Par contre, les maisons des ouvriers étaient entassées sur des terrains étroits de 7,6 mètres (25 pieds) de large mesurés avec minutie par des promoteurs immobiliers rapaces. Ne pouvant se permettre l'achat d'une voiture, la majorité des travailleurs vivaient près de leur lieu de travail, dans la partie industrielle de la ville, où les terrains étaient moins chers et où on entendait nuit et jour le sifflement des trains et les manoeuvres d'aiguillage des wagons de marchandises. Dans ces quartiers ouvriers aux rues de gravier et aux trottoirs de bois, on se réunissait surtout dans les salles de billard, les tavernes des hôtels, les écoles, les églises, les magasins et les terrains de jeux.
Sans doute le milieu et le style de vie traduisaient-ils le gouffre socio-économique qui séparait l'employeur de l'employé, mais la démarcation se faisait aussi sentir au travail où l'employeur établissait des contacts paternalistes avec ses subalternes plutôt que de leur offrir des augmentations de salaires ou d'autres avantages. Les patrons offraient des pique-niques aux employés et à leurs familles, finançaient des équipes sportives ou de petites fêtes pour Noël et versaient des primes à la fin de l'année, mesures courantes visant à acheter la loyauté des travailleurs envers l'entreprise.
Sans que leur situation ait connu de véritables progrès, les travailleurs des Prairies prirent graduellement conscience de leur appartenance à une classe distincte, grâce notamment à certains organismes étrangers, surtout britanniques, qui se consacraient traditionnellement à la classe ouvrière et qui s'étaient implantés tôt dans l'Ouest. Des sports populaires peu coûteux, comme le football association (soccer) et plus tard le base-ball, permettaient aux travailleurs d'avoir une activité commune. De même, des associations comme la Loge d'Orange et The Sons of England accueillirent des ouvriers, qui finirent par les déserter en faveur de sociétés comme les Oddfellows, les Moose et les Elks, qui, elles, étaient d'origine américaine.
L'activité syndicale
Une véritable solidarité naissait parfois chez les travailleurs lorsque des patrons inhumains s'attaquaient à leur dignité. Désireux de se protéger contre les bas salaires, les longues heures et les mauvaises conditions de travail ainsi que d'autres abus, les travailleurs du rail furent l'un des premiers groupes d'employés à s'organiser. Toutefois, le militantisme des travailleurs engagés dans les années 1880 pour construire la principale voie ferrée transcontinentale qui traversait les Prairies fléchit et disparut souvent lorsqu'on fit appel à des briseurs de grève et à la gendarmerie à cheval pour que les travaux se poursuivent.
Les efforts déployés par les mineurs en vue de s'organiser et de réclamer de meilleurs salaires et de meilleures conditions de travail furent relativement plus fructueux. Ils avaient l'avantage d'avoir un emploi plus stable et de plus grandes compétences techniques, et d'avoir aussi une conscience de classe qui s'était déjà développée en Europe et aux États-Unis. La Western Federation of Miners, qui fit ses premières armes au sud de la frontière, et plus tard la United Mine Workers of America (UMWA), qui réussit à s'implanter dans les charbonnages de Lethbridge et du Pas du Nid-de-Corbeau, gagna des points pour ses adhérents, mais seulement en ayant recours à la grève et à la violence. Par contre, la très longue campagne menée par l'UMWA en vue d'organiser les mineurs des mines de charbon de moindre valeur du sud-est de la Saskatchewan mena à une confrontation frustrante avec les employeurs et les hommes politiques; le syndicat fut finalement débouté devant les tribunaux en 1907-1908.
Les syndicats étaient actifs surtout dans les villes des Prairies, mais l'envergure des conflits qui y eurent lieu fut toujours loin d'atteindre celle des grèves très longues qui se produisirent dans les mines et les camps de travail de la Colombie-Britannique avant la Première Guerre mondiale. Les grandes industries vouées à l'exploitation des ressources naturelles jouèrent un rôle moins important dans l'économie des Prairies; les compétences particulières des travailleurs faisaient donc la force des syndicats de cheminots et des sections locales des syndicats d'ouvriers spécialisés regroupés au sein d'un organisme central, le Congrès des métiers et du travail du Canada, qui disposait des ressources humaines et financières nécessaires pour faire démarrer le mouvement syndical.
Les syndicats des Prairies étaient, en général, plus conservateurs au niveau de leurs revendications que ceux des mineurs plus à l'ouest. Les sections locales se préoccupaient surtout d'améliorer le bien-être matériel de leurs membres. Mûs surtout par leur propre intérêt, les syndicats des villes étaient parfois entraînés dans des conflits d'attribution avec d'autres syndicats sur les lieux de travail. Toutefois, quelle que fût leur affiliation, les sections locales faisaient office de compagnie d'assurance mutuelle et de société chargée de verser les prestations de décès, ainsi que d'amicale et de lieu de rencontre d'âmes soeurs.
Dès 1910, la plupart des syndiqués canadiens étaient au courant des activités de tout le mouvement syndical nord-américain grâce à des périodiques internationaux ou à des publications locales comme The Voice de Winnipeg, le Labor's Realm de Regina et le Bond of Brotherhood de Calgary. Ces publications empruntaient des articles à d'autres périodiques syndicaux et on y traitait en abondance des questions intéressant ceux qui croyaient en la lutte des classes et au socialisme. Manifestement, certains syndicalistes considéraient qu'il fallait aller au delà des préoccupations matérielles immédiates si l'on voulait améliorer le lot des travailleurs. Les syndicats établirent dans les villes des sections du parti socialiste du Canada; de son côté, le parti social-démocrate fut appuyé par les mineurs du Pas du Nid-de-Corbeau, notamment ceux d'origine ukrainienne.
Afin de tenter de ravir le pouvoir politique aux hommes d'affaires et aux promoteurs, des syndicalistes se présentèrent aux élections municipales et provinciales. Le monde ouvrier, qui répugnait de plus en plus à compter uniquement sur les pressions qu'il pouvait exercer pour faire adopter des mesures législatives favorables aux travailleurs, réussit à faire élire des conseillers ou des députés syndicalistes ou socialistes dans les conseils municipaux et aux parlements de l'Alberta et du Manitoba. Toutefois, les résultats qui en découlèrent sur le plan politique ne furent jamais à la hauteur des efforts déployés.
Les chefs syndicaux déployèrent tous les efforts possibles pour montrer au reste de la population que les syndicats représentaient une force importante et croissante au sein de la société des Prairies. Les festivités qui marquaient tous les ans la fête du Travail comportaient un défilé, des manifestations sportives et un grand bal et permettaient aux ouvriers syndiqués de chaque ville de montrer le côté exemplaire de leur organisation.
Dès la fin de la première décennie du vingtième siècle, la croissance des syndicats indiquait que les travailleurs des Prairies avaient développé une véritable conscience de classe. Lorsqu'on fit appel à la milice en 1906 pour réprimer la grève des employés des tramways de Winnipeg, de nombreux travailleurs prirent conscience du rôle de défenseur du capital que jouait l'État. Au cours des années qui s'écoulèrent entre la colonisation des Prairies grâce au chemin de fer et le début de la Première Guerre mondiale, les mesures rigoureuses prises par des employeurs anti-syndicalistes firent aussi comprendre aux travailleurs que, par définition, ils constituaient une classe distincte et moins privilégiée de la société des Prairies. La croissance des syndicats au cours de la période de prospérité économique qui caractérisa le début du siècle témoignait d'une plus grande confiance en eux-mêmes chez les travailleurs organisés.
Les ouvriers, force sociale
La société des Prairies était un amalgame de l'ancien et du moderne. Les immigrants qui s'y installèrent, avides de liberté, amenèrent fatalement dans leur nouveau pays bon nombre de leurs vieilles coutumes; toutefois, l'atmosphère grisante d'avant 1913 fit constamment considérer les Prairies comme une société où on pouvait s'enrichir tout en essayant de résoudre les problèmes au moyen de solutions nouvelles et parfois radicales sans se soucier des conventions. À la longue, il devint manifeste que le destin de la région et de ses travailleurs était intimement lié aux fluctuations du marché du blé. Des forces industrielles, financières et politiques de l'extérieur déterminaient l'état de prospérité de la région alors que le labeur des agriculteurs et des ouvriers contribuait au bon fonctionnement de l'industrie du Canada central.
Lorsque la crise de 1913 fit perdre aux travailleurs syndiqués beaucoup des avantages qu'ils avaient gagnés auparavant, de nombreuses sections locales disparurent et les syndicats perdirent des membres. Certains travailleurs constatèrent que leur situation n'était pas meilleure qu'au moment de leur arrivée dans les Prairies: ils devaient toujours se mettre à la recherche d'emplois saisionniers, là où il y en avait, ou rester longtemps sans travailler. Toutefois, la majorité des ouvriers avaient vu au moins une certaine amélioration de la qualité de leur vie au cours du quart de siècle pendant lequel la rude existence qui était le lot des pionniers avait peu à peu fait place à une vie plus civilisée. Ils avaient un plus grand nombre des commodités que possédaient déjà les ouvriers des autres régions du pays, mais aussi bon nombre des mêmes problèmes.
Sans doute leurs intentions et leurs aspirations se rapprochaient-elles de celles des ouvriers des autres régions, mais ils se rendaient aussi bien compte à quel point leur milieu influençait leurs vies et leurs attitudes. Dès le début, la situation économique, sociale et géographique ne favorisait pas la formation d'une classe ouvrière forte, indépendante et étroitement unie. En fait, le syndicalisme se renforça dans quelques secteurs lorsque les circonstances le permirent. C'était le cas lorsque les conditions de vie et de travail étaient particulièrement médiocres depuis longtemps, que le rassemblement de travailleurs ayant des antécédents et des idées similaires permettait à une base idéologique de se constituer ou que de nombreux employés étaient menacés par des changements touchant le contrôle qu'ils exerçaient sur leurs métiers ou sur leurs lieux de travail. Toutefois, les intérêts particuliers empêchaient la plupart du temps la compréhension mutuelle et la coopération. La classe ouvrière des Prairies qui manquait de cohésion, de vigueur et même parfois de détermination, était rarement en mesure de réaliser ses ambitions. Elle ne déploya que des efforts sporadiques et non soutenus pour améliorer sa situation générale et pour réagir aux nouvelles situations qui la menaçait.
Seule la Première Guerre mondiale avec son rôle de catalyseur permit au sentiment de classe des ouvriers, qui était en germe, de s'épanouir complètement et d'amener les travailleurs à prendre des mesures énergiques pour favoriser des changements irréversibles. Les bouleversements et l'inflation qui accompagnèrent la guerre permirent à tous les ouvriers des Prairies de réexaminer leur situation, ce qui les amena à manifester leur mécontentement de façon radicale après la guerre. La création de la «One Big Union» (front commun) et le déclenchement de la longue grève générale de Winnipeg en sont deux exemples parmi tant d'autres. Presque tous ces efforts furent contrecarrés par l'Etat ou minés par la situation socio-économique qui prévalait dans les Prairies avant et après la guerre. Sans doute la classe ouvrière avait-elle rencontré beaucoup d'obstacles importants avant la guerre, mais elle avait réussi à imposer sa présence; après la guerre, il fallait compter avec elle.
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