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1994-10-09
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1,147 lines
Version 10 : 9 octobre 1994. Texte original.
-----------------------------------------------------------------------
TITRE : "Le Horla"
GENRE : nouvelle
DATE : 1887.
AUTEUR : Guy de Maupassant (1850-1893).
-----------------------------------------------------------------------
Texte intégral.
TRANSCRIPTION ETABLIE LE : 9 octobre 1994
PAR : Joël Surcouf (joel.surcouf@Top50.fdn.org)
------------------------------------------------
EDITION
Les mots en italiques du texte original - à l'exception des indications
de dates ("30 juillet", "2 août", etc.) - sont placés ici entre des
astériques.
Les lignes ont en principe une longueur de 71 caractères.
-----------------------------------------------------------------------
Ce fichier contenant la nouvelle "Le Horla" de Guy de Maupassant,
appelé "HORLA10.TXT", est compacté et diffusé sous le nom de
HORLA10.ZIP". Cette version porte le numéro "10" : si des versions
modifiées venaient à être ultérieurement diffusées, il serait bon
qu'elles soient successivement numérotées "11", 12", etc.
L'élaboration de ce texte a été inspirée par les objectifs du Projet
Gutenberg, qui se propose de diffuser aussi largement que possible des
oeuvres littéraires du domaine public sous forme d'"etextes" (ou
"textes électroniques") pouvant être lus à la fois par des yeux humains
et par des ordinateurs.
On trouvera notamment sur le BBS THE DATA ZONE les fichiers exposant
les principes du Projet Gutenberg ; ce serveur propose également
quelques-uns des textes anglais diffusés par les auteurs de ce grand
projet.
Pour m'adresser des critiques ou des suggestions, pour échanger des
informations, ou pour me signaler d'éventuelles erreurs, ne pas hésiter
à me joindre à l'adresse Internet suivante :
joel.surcouf@Top50.fdn.org
On peut également me trouver sur les serveurs suivants :
MODULA (16 1) 4043 0124
THE DATA ZONE (16 1) 3963 3662
***********************************************************************
DEBUT DU TEXTE "Le Horla" (HORLA10.TXT).
***********************************************************************
LE H O R L A
par Guy de Maupassant
(1887)
.......................................................................
8 mai. - Quelle journée admirable ! J'ai passé toute la matinée étendu
sur l'herbe, devant ma maison, sous l'énorme platane qui la couvre,
l'abrite et l'ombrage tout entière. J'aime ce pays, et j'aime y vivre
parce que j'y ai mes racines, ces profondes et délicates racines, qui
attachent un homme à la terre où sont nés et morts ses aïeux, qui
l'attachent à ce qu'on pense et à ce qu'on mange, aux usages comme aux
nourritures, aux locutions locales, aux intonations des paysans, aux
odeurs du sol, des villages et de l'air lui-même.
J'aime ma maison où j'ai grandi. De mes fenêtres, je vois la Seine qui
coule, le long de mon jardin, derrière la route, presque chez moi, la
grande et large Seine qui va de Rouen au Havre, couverte de bateaux qui
passent.
A gauche, là-bas, Rouen, la vaste ville aux toits bleus, sous le peuple
pointu des clochers gothiques. Ils sont innombrables, frêles ou larges,
dominés par la flèche de fonte de la cathédrale, et pleins de cloches
qui sonnent dans l'air bleu des belles matinées, jetant jusqu'à moi
leur doux et lointain bourdonnement de fer, leur chant d'airain que la
brise m'apporte, tantôt plus fort et tantôt plus affaibli, suivant
qu'elle s'éveille ou s'assoupit.
Comme il faisait bon ce matin !
Vers onze heures, un long convoi de navires, traînés par un remorqueur,
gros comme une mouche, et qui râlait de peine en vomissant une fumée
épaisse, défila devant ma grille.
Après deux goélettes anglaises, dont le pavillon rouge ondoyait sur le
ciel, venait un superbe trois-mâts brésilien, tout blanc, admirablement
propre et luisant. Je le saluai, je ne sais pourquoi, tant ce navire me
fit plaisir à voir.
12 mai. - J'ai un peu de fièvre depuis quelques jours ; je me sens
souffrant, ou plutôt je me sens triste.
D'où viennent ces influences mystérieuses qui changent en découragement
notre bonheur et notre confiance en détresse ? On dirait que l'air,
l'air invisible est plein d'inconnaissables Puissances, dont nous
subissons les voisinages mystérieux. Je m'éveille plein de gaieté, avec
des envies de chanter dans la gorge. - Pourquoi ? - Je descends le long
de l'eau ; et soudain, après une courte promenade, je rentre désolé,
comme si quelque malheur m'attendait chez moi. - Pourquoi ? - Est-ce un
frisson de froid qui, frôlant ma peau, a ébranlé mes nerfs et assombri
mon âme ? Est-ce la forme des nuages, ou la couleur du jour, la couleur
des choses, si variable, qui, passant par mes yeux, a troublé ma pensée
? Sait-on ? Tout ce qui nous entoure, tout ce que nous voyons sans le
regarder, tout ce que nous frôlons sans le connaître, tout ce que nous
touchons sans le palper, tout ce que nous rencontrons sans le
distinguer, a sur nous, sur nos organes et, par eux, sur nos idées, sur
notre coeur lui-même, des effets rapides, surprenants et inexplicables.
Comme il est profond, ce mystère de l'Invisible ! Nous ne le pouvons
sonder avec nos sens misérables, avec nos yeux qui ne savent apercevoir
ni le trop petit, ni le trop grand, ni le trop près, ni le trop loin,
ni les habitants d'une étoile, ni les habitants d'une goutte d'eau...
avec nos oreilles qui nous trompent, car elles nous transmettent les
vibrations de l'air en notes sonores. Elles sont des fées qui font ce
miracle de changer en bruit ce mouvement et par cette métamorphose
donnent naissance à la musique, qui rend chantante l'agitation muette
de la nature... avec notre odorat, plus faible que celui du chien...
avec notre goût, qui peut à peine discerner l'âge d'un vin !
Ah ! si nous avions d'autres organes qui accompliraient en notre faveur
d'autres miracles, que de choses nous pourrions découvrir encore autour
de nous !
16 mai. - Je suis malade, décidément ! Je me portais si bien le mois
dernier ! J'ai la fièvre, une fièvre atroce, ou plutôt un énervement
fiévreux, qui rend mon âme aussi souffrante que mon corps ! J'ai sans
cesse cette sensation affreuse d'un danger menaçant, cette appréhension
d'un malheur qui vient ou de la mort qui approche, ce pressentiment qui
est sans doute l'atteinte d'un mal encore inconnu, germant dans le sang
et dans la chair.
18 mai. - Je viens d'aller consulter un médecin, car je ne pouvais plus
dormir. Il m'a trouvé le pouls rapide, l'oeil dilaté, les nerfs
vibrants, mais sans aucun symptôme alarmant. Je dois me soumettre aux
douches et boire du bromure de potassium.
25 mai. - Aucun changement ! Mon état, vraiment, est bizarre. A mesure
qu'approche le soir, une inquiétude incompréhensible m'envahit, comme
si la nuit cachait pour moi une menace terrible. Je dîne vite, puis
j'essaie de lire ; mais je ne comprends pas les mots ; je distingue à
peine les lettres. Je marche alors dans mon salon de long en large,
sous l'oppression d'une crainte confuse et irrésistible, la crainte du
sommeil et la crainte du lit.
Vers dix heures, je monte dans ma chambre. A peine entré, je donne deux
tours de clef, et je pousse les verrous ; j'ai peur... de quoi ?... Je
ne redoutais rien jusqu'ici... j'ouvre mes armoires, je regarde sous
mon lit ; j'écoute... j'écoute... quoi ?... Est-ce étrange qu'un simple
malaise, un trouble de la circulation peut-être, l'irritation d'un
filet nerveux, un peu de congestion, une toute petite perturbation dans
le fonctionnement si imparfait et si délicat de notre machine vivante,
puisse faire un mélancolique du plus joyeux des hommes, et un poltron
du plus brave ? Puis, je me couche, et j'attends le sommeil comme on
attendrait le bourreau. Je l'attends avec l'épouvante de sa venue, et
mon coeur bat, et mes jambes frémissent ; et tout mon corps tressaille
dans la chaleur des draps, jusqu'au moment où je tombe tout à coup dans
le repos, comme on tomberait pour s'y noyer, dans un gouffre d'eau
stagnante. Je ne le sens pas venir, comme autrefois, ce sommeil
perfide, caché près de moi, qui me guette, qui va me saisir par la
tête, me fermer les yeux, m'anéantir.
Je dors - longtemps - deux ou trois heures - puis un rêve - non - un
cauchemar m'étreint. Je sens bien que je suis couché et que je dors...
je le sens et je le sais... et je sens aussi que quelqu'un s'approche
de moi, me regarde, me palpe, monte sur mon lit, s'agenouille sur ma
poitrine, me prend le cou entre ses mains et serre... serre... de toute
sa force pour m'étrangler.
Moi, je me débats, lié par cette impuissance atroce, qui nous paralyse
dans les songes ; je veux crier, - je ne peux pas ; - je veux remuer, -
je ne peux pas ; - j'essaie, avec des efforts affreux, en haletant, de
me tourner, de rejeter cet être qui m'écrase et qui m'étouffe, - je ne
peux pas !
Et soudain, je m'éveille, affolé, couvert de sueur. J'allume une
bougie. Je suis seul.
Après cette crise, qui se renouvelle toutes les nuits, je dors enfin,
avec calme, jusqu'à l'aurore.
2 juin. - Mon état s'est encore aggravé. Qu'ai-je donc ? Le bromure n'y
fait rien ; les douches n'y font rien. Tantôt, pour fatiguer mon corps,
si las pourtant, j'allai faire un tour dans la forêt de Roumare. Je
crus d'abord que l'air frais, léger et doux, plein d'odeur d'herbes et
de feuilles, me versait aux veines un sang nouveau, au coeur une
énergie nouvelle. Je pris une grande avenue de chasse, puis je tournai
vers La Bouille, par une allée étroite, entre deux armées d'arbres
démesurément hauts qui mettaient un toit vert, épais, presque noir,
entre le ciel et moi.
Un frisson me saisit soudain, non pas un frisson de froid, mais un
étrange frisson d'angoisse.
Je hâtai le pas, inquiet d'être seul dans ce bois, apeuré sans raison,
stupidement, par la profonde solitude. Tout à coup, il me sembla que
j'étais suivi, qu'on marchait sur mes talons, tout près, à me toucher.
Je me retournai brusquement. J'étais seul. Je ne vis derrière moi que
la droite et large allée vide, haute, redoutablement vide ; et de
l'autre côté elle s'étendait aussi à perte de vue, toute pareille,
effrayante.
Je fermai les yeux. Pourquoi ? Et je me mis à tourner sur un talon,
très vite, comme une toupie. Je faillis tomber ; je rouvris les yeux ;
les arbres dansaient, la terre flottait ; je dus m'asseoir. Puis, ah !
je ne savais plus par où j'étais venu ! Bizarre idée ! Bizarre !
Bizarre idée ! Je ne savais plus du tout. Je partis par le côté qui se
trouvait à ma droite, et je revins dans l'avenue qui m'avait amené au
milieu de la forêt.
3 juin. - La nuit a été horrible. Je vais m'absenter pendant quelques
semaines. Un petit voyage, sans doute, me remettra.
2 juillet. - Je rentre. Je suis guéri. J'ai fait d'ailleurs une
excursion charmante. J'ai visité le mont Saint-Michel que je ne
connaissais pas.
Quelle vision, quand on arrive, comme moi, à Avranches, vers la fin du
jour ! La ville est sur une colline ; et on me conduisit dans le jardin
public, au bout de la cité. Je poussai un cri d'étonnement. Une baie
démesurée s'étendait devant moi, à perte de vue, entre deux côtes
écartées se perdant au loin dans les brumes ; et au milieu de cette
immense baie jaune, sous un ciel d'or et de clarté, s'élevait sombre et
pointu un mont étrange, au milieu des sables. Le soleil venait de
disparaître, et sur l'horizon encore flamboyant se dessinait le profil
de ce fantastique rocher qui porte sur son sommet un fantastique
monument.
Dès l'aurore, j'allai vers lui. La mer était basse, comme la veille au
soir, et je regardais se dresser devant moi, à mesure que j'approchais
d'elle, la surprenante abbaye. Après plusieurs heures de marche,
j'atteignis l'énorme bloc de pierre qui porte la petite cité dominée
par la grande église. Ayant gravi la rue étroite et rapide, j'entrai
dans la plus admirable demeure gothique construite pour Dieu sur la
terre, vaste comme une ville, pleine de salles basses écrasées sous des
voûtes et de hautes galeries que soutiennent de frêles colonnes.
J'entrai dans ce gigantesque bijou de granit, aussi léger qu'une
dentelle, couvert de tours, de sveltes clochetons, où montent des
escaliers tordus, et qui lancent dans le ciel bleu des jours, dans le
ciel noir des nuits, leurs têtes bizarres hérissées de chimères, de
diables, de bêtes fantastiques, de fleurs monstrueuses, et reliés l'un
à l'autre par de fines arches ouvragées.
Quand je fus sur le sommet, je dis au moine qui m'accompagnait : « Mon
Père, comme vous devez être bien ici !"
Il répondit : "Il y a beaucoup de vent, monsieur" ; et nous nous mîmes
à causer en regardant monter la mer, qui courait sur le sable et le
couvrait d'une cuirasse d'acier.
Et le moine me conta des histoires, toutes les vieilles histoires de ce
lieu, des légendes, toujours des légendes.
Une d'elles me frappa beaucoup. Les gens du pays, ceux du mont,
prétendent qu'on entend parler la nuit dans les sables, puis qu'on
entend bêler deux chèvres, l'une avec une voix forte, l'autre avec une
voix faible. Les incrédules affirment que ce sont les cris des oiseaux
de mer, qui ressemblent tantôt à des bêlements, et tantôt à des
plaintes humaines ; mais les pêcheurs attardés jurent avoir rencontré,
rôdant sur les dunes, entre deux marées, autour de la petite ville
jetée ainsi loin du monde, un vieux berger, dont on ne voit jamais la
tête couverte de son manteau, et qui conduit, en marchant devant eux,
un bouc à figure d'homme et une chèvre à figure de femme, tous deux
avec de longs cheveux blancs et parlant sans cesse, se querellant dans
une langue inconnue, puis cessant soudain de crier pour bêler de toute
leur force.
Je dis au moine : "Y croyez-vous ?" Il murmura : "Je ne sais pas."
Je repris : "S'il existait sur la terre d'autres êtres que nous,
comment ne les connaîtrions-nous point depuis longtemps ; comment ne
les auriez-vous pas vus, vous ? comment ne les aurais-je pas vus, moi ?"
Il répondit : "Est-ce que nous voyons la cent millième partie de ce qui
existe ? Tenez, voici le vent, qui est la plus grande force de la
nature, qui renverse les hommes, abat les édifices, déracine les
arbres, soulève la mer en montagnes d'eau, détruit les falaises, et
jette aux brisants les grands navires, le vent qui tue, qui siffle, qui
gémit, qui mugit, - l'avez-vous vu, et pouvez-vous le voir ? Il existe,
pourtant."
Je me tus devant ce simple raisonnement. Cet homme était un sage ou
peut-être un sot. Je ne l'aurais pas pu affirmer au juste ; mais je me
tus. Ce qu'il disait là, je l'avais pensé souvent.
3 juillet. - J'ai mal dormi ; certes, il y a ici une influence
fiévreuse, car mon cocher souffre du même mal que moi. En rentrant
hier, j'avais remarqué sa pâleur singulière. Je lui demandai :
"Qu'est-ce que vous avez, Jean ?
- J'ai que je ne peux plus me reposer, monsieur, ce sont mes nuits qui
mangent mes jours. Depuis le départ de monsieur, cela me tient comme un
sort."
Les autres domestiques vont bien cependant, mais j'ai grand-peur d'être
repris, moi.
4 juillet. - Décidément, je suis repris. Mes cauchemars anciens
reviennent. Cette nuit, j'ai senti quelqu'un accroupi sur moi, et qui,
sa bouche sur la mienne, buvait ma vie entre mes lèvres. Oui, il la
puisait dans ma gorge, comme aurait fait une sangsue. Puis il s'est
levé, repu, et moi je me suis réveillé, tellement meurtri, brisé,
anéanti, que je ne pouvais plus remuer. Si cela continue encore
quelques jours, je repartirai certainement.
5 juillet. - Ai-je perdu la raison ? Ce qui s'est passé la nuit
dernière est tellement étrange, que ma tête s'égare quand j'y songe !
Comme je le fais maintenant chaque soir, j'avais fermé ma porte à clef ;
puis, ayant soif, je bus un demi-verre d'eau, et je remarquai par
hasard que ma carafe était pleine jusqu'au bouchon de cristal.
Je me couchai ensuite et je tombai dans un de mes sommeils
épouvantables, dont je fus tiré au bout de deux heures environ par une
secousse plus affreuse encore.
Figurez-vous un homme qui dort, qu'on assassine, et qui se réveille,
avec un couteau dans le poumon, et qui râle couvert de sang, et qui ne
peut plus respirer, et qui va mourir, et qui ne comprend pas - voilà.
Ayant enfin reconquis ma raison, j'eus soif de nouveau ; j'allumai une
bougie et j'allai vers la table où était posée ma carafe. Je la
soulevai en la penchant sur mon verre ; rien ne coula. - Elle était
vide ! Elle était vide complètement ! D'abord, je n'y compris rien ;
puis, tout à coup, je ressentis une émotion si terrible, que je dus
m'asseoir, ou plutôt, que je tombai sur une chaise ! puis, je me
redressai d'un saut pour regarder autour de moi ! puis je me rassis,
éperdu d'étonnement et de peur, devant le cristal transparent ! Je le
contemplais avec des yeux fixes, cherchant à deviner. Mes mains
tremblaient ! On avait donc bu cette eau ? Qui ? Moi ? moi, sans doute ?
Ce ne pouvait être que moi ? Alors ; j'étais somnambule, je vivais,
sans le savoir, de cette double vie mystérieuse qui fait douter s'il y
a deux êtres en nous, ou si un être étranger, inconnaissable et
invisible, anime, par moments, quand notre âme est engourdie, notre
corps captif qui obéit à cet autre, comme à nous-mêmes, plus qu'à
nous-mêmes.
Ah ! qui comprendra mon angoisse abominable ? Qui comprendra l'émotion
d'un homme, sain d'esprit, bien éveillé, plein de raison et qui regarde
épouvanté, à travers le verre d'une carafe, un peu d'eau disparue
pendant qu'il a dormi ! Et je restai là jusqu'au jour, sans oser
regagner mon lit.
6 juillet. - Je deviens fou. On a encore bu toute ma carafe cette nuit ;
- ou plutôt, je l'ai bue !
Mais, est-ce moi ? Est-ce moi ? Qui serait-ce ? Qui ? Oh ! mon Dieu !
Je deviens fou ! Qui me sauvera ?
10 juillet. - Je viens de faire des épreuves surprenantes.
Décidément, je suis fou ! Et pourtant !
Le 6 juillet, avant de me coucher, j'ai placé sur ma table du vin, du
lait, de l'eau, du pain et des fraises.
On a bu - j'ai bu - toute l'eau, et un peu de lait. On n'a touché ni au
vin, ni au pain, ni aux fraises.
Le 7 juillet, j'ai renouvelé la même épreuve, qui a donné le même
résultat.
Le 8 juillet, j'ai supprimé l'eau et le lait. On n'a touché à rien.
Le 9 juillet enfin, j'ai remis sur ma table l'eau et le lait seulement,
en ayant soin d'envelopper les carafes en des linges de mousseline
blanche et de ficeler les bouchons. Puis, j'ai frotté mes lèvres, ma
barbe, mes mains avec de la mine de plomb, et je me suis couché.
L'invincible sommeil m'a saisi, suivi bientôt de l'atroce réveil. Je
n'avais point remué ; mes draps eux-mêmes ne portaient pas de taches.
Je m'élançai vers ma table. Les linges enfermant les bouteilles étaient
demeurés immaculés. Je déliai les cordons, en palpitant de crainte. On
avait bu toute l'eau ! on avait bu tout le lait ! Ah ! mon Dieu !...
Je vais partir tout à l'heure pour Paris.
12 juillet. - Paris. J'avais donc perdu la tête les jours derniers !
J'ai dû être le jouet de mon imagination énervée, à moins que je ne
sois vraiment somnambule, ou que j'aie subi une de ces influences
constatées, mais inexplicables jusqu'ici, qu'on appelle suggestions. En
tout cas, mon affolement touchait à la démence, et vingt-quatre heures
de Paris ont suffi pour me remettre d'aplomb.
Hier, après des courses et des visites, qui m'ont fait passer dans
l'âme de l'air nouveau et vivifiant, j'ai fini ma soirée au
Théâtre-Français. On y jouait une pièce d'Alexandre Dumas fils ; et cet
esprit alerte et puissant a achevé de me guérir. Certes, la solitude
est dangereuse pour les intelligences qui travaillent. Il nous faut
autour de nous, des hommes qui pensent et qui parlent. Quand nous
sommes seuls longtemps, nous peuplons le vide de fantômes.
Je suis rentré à l'hôtel très gai, par les boulevards. Au coudoiement
de la foule, je songeais, non sans ironie, à mes terreurs, à mes
suppositions de l'autre semaine, car j'ai cru, oui, j'ai cru qu'un être
invisible habitait sous mon toit. Comme notre tête est faible et
s'effare, et s'égare vite, dès qu'un petit fait incompréhensible nous
frappe !
Au lieu de conclure par ces simples mots : "Je ne comprends pas parce
que la cause m'échappe", nous imaginons aussitôt des mystères
effrayants et des puissances surnaturelles.
14 juillet. - Fête de la République. Je me suis promené par les rues.
Les pétards et les drapeaux m'amusaient comme un enfant. C'est pourtant
fort bête d'être joyeux, à date fixe, par décret du gouvernement. Le
peuple est un troupeau imbécile, tantôt stupidement patient et tantôt
férocement révolté. On lui dit : "Amuse-toi." Il s'amuse. On lui dit :
"Va te battre avec le voisin." Il va se battre. On lui dit : "Vote pour
l'Empereur." Il vote pour l'Empereur. Puis, on lui dit : "Vote pour la
République." Et il vote pour la République.
Ceux qui le dirigent sont aussi sots ; mais au lieu d'obéir à des
hommes, ils obéissent à des principes, lesquels ne peuvent être que
niais, stériles et faux, par cela même qu'ils sont des principes,
c'est-à-dire des idées réputées certaines et immuables, en ce monde où
l'on n'est sûr de rien, puisque la lumière est une illusion, puisque le
bruit est une illusion.
16 juillet. - J'ai vu hier des choses qui m'ont beaucoup troublé.
Je dînais chez ma cousine, Mme Sablé, dont le mari commande le 76e
chasseurs à Limoges. Je me trouvais chez elle avec deux jeunes femmes,
dont l'une a épousé un médecin, le docteur Parent, qui s'occupe
beaucoup des maladies nerveuses et des manifestations extraordinaires
auxquelles donnent lieu en ce moment les expériences sur l'hypnotisme
et la suggestion.
Il nous raconta longtemps les résultats prodigieux obtenus par des
savants anglais et par les médecins de l'école de Nancy.
Les faits qu'il avança me parurent tellement bizarres, que je me
déclarai tout à fait incrédule.
"Nous sommes, affirmait-il, sur le point de découvrir un des plus
importants secrets de la nature, je veux dire, un de ses plus
importants secrets sur cette terre ; car elle en a certes d'autrement
importants, là-bas, dans les étoiles. Depuis que l'homme pense, depuis
qu'il sait dire et écrire sa pensée, il se sent frôlé par un mystère
impénétrable pour ses sens grossiers et imparfaits, et il tâche de
suppléer, par l'effort de son intelligence, à l'impuissance de ses
organes. Quand cette intelligence demeurait encore à l'état
rudimentaire, cette hantise des phénomènes invisibles a pris des formes
banalement effrayantes. De là sont nées les croyances populaires au
surnaturel, les légendes des esprits rôdeurs, des fées, des gnomes, des
revenants, je dirai même la légende de Dieu, car nos conceptions de
l'ouvrier-créateur, de quelque religion qu'elles nous viennent, sont
bien les inventions les plus médiocres, les plus stupides, les plus
inacceptables sorties du cerveau apeuré des créatures. Rien de plus
vrai que cette parole de Voltaire : "Dieu a fait l'homme à son image,
mais l'homme le lui a bien rendu."
"Mais, depuis un peu plus d'un siècle, on semble pressentir quelque
chose de nouveau. Mesmer et quelques autres nous ont mis sur une voie
inattendue, et nous sommes arrivés vraiment, depuis quatre ou cinq ans
surtout, à des résultats surprenants."
Ma cousine, très incrédule aussi, souriait. Le docteur Parent lui dit :
"Voulez-vous que j'essaie de vous endormir, madame ?
- Oui, je veux bien."
Elle s'assit dans un fauteuil et il commença à la regarder fixement en
la fascinant. Moi, je me sentis soudain un peu troublé, le coeur
battant, la gorge serrée. Je voyais les yeux de Mme Sablé s'alourdir,
sa bouche se crisper, sa poitrine haleter.
Au bout de dix minutes, elle dormait.
"Mettez-vous derrière elle", dit le médecin.
Et je m'assis derrière elle. Il lui plaça entre les mains une carte de
visite en lui disant : "Ceci est un miroir ; que voyez-vous dedans ?"
Elle répondit :
"Je vois mon cousin.
- Que fait -il ?
- Il se tord la moustache.
- Et maintenant ?
- Il tire de sa poche une photographie.
- Quelle est cette photographie ?
- La sienne."
C'était vrai ! Et cette photographie venait de m'être livrée, le soir
même, à l'hôtel.
"Comment est-il sur ce portrait ?
- Il se tient debout avec son chapeau à la main."
Donc elle voyait dans cette carte, dans ce carton blanc, comme elle eût
vu dans une glace.
Les jeunes femmes, épouvantées, disaient : "Assez ! Assez ! Assez !"
Mais le docteur ordonna : "Vous vous lèverez demain à huit heures ;
puis vous irez trouver à son hôtel votre cousin, et vous le supplierez
de vous prêter cinq mille francs que votre mari vous demande et qu'il
vous réclamera à son prochain voyage."
Puis il la réveilla.
En rentrant à l'hôtel, je songeai à cette curieuse séance et des doutes
m'assaillirent, non point sur l'absolue, sur l'insoupçonnable bonne foi
de ma cousine, que je connaissais comme une soeur, depuis l'enfance,
mais sur une supercherie possible du docteur. Ne dissimulait-il pas
dans sa main une glace qu'il montrait à la jeune femme endormie, en
même temps que sa carte de visite ? Les prestidigitateurs de profession
font des choses autrement singulières.
Je rentrai donc et je me couchai.
Or, ce matin, vers huit heures et demie, je fus réveillé par mon valet
de chambre, qui me dit :
"C'est Mme Sablé qui demande à parler à monsieur tout de suite."
Je m'habillai à la hâte et je la reçus.
Elle s'assit fort troublée, les yeux baissés, et, sans lever son voile,
elle me dit :
"Mon cher cousin, j'ai un gros service à vous demander.
- Lequel, ma cousine ?
- Cela me gêne beaucoup de vous le dire, et pourtant, il le
faut. J'ai besoin, absolument besoin, de cinq mille francs.
- Allons donc, vous ?
- Oui, moi, ou plutôt mon mari, qui me charge de les trouver."
J'étais tellement stupéfait, que je balbutiais mes réponses. Je me
demandais si vraiment elle ne s'était pas moquée de moi avec le docteur
Parent, si ce n'était pas là une simple farce préparée d'avance et fort
bien jouée.
Mais, en la regardant avec attention, tous mes doutes se dissipèrent.
Elle tremblait d'angoisse, tant cette démarche lui était douloureuse,
et je compris qu'elle avait la gorge pleine de sanglots.
Je la savais fort riche et je repris :
"Comment ! votre mari n'a pas cinq mille francs à sa disposition !
Voyons, réfléchissez. Etes-vous sûre qu'il vous a chargée de me les
demander ?"
Elle hésita quelques secondes comme si elle eût fait un grand effort
pour chercher dans son souvenir, puis elle répondit :
"Oui..., oui... j'en suis sûre.
- Il vous a écrit ?"
Elle hésita encore, réfléchissant. Je devinai le travail torturant de
sa pensée. Elle ne savait pas. Elle savait seulement qu'elle devait
m'emprunter cinq mille francs pour son mari. Donc elle osa mentir.
"Oui, il m'a écrit.
- Quand donc ? Vous ne m'avez parlé de rien, hier.
- J'ai reçu sa lettre ce matin.
- Pouvez-vous me la montrer ?
- Non... non... non... elle contenait des choses intimes... trop
personnelles... je l'ai... je l'ai brûlée.
- Alors, c'est que votre mari fait des dettes."
Elle hésita encore, puis murmura :
"Je ne sais pas."
Je déclarai brusquement :
"C'est que je ne puis disposer de cinq mille francs en ce moment, ma
chère cousine."
Elle poussa une sorte de cri de souffrance.
"Oh ! oh ! je vous en prie, je vous en prie, trouvez-les..."
Elle s'exaltait, joignait les mains comme si elle m'eût prié !
J'entendais sa voix changer de ton ; elle pleurait et bégayait,
harcelée, dominée par l'ordre irrésistible qu'elle avait reçu.
"Oh ! oh ! je vous en supplie... si vous saviez comme je souffre... il
me les faut aujourd'hui."
J'eus pitié d'elle.
"Vous les aurez tantôt, je vous le jure.
Elle s'écria :
"Oh ! merci ! merci ! que vous êtes bon."
Je repris : "Vous rappelez-vous ce qui s'est passé hier chez vous ?
- Oui.
- Vous rappelez -vous que le docteur Parent vous a endormie ?
- Oui.
- Eh bien, il vous a ordonné de venir m'emprunter ce matin cinq mille
francs, et vous obéissez en ce moment à cette suggestion."
Elle réfléchit quelques secondes et répondit :
"Puisque c'est mon mari qui les demande."
Pendant une heure, j'essayai de la convaincre, mais je n'y pus
parvenir.
Quand elle fut partie, je courus chez le docteur. Il allait sortir ; et
il m'écouta en souriant. Puis il dit :
"Croyez-vous maintenant ?
- Oui, il le faut bien.
- Allons chez votre parente."
Elle sommeillait déjà sur une chaise longue, accablée de fatigue. Le
médecin lui prit le pouls, la regarda quelque temps, une main levée
vers ses yeux qu'elle ferma peu à peu sous l'effort insoutenable de
cette puissance magnétique.
Quand elle fut endormie :
"Votre mari n'a plus besoin de cinq mille francs. Vous allez donc
oublier que vous avez prié votre cousin de vous les prêter, et, s'il
vous parle de cela, vous ne comprendrez pas."
Puis il la réveilla. Je tirai de ma poche un portefeuille :
"Voici, ma chère cousine, ce que vous m'avez demandé ce matin."
Elle fut tellement surprise que je n'osai pas insister. J'essayai
cependant de ranimer sa mémoire, mais elle nia avec force, crut que je
me moquais d'elle, et faillit, à la fin, se fâcher.
.......................................................................
Voilà ! je viens de rentrer ; et je n'ai pu déjeuner, tant cette
expérience m'a bouleversé.
19 juillet - Beaucoup de personnes à qui j'ai raconté cette aventure se
sont moquées de moi. Je ne sais plus que penser. Le sage dit :
Peut-être ?
21 juillet. - J'ai été dîner à Bougival, puis j'ai passé la soirée au
bal des canotiers. Décidément, tout dépend des lieux et des milieux.
Croire au surnaturel dans l'île de la Grenouillère, serait le comble de
la folie... mais au sommet du mont Saint-Michel ?... mais dans les
Indes ? Nous subissons effroyablement l'influence de ce qui nous
entoure. Je rentrerai chez moi la semaine prochaine.
30 juillet. - Je suis revenu dans ma maison depuis hier. Tout va bien.
2 août. - Rien de nouveau ; il fait un temps superbe. Je passe mes
journées à regarder couler la Seine.
4 août. - Querelles parmi mes domestiques. Ils prétendent qu'on casse
les verres, la nuit, dans les armoires. Le valet de chambre accuse la
cuisinière, qui accuse la lingère, qui accuse les deux autres. Quel est
le coupable ? Bien fin qui le dirait !
6 août. - Cette fois, je ne suis pas fou. J'ai vu... j'ai vu... j'ai vu
!... Je ne puis plus douter... j'ai vu !... J'ai encore froid jusque
dans les ongles... j'ai encore peur jusque dans les moelles... j'ai vu !...
Je me promenais à deux heures, en plein soleil, dans mon parterre de
rosiers... dans l'allée des rosiers d'automne qui commencent à fleurir.
Comme je m'arrêtais à regarder un *géant des batailles*, qui portait
trois fleurs magnifiques, je vis, je vis distinctement, tout près de
moi, la tige d'une de ces roses se plier, comme si une main invisible
l'eût tordue, puis se casser, comme si cette main l'eût cueillie ! Puis
la fleur s'éleva, suivant une courbe qu'aurait décrite un bras en la
portant vers une bouche, et elle resta suspendue dans l'air
transparent, toute seule, immobile, effrayante tache rouge à trois pas
de mes yeux.
Éperdu, je me jetai sur elle pour la saisir ! Je ne trouvai rien ; elle
avait disparu. Alors je fus pris d'une colère furieuse contre moi-même
; car il n'est pas permis à un homme raisonnable et sérieux d'avoir de
pareilles hallucinations.
Mais était-ce bien une hallucination ? Je me retournai pour chercher la
tige, et je la retrouvai immédiatement sur l'arbuste, fraîchement
brisée entre les deux autres roses demeurées à la branche.
Alors, je rentrai chez moi l'âme bouleversée, car je suis certain,
maintenant, certain comme de l'alternance des jours et des nuits, qu'il
existe près de moi un être invisible, qui se nourrit de lait et d'eau,
qui peut toucher aux choses, les prendre et les changer de place, doué
par conséquent d'une nature matérielle, bien qu'imperceptible pour nos
sens, et qui habite comme moi, sous mon toit...
7 août - J'ai dormi tranquille. Il a bu l'eau de ma carafe, mais n'a
point troublé mon sommeil.
Je me demande si je suis fou. En me promenant, tantôt au grand soleil,
le long de la rivière, des doutes me sont venus sur ma raison, non
point des doutes vagues comme j'en avais jusqu'ici, mais des doutes
précis, absolus. J'ai vu des fous ; j'en ai connu qui restaient
intelligents, lucides, clairvoyants même sur toutes les choses de la
vie, sauf sur un point. Ils parlaient de tout avec clarté, avec
souplesse, avec profondeur, et soudain leur pensée, touchant l'écueil
de leur folie s'y déchirait en pièces, s'éparpillait et sombrait dans
cet océan effrayant et furieux, plein de vagues bondissantes, de
brouillards, de bourrasques, qu'on nomme "la démence".
Certes, je me croirais fou, absolument fou, si je n'étais conscient, si
je ne connaissais parfaitement mon état, si je ne le sondais en
l'analysant avec une complète lucidité. Je ne serais donc, en somme,
qu'un halluciné raisonnant. Un trouble inconnu se serait produit dans
mon cerveau, un de ces troubles qu'essaient de noter et de préciser
aujourd'hui les physiologistes ; et ce trouble aurait déterminé dans
mon esprit, dans l'ordre et la logique de mes idées, une crevasse
profonde. Des phénomènes semblables ont lieu dans le rêve qui nous
promène à travers les fantasmagories les plus invraisemblables, sans
que nous en soyons surpris, parce que l'appareil vérificateur, parce
que le sens du contrôle est endormi ; tandis que la faculté imaginative
veille et travaille. Ne se peut-il pas qu'une des imperceptibles
touches du clavier cérébral se trouve paralysée chez moi ? Des hommes,
à la suite d'accidents, perdent la mémoire des noms propres ou des
verbes ou des chiffres, ou seulement des dates. Les localisations de
toutes les parcelles de la pensée sont aujourd'hui prouvées. Or, quoi
d'étonnant à ce que ma faculté de contrôler l'irréalité de certaines
hallucinations, se trouve engourdie chez moi en ce moment !
Je songeais à tout cela en suivant le bord de l'eau. Le soleil couvrait
de clarté la rivière, faisait la terre délicieuse, emplissait mon
regard d'amour pour la vie, pour les hirondelles, dont l'agilité est
une joie de mes yeux, pour les herbes de la rive dont le frémissement
est un bonheur de mes oreilles.
Peu à peu, cependant, un malaise inexplicable me pénétrait. Une force,
me semblait-il, une force occulte m'engourdissait, m'arrêtait,
m'empêchait d'aller plus loin, me rappelait en arrière. J'éprouvais ce
besoin douloureux de rentrer qui vous oppresse, quand on a laissé au
logis un malade aimé, et que le pressentiment vous saisit d'une
aggravation de son mal.
Donc, je revins malgré moi, sûr que j'allais trouver, dans ma maison,
une mauvaise nouvelle, une lettre ou une dépêche. Il n'y avait rien ;
et je demeurai plus surpris et plus inquiet que si j'avais eu de
nouveau quelque vision fantastique.
8 août. - J'ai passé hier une affreuse soirée. Il ne se manifeste plus,
mais je le sens près de moi, m'épiant, me regardant, me pénétrant, me
dominant et plus redoutable, en se cachant ainsi, que s'il signalait
par des phénomènes surnaturels sa présence invisible et constante.
J'ai dormi, pourtant.
9 août - Rien, mais j'ai peur.
10 août. - Rien ; qu'arrivera-t-il demain ?
11 août. - Toujours rien ; je ne puis plus rester chez moi avec cette
crainte et cette pensée entrées en mon âme ; je vais partir.
12 août, 10 heures du soir. - Tout le jour j'ai voulu m'en aller ; je
n'ai pas pu. J'ai voulu accomplir cet acte de liberté si facile, si
simple, - sortir - monter dans ma voiture pour gagner Rouen - je n'ai
pas pu. Pourquoi ?
13 août. - Quand on est atteint par certaines maladies, tous les
ressorts de l'être physique semblent brisés, toutes les énergies
anéanties, tous les muscles relâchés, les os devenus mous comme la
chair et la chair liquide comme de l'eau. J'éprouve cela dans mon être
moral d'une façon étrange et désolante. Je n'ai plus aucune force,
aucun courage, aucune domination sur moi aucun pouvoir même de mettre
en mouvement ma volonté. Je ne peux plus vouloir ; mais quelqu'un veut
pour moi ; et j'obéis.
14 août. - Je suis perdu ! Quelqu'un possède mon âme et la gouverne !
quelqu'un ordonne tous mes actes, tous mes mouvements, toutes mes
pensées. Je ne suis plus rien en moi, rien qu'un spectateur esclave et
terrifié de toutes les choses que j'accomplis. Je désire sortir. Je ne
peux pas. Il ne veut pas ; et je reste, éperdu, tremblant, dans le
fauteuil où il me tient assis. Je désire seulement me lever, me
soulever, afin de me croire maître de moi. Je ne peux pas ! Je suis
rivé à mon siège et mon siège adhère au sol, de telle sorte qu'aucune
force ne nous soulèverait.
Puis, tout d'un coup, il faut, il faut, il faut que j'aille au fond de
mon jardin cueillir des fraises et les manger. Et j'y vais. Je cueille
des fraises et je les mange ! Oh ! mon Dieu ! Mon Dieu ! Mon Dieu !
Est-il un Dieu ? S'il en est un, délivrez-moi, sauvez-moi !
secourez-moi ! Pardon ! Pitié ! Grâce ! Sauvez-moi ! Oh ! quelle
souffrance ! quelle torture ! quelle horreur !
15 août. - Certes, voilà comment était possédée et dominée ma pauvre
cousine, quand elle est venue m'emprunter cinq mille francs. Elle
subissait un vouloir étranger entré en elle, comme une autre âme, comme
une autre âme parasite et dominatrice. Est-ce que le monde va finir ?
Mais celui qui me gouverne, quel est-il, cet invisible ? cet
inconnaissable, ce rôdeur d'une race surnaturelle ?
Donc les Invisibles existent ! Alors, comment depuis l'origine du monde
ne se sont-ils pas encore manifestés d'une façon précise comme ils le
font pour moi ? Je n'ai jamais rien lu qui ressemble à ce qui s'est
passé dans ma demeure. Oh ! si je pouvais la quitter, si je pouvais
m'en aller, fuir et ne pas revenir. Je serais sauvé, mais je ne peux
pas.
16 août. - J'ai pu m'échapper aujourd'hui pendant deux heures, comme un
prisonnier qui trouve ouverte, par hasard, la porte de son cachot. J'ai
senti que j'étais libre tout à coup et qu'il était loin. J'ai ordonné
d'atteler bien vite et j'ai gagné Rouen. Oh ! quelle joie de pouvoir
dire à un homme qui obéit : "Allez à Rouen !"
Je me suis fait arrêter devant la bibliothèque et j'ai prié qu'on me
prêtât le grand traité du docteur Hermann Herestauss sur les habitants
inconnus du monde antique et moderne.
Puis, au moment de remonter dans mon coupé, j'ai voulu dire : "A la
gare !" et j'ai crié, - je n'ai pas dit, j'ai crié - d'une voix si
forte que les passants se sont retournés : "A la maison", et je suis
tombé, affolé d'angoisse, sur le coussin de ma voiture. Il m'avait
retrouvé et repris.
17 août. - Quelle nuit ! quelle nuit ! Et pourtant il me semble que je
devrais me réjouir. Jusqu'à une heure du matin, j'ai lu ! Hermann
Herestauss, docteur en philosophie et en théogonie, a écrit l'histoire
et les manifestations de tous les êtres invisibles rôdant autour de
l'homme ou rêvés par lui. Il décrit leurs origines, leur domaine, leur
puissance. Mais aucun d'eux ne ressemble à celui qui me hante. On
dirait que l'homme, depuis qu'il pense, a pressenti et redouté un être
nouveau, plus fort que lui, son successeur en ce monde, et que, le
sentant proche et ne pouvant prévoir la nature de ce maître, il a créé,
dans sa terreur, tout le peuple fantastique des êtres occultes, fantôme
vagues nés de la peur.
Donc, ayant lu jusqu'à une heure du matin, j'ai été m'asseoir ensuite
auprès de ma fenêtre ouverte pour rafraîchir mon front et ma pensée au
vent calme de l'obscurité.
Il faisait bon, il faisait tiède ! Comme j'aurais aimé cette nuit-là
autrefois !
Pas de lune. Les étoiles avaient au fond du ciel noir des
scintillements frémissants. Qui habite ces mondes ? Quelles formes,
quels vivants, quels animaux, quelles plantes sont là-bas ? Ceux qui
pensent dans ces univers lointains, que savent-ils plus que nous ? Que
peuvent-ils plus que nous ? Que voient-ils que nous ne connaissons
point ? Un d'eux, un jour ou l'autre, traversant l'espace,
n'apparaîtra-t-il pas sur notre terre pour la conquérir, comme les
Normands jadis traversaient la mer pour asservir des peuples plus
faibles ?
Nous sommes si infirmes, si désarmés, si ignorants, si petits, nous
autres, sur ce grain de boue qui tourne délayé dans une goutte d'eau.
Je m'assoupis en rêvant ainsi au vent frais du soir.
Or, ayant dormi environ quarante minutes, je rouvris les yeux sans
faire un mouvement, réveillé par je ne sais quelle émotion confuse et
bizarre.
Je ne vis rien d'abord, puis, tout à coup, il me sembla qu'une page du
livre resté ouvert sur ma table venait de tourner toute seule. Aucun
souffle d'air n'était entré par ma fenêtre. Je fus surpris et
j'attendis. Au bout de quatre minutes environ, je vis, je vis, oui, je
vis de mes yeux une autre page se soulever et se rabattre sur la
précédente, comme si un doigt l'eût feuilletée. Mon fauteuil était
vide, semblait vide ; mais je compris qu'il était là, lui, assis à ma
place, et qu'il lisait. D'un bond furieux, d'un bond de bête révoltée,
qui va éventrer son dompteur, je traversai ma chambre pour le saisir,
pour l'étreindre, pour le tuer !... Mais mon siège, avant que je
l'eusse atteint, se renversa comme si on eût fui devant moi... ma table
oscilla, ma lampe tomba et s'éteignit, et ma fenêtre se ferma comme si
un malfaiteur surpris se fût élancé dans la nuit, en prenant à pleines
mains les battants.
Donc, il s'était sauvé ; il avait eu peur, peur de moi, lui !
Alors... alors... demain... ou après..., ou un jour quelconque, je
pourrai donc le tenir sous mes poings, et l'écraser contre le sol !
Est-ce que les chiens, quelquefois, ne mordent point et n'étranglent
pas leurs maîtres ?
18 août. - J'ai songé toute la journée. Oh ! oui je vais lui obéir,
suivre ses impulsions, accomplir toutes ses volontés, me faire humble,
soumis lâche. Il est le plus fort. Mais une heure viendra...
19 août. - Je sais... je sais... je sais tout ! Je viens de lire ceci
dans la *Revue du Monde scientifique* : "Une nouvelle assez curieuse
nous arrive de Rio de Janeiro. Une folie, une épidémie de folie,
comparable aux démences contagieuses qui atteignirent les peuples
d'Europe au moyen âge, sévit en ce moment dans la province de
San-Paulo. Les habitants éperdus quittent leurs maisons, désertent
leurs villages, abandonnent leurs cultures, se disant poursuivis,
possédés, gouvernés comme un bétail humain par des êtres invisibles
bien que tangibles, des sortes de vampires qui se nourrissent de leur
vie, pendant leur sommeil, et qui boivent en outre de l'eau et du lait
sans paraître toucher à aucun autre aliment.
"M. le professeur Don Pedro Henriquez, accompagné de plusieurs savants
médecins, est parti pour la province de San-Paulo afin d'étudier sur
place les origines et les manifestations de cette surprenante folie, et
de proposer à l'Empereur les mesures qui lui paraîtront le plus propres
à rappeler à la raison ces populations en délire."
Ah ! Ah ! je me rappelle, je me rappelle le beau trois-mâts brésilien
qui passa sous mes fenêtres en remontant la Seine, le 8 mai dernier !
Je le trouvais si joli, si blanc, si gai ! L'Etre était dessus, venant
de là-bas, où sa race est née ! Et il m'a vu ! Il a vu ma demeure
blanche aussi ; et il a sauté du navire sur la rive. Oh ! mon Dieu !
A présent, je sais, je devine. Le règne de l'homme est fini.
Il est venu, Celui que redoutaient les premières terreurs des peuples
naïfs, Celui qu'exorcisaient les prêtres inquiets, que les sorciers
évoquaient par les nuits sombres, sans le voir apparaître encore, à qui
les pressentiments des maîtres passagers du monde prêtèrent toutes les
formes monstrueuses ou gracieuses des gnomes, des esprits, des génies,
des fées, des farfadets. Après les grossières conceptions de
l'épouvante primitive, des hommes plus perspicaces l'ont pressenti plus
clairement. Mesmer l'avait deviné et les médecins, depuis dix ans déjà,
ont découvert, d'une façon précise, la nature de sa puissance avant
qu'il l'eût exercée lui-même. Ils ont joué avec cette arme du Seigneur
nouveau, la domination d'un mystérieux vouloir sur l'âme humaine
devenue esclave. Ils ont appelé cela magnétisme, hypnotisme,
suggestion... que sais-je ? Je le ai vus s'amuser comme des enfants
imprudents avec cette horrible puissance ! Malheur à nous ! Malheur à
l'homme ! Il est venu, le... le... comment se nomme-t-il... le... il me
semble qu'il me crie son nom, et je ne l'entends pas... le... oui... il
le crie... J'écoute... je ne peux pas... répète... le... Horla... J'ai
entendu... le Horla... c'est lui... le Horla... il est venu !...
Ah ! le vautour a mangé la colombe ; le loup a mangé le mouton ; le
lion a dévoré le buffle aux cornes aiguës ; l'homme a tué le lion avec
la flèche, avec le glaive, avec la poudre ; mais le Horla va faire de
l'homme ce que nous avons fait du cheval et du boeuf : sa chose, son
serviteur et sa nourriture, par la seule puissance de sa volonté.
Malheur à nous !
Pourtant, l'animal, quelquefois, se révolte et tue celui qui l'a
dompté... moi aussi je veux... je pourrai... mais il faut le connaître,
le toucher, le voir ! Les savants disent que l'oeil de la bête,
différent du nôtre, ne distingue point comme le nôtre... Et mon oeil à
moi ne peut distinguer le nouveau venu qui m'opprime.
Pourquoi ? Oh ! je me rappelle à présent les paroles du moine du mont
Saint-Michel : "Est-ce que nous voyons la cent millième partie de ce
qui existe ? Tenez, voici le vent qui est la plus grande force de la
nature, qui renverse les hommes, abat les édifices, déracine les
arbres, soulève la mer en montagnes d'eau, détruit les falaises et
jette aux brisants les grands navires, le vent qui tue, qui siffle, qui
gémit, qui mugit, l'avez-vous vu et pouvez-vous le voir ! Il existe
pourtant !"
Et je songeais encore : mon oeil est si faible, si imparfait, qu'il ne
distingue même point les corps durs, s'ils sont transparents comme le
verre !... Qu'une glace sans tain barre mon chemin, il me jette dessus
comme l'oiseau entré dans une chambre se casse la tête aux vitres.
Mille choses en outre le trompent et l'égarent ? Quoi d'étonnant,
alors, à ce qu'il ne sache point apercevoir un corps nouveau que la
lumière traverse.
Un être nouveau ! pourquoi pas ? Il devait venir assurément ! pourquoi
serions-nous les derniers ! Nous ne le distinguons point, ainsi que
tous les autres créés avant nous ? C'est que sa nature est plus
parfaite, son corps plus fin et plus fini que le nôtre, que le nôtre si
faible, si maladroitement conçu, encombré d'organes toujours fatigués,
toujours forcés comme des ressorts trop complexes, que le nôtre, qui
vit comme une plante et comme une bête, en se nourrissant péniblement
d'air, d'herbe et de viande, machine animale en proie aux maladies, aux
déformations, aux putréfactions, poussive, mal réglée, naïve et
bizarre, ingénieusement mal faite, oeuvre grossière et délicate,
ébauche d'être qui pourrait devenir intelligent et superbe.
Nous sommes quelques-uns, si peu sur ce monde, depuis l'huître jusqu'à
l'homme. Pourquoi pas un de plus, une fois accomplie la période qui
sépare les apparitions successives de toutes les espèces diverses ?
Pourquoi pas un de plus ? Pourquoi pas aussi d'autres arbres aux fleurs
immenses, éclatantes et parfumant des régions entières ? Pourquoi pas
d'autres éléments que le feu, l'air, la terre et l'eau ? - Ils sont
quatre, rien que quatre, ces pères nourriciers des êtres ! Quelle pitié
! Pourquoi ne sont-ils pas quarante, quatre cents, quatre mille ! Comme
tout est pauvre, mesquin, misérable ! avarement donné, sèchement
inventé, lourdement fait ! Ah ! l'éléphant, l'hippopotame, que de grâce
! le chameau, que d'élégance !
Mais direz-vous, le papillon ! une fleur qui vole ! J'en rêve un qui
serait grand comme cent univers, avec des ailes dont je ne puis même
exprimer la forme, la beauté, la couleur et le mouvement. Mais je le
vois... il va d'étoile en étoile, les rafraîchissant et les embaumant
au souffle harmonieux et léger de sa course !... Et les peuples de
là-haut le regardent passer, extasiés et ravis !
.......................................................................
Qu'ai-je donc ? C'est lui, lui, le Horla, qui me hante, qui me fait
penser ces folies ! Il est en moi, il devient mon âme ; je le tuerai !
19 août. - Je le tuerai. Je l'ai vu ! je me suis assis hier soir, à ma
table ; et je fis semblant d'écrire avec une grande attention. Je
savais bien qu'il viendrait rôder autour de moi, tout près, si près que
je pourrais peut-être le toucher, le saisir ? Et alors !... alors,
j'aurais la force des désespérés ; j'aurais mes mains, mes genoux, ma
poitrine, mon front, mes dents pour l'étrangler, l'écraser, le mordre,
le déchirer.
Et je le guettais avec tous mes organes surexcités.
J'avais allumé mes deux lampes et les huit bougies de ma cheminée,
comme si j'eusse pu, dans cette clarté, le découvrir.
En face de moi, mon lit, un vieux lit de chêne à colonnes ; à droite,
ma cheminée ; à gauche, ma porte fermée avec soin, après l'avoir
laissée longtemps ouverte, afin de l'attirer ; derrière moi, une très
haute armoire à glace, qui me servait chaque jour pour me raser, pour
m'habiller, et où j'avais coutume de me regarder, de la tête aux pieds,
chaque fois que je passais devant.
Donc, je faisais semblant d'écrire, pour le tromper, car il m'épiait
lui aussi ; et soudain, je sentis, je fus certain qu'il lisait
par-dessus mon épaule, qu'il était là, frôlant mon oreille.
Je me dressai, les mains tendues, en me tournant si vite que je faillis
tomber. Eh bien ?... on y voyait comme en plein jour, et je ne me vis
pas dans ma glace !... Elle était vide, claire, profonde, pleine de
lumière ! Mon image n'était pas dedans... et j'étais en face, moi ! Je
voyais le grand verre limpide du haut en bas. Et je regardais cela avec
des yeux affolés ; et je n'osais plus avancer, je n'osais plus faire un
mouvement, sentant bien pourtant qu'il était là, mais qu'il
m'échapperait encore, lui dont le corps imperceptible avait dévoré mon
reflet.
Comme j'eus peur ! Puis voilà que tout à coup je commençai à
m'apercevoir dans une brume, au fond du miroir, dans une brume comme à
travers une nappe d'eau ; et il me semblait que cette eau glissait de
gauche à droite, lentement, rendant plus précise mon image, de seconde
en seconde. C'était comme la fin d'une éclipse. Ce qui me cachait ne
paraissait point posséder de contours nettement arrêtés, mais une sorte
de transparence opaque, s'éclaircissant peu à peu.
Je pus enfin me distinguer complètement, ainsi que je le fais chaque
jour en me regardant.
Je l'avais vu ! L'épouvante m'en est restée, qui me fait encore
frissonner.
20 août. - Le tuer, comment ? puisque je ne peux l'atteindre ? Le
poison ? mais il me verrait le mêler à l'eau ; et nos poisons,
d'ailleurs, auraient-ils un effet sur son corps imperceptible ? Non...
non... sans aucun doute... Alors ?... alors ?...
21 août. - J'ai fait venir un serrurier de Rouen et lui ai commandé
pour ma chambre des persiennes de fer, comme en ont, à Paris, certains
hôtels particuliers, au rez-de-chaussée, par crainte des voleurs. Il me
fera, en outre, une porte pareille. Je me suis donné pour un poltron,
mais je m'en moque !...
.......................................................................
10 septembre. - Rouen, hôtel Continental. C'est fait... c'est fait...
mais est-il mort ? J'ai l'âme bouleversée de ce que j'ai vu.
Hier donc, le serrurier ayant posé ma persienne et ma porte de fer,
j'ai laissé tout ouvert, jusqu'à minuit, bien qu'il commencât à faire
froid.
Tout à coup, j'ai senti qu'il était là, et une joie, une joie folle m'a
saisi. Je me suis levé lentement, et j'ai marché à droite, à gauche,
longtemps pour qu'il ne devinât rien ; puis j'ai ôté mes bottines et
mis mes savates avec négligence ; puis j'ai fermé ma persienne de fer,
et revenant à pas tranquilles vers la porte, j'ai fermé la porte aussi
à double tour. Retournant alors vers la fenêtre, je la fixai par un
cadenas, dont je mis la clef dans ma poche.
Tout à coup, je compris qu'il s'agitait autour de moi, qu'il avait peur
à son tour, qu'il m'ordonnait de lui ouvrir. Je faillis céder ; je ne
cédai pas, mais m'adossant à la porte, je l'entrebâillai, tout juste
assez pour passer, moi, à reculons ; et comme je suis très grand ma
tête touchait au linteau. J'étais sûr qu'il n'avait pu s'échapper et je
l'enfermai, tout seul, tout seul. Quelle joie ! Je le tenais ! Alors,
je descendis, en courant ; je pris dans mon salon, sous ma chambre, mes
deux lampes et je renversai toute l'huile sur le tapis, sur les
meubles, partout ; puis j'y mis le feu, et je me sauvai, après avoir
bien refermé, à double tour, la grande porte d'entrée. Et j'allai me
cacher au fond de mon jardin, dans un massif de lauriers. Comme ce fut
long ! comme ce fut long ! Tout était noir, muet, immobile ; pas un
souffle d'air, pas une étoile, des montagnes de nuages qu'on ne voyait
point, mais qui pesaient sur mon âme si lourds, si lourds.
Je regardais ma maison, et j'attendais. Comme ce fut long ! Je croyais
déjà que le feu s'était éteint tout seul, ou qu'il l'avait éteint, Lui,
quand une des fenêtres d'en bas creva sous la poussée de l'incendie, et
une flamme, une grande flamme rouge et jaune, longue, molle,
caressante, monta le long du mur blanc et le baisa jusqu'au toit. Une
lueur courut dans les arbres, dans les branches, dans les feuilles, et
un frisson, un frisson de peur aussi. Les oiseaux se réveillaient ; un
chien se mit à hurler ; il me sembla que le jour se levait ! Deux
autres fenêtres éclatèrent aussitôt, et je vis que tout le bas de ma
demeure n'était plus qu'un effrayant brasier. Mais un cri, un cri
horrible, suraigu, déchirant, un cri de femme passa dans la nuit, et
deux mansardes s'ouvrirent ! J'avais oublié mes domestiques ! Je vis
leurs faces affolées, et leurs bras qui s'agitaient !...
Alors, éperdu d'horreur, je me mis à courir vers le village en hurlant :
"Au secours ! au secours ! au feu ! au feu !" Je rencontrai des gens
qui s'en venaient déjà et je retournai avec eux, pour voir.
La maison, maintenant, n'était plus qu'un bûcher horrible et
magnifique, un bûcher monstrueux, éclairant toute la terre, un bûcher
où brûlaient des hommes, et où il brûlait aussi, Lui, Lui, mon
prisonnier, l'Etre nouveau, le nouveau maître, le Horla !
Soudain le toit tout entier s'engloutit entre les murs et un volcan de
flammes jaillit jusqu'au ciel. Par toutes les fenêtres ouvertes sur la
fournaise, je voyais la cuve de feu, et je pensais qu'il était là, dans
ce four, mort...
"Mort ? Peut-être ?... Son corps ? son corps que le jour traversait
n'était-il pas indestructible par les moyens qui tuent les nôtres ?
"S'il n'était pas mort ?... seul peut-être le temps a prise sur l'Etre
Invisible et Redoutable. Pourquoi ce corps transparent, ce corps
inconnaissable, ce corps d'Esprit, s'il devait craindre, lui aussi, les
maux, les blessures, les infirmités, la destruction prématurée ?
"La destruction prématurée ? toute l'épouvante humaine vient d'elle !
Après l'homme, le Horla. - Après celui qui peut mourir tous les jours,
à toutes les heures, à toutes les minutes, par tous les accidents, est
venu celui qui ne doit mourir qu'à son jour, à son heure, à sa minute,
parce qu'il a touché la limite de son existence !
"Non... non... sans aucun doute, sans aucun doute... il n'est pas
mort... Alors... alors... il va donc falloir que je me tue, moi !..."
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FIN DU TEXTE "Le Horla" (HORLA10.TXT).
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