LES ╔TABLISSEMENTS D'INTERNEMENT: ORIGINES DES H╘PITAUX POUR MALADES MENTAUX ET DES P╔NITENCIERS DU CANADA
Daniel Francis et C. James Taylor
Introduction
Au cours des siΦcles, les sociΘtΘs ont eu recours α diverses mΘthodes de traitement des personnes qui sont incapables de se conformer aux normes reconnues de comportement, ou refusent de le faire. Au dΘbut du XIXe siΦcle, les thΘoriciens et les rΘformateurs sociaux ont commencΘ α soutenir la thΘorie -- tout d'abord en Europe, puis en AmΘrique du Nord -- selon laquelle il est possible de ½traiter╗ avec succΦs et de rΘadapter les criminels et les personnes souffrant de troubles mentaux. Prenant pour hypothΦse que la folie et le comportement criminel Θtaient dus α un milieu social ou personnel indΘsirable, ils soutenaient qu'il Θtait possible de corriger les dΘviances dans un milieu amΘliorΘ o∙ primaient la discipline et des normes appropriΘes de conduite. Ce sont lα les principes qui ont prΘsidΘ α la conception des nouveaux Θtablissements rΘservΘs α l'internement des criminels et des aliΘnΘs -- le pΘnitencier et l'asile. Ces Θtablissements continuent, encore aujourd'hui, α jouer un r⌠le primordial dans la rΘadaptation des dΘviants.
L'asile, comme on appelait au dΘbut l'h⌠pital pour malades mentaux, et le pΘnitencier, paraissent peut-Ωtre poursuivre des buts diffΘrents, mais tous deux ont ΘtΘ crΘΘs vers la mΩme Θpoque pour mettre en pratique des thΘories similaires de traitement des dΘviances. Tous deux Θtaient destinΘs α jouer un r⌠le thΘrapeutique, et non pas α Ωtre de simples Θtablissements de dΘtention. Tous deux ont servi de ½laboratoires╗ pour les nouvelles techniques de gestion du comportement. Tous deux ont tentΘ de faire de l'architecture une force de dΘveloppement moral. Tous deux ont ΘtΘ crΘΘs dans une explosion d'optimisme rΘformateur, et tous deux ont pΘriclitΘ, en partie α cause d'une mauvaise gestion, pour devenir des exemples de l'inhumanitΘ de l'homme α l'Θgard de son prochain. C'est pour toutes ces raisons que le pΘnitencier et l'asile sont comme des jumeaux non identiques; en dΘpit de leurs diffΘrences apparentes, ils ont ΘtΘ conτus simultanΘment, dans les mΩmes circonstances.
L'avΦnement de l'Φre de l'internement
Au dΘbut du XIXe siΦcle, les prisons de l'AmΘrique du Nord britannique servaient surtout α dΘtenir les infracteurs entre deux Θtapes du processus judiciaire; les suspects Θtaient gardΘs en prison jusqu'α leur procΦs, puis incarcΘrΘs jusqu'α ce qu'ils aient purgΘ leur peine. Pour les crimes graves, tels que la trahison, le meurtre et mΩme le vol qualifiΘ, la pendaison Θtait le chΓtiment habituel. Les criminels convaincus d'infractions moins sΘrieuses Θtaient parfois marquΘs du sceau de l'infamie ou mis aux fers. Entre ces deux extrΩmes, existait un domaine assez flou de peines plus ou moins lourdes. Bien qu'aux termes de la loi, de nombreux crimes contre les biens fussent considΘrΘs comme des crimes punis de mort, de nombreux magistrats hΘsitaient de plus en plus α envoyer α la potence les coupables de crimes autres que le meurtre. Comme le pilori et le marquage au fer rouge ne semblaient pas des chΓtiments suffisamment sΘvΦres pour les crimes graves, on avait recours α d'autres sanctions telles que l'exil. Au dΘbut du XIXe siΦcle, dans les colonies canadiennes, les courtes peines de prison et l'exil Θtaient les chΓtiments les plus frΘquemment utilisΘs. Comme les prisons Θtaient rarement utilisΘes pour des incarcΘrations prolongΘes, elles n'avaient pas l'importance qu'elles devaient acquΘrir par la suite au cours du siΦcle.
Au dΘbut des annΘes 1800, il n'existait pratiquement aucun cadre institutionnel pour le traitement des malades mentaux. S'ils Θtaient capables de subvenir α leurs propres besoins, et n'en freignaient pas la loi, ils Θtaient souvent libres d'aller et venir dans la collectivitΘ. Ceux dont les moyens Θtaient suffisants ou qui appartenaient α une famille aisΘe rΘsidaient dans des ½maisons de fous╗ privΘes, et d'autres Θtaient soignΘs par leur propre famille ou par des ordres religieux. Ce n'est que lorsque les malades mentaux devenaient des criminels ou des indigents qu'on les envoyait dans un hospice ou en prison.
Au cours des annΘes 1820-1830, quelques mΘdecins et particuliers d'AmΘrique du Nord britannique soucieux de rΘforme ont commencΘ α se plaindre de l'insuffisance des soins donnΘs aux malades mentaux. InspirΘs par les exemples venus d'Europe et des ╔tats-Unis, ils prΘsentΦrent aux divers gouvernements coloniaux des requΩtes en faveur de la crΘation de centres de traitement pour les aliΘnΘs, financΘs grΓce aux deniers publics et correctement gΘrΘs. Ce souci Θtait en partie suscitΘ par l'Θmergence d'idΘes nouvelles sur la nature de la folie. Jusque lα, les maladies mentales avaient ΘtΘ considΘrΘes comme un problΦme spirituel plut⌠t qu'une maladie. On considΘrait que, privΘs de raison, les fous avaient perdu l'essence mΩme de leur humanitΘ. ConsidΘrant qu'ils Θtaient incapables de souffrir de la solitude ou d'Θprouver des douleurs physiques ou morales de la mΩme maniΦre que des personnes en bonne santΘ, on les traitait comme des animaux ou pis. Pour les partisans des thΘories nouvelles, au contraire, la folie Θtait une maladie qui tenait α des facteurs environnementaux tels que la mauvaise santΘ, la pauvretΘ et des relations familiales prΘjudiciables. Ils considΘraient qu'en dΘtachant ½l'organe malade╗ des ½problΦmes de sa vie de tous les jours, de ses mauvaises habitudes, et du cercle... dans lequel il est toujours menacΘ et risque constamment une rechute╗, un malade mental pourrait Ωtre guΘri dans un environnement sain, o∙ il serait assurΘ qu'on le comprend. Une telle conception de la folie exigeait une nouvelle mΘthode de traitement des malades, grΓce α laquelle on ne se contenterait pas de les interner mais on les soignerait Θgalement.
└ la mΩme Θpoque, aussi bien en Europe qu'en AmΘrique du Nord, de plus en plus de personnes se manifestaient en faveur de l'amΘlioration du systΦme pΘnal. Ces partisans d'une rΘforme se classaient en trois catΘgories distinctes, selon les raisons qui les motivaient le plus puissamment: il y avait ceux qui se plaignaient du caractΦre barbare des modes habituels de chΓtiment; ceux qui croyaient qu'il Θtait possible de modifier le comportement criminel au lieu de se contenter de punir, et ceux qui voulaient un systΦme plus rationnel de sanctions afin de mieux dΘcourager le crime. Le champion des trois groupes s'appelait John Howard, un Anglais qui avait publiΘ en 1777 une Θtude en deux volumes intitulΘe Prisons and Lazarettos o∙ il dΘcrivait un certain nombre de prisons britanniques et quelques Θtablissements europΘens. Howard accusait les prisons de son pays d'Ωtre de sordides Θcoles du crime o∙ les jeunes infracteurs languissaient dans la compagnie de criminels endurcis. Selon lui, il existait sur le continent des Θtablissements o∙ la nature mΩme de l'expΘrience qu'y vivaient les criminels encourageait ceux-ci α amΘliorer leur comportement, modification qui n'Θtait pas simplement provoquΘe par le chΓtiment lui-mΩme mais aussi par le repentir et la rΘforme morale. Dans l'une des prisons europΘennes visitΘes par Howard, les dΘtenus occupaient des cellules individuelles construites autour d'un autel central. En mΘditant sur leurs crimes et en rendant Dieu tΘmoin de leur sentiment de culpabilitΘ et de leur chagrin, les criminels expiaient ainsi leurs pΘchΘs. Howard avait donc proposΘ de crΘer un pΘnitencier conτu pour encourager une telle expΘrience. Convaincu que le crime, comme la folie, Θtait liΘ aux grands maux de la sociΘtΘ tels que la pauvretΘ, l'ignorance, l'ivrognerie et d'autres vices, Howard soutenait que les dΘtenus devaient Ωtre soumis α une discipline rigoureuse fondΘe sur les travaux forcΘs et la rΘflexion, si l'on voulait assurer leur rΘforme morale. C'est donc lui qui a crΘΘ et popularisΘ le principe du pΘnitencier qui, au cours du XIXe siΦcle, allait devenir le principal mode de traitement des personnes coupables d'infractions graves.
Ce n'est qu'au cours du deuxiΦme quart du XIXe siΦcle que ces nouveaux Θtablissements d'internement ont ΘtΘ adoptΘs au Canada. Jusque lα, c'Θtait le vieux systΦme carcΘral dΘsuet qui accueillait la plupart des dΘviants; d'ailleurs, la population Θtait si rΘduite et si ΘparpillΘe que des grands Θtablissements de quelque type que ce soit, Θtaient inutiles et peu pratiques. Cependant, aprΦs les guerres napolΘoniennes, l'arrivΘe massive d'immigrants au Canada suscita partout des inquiΘtudes α cause de ce que l'on considΘrait comme une augmentation gΘnΘrale de la criminalitΘ, des maladies mentales et de la dΘviance.
Se rendant compte que les prisons et les asiles d'aliΘnΘs existants ne suffiraient pas α accueillir le nombre croissant de personnes destinΘes α Ωtre internΘes, les Canadiens se sont alors tournΘs vers l'Europe et les ╔tats-Unis pour y trouver des modΦles de rechange. Les AmΘricains s'inquiΘtaient des effets d'une immigration massive, de la modernisation et d'attitudes dΘmocratiques nouvelles, sur la stabilitΘ de leur sociΘtΘ. Chez notre voisin, il y avait Θgalement des groupes de rΘformateurs qui Θtaient motivΘs par la conviction que la science du gΘnie social permettrait d'amΘliorer la sociΘtΘ. Au cours des annΘes 1820, la Boston Prison Discipline Society devait s'affirmer comme le principal interprΦte des nouvelles thΘories au sujet des pΘnitenciers et aider α les rΘpandre au Canada.
└ la fin du XVIIIe siΦcle, on trouvait en France et en Angleterre des Θtablissements pour malades mentaux qui utilisaient la technique dite du traitement moral. ╔galement baptisΘ ½mΘthode humaine╗ ou ½systΦme lΘnitif╗, ce traitement ne devait pas tarder α obtenir l'aval des partisans des asiles d'aliΘnΘs en AmΘrique du Nord. La ½mΘthode morale╗ n'Θtait pas vraiment un traitement au sens mΘdical du terme et faisait largement appel α la compassion et α une discipline lΘgΦre. L'asile moderne offrait un milieu strictement rΘglementΘ dans lequel les personnes dΘrangΘes trouvaient un ordre qui leur permettait de retrouver leur Θquilibre. Les malades n'Θtaient plus traitΘs avec brutalitΘ. Au lieu de les enfermer et de les laisser aux prises avec leurs illusions morbides, on les incitait α participer α des activitΘs qui les distrayaient de leurs obsessions. Le nouveau rΘgime quotidien du traitement moral incluait beaucoup d'exercice, beaucoup de travail physique rigoureux, des distractions et un rΘgime alimentaire trΦs sain.
Comme le terme ½traitement moral╗ l'implique, cette thΘrapie visait α rΘtablir les normes morales en vigueur. L'insistance sur la moralitΘ Θtait inspirΘe par la conviction que le pΘchΘ ou l'immoralitΘ Θtait une cause importante de folie. C'est pourquoi, tout comportement antisocial, y compris l'ivrognerie, le jeu, la gloutonnerie, l'adultΦre et la masturbation, Θtait considΘrΘ comme nuisible α la santΘ d'esprit. L'asile Θtait donc rigoureusement organisΘ de maniΦre α renforcer la maεtrise de soi et pour promouvoir des normes de conduite socialement acceptables. Un travail productif, les pratiques religieuses, des habitudes rΘguliΦres et la propretΘ revΩtaient une telle importance qu'ils Θclipsaient complΦtement toute procΘdure mΘdicale. L'asile Θtait en fait un systΦme. Tout, depuis l'emplacement des bΓtiments jusqu'aux maniΦres des dΘtenus α table, Θtait conτu pour transformer leur comportement en leur faisant assimiler les rΦgles morales correctes.
La construction des pΘnitenciers conτus d'aprΦs ces nouvelles thΘories avait en gΘnΘral ΘtΘ prΘcΘdΘe par celle des asiles. Des mΘdecins comme George Peters, au Nouveau-Brunswick, Charles Duncombe, dans le Haut-Canada, Henry Hunt, α Terre-Neuve, James Douglas dans le Bas-Canada, faisaient campagne en faveur de la construction d'asiles d'aliΘnΘs en AmΘrique du Nord britannique. Dans l'exercice de leur profession, ils avaient ΘtΘ touchΘs par le sort des aliΘnΘs. Convaincus de savoir comment apporter remΦde aux maladies mentales, ces rΘformateurs Θtaient α la pointe du combat menΘ pour obtenir le soutien du public. Pour Charles Duncombe, la folie se guΘrissait aussi facilement ½que les maladies ordinaires propres au climat╗. On croyait α la nΘcessitΘ d'appliquer le traitement α la premiΦre manifestation des sympt⌠mes. Si, au lieu de laisser le malade chez lui, on l'installait dans un asile dΦs les trois premiers mois, sa guΘrison Θtait pratiquement assurΘe. Si, auparavant, les soins Θtaient surtout assurΘs par la famille, les milieux de la mΘdecine et finalement les partisans de la sagesse conventionnelle en Θtaient venus α penser qu'½aucun fou ne retrouve la raison chez lui╗. La folie exigeait un traitement moral et ce traitement exigeait l'asile.
Au dΘpart, les rΘformateurs emportΘs par leur zΦle Θtaient cependant allΘs trop vite pour que le public soit disposΘ α fournir des h⌠pitaux distincts pour les aliΘnΘs ou en mesure de le faire. Les premiers Θtablissements ont donc ΘtΘ des h⌠pitaux de fortune, aux moyens insuffisants. En AmΘrique du Nord britannique, le premier Θtait installΘ dans le sous-sol d'un ancien h⌠pital de Saint-Jean (Nouveau-Brunswick) pour les malades du cholΘra. Il ouvrit ses portes en 1836. └ Toronto, la Home District Gaol, petit Θdifice α charpente en bois, fut vidΘe de ses prisonniers en 1841 pour Ωtre transformΘe en asile temporaire pour les ½personnes atteintes de folie╗. Aux abords de QuΘbec, un vieux manoir de pierre de la seigneurie de Beauport fut converti en asile et accueillit ses premiers patients α l'automne de 1845. └ Terre-Neuve, ce fut une ferme qui fut transformΘe en asile; en Colombie-Britannique, ce fut un h⌠pital o∙ l'on soignait auparavant les victimes de la variole. Partout, les internΘs Θtaient probablement mieux soignΘs qu'ils ne l'auraient ΘtΘ auparavant, mais des installations de fortune n'Θtaient pas suffisantes pour provoquer la rΘvolution que les activistes souhaitaient dans le domaine des soins de santΘ mentale.
Au milieu du siΦcle, le remplacement de ces prΘcurseurs par de grands h⌠pitaux permanents assurant le traitement ½moral╗ moderne, Θtait en cours. Encore une fois, c'Θtait le Nouveau-Brunswick qui donnait l'exemple: un nouvel asile dominant les chutes de Reversing Falls s'ouvrait α Saint-Jean en 1848. Le Provincial Lunatic Asylum ouvrait ses portes α Toronto en 1850, suivi par d'autres Θtablissements α Terre-Neuve (1854) et en Nouvelle-╔cosse (1859). Dans l'ouest du Canada, o∙ la population Θtait moins importante et o∙ les besoins se faisaient sentir de maniΦre moins aiguδ, les premiers asiles ne furent construits qu'au cours des 25 derniΦres annΘes du siΦcle.
Tous les asiles mentionnΘs ci-dessus Θtaient des Θtablissements publics, α l'exception de ceux du QuΘbec o∙ le gouvernement avait dΘcidΘ d'adopter un systΦme d'impartition. L'asile de Beauport, et les autres h⌠pitaux pour malades mentaux crΘΘs par la suite dans cette province, Θtaient privΘs et Θtaient exploitΘs par leurs propriΘtaires. Le gouvernement du QuΘbec accordait α ceux-ci une subvention annuelle par personne destinΘe α subvenir aux besoins des patients qui n'avaient pas les moyens de payer leur traitement.
Jusqu'α la ConfΘdΘration, c'est dans le Haut-Canada que l'on constate les seuls efforts sΘrieux d'application des thΘories modernes de traitement et de rΘforme des criminels grΓce α la crΘation d'un nouveau pΘnitencier. Au dΘbut des annΘes 1830, un comitΘ de l'assemblΘe lΘgislative visitait plusieurs Θtablissements de Grande-Bretagne et des ╔tats-Unis et recommandait la construction d'un pΘnitencier selon les principes suggΘrΘs par Howard. ½L'objet d'un pΘnitencier, dΘclarait son rapport, ne consistait pas simplement α protΘger la sociΘtΘ et α punir les infracteurs, mais α crΘer une attitude de repentir chez les dΘtenus afin de rΘformer leur caractΦre.╗ Le gouvernement approuva ce rapport, et en 1832, les travaux commencΦrent sur un terrain voisin de Kingston. Bien que la construction ait eu lieu en plusieurs Θtapes et que l'Θtablissement ne fut complΦtement terminΘ que dans les annΘes 1850, il devait devenir un des pΘnitenciers les plus modernes de son Θpoque.
Le pΘnitencier de Kingston incorporait plusieurs des innovations les plus rΘcentes dans le domaine de l'architecture carcΘrale, notamment une rotonde centrale d'o∙ rayonnaient des ailes qui contenaient les blocs de cellules. Il ½traitait╗ les dΘtenus en leur imposant une forme systΘmatique de discipline carcΘrale. FondΘe sur les thΘories de John Howard, cette mΘthode comportait un rΘgime trΦs strict de travaux forcΘs pendant la journΘe, o∙ le silence Θtait imposΘ, et la dΘtention dans les cellules individuelles, la nuit. ½Pour sauver l'enfant de l'ignorance et du vice de la destruction presque inΘluctable vers laquelle il se prΘcipite; pour protΘger l'infracteur vΘniel de la contagion...; pour implanter dans l'esprit des dΘtenus des principes religieux et moraux et des habitudes de travail; et pour lui donner la force nΘcessaire et l'encourager α faire face aux difficultΘs du monde extΘrieur lorsqu'il sera libΘrΘ╗, le pΘnitencier supprimait toute identitΘ individuelle chez les prisonniers et les soumettait α un rΘgime de conformitΘ rigoureuse.
L'Θtablissement de Kingston est demeurΘ le seul pΘnitencier canadien complet jusqu'aprΦs la ConfΘdΘration. Lors de l'union du Haut et du Bas-Canada en 1841, les dΘtenus du QuΘbec y furent envoyΘs. Ailleurs, certaines prisons de comtΘ, telles que celles de Halifax et de Toronto, utilisaient certaines caractΘristiques du systΦme pΘnitentiaire, et α la ConfΘdΘration, la plupart des prisons provinciales disposaient de locaux rΘservΘs α la rΘclusion des prisonniers.
AprΦs 1867 le gouvernement fΘdΘral et les gouvernements provinciaux se partagΦrent la responsabilitΘ de la rΘΘducation des criminels. Les personnes reconnues coupables de crimes de moindre gravitΘ donnant lieu α des amendes ou des condamnations de moins de deux ans de prison, furent placΘes sous la juridiction du gouvernement provincial, alors que celles qui Θtaient passibles de la peine de mort ou de peines de prison de longue durΘe tombΦrent sous la responsabilitΘ du gouvernement fΘdΘral. Bien que les provinces aient effectivement crΘΘ des pΘnitenciers pour les prisonniers purgeant des peines de courte durΘe, celles-ci n'Θtaient pas jugΘes suffisamment longues pour que la discipline carcΘrale donne vraiment des rΘsultats. Les Θtablissements provinciaux avaient donc tendance α appliquer moins rigoureusement le systΦme du travail dans le silence, en dΘpit du fait que les bΓtiments fussent construits selon l'architecture de l'Θpoque, avec blocs cellulaires et passerelles.
Au cours des annΘes 1870, un programme de construction fut lancΘ pour crΘer des pΘnitenciers fΘdΘraux dans chaque rΘgion du Dominion. Une ancienne maison de correction pour garτons fut agrandie afin d'en faire un pΘnitencier α Saint-Vincent-de-Paul, prΦs de MontrΘal, en 1873. Des bΓtiments identiques furent construits au Manitoba et en Colombie-Britannique en 1876 et 1878, et l'annΘe suivante fut marquΘe par la fin de la construction d'un pΘnitencier prΦs de Moncton, α Dorchester (Nouveau-Brunswick). Pendant la plus grande partie du XIXe siΦcle, ces Θtablissements ont tous fonctionnΘ selon le modΦle de celui de Kingston et les principes sur lesquels il Θtait fondΘ: les prisons Θtaient ½des Θcoles o∙ on ouvre les yeux aux ignorants et o∙ on donne de la force aux repentis -- o∙ on n'oublie pas que les crimes doivent Ωtre expiΘs, mais o∙ la rΘforme morale permanente du dΘtenu est le principal but poursuivi╗.
La fin de l'optimisme
Un fort vent d'optimisme avait animΘ la crΘation des nouveaux Θtablissements d'internement. Tout le monde Θtait convaincu que dans les circonstances appropriΘes, il Θtait possible de corriger un comportement dΘviant et que les maladies mentales reculaient devant les forces combinΘes du traitement moral et de l'asile.
Malheureusement, ces nouveaux Θtablissements ne tardΦrent pas α dΘcevoir leurs fondateurs. Dans le cas des h⌠pitaux pour malades mentaux, un traitement moral efficace exigeait un systΦme rigoureux de classification, un nombre modΘrΘ de patients et un personnel comprΘhensif. Dans la pratique, les asiles Θtaient bondΘs, et leur population comprenait des Θpileptiques, des arriΘrΘs mentaux et des vieillards sΘniles. Lorsque l'on commenτa α appliquer vigoureusement la pratique de l'internement des malades mentaux, les h⌠pitaux se trouvΦrent incapables d'accueillir le flot de patients qu'on voulait leur imposer. L'asile d'aliΘnΘs provincial de Toronto, conτu pour 250 malades, en avait prΦs de 400 dans les annΘes 1860. Le manque d'espace rendait toute classification difficile, si bien que ceux qui souffraient de dΘpressions mineures se trouvaient souvent mΩlΘs aux forcenΘs les plus violents. La formation du personnel, d'ailleurs mal payΘ, laissait α dΘsirer. └ une certaine Θpoque, on a mΩme prΘtendu que dans l'╬le-du-Prince-╔douard, c'Θtait ½un simple manoeuvre╗ qui dirigeait l'asile. Dans de telles circonstances, il Θtait sans doute inΘvitable qu'on recommence α entraver les occupants de ces Θtablissements pour les contr⌠ler. Un Anglais, partisan des rΘformes dans les asiles, Daniel Hack Tuke, en visite dans les Θtablissements quΘbΘcois en 1884, y avait constatΘ que diverses mΘthodes Θtaient utilisΘes pour attacher de nombreux patients. Ceux qu'il avait vus, occupaient de minuscules cellules aveugles. Ils communiquaient avec leurs gardiens par un guichet percΘ dans la porte. Beaucoup portaient des menottes et passaient leurs journΘes α errer dans les couloirs lugubres. D'autres Θtaient attachΘs par des courroies α leurs lits. La situation Θtait la mΩme dans les autres provinces. └ l'asile de Mount Hope, en Nouvelle-╔cosse, par exemple, il est prouvΘ que des internΘs sont morts de froid dans leurs cellules. Certains Θtaient soumis α une rΘclusion rigoureuse dans ce que l'on appelait la ½chambre noire╗, o∙ on les affamait dΘlibΘrΘment pour les affaiblir et les soumettre. En Colombie-Britannique, il Θtait frΘquent que les malades mentaux soient battus et plongΘs dans l'eau froide.
Pour maintenir la discipline, les pΘnitenciers fr⌠laient constamment la brutalitΘ. Des enquΩtes pΘriodiques au pΘnitencier de Kingston ont prouvΘ que les prisonniers Θtaient cruellement traitΘs, ce qui n'a pas empΩchΘ de continuer α croire α la perfectibilitΘ du systΦme. Les critiques faisaient souvent observer la mΘdiocritΘ des compΘtences du personnel carcΘral, mais la brutalitΘ des traitements Θtait, dans une large mesure, inhΘrente au systΦme lui-mΩme. Les dΘtenus passaient une bonne partie de la journΘe confinΘs dans des cellules aux murs de pierre, o∙ il y avait juste assez de place pour un lit, un escabeau et un seau. Ces cellules Θtaient froides, humides, malodorantes et sombres. Toute conversation entre les prisonniers Θtait interdite et le travail Θtait volontairement rendu dur et ennuyeux. Aucune visite n'Θtait permise. Lorsqu'ils enfreignaient les rΦglements, les dΘtenus Θtaient sΘvΦrement punis.
Comme les statistiques relatives aux rΘcidivistes le montraient, le systΦme pΘnitentiaire ne rΘussissait pas α corriger le comportement criminel. Au lieu d'aider les prisonniers α se rΘadapter, il en faisait des criminels endurcis. Les administrateurs apportaient constamment des retouches au systΦme pour essayer d'obtenir de meilleurs rΘsultats. Tour α tour, ils essayaient l'indulgence, une discipline sΘvΦre, des peines plus longues, des peines de durΘe indΘterminΘe, rien n'y faisait, le nombre des dΘtenus continuait α grossir.
Les tentatives dΘployΘes pour arrΩter la dΘtΘrioration des h⌠pitaux pour malades mentaux n'eurent pas plus de succΦs. Les asiles tombΦrent sous la responsabilitΘ des provinces aprΦs la ConfΘdΘration et plusieurs gouvernements effectuΦrent des enquΩtes officielles α la suite d'accusations de brutalitΘs α l'Θgard des patients. Comme on pensait que l'encombrement Θtait le problΦme principal, on ouvrit plusieurs h⌠pitaux supplΘmentaires au cours du dernier quart du XIXe siΦcle. En 1900, le QuΘbec avait quatre Θtablissements, et l'Ontario, sept. Certaines des nouvelles installations Θtaient rΘservΘes aux cas chroniques pour lesquels le pronostic Θtait peu encourageant ou dont l'affection Θtait due α un dΘfaut congΘnital, α la maladie ou α la sΘnilitΘ. En Nouvelle-╔cosse, par exemple, 15 asiles de comtΘ logeaient des pensionnaires dont on pensait qu'ils n'avaient aucune chance de guΘrir et de rentrer chez eux.
Les enquΩteurs avaient recommandΘ un certain nombre d'autres changements dans les h⌠pitaux pour malades mentaux, notamment l'amΘlioration de la formation du personnel, une meilleure classification des pensionnaires et l'interdiction des visites de simples curieux. Bien que ces changements aient peut-Ωtre amΘliorΘ la vie dans les asiles, ils ne rΘussirent pas α insuffler un second souffle au traitement moral ou α introduire de nouvelles mΘthodes thΘrapeutiques.
└ la fin du siΦcle, l'optimisme qui avait caractΘrisΘ plus t⌠t le traitement des malades mentaux avait fait place α la rΘsignation et au sentiment qu'il y avait des limites α ce que l'on pouvait faire. On acceptait le fait qu'un petit pourcentage des patients ne seraient jamais guΘris. ½Sur 442 patients╗, confessait en 1881 le surintendant de l'asile du Nouveau-Brunswick, ½on compte que 16 seulement, retrouveront la raison╗. Comme dans le cas du pΘnitencier, l'Θtablissement rΘservΘ aux malades mentaux Θtait revenu α son point de dΘpart. De nouveau, on n'y voyait plus qu'un lieu d'internement dans lequel les malades mentaux croupissaient sans soins et pratiquement sans espoir de jamais se rΘtablir.
Conclusion
Jusqu'α ces derniers temps, les historiens avaient coutume de dΘclarer que la crΘation des asiles et des pΘnitenciers au XIXe siΦcle constituait un exemple du progrΦs moral de l'humanitΘ. Invoquant des images de fous enchaεnΘs ou de criminels aux fers, ces historiens classiques de la rΘforme Θtaient convaincus qu'asile et pΘnitencier constituaient un progrΦs par rapport aux pratiques ½barbares╗ qui rΘgnaient auparavant. Non seulement ces Θtablissements Θtaient-ils plus humains, soutenaient-ils, ils Θtaient Θgalement plus ΘclairΘs parce qu'au simple internement, ils avaient substituΘ thΘrapie et rΘadaptation.
Ces 20 derniΦres annΘes, les historiens ont de plus en plus mis en doute l'argument selon lequel l'incarcΘration d'un nombre ΘlevΘ de personnes dans des asiles et des pΘnitenciers au cours de la seconde moitiΘ du XIXe siΦcle Θtait prΘfΘrable α la situation antΘrieure. Certains dΘclarent que les Θtablissements de rΘclusion reprΘsentaient non pas une rΘforme mais une forme nouvelle de rΘpression; qu'ils se contentaient de remplacer la coercition physique par la coercition psychologique; et que les chΓtiments corporels Θtaient moins prisΘs, non pas parce qu'ils Θtaient inhumains mais parce qu'ils Θtaient inefficaces. D'autres voient dans les nouveaux asiles et pΘnitenciers des agents de contr⌠le social qui isolaient les dΘviants et assuraient le maintien de l'ordre α une Θpoque o∙ la sociΘtΘ Θtait ΘbranlΘe par la rapiditΘ de l'industrialisation. Certains prΘtendent que ces Θtablissements faisaient partie d'une stratΘgie de dΘfense permettant α la classe moyenne, rendue nerveuse par l'Θvolution sociale, d'imposer ses propres valeurs au reste de la sociΘtΘ.
Ce que toutes ces explications ont en commun, c'est le mΘpris du modΦle rΘformateur et de ses prΘtentions α une supΘrioritΘ morale quelconque. Les historiens rΘvisionnistes voient plus loin que la rhΘtorique des partisans des asiles et des pΘnitenciers et s'intΘressent aux conditions sociales permettant au crime, α la folie et α l'internement institutionnalisΘ de fleurir. Ils estiment que les nouveaux Θtablissements ont ΘtΘ crΘΘs, non pas parce qu'ils reprΘsentaient un progrΦs sur le plan moral, mais parce qu'ils servaient des fins bien dΘterminΘes dans une sociΘtΘ menacΘe par l'industrialisation et la croissance urbaine.
Aujourd'hui, quelque 150 ans aprΦs leur crΘation, les pΘnitenciers et les h⌠pitaux pour malades mentaux demeurent des ΘlΘments familiers de la scΦne sociale. On entend cependant de plus en plus souvent la voix de ceux qui soutiennent que l'incarcΘration n'est pas le seul, ni le meilleur moyen de traiter un comportement dΘviant. Les rΘformateurs modernes soutiennent que ces Θtablissements sont aujourd'hui trop grands et trop impersonnels et qu'ils ont tendance α exacerber le comportement qu'ils Θtaient censΘs corriger. Ces rΘformateurs plaident maintenant en faveur d'une ½dΘsinstitutionnalisation╗, de certains criminels et malades mentaux. On commence, par exemple, α penser que le service communautaire obligatoire est, plus que l'incarcΘration, une forme appropriΘe de chΓtiment pour certains types de crimes. On envoie dΘjα les infracteurs dans des foyers de transition, et on s'intΘresse de nouveau aux possibilitΘs offertes par le traitement α domicile des malades mentaux. Mais si ces diverses mΘthodes font l'objet de bien des dΘbats, les asiles et les pΘnitenciers continuent α exister.