Dans la première moitié du XVIIIe siècle, les Cris et les Assiniboines de la région de la rivière Saskatchewan jouaient un rôle utile d'intermédiaires dans la traite des fourrures. Ce rôle s'appliquait surtout aux activités commerciales des bandes des hautes-terres. Au début du printemps, ces Amérindiens traiteurs quittaient leurs terres d'hivernage des forêts-parcs (prairies boisées) pour gagner le bord des rivières où ils fabriquaient leurs canots et se livraient à la traite des fourrures avec les bandes de trappeurs avoisinantes. Des fusils que les Cris avaient achetés l'été précédent à York Factory au prix de douze plues et qu'ils avaient utilisés durant tout l'hiver furent vendus à un prix variant entre 24 et 30 plues. (Le plue était la monnaie en usage dans le territoire de traite de la baie d'Hudson où toutes les fourrures étaient évaluées par rapport à une fourrure de castor adulte de première qualité.) D'autres articles étaient vendus avec des marges bénéficiaires semblables. Après la débâcle des rivières, les chefs de traite rassemblaient leurs partisans pour se rendre à York Factory. Laissant la plupart des femmes et des enfants près des lacs de pêche au nord de la rivière Saskatchewan-Nord, les bandes descendaient la rivière en direction du poste. Elles arrivaient souvent à moitié affamées entre la troisième semaine de juin et la deuxième semaine de juillet pour un séjour qui pouvait durer jusqu'à deux semaines. Leur arrivée était marquée par des salves d'honneur, des discours de bienvenue et des échanges de cadeaux. Après deux ou trois jours de festivités où l'on mangeait et buvait aux frais de la Compagnie de la baie d'Hudson, la traite débutait. Les Amérindiens faisaient passer les fourrures par le guichet du magasin de traite et recevaient des biens en retour. Le chef de traite restait souvent dans la salle de traite pour confirmer à ses hommes que la Compagnie respectait les conditions convenues lors des discours de bienvenue. Le grand marché annuel se terminait par d'autres discours et d'autres dons de nourriture et de boissons aux Amérindiens. De retour à leurs terres à la fin de l'été ou au début de l'automne, ils abandonnaient leurs canots -- écorce ne résistait pas au gel -- recueillaient leurs familles et repartaient vers le sud pour chasser le bison. À l'approche de l'hiver, les bisons quittaient la prairie pour la forêt-parc (prairie boisée) où les Amérindiens traiteurs les chassaient jusqu'à ce que l'arrivée du printemps sonnât l'heure des préparatifs pour un autre voyage à York Factory.
Un petit nombre d'Amérindiens cris s'établirent dans les régions côtières, près des comptoirs de la baie d'Hudson, où à cause de leur rôle ils furent connus sous le nom d'Amérindiens «Homeguard». Ils effectuaient jusqu'à quatre ou cinq voyages au poste par année. Ils fournissaient non seulement des fourrures de petits animaux tels que pékans, martres et visons, mais aussi de la viande, du cuir, des plumes et d'autres produits de la nature et servaient de guides et de messagers du poste. Comme les alentours du poste étaient des plus inhospitaliers, la vie des Homeguards n'était pas sans danger. L'exercice de leurs diverses activités les exposait souvent à la famine et si le poste n'était pas prévenu de leur situation, le groupe entier risquait de périr. Cela dit, la vie des Cris homeguards avait ses bons côtés. Ils consommaient par tête plus de denrées de traite que les Amérindiens trappeurs ou traiteurs. Leurs fonctions leur assuraient un approvisionnement de produits européens sans égal dans le commerce des fourrures.
Les diverses activités des Amérindiens reflétées par les trois grandes fonctions liées à la traite, c'est-à-dire celles de trappeur, d'intermédiaire et de «Homeguard», permettaient à la Compagnie de diriger son commerce à partir des comptoirs côtiers. Les Amérindiens traiteurs se révélèrent désireux et capables d'affronter les problèmes et les dépenses liés au transfert des fourrures et des denrées entre les trappeurs amérindiens et les traiteurs de la Compagnie. Les voyages que firent à l'intérieur des terres Henry Kelsey en 1691-92, William Stewart en 1717-18, Anthony Henday en 1754-55, Samuel Hearne en 1777-78 et d'autres n'étaient pas de nature commerciale. Ces expéditions visaient à obtenir des informations et à établir des contacts avec les bandes d'Amérindiens plus éloignées pour les encourager à affronter les difficultés du voyage aux comptoirs côtiers.
Depuis la fondation de la Compagnie de la baie d'Hudson jusqu'à la chute de la Nouvelle-France en 1763, les Français constituèrent la principale menace aux succès de la Compagnie. Durant le premier quart du siècle, les Français luttèrent farouchement contre la présence de la Compagnie sur les rives de la baie d'Hudson. De nombreux combats illustrèrent la grande maîtrise tactique des Français dans la guerre qu'ils livraient à la Compagnie sur terre et sur mer. Cependant, ni la France ni la Nouvelle-France ne pouvaient décider si leurs intérêts justifiaient le temps, les efforts et les dépenses mis en oeuvre pour chasser la Compagnie de ses postes. Les difficultés de la navigation dans l'Arctique jointes à l'importance négligeable des pelleteries de la baie d'Hudson dans le développement économique de la France engendrèrent dans la mère patrie un manque d'en- thousiasme flagrant pour les aventures dans l'Arctique. En Nouvelle-France, la coterie des entrepreneurs influents s'intéressait davantage au commerce du castor sec vers le sud-ouest, dans les terres de l'Illinois et au-delà. Même les marchands en vue comme Charles Aubert de la Chesnaye et Charles Le Moyne, qui prônaient une expansion en direction du nord-ouest, craignaient qu'une défaite de la Compagnie de la baie d'Hudson n'entraînât un excès de castors gras d'hiver sur le marché et ne créât ainsi un problème de sur-approvisionnement dont souffrait déjà la traite du castor sec. Cette indécision en matière de stratégie empêcha les Français de donner suite à leurs succès tactiques pour obtenir des résultats durables et permit à la Compagnie de surmonter de nombreux échecs avant que le traité d'Utrecht ne rétablît tous ses postes en 1713. Le conflit avec la France amena la Compagnie à renforcer la défense de ses comptoirs côtiers et cette initiative, jointe à l'acceptation, par les Amérindiens traiteurs, d'assumer les frais de transport, aboutit à la création du système de traite basé sur les comptoirs côtiers. Les censeurs de la Compagnie appelèrent cette politique «le sommeil au bord de la mer de glace».
Pour régler les rapports sociaux entre les employés des postes de traite de la Compagnie, les directeurs de celle-ci et les employés eux-mêmes s'inspirèrent des coutumes, des usages et des lois de la tradition navale britannique du début de l'ère historique moderne. Inspirées de la hiérarchie et du schéma d'autorité en usage dans les familles britanniques de l'époque, ces traditions navales étaient appliquées à une société composée exclusivement d'adultes mâles. Si la Compagnie, ses agents et ses engagés s'inspiraient de l'exemple britannique, les circonstances particulières aux comptoirs côtiers de la baie d'Hudson exigeaient des adaptations. Cela dit, les traditions associées à la hiérarchie sociale et au régime d'autorité semblaient fonctionner dans le contexte du Nouveau Monde. Les hommes adultes fondaient leurs rapports réciproques sur les responsabilités et les privilèges associés au rang de chacun. Toutefois, la condition sociale n'était pas le seul facteur qui déterminait la place de chacun; le mérite permettait à bon nombre de monter en grade. Au cours du XVIIIe siècle, la plupart des agents étaient recrutés parmi les hommes de métier. Le comportement de mise était modelé sur l'idéal de «l'homme d'importance». Le personnage qui dominait la hiérarchie sociale des «hommes d'importance» dans le poste de traite était le gouverneur du poste, c'est-à-dire l'agent principal. Ses prérogatives lui donnaient droit à des aliments, des boissons, des vêtements plus abondants et de meilleure qualité ainsi qu'à un logement plus confortable. Il avait pour responsabilité d'assurer non seulement la rentabilité du commerce des fourrures, mais le bien-être des employés du comptoir et des bandes environnantes d'Amérindiens homeguards. Son maintien et son mode de vie devinrent les symboles mêmes de la grande vie au poste de traite. Même les Cris homeguards lui décernèrent le titre d'«Uckimow», c'est-à-dire patriarche.
Officiellement, la Compagnie de la baie d'Hudson interdisait toute fraternisation avec les Amérindiens, sauf dans le cas des agents à l'époque de la traite. Cette règle avait un double but : empêcher quiconque de commercer à titre personnel et éviter des incidents déplorables qui pourraient perturber le commerce paisible des fourrures. Plutôt que de suivre la directive de la Compagnie en cette matière, les habitants du poste de traite semblent avoir fondé leurs relations avec les Cris homeguards sur les coutumes en usage dans la marine de Grande-Bretagne. Dans le poste de traite, seul le gouverneur ou l'agent principal était autorisé à épouser une Amérindienne «à la mode du pays». Les autres agents et les engagés cherchant à établir des liens familiaux sur la terre de Rupert ne pouvaient le faire qu'au sein des bandes de Cris homeguards. Ceux-ci pouvaient accepter ce type d'arrangement, car ils comprenaient l'importance d'avoir dans le poste de traite un parent ayant accès au magasin. Par ailleurs, les agents et engagés qui avaient une famille dans ces bandes cries installées dans les environs comptaient sur leurs parents masculins adultes pour veiller aux intérêts de leur famille durant les longues périodes où ils ne pouvaient quitter les postes de traite. Lorsque l'agent ou l'engagé prenait sa retraite, il ne pouvait ni rejoindre sa famille ni regagner avec elle la Grande-Bretagne. L'un des résultats remarquables de cette situation fut que, au cours du siècle s'étendant de 1670 à 1770, les Cris homeguards en vinrent à former, tout en conservant leurs caractères culturels, une population biologiquement mélangée.
En dépit de la concurrence efficace des Français à l'intérieur des terres, la Compagnie de la baie d'Hudson continua de pratiquer la traite en se cantonnant dans ses comptoirs côtiers. Avec les méthodes empruntées aux traditions du coureur de bois du siècle précédent, les traiteurs canadiens se répandirent dans la région située au nord des Grands Lacs. Des groupes en dérouine rendaient visite aux bandes amérindiennes sur les lieux de chasse et de piégeage, leur présentant un choix d'articles de commerce dont ils avaient besoin. Pourtant, la Compagnie de la baie d'Hudson mit du temps à réagir. Elle n'abandonna sa politique, vieille d'un siècle, que lorsqu'elle s'aperçut que les avantages qu'elle tirait des coûts de transport moins élevés ne lui permettaient pas de lutter avec succès contre ses concurrents dont la base d'opérations était le territoire Saint-Laurent-Grands Lacs.
Le système commercial du Saint-Laurent et des Grands Lacs de 1665 à 1763
Dans les années 1660, le gouvernement français changea de ligne de conduite à l'égard de la traite des fourrures : jusque là entreprise surtout commerciale, celle-ci devint un instrument d'expansion impériale. Parce que la façon de pratiquer la traite des fourrures, par l'intermédiaire des marchands locaux et des agents du gouvernement, s'harmonisait admirablement avec l'idée que se faisaient les Amérindiens de leurs propres intérêts politiques et économiques, les Français remportèrent de grands succès. Du point de vue d'un Européen de l'Ouest, le système mis en place pour la traite des fourrures dans le territoire Saint-Laurent-Grands Lacs permettait aux Français de dominer l'intérieur du continent et de protéger en même temps les jeunes colonies de la Nouvelle-France contre la force expansionniste des colonies anglo-américaines, plus peuplées, du Sud. La traite des fourrures joua également un rôle important dans l'émergence du «Canadien», qui se distinguait culturellement du «Français» en Amérique du Nord.
Au début, le gouvernement du Roi voyait dans la traite des fourrures la principale raison de la vulnérabilité de la colonie devant les attaques des Iroquois. Comme un grand nombre de jeunes hommes quittaient la colonie pour chercher fortune dans la traite des fourrures à l'intérieur des terres, la Nouvelle-France était privée des bases socio-économiques nécessaires pour résister avec succès aux attaques. Le gouvernement du Roi adopta une politique de rassemblement, restreignant l'accès à l'intérieur des terres et favorisant la diversification économique et la croissance démographique.
Les intérêts personnels des marchands se livrant à la traite des fourrures ne concordaient pas avec la politique de peuplement sur un territoire réduit. Le système des congés de traite donna rapidement lieu à des abus; les marchands et les fonctionnaires s'associaient pour tourner, à leur profit, les ordres du gouvernement du Roi. On en trouve un exemple particulièrement frappant dans le cas de l'entreprise commune à laquelle participaient le gouverneur (le comte de Frontenac) et le marchand-aventurier René-Robert Cavelier de La Salle. De telles associations contribuèrent à l'arrivée d'un nombre de plus en plus grand de castors secs dans les magasins des Français, amenant ainsi l'effondrement temporaire du commerce des peaux de castor en 1696. Toutefois, les agents locaux et les marchands canadiens réussirent, en tournant la politique officielle, à maintenir le système des alliances conclues en vue de la traite des fourrures et dont Montréal était le pivot et purent continuer à faire du système commercial du Saint-Laurent et des Grands Lacs un instrument de la politique française. Lorsque, en 1701, le gouvernement du Roi abandonna sa politique traditionnelle pour une autre destinée à restreindre l'action des Anglais aux régions boisées de la côte atlantique et aux rives de la baie d'Hudson, le système commercial du Saint-Laurent et des Grands Lacs se révéla propre à favoriser cette politique.
Des problèmes de logistique limitèrent l'expansion des Français dans le Nord-Ouest à la région de la Tête des lacs (lac Supérieur). Les provisions de maïs et de porc salé destinées aux voyageurs vinrent à manquer dans la région du lac Supérieur et les équipages des canots, à court de temps, ne pouvaient chasser pour se nourrir. C'est Pierre Gaultier de Varennes, sieur de La Vérendrye, commandant de poste du nord à Fort Kaministiquia de 1729 à 1743, qui trouva la solution. Avec l'aide du gouvernement du Roi, acquis à l'exploration de la route vers la Mer de l'Ouest, il construisit, à partir de la Tête des lacs, une chaîne de postes allant vers l'ouest par les voies navigables, en passant par le lac à la Pluie et le lac des Bois jusqu'à la rivière Winnipeg et au lac Winnipeg. Ces postes recevaient les fourrures apportées par les bandes des environs, mais ils favorisaient aussi le commerce des denrées comestibles. Le riz sauvage de la région convenait admirablement bien aux besoins du commerce des fourrures; récolté par les Amérindiens à l'automne, il pouvait être facilement entreposé et transporté. On faisait aussi le commerce de la viande et du poisson séché et, dans chaque poste, on s'employait activement au jardinage. La réussite qui couronna les efforts de La Vérendrye pour régler le problème de la logistique rendit possible l'expansion du système commer- cial du Saint-Laurent et des Grands Lacs jusqu'aux Prairies. Le voyage qui l'amena par la suite dans les villages agricoles des Mandans établis le long du Missouri fut un échec, qu'il s'agisse de la traite des fourrures ou de la recherche de la Mer de l'Ouest. Ses successeurs tournèrent leurs efforts vers la Saskatchewan, où la possibilité, sinon de découvrir la Mer de l'Ouest, du moins d'obtenir des fourrures de qualité, était plus évidente.
Le succès obtenu par le système commercial du Saint-Laurent et des Grands Lacs du côté de la Saskatchewan tenait à une politique contraire à celle de la Compagnie de la baie d'Hudson. Plutôt que de laisser aux Amérindiens le soin d'apporter les fourrures aux dépôts côtiers, les négociants canadiens, fidèles en cela au système de traite existant depuis la destruction de la Huronie, formaient de petits groupes partant en dérouine commercer avec les Amérindiens. Ces groupes rassemblaient les fourrures dans des centres, d'où ils les transportaient, avec leurs engagés, jusqu'à Montréal. Ce système entraînait des risques et des frais importants. C'est pourquoi les traiteurs canadiens s'intéressaient surtout aux fourrures peu volumineuses et de grande valeur, négligeant les fourrures d'ours et de loup, ainsi que les peaux d'orignal et de bison. Le canot du nord, qui remplaça le canot du maître sur les eaux nordiques, avait une contenance inférieure de moitié à celle du second, de sorte que les traiteurs canadiens ne pouvaient offrir ni le nombre ni la variété d'articles qu'on pouvait trouver dans les postes côtiers de la Compagnie de la baie d'Hudson. Pourtant, même s'ils devaient payer des prix plus élevés, les Amérindiens de l'intérieur accueillaient manifestement avec plaisir les traiteurs canadiens. Le commerce de la Compagnie de la baie d'Hudson à York Factory diminua immédiatement des deux cinquièmes et, en peu de temps, de plus de la moitié. Les considérations pratiques constituaient un facteur déterminant en matière de traite chez les Amérindiens de l'intérieur.
Nul doute que certaines des familles de Cris et d'Assiniboines pratiquant la traite avaient certaines craintes concernant la présence des traiteurs de la Nouvelle France, présence qui offrait certains avantages, mais qui réduisait l'utilité des grands chefs, en permettant aux chefs de bandes de négocier eux-mêmes. Certains grands chefs continuèrent à jouer leur rôle traditionnel en apportant les fourrures qui n'étaient d'aucune utilité pour les Canadiens aux postes côtiers de la Compagnie de la baie d'Hudson. Toutefois, d'autres, abandonnant la traite, se tournèrent vers les plaines et l'exploitation, tout au long de l'année, du bison. L'évolution culturelle de certains Cris et Assiniboines vers un mode de vie axé sur les «plaines», s'accomplit lentement au cours du demi-siècle s'étendant de 1730 à 1780. Contrairement aux Montagnais, un siècle plus tôt, ils continuèrent de jouer un rôle d'intermédiaire, non pas dans le commerce, mais au sein des alliances politico-militaires, en empêchant leurs ennemis et en permettant à leurs amis d'avoir accès au matériel de guerre apporté par les Européens de l'Ouest. Lorsque les Cris et les Assiniboines se tournèrent vers l'exploitation permanente des troupeaux de bison, leurs intérêts s'opposèrent à ceux de la Confédération des Pieds-Noirs. Les Pieds-Noirs commençaient à se procurer des chevaux auprès des populations du Sud-Ouest et ils étaient harcelés par les Cris et les Assiniboines, mieux armés, qui désiraient aussi acquérir cet animal, moyen technique supérieur pour exploiter les troupeaux de bisons. Pour y parvenir, les Cris et les Assiniboines s'efforcèrent de contrôler la circulation du matériel de guerre provenant des postes de traite.
Le rôle de l'intermédiaire commercial et culturel fut un élément décisif du succès remporté par les traiteurs des Grands Lacs et du Saint-Laurent. Avec l'expansion de la traite dans les Prairies, diverses personnes remplirent ce rôle, qui avait été celui du coureur de bois. Pour réussir, l'intermédiaire devait posséder l'aménité du diplomate, le sens de la mise en scène de l'artiste, la curiosité de l'aventurier et l'instinct de survie de l'homme politique. Dans nombre de cas, les chefs amérindiens pratiquant la traite avaient accompli ce rôle d'une manière admirable et allaient continuer de le faire. Certains bourgeois avaient acquis ces qualités en remplissant les fonctions de commis dans leur jeunesse et en dirigeant des groupes en dérouine. Cette activité constituait le rôle par excellence du coureur de bois. On trouvait parmi les engagés ceux qui voulaient être «leur propre patron» tout en continuant à faire la traite des fourrures. Ces «gens du libre», épousaient des Amérindiennes et faisaient souvent fonction d'intermédiaires dans les relations avec les parents de leur femme. Les traiteurs canadiens et les Amérindiens respectaient ceux qui remplissaient cette fonction de coureur de bois. Pour un commis ambitieux, c'était l'occasion d'acquérir l'expérience et d'établir les contacts avec les Amérindiens et les traiteurs qui ouvraient la voie vers une carrière profitable de bourgeois au sein de la communauté canadienne. Grâce au rôle qu'ils jouaient, les gens du libre obtenaient souvent de meilleurs prix pour les articles qu'ils échangeaient au poste de traite. Lorsqu'ils vivaient parmi les Amérindiens, ils obtenaient une part de leurs biens et un haut rang au sein de leurs conseils. Cette situation permit à certaines gens du libre de passer aisément du monde socio-culturel de l'Amérindien à celui du Canadien et vice-versa, ce à quoi beaucoup ne pouvaient aspirer, qui étaient liés à une seule culture.
Les événements qui se produisirent en Europe au milieu du XVIIIe siècle et auxquels firent écho en Amérique du Nord les combats entre armées classiques, marquèrent la fin de la domination des Français sur l'intérieur de l'Amérique du Nord. Le déroulement de la guerre de Sept Ans en Amérique du Nord réduisit à peu de choses la circulation des articles de commerce vers le pays d'en-haut, au nord-ouest de la Tête des lacs. Avant même la bataille des plaines d'Abraham en 1759, la Compagnie de la baie d'Hudson croyait que les événements justifiaient son système, vieux d'un siècle, axé sur les établissements côtiers. Malgré les critiques formulées contre sa politique d'immobilisme, la Compagnie croyait que, avec la chute de Québec et la fin de la menace «française», elle pourrait suivre sa ligne de conduite traditionnelle pendant encore cent ans. Dans la dizaine d'années qui suivirent, elle allait se rendre compte qu'il n'en était rien.
Les traiteurs rivaux à l'intérieur des terres de 1763 à 1787
Les marchands qui s'étaient engagés à contrat à approvisionner les forces britanniques victorieuses occupant la Nouvelle-France furent parmi les premiers «pedlars» (colporteurs) à tenter de faire revivre le système commercial du Saint-Laurent et des Grands Lacs. Les colporteurs, qui dépendaient des engagés et des commis canadiens, se disputaient bruyamment avec les Amérindiens et entre eux. Les événements qui entourèrent le soulèvement de Pontiac en 1763 montra que le gouvernement et les marchands britanniques ignoraient tout de la façon de pratiquer la traite des fourrures dans la région des Grands Lacs. Malgré tout, les colporteurs surmontèrent, au bout de quelques années, leurs difficultés initiales et pénétrèrent dans le territoire situé au-delà de la Tête des lacs, menaçant le commerce de la Compagnie de la baie d'Hudson dans les comptoirs côtiers.
Leur commerce reposait sur des associations des plus efficaces. À Montréal, un associé était chargé de l'acquisition des objets de commerce et de leur acheminement vers l'intérieur ainsi que de la mise en marché des fourrures de l'année précédente par l'intermédiaire d'agents à Londres. Un ou plusieurs associés, appelés bourgeois, passaient l'hiver dans les territoires, où ils étaient chargés de négocier avec les Amérindiens. Poursuivant leur marche vers l'ouest et vers le nord, les colporteurs jugèrent utile de transformer leurs associations en syndicats, afin de s'assurer des moyens logistiques suffisants pour qu'un associé puisse promouvoir les intérêts des autres dans des territoires plus éloignés. C'est grâce à l'un de ces syndicats que Peter Pond put se rendre, en 1778, vers le nord au-delà des bassins hydrographiques de la Saskatchewan et de la Churchill jusqu'à la rivière Athabasca, qui débouche, par le Mackenzie, dans l'océan Arctique. La région de l'Athabasca, centrée sur Fort Chipewyan, se révéla être l'«eldorado» de la traite des fourrures; elle englobait les terrains de piégeage des Tchippewayans, qui avaient auparavant commercé avec la Compagnie de la baie d'Hudson à Fort Churchill. Les succès remportés par le syndicat d'Athabasca ouvrit la voie à la création, en 1784, d'un syndicat plus important, appelé Compagnie du Nord-Ouest. Trois ans plus tard, celle-ci prit la forme sous laquelle elle allait exister pendant une génération et exercer une forte influence sur le développement commercial de Montréal.
La Compagnie de la baie d'Hudson tenta d'abord de faire obstacle aux succès que remportaient les colporteurs en envoyant des représentants dans l'intérieur afin d'inciter les Amérindiens à ne pas tenir compte des offres des colporteurs et à se rendre aux comptoirs côtiers. L'inefficacité de cette tactique amena la Compagnie à abandonner en 1773 son système commercial fondé sur les comptoirs côtiers. L'année suivante, elle créa Cumberland House sur le lac Pine, près de la Saskatchewan en amont des Grand Rapids où la rivière pénètre dans le lac Winnipeg. Une trentaine d'années auparavant, Henley House avait été érigé au fond de la baie, sur l'Albany, à 240 kilomètres en amont de Fort Albany. À cette époque, la construction du poste n'avait pas été considérée par les directeurs de la Compagnie comme une dérogation à leur politique traditionnelle. Il s'agissait plutôt pour eux d'un bastion destiné à protéger les Amérindiens contre les déprédations des groupes de Canadiens en dérouine et à ravitailler les Amérindiens pour la dernière étape de leur voyage vers Fort Albany. La mise à sac de Henley House en 1755 et en 1759 confirmait les directeurs dans leur opinion selon laquelle le commerce à l'intérieur des terres comportait des risques et des frais. Toutefois, avec la construction de Cumberland House, la Compagnie abandonnait sa politique traditionnelle d'établissements au fond de la baie et commençait à pénétrer à l'intérieur des terres.
À ce moment, il devint vite évident que la Compagnie de la baie d'Hudson souffrait d'un handicap hérité de sa politique d'immobilité. La technologie nécessaire pour se déplacer sur les voies d'eau de l'intérieur lui faisait défaut. On ne trouvait pas de bouleaux près des comptoirs de la côte ouest de la baie d'Hudson et il fallait se procurer l'écorce auprès des Amérindiens de l'intérieur des terres. Les Amérindiens qui construisaient des canots pour la Compagnie préféraient leur traditionnelle embarcation à deux places plutôt que le canot du nord qu'employait sa rivale, la Compagnie du Nord-Ouest, et qui pouvait transporter six personnes. Les employés «anglais» de la Compagnie n'avaient pas l'habileté nécessaire pour se servir des canots et les guerres européennes rendaient difficile le recrutement de jeunes hommes capables d'acquérir cette dextérité. Les tentatives pour employer des Amérindiens traiteurs échouèrent, parce que ceux-ci refusèrent d'accepter la position inférieure de «tripman» à laquelle voulait les réduire la Compagnie. Durant la période de quinze ans où la Compagnie cherchait à résoudre ses problèmes de transport, la Compagnie du Nord-Ouest établit sa suprématie dans la traite des fourrures. Il fallut encore une génération avant que le Compagnie de la baie d'Hudson puisse rivaliser avec succès avec sa concurrente de la région du Saint-Laurent.
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