les Esquimaux historiques (1 600-1 850 apr. J.-C.)
L'expansion de la culture thuléenne a eu pour conséquence la diffusion dans tout l'Arctique canadien d'une culture de chasse aux mammifères marins relativement uniforme, riche et complexe. Et pourtant, lorsque les explorateurs européens pénétrèrent dans la région au cours des quatre derniers siècles, ils ont décrit des groupes d'Esquimaux vivant maigrement de phoques, de poissons ou de caribous. Ce serait un changement climatique qui expliquerait le mieux la disparition de la culture thuléenne et le développement de cultures dissemblables, aux économies plus pauvres. Vers 1 000 apr. J.-C., par suite d'un réchauffement du climat, la limite de la végétation arborescente a avancé vers le nord sur 1 000 kilomètres au-delà de sa position actuelle. Cette modification de leur environnement a peut-être encouragé l'expansion des Thuléens vers l'est, mais le refroidissement subséquent qui a commencé vers 1 200 apr. J.-C. et qui s'est accentué aux XVIIe et XVIIIe (la Petite Glaciation de l'Europe) semble avoir causé le déclin du mode de vie des Thuléens. De plus, au XVIe siècle, les Européens ont commencé à se livrer à la chasse à la baleine dans l'ouest de l'Atlantique, activité qui a pu causer une diminution des migrations de baleines vers l'est de l'Arctique. Certains groupes thuléens ont dû mourir de faim, tandis que d'autres allaient s'installer dans de nouvelles régions; mais la plupart semblent s'être adaptés rapidement à la dégradation de leurs conditions économiques.
Quelques groupes thuléens ont réussi à survivre avec un mode de vie peu modifié jusqu'à leur contact avec les Européens. La Petite Glaciation ne semble pas avoir eu d'effet important sur les Esquimaux du Labrador, qui ont perpétué la culture fondamentalement thuléenne décrite par les explorateurs européens des XVIIe et XVIIIe siècles. Dès la fin de cette période, toutefois, ces Esquimaux se livraient à un commerce considérable avec les Européens et avaient acquis des bateaux et des fusils européens qui ont transformé leur vie plus que le changement climatique.
À l'autre extrême, les Thuléens qui avaient occupé une bonne partie de l'Arctique polaire ont été obligés d'abandonner la région. Beaucoup de groupes sont peut-être morts en essayant de s'adapter aux nouvelles conditions, d'autres se sont peut-être déplacés vers l'est pour s'installer dans le district de Thulé, au nord-ouest du Groenland. Là, une population esquimaude survivante a subsisté en petits groupes aux alentours des lieux de chasse au phoque et des falaises où nichent les oiseaux jusqu'à ce que les Européens les découvrent au XIXe siècle et les désignent sous le nom d'Esquimaux polaires.
Dans l'Arctique central, des groupes thuléens semblent s'être adaptés en accentuant certains aspects de leurs cycles saisonniers de chasse, tandis que les autres activités perdaient de l'importance. Ceux qui auparavant avaient passé leurs étés à chasser la baleine et d'autres mammifères marins dans les eaux côtières et avaient ensuite constitué des stocks de vivres à consommer dans les villages d'hiver permanents ont dû constater que les quantités croissantes de glace d'été rendaient la chasse impossible. En conséquence, ils ont commencé à passer le plus clair de l'été à l'intérieur, se livrant à la pêche et chassant le caribou. En hiver, ayant peu de réserves de vivres et disposant pour seule ressource alimentaire du phoque annelé, ils ont abandonné leurs maisons d'hiver permanentes pour habiter des villages d'iglous sur la glace. À mesure que l'hiver avançait, la diminution de la population locale des phoques les contraignait à émigrer. Au cours de ces adaptations, les gens ont laissé tomber beaucoup d'éléments de la technologie thuléenne. Non seulement les maisons d'hiver permanentes et la technologie complexe de la chasse en mer, que le changement climatique avait rendu caduques, mais aussi une bonne partie de la culture religieuse, de l'art, de la mythologie et de l'organisation sociale évoluée qui ont dû caractériser la période thuléenne ont alors disparu.
Ainsi, par suite de la détérioration progressive des conditions du milieu, les Esquimaux du nord du Canada, qu'ont décrits les explorateurs et les anthropologues des XIXe et XXe siècles, pratiquaient des modes de vie beaucoup plus austères que ceux de leurs ancêtres de quelques siècles auparavant. Leur culture n'était qu'un reliquat d'une autre, considérablement plus avancée.
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