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Text File  |  1994-10-09  |  57KB  |  1,147 lines

  1. Version 10 : 9 octobre 1994.    Texte original.
  2.  
  3. -----------------------------------------------------------------------
  4.  
  5. TITRE  : "Le Horla"
  6. GENRE  : nouvelle
  7. DATE   : 1887.
  8. AUTEUR : Guy de Maupassant (1850-1893).
  9.  
  10. -----------------------------------------------------------------------
  11.  
  12. Texte intégral.
  13.  
  14. TRANSCRIPTION ETABLIE LE : 9 octobre 1994
  15.                      PAR : Joël Surcouf (joel.surcouf@Top50.fdn.org)
  16.  
  17. ------------------------------------------------
  18.  
  19. EDITION
  20.  
  21. Les mots en italiques du texte original - à l'exception des indications
  22. de dates ("30 juillet", "2 août", etc.) - sont placés ici entre des
  23. astériques.
  24.  
  25. Les lignes ont en principe une longueur de 71 caractères.
  26.  
  27. -----------------------------------------------------------------------
  28.  
  29. Ce fichier contenant la nouvelle "Le Horla" de Guy de Maupassant,
  30. appelé "HORLA10.TXT", est compacté et diffusé sous le nom de
  31. HORLA10.ZIP". Cette version porte le numéro "10" : si des versions
  32. modifiées venaient à être ultérieurement diffusées, il serait bon
  33. qu'elles soient successivement numérotées "11", 12", etc.
  34.  
  35. L'élaboration de ce texte a été inspirée par les objectifs du Projet
  36. Gutenberg, qui se propose de diffuser aussi largement que possible des
  37. oeuvres littéraires du domaine public sous forme d'"etextes" (ou
  38. "textes électroniques") pouvant être lus à la fois par des yeux humains
  39. et par des ordinateurs.
  40.  
  41. On trouvera notamment sur le BBS THE DATA ZONE les fichiers exposant
  42. les principes du Projet Gutenberg ; ce serveur propose également
  43. quelques-uns des textes anglais diffusés par les auteurs de ce grand
  44. projet.
  45.  
  46. Pour m'adresser des critiques ou des suggestions, pour échanger des
  47. informations, ou pour me signaler d'éventuelles erreurs, ne pas hésiter
  48. à me joindre à l'adresse Internet suivante :
  49.  
  50.                        joel.surcouf@Top50.fdn.org
  51.  
  52. On peut également me trouver sur les serveurs suivants :
  53.  
  54.        MODULA        (16 1) 4043 0124
  55.        THE DATA ZONE (16 1) 3963 3662
  56.  
  57.  
  58.  
  59. ***********************************************************************
  60. DEBUT DU TEXTE "Le Horla" (HORLA10.TXT).
  61. ***********************************************************************
  62.  
  63.                               LE H O R L A
  64.                          par Guy de Maupassant
  65.                                  (1887)
  66.  
  67. .......................................................................
  68.  
  69. 8 mai. - Quelle journée admirable ! J'ai passé toute la matinée étendu
  70. sur l'herbe, devant ma maison, sous l'énorme platane qui la couvre,
  71. l'abrite et l'ombrage tout entière. J'aime ce pays, et j'aime y vivre
  72. parce que j'y ai mes racines, ces profondes et délicates racines, qui
  73. attachent un homme à la terre où sont nés et morts ses aïeux, qui
  74. l'attachent à ce qu'on pense et à ce qu'on mange, aux usages comme aux
  75. nourritures, aux locutions locales, aux intonations des paysans, aux
  76. odeurs du sol, des villages et de l'air lui-même.
  77.  
  78. J'aime ma maison où j'ai grandi. De mes fenêtres, je vois la Seine qui
  79. coule, le long de mon jardin, derrière la route, presque chez moi, la
  80. grande et large Seine qui va de Rouen au Havre, couverte de bateaux qui
  81. passent.
  82.  
  83. A gauche, là-bas, Rouen, la vaste ville aux toits bleus, sous le peuple
  84. pointu des clochers gothiques. Ils sont innombrables, frêles ou larges,
  85. dominés par la flèche de fonte de la cathédrale, et pleins de cloches
  86. qui sonnent dans l'air bleu des belles matinées, jetant jusqu'à moi
  87. leur doux et lointain bourdonnement de fer, leur chant d'airain que la
  88. brise m'apporte, tantôt plus fort et tantôt plus affaibli, suivant
  89. qu'elle s'éveille ou s'assoupit.
  90.  
  91. Comme il faisait bon ce matin !
  92.  
  93. Vers onze heures, un long convoi de navires, traînés par un remorqueur,
  94. gros comme une mouche, et qui râlait de peine en vomissant une fumée
  95. épaisse, défila devant ma grille.
  96.  
  97. Après deux goélettes anglaises, dont le pavillon rouge ondoyait sur le
  98. ciel, venait un superbe trois-mâts brésilien, tout blanc, admirablement
  99. propre et luisant. Je le saluai, je ne sais pourquoi, tant ce navire me
  100. fit plaisir à voir.
  101.  
  102. 12 mai. - J'ai un peu de fièvre depuis quelques jours ; je me sens
  103. souffrant, ou plutôt je me sens triste.
  104.  
  105. D'où viennent ces influences mystérieuses qui changent en découragement
  106. notre bonheur et notre confiance en détresse ? On dirait que l'air,
  107. l'air invisible est plein d'inconnaissables Puissances, dont nous
  108. subissons les voisinages mystérieux. Je m'éveille plein de gaieté, avec
  109. des envies de chanter dans la gorge. - Pourquoi ? - Je descends le long
  110. de l'eau ; et soudain, après une courte promenade, je rentre désolé,
  111. comme si quelque malheur m'attendait chez moi. - Pourquoi ? - Est-ce un
  112. frisson de froid qui, frôlant ma peau, a ébranlé mes nerfs et assombri
  113. mon âme ? Est-ce la forme des nuages, ou la couleur du jour, la couleur
  114. des choses, si variable, qui, passant par mes yeux, a troublé ma pensée
  115. ? Sait-on ? Tout ce qui nous entoure, tout ce que nous voyons sans le
  116. regarder, tout ce que nous frôlons sans le connaître, tout ce que nous
  117. touchons sans le palper, tout ce que nous rencontrons sans le
  118. distinguer, a sur nous, sur nos organes et, par eux, sur nos idées, sur
  119. notre coeur lui-même, des effets rapides, surprenants et inexplicables.
  120.  
  121. Comme il est profond, ce mystère de l'Invisible ! Nous ne le pouvons
  122. sonder avec nos sens misérables, avec nos yeux qui ne savent apercevoir
  123. ni le trop petit, ni le trop grand, ni le trop près, ni le trop loin,
  124. ni les habitants d'une étoile, ni les habitants d'une goutte d'eau...
  125. avec nos oreilles qui nous trompent, car elles nous transmettent les
  126. vibrations de l'air en notes sonores. Elles sont des fées qui font ce
  127. miracle de changer en bruit ce mouvement et par cette métamorphose
  128. donnent naissance à la musique, qui rend chantante l'agitation muette
  129. de la nature... avec notre odorat, plus faible que celui du chien...
  130. avec notre goût, qui peut à peine discerner l'âge d'un vin !
  131.  
  132. Ah ! si nous avions d'autres organes qui accompliraient en notre faveur
  133. d'autres miracles, que de choses nous pourrions découvrir encore autour
  134. de nous !
  135.  
  136. 16 mai. - Je suis malade, décidément ! Je me portais si bien le mois
  137. dernier ! J'ai la fièvre, une fièvre atroce, ou plutôt un énervement
  138. fiévreux, qui rend mon âme aussi souffrante que mon corps ! J'ai sans
  139. cesse cette sensation affreuse d'un danger menaçant, cette appréhension
  140. d'un malheur qui vient ou de la mort qui approche, ce pressentiment qui
  141. est sans doute l'atteinte d'un mal encore inconnu, germant dans le sang
  142. et dans la chair.
  143.  
  144. 18 mai. - Je viens d'aller consulter un médecin, car je ne pouvais plus
  145. dormir. Il m'a trouvé le pouls rapide, l'oeil dilaté, les nerfs
  146. vibrants, mais sans aucun symptôme alarmant. Je dois me soumettre aux
  147. douches et boire du bromure de potassium.
  148.  
  149. 25 mai. - Aucun changement ! Mon état, vraiment, est bizarre. A mesure
  150. qu'approche le soir, une inquiétude incompréhensible m'envahit, comme
  151. si la nuit cachait pour moi une menace terrible. Je dîne vite, puis
  152. j'essaie de lire ; mais je ne comprends pas les mots ; je distingue à
  153. peine les lettres. Je marche alors dans mon salon de long en large,
  154. sous l'oppression d'une crainte confuse et irrésistible, la crainte du
  155. sommeil et la crainte du lit.
  156.  
  157. Vers dix heures, je monte dans ma chambre. A peine entré, je donne deux
  158. tours de clef, et je pousse les verrous ; j'ai peur... de quoi ?... Je
  159. ne redoutais rien jusqu'ici... j'ouvre mes armoires, je regarde sous
  160. mon lit ; j'écoute... j'écoute... quoi ?... Est-ce étrange qu'un simple
  161. malaise, un trouble de la circulation peut-être, l'irritation d'un
  162. filet nerveux, un peu de congestion, une toute petite perturbation dans
  163. le fonctionnement si imparfait et si délicat de notre machine vivante,
  164. puisse faire un mélancolique du plus joyeux des hommes, et un poltron
  165. du plus brave ? Puis, je me couche, et j'attends le sommeil comme on
  166. attendrait le bourreau. Je l'attends avec l'épouvante de sa venue, et
  167. mon coeur bat, et mes jambes frémissent ; et tout mon corps tressaille
  168. dans la chaleur des draps, jusqu'au moment où je tombe tout à coup dans
  169. le repos, comme on tomberait pour s'y noyer, dans un gouffre d'eau
  170. stagnante. Je ne le sens pas venir, comme autrefois, ce sommeil
  171. perfide, caché près de moi, qui me guette, qui va me saisir par la
  172. tête, me fermer les yeux, m'anéantir.
  173.  
  174. Je dors - longtemps - deux ou trois heures - puis un rêve - non - un
  175. cauchemar m'étreint. Je sens bien que je suis couché et que je dors...
  176. je le sens et je le sais... et je sens aussi que quelqu'un s'approche
  177. de moi, me regarde, me palpe, monte sur mon lit, s'agenouille sur ma
  178. poitrine, me prend le cou entre ses mains et serre... serre... de toute
  179. sa force pour m'étrangler.
  180.  
  181. Moi, je me débats, lié par cette impuissance atroce, qui nous paralyse
  182. dans les songes ; je veux crier, - je ne peux pas ; - je veux remuer, -
  183. je ne peux pas ; - j'essaie, avec des efforts affreux, en haletant, de
  184. me tourner, de rejeter cet être qui m'écrase et qui m'étouffe, - je ne
  185. peux pas !
  186.  
  187. Et soudain, je m'éveille, affolé, couvert de sueur. J'allume une
  188. bougie. Je suis seul.
  189.  
  190. Après cette crise, qui se renouvelle toutes les nuits, je dors enfin,
  191. avec calme, jusqu'à l'aurore.
  192.  
  193. 2 juin. - Mon état s'est encore aggravé. Qu'ai-je donc ? Le bromure n'y
  194. fait rien ; les douches n'y font rien. Tantôt, pour fatiguer mon corps,
  195. si las pourtant, j'allai faire un tour dans la forêt de Roumare. Je
  196. crus d'abord que l'air frais, léger et doux, plein d'odeur d'herbes et
  197. de feuilles, me versait aux veines un sang nouveau, au coeur une
  198. énergie nouvelle. Je pris une grande avenue de chasse, puis je tournai
  199. vers La Bouille, par une allée étroite, entre deux armées d'arbres
  200. démesurément hauts qui mettaient un toit vert, épais, presque noir,
  201. entre le ciel et moi.
  202.  
  203. Un frisson me saisit soudain, non pas un frisson de froid, mais un
  204. étrange frisson d'angoisse.
  205.  
  206. Je hâtai le pas, inquiet d'être seul dans ce bois, apeuré sans raison,
  207. stupidement, par la profonde solitude. Tout à coup, il me sembla que
  208. j'étais suivi, qu'on marchait sur mes talons, tout près, à me toucher.
  209.  
  210. Je me retournai brusquement. J'étais seul. Je ne vis derrière moi que
  211. la droite et large allée vide, haute, redoutablement vide ; et de
  212. l'autre côté elle s'étendait aussi à perte de vue, toute pareille,
  213. effrayante.
  214.  
  215. Je fermai les yeux. Pourquoi ? Et je me mis à tourner sur un talon,
  216. très vite, comme une toupie. Je faillis tomber ; je rouvris les yeux ;
  217. les arbres dansaient, la terre flottait ; je dus m'asseoir. Puis, ah !
  218. je ne savais plus par où j'étais venu ! Bizarre idée ! Bizarre !
  219. Bizarre idée ! Je ne savais plus du tout. Je partis par le côté qui se
  220. trouvait à ma droite, et je revins dans l'avenue qui m'avait amené au
  221. milieu de la forêt.
  222.  
  223. 3 juin. - La nuit a été horrible. Je vais m'absenter pendant quelques
  224. semaines. Un petit voyage, sans doute, me remettra.
  225.  
  226. 2 juillet. - Je rentre. Je suis guéri. J'ai fait d'ailleurs une
  227. excursion charmante. J'ai visité le mont Saint-Michel que je ne
  228. connaissais pas.
  229.  
  230. Quelle vision, quand on arrive, comme moi, à Avranches, vers la fin du
  231. jour ! La ville est sur une colline ; et on me conduisit dans le jardin
  232. public, au bout de la cité. Je poussai un cri d'étonnement. Une baie
  233. démesurée s'étendait devant moi, à perte de vue, entre deux côtes
  234. écartées se perdant au loin dans les brumes ; et au milieu de cette
  235. immense baie jaune, sous un ciel d'or et de clarté, s'élevait sombre et
  236. pointu un mont étrange, au milieu des sables. Le soleil venait de
  237. disparaître, et sur l'horizon encore flamboyant se dessinait le profil
  238. de ce fantastique rocher qui porte sur son sommet un fantastique
  239. monument.
  240.  
  241. Dès l'aurore, j'allai vers lui. La mer était basse, comme la veille au
  242. soir, et je regardais se dresser devant moi, à mesure que j'approchais
  243. d'elle, la surprenante abbaye. Après plusieurs heures de marche,
  244. j'atteignis l'énorme bloc de pierre qui porte la petite cité dominée
  245. par la grande église. Ayant gravi la rue étroite et rapide, j'entrai
  246. dans la plus admirable demeure gothique construite pour Dieu sur la
  247. terre, vaste comme une ville, pleine de salles basses écrasées sous des
  248. voûtes et de hautes galeries que soutiennent de frêles colonnes.
  249. J'entrai dans ce gigantesque bijou de granit, aussi léger qu'une
  250. dentelle, couvert de tours, de sveltes clochetons, où montent des
  251. escaliers tordus, et qui lancent dans le ciel bleu des jours, dans le
  252. ciel noir des nuits, leurs têtes bizarres hérissées de chimères, de
  253. diables, de bêtes fantastiques, de fleurs monstrueuses, et reliés l'un
  254. à l'autre par de fines arches ouvragées.
  255.  
  256. Quand je fus sur le sommet, je dis au moine qui m'accompagnait : « Mon
  257. Père, comme vous devez être bien ici !"
  258.  
  259. Il répondit : "Il y a beaucoup de vent, monsieur" ; et nous nous mîmes
  260. à causer en regardant monter la mer, qui courait sur le sable et le
  261. couvrait d'une cuirasse d'acier.
  262.  
  263. Et le moine me conta des histoires, toutes les vieilles histoires de ce
  264. lieu, des légendes, toujours des légendes.
  265.  
  266. Une d'elles me frappa beaucoup. Les gens du pays, ceux du mont,
  267. prétendent qu'on entend parler la nuit dans les sables, puis qu'on
  268. entend bêler deux chèvres, l'une avec une voix forte, l'autre avec une
  269. voix faible. Les incrédules affirment que ce sont les cris des oiseaux
  270. de mer, qui ressemblent tantôt à des bêlements, et tantôt à des
  271. plaintes humaines ; mais les pêcheurs attardés jurent avoir rencontré,
  272. rôdant sur les dunes, entre deux marées, autour de la petite ville
  273. jetée ainsi loin du monde, un vieux berger, dont on ne voit jamais la
  274. tête couverte de son manteau, et qui conduit, en marchant devant eux,
  275. un bouc à figure d'homme et une chèvre à figure de femme, tous deux
  276. avec de longs cheveux blancs et parlant sans cesse, se querellant dans
  277. une langue inconnue, puis cessant soudain de crier pour bêler de toute
  278. leur force.
  279.  
  280. Je dis au moine : "Y croyez-vous ?" Il murmura : "Je ne sais pas."
  281.  
  282. Je repris : "S'il existait sur la terre d'autres êtres que nous,
  283. comment ne les connaîtrions-nous point depuis longtemps ; comment ne
  284. les auriez-vous pas vus, vous ? comment ne les aurais-je pas vus, moi ?"
  285.  
  286. Il répondit : "Est-ce que nous voyons la cent millième partie de ce qui
  287. existe ? Tenez, voici le vent, qui est la plus grande force de la
  288. nature, qui renverse les hommes, abat les édifices, déracine les
  289. arbres, soulève la mer en montagnes d'eau, détruit les falaises, et
  290. jette aux brisants les grands navires, le vent qui tue, qui siffle, qui
  291. gémit, qui mugit, - l'avez-vous vu, et pouvez-vous le voir ? Il existe,
  292. pourtant."
  293.  
  294. Je me tus devant ce simple raisonnement. Cet homme était un sage ou
  295. peut-être un sot. Je ne l'aurais pas pu affirmer au juste ; mais je me
  296. tus. Ce qu'il disait là, je l'avais pensé souvent.
  297.  
  298. 3 juillet. - J'ai mal dormi ; certes, il y a ici une influence
  299. fiévreuse, car mon cocher souffre du même mal que moi. En rentrant
  300. hier, j'avais remarqué sa pâleur singulière. Je lui demandai :
  301.  
  302. "Qu'est-ce que vous avez, Jean ?
  303. - J'ai que je ne peux plus me reposer, monsieur, ce sont mes nuits qui
  304. mangent mes jours. Depuis le départ de monsieur, cela me tient comme un
  305. sort."
  306.  
  307. Les autres domestiques vont bien cependant, mais j'ai grand-peur d'être
  308. repris, moi.
  309.  
  310. 4 juillet. - Décidément, je suis repris. Mes cauchemars anciens
  311. reviennent. Cette nuit, j'ai senti quelqu'un accroupi sur moi, et qui,
  312. sa bouche sur la mienne, buvait ma vie entre mes lèvres. Oui, il la
  313. puisait dans ma gorge, comme aurait fait une sangsue. Puis il s'est
  314. levé, repu, et moi je me suis réveillé, tellement meurtri, brisé,
  315. anéanti, que je ne pouvais plus remuer. Si cela continue encore
  316. quelques jours, je repartirai certainement.
  317.  
  318. 5 juillet. - Ai-je perdu la raison ? Ce qui s'est passé la nuit
  319. dernière est tellement étrange, que ma tête s'égare quand j'y songe !
  320.  
  321. Comme je le fais maintenant chaque soir, j'avais fermé ma porte à clef ;
  322. puis, ayant soif, je bus un demi-verre d'eau, et je remarquai par
  323. hasard que ma carafe était pleine jusqu'au bouchon de cristal.
  324.  
  325. Je me couchai ensuite et je tombai dans un de mes sommeils
  326. épouvantables, dont je fus tiré au bout de deux heures environ par une
  327. secousse plus affreuse encore.
  328.  
  329. Figurez-vous un homme qui dort, qu'on assassine, et qui se réveille,
  330. avec un couteau dans le poumon, et qui râle couvert de sang, et qui ne
  331. peut plus respirer, et qui va mourir, et qui ne comprend pas - voilà.
  332.  
  333. Ayant enfin reconquis ma raison, j'eus soif de nouveau ; j'allumai une
  334. bougie et j'allai vers la table où était posée ma carafe. Je la
  335. soulevai en la penchant sur mon verre ; rien ne coula. - Elle était
  336. vide ! Elle était vide complètement ! D'abord, je n'y compris rien ;
  337. puis, tout à coup, je ressentis une émotion si terrible, que je dus
  338. m'asseoir, ou plutôt, que je tombai sur une chaise ! puis, je me
  339. redressai d'un saut pour regarder autour de moi ! puis je me rassis,
  340. éperdu d'étonnement et de peur, devant le cristal transparent ! Je le
  341. contemplais avec des yeux fixes, cherchant à deviner. Mes mains
  342. tremblaient ! On avait donc bu cette eau ? Qui ? Moi ? moi, sans doute ?
  343. Ce ne pouvait être que moi ? Alors ; j'étais somnambule, je vivais,
  344. sans le savoir, de cette double vie mystérieuse qui fait douter s'il y
  345. a deux êtres en nous, ou si un être étranger, inconnaissable et
  346. invisible, anime, par moments, quand notre âme est engourdie, notre
  347. corps captif qui obéit à cet autre, comme à nous-mêmes, plus qu'à
  348. nous-mêmes.
  349.  
  350. Ah ! qui comprendra mon angoisse abominable ? Qui comprendra l'émotion
  351. d'un homme, sain d'esprit, bien éveillé, plein de raison et qui regarde
  352. épouvanté, à travers le verre d'une carafe, un peu d'eau disparue
  353. pendant qu'il a dormi ! Et je restai là jusqu'au jour, sans oser
  354. regagner mon lit.
  355.  
  356. 6 juillet. - Je deviens fou. On a encore bu toute ma carafe cette nuit ;
  357. - ou plutôt, je l'ai bue !
  358.  
  359. Mais, est-ce moi ? Est-ce moi ? Qui serait-ce ? Qui ? Oh ! mon Dieu !
  360. Je deviens fou ! Qui me sauvera ?
  361.  
  362. 10 juillet. - Je viens de faire des épreuves surprenantes.
  363.  
  364. Décidément, je suis fou ! Et pourtant !
  365.  
  366. Le 6 juillet, avant de me coucher, j'ai placé sur ma table du vin, du
  367. lait, de l'eau, du pain et des fraises.
  368.  
  369. On a bu - j'ai bu - toute l'eau, et un peu de lait. On n'a touché ni au
  370. vin, ni au pain, ni aux fraises.
  371.  
  372. Le 7 juillet, j'ai renouvelé la même épreuve, qui a donné le même
  373. résultat.
  374.  
  375. Le 8 juillet, j'ai supprimé l'eau et le lait. On n'a touché à rien.
  376.  
  377. Le 9 juillet enfin, j'ai remis sur ma table l'eau et le lait seulement,
  378. en ayant soin d'envelopper les carafes en des linges de mousseline
  379. blanche et de ficeler les bouchons. Puis, j'ai frotté mes lèvres, ma
  380. barbe, mes mains avec de la mine de plomb, et je me suis couché.
  381.  
  382. L'invincible sommeil m'a saisi, suivi bientôt de l'atroce réveil. Je
  383. n'avais point remué ; mes draps eux-mêmes ne portaient pas de taches.
  384. Je m'élançai vers ma table. Les linges enfermant les bouteilles étaient
  385. demeurés immaculés. Je déliai les cordons, en palpitant de crainte. On
  386. avait bu toute l'eau ! on avait bu tout le lait ! Ah ! mon Dieu !...
  387.  
  388. Je vais partir tout à l'heure pour Paris.
  389.  
  390. 12 juillet. - Paris. J'avais donc perdu la tête les jours derniers !
  391. J'ai dû être le jouet de mon imagination énervée, à moins que je ne
  392. sois vraiment somnambule, ou que j'aie subi une de ces influences
  393. constatées, mais inexplicables jusqu'ici, qu'on appelle suggestions. En
  394. tout cas, mon affolement touchait à la démence, et vingt-quatre heures
  395. de Paris ont suffi pour me remettre d'aplomb.
  396.  
  397. Hier, après des courses et des visites, qui m'ont fait passer dans
  398. l'âme de l'air nouveau et vivifiant, j'ai fini ma soirée au
  399. Théâtre-Français. On y jouait une pièce d'Alexandre Dumas fils ; et cet
  400. esprit alerte et puissant a achevé de me guérir. Certes, la solitude
  401. est dangereuse pour les intelligences qui travaillent. Il nous faut
  402. autour de nous, des hommes qui pensent et qui parlent. Quand nous
  403. sommes seuls longtemps, nous peuplons le vide de fantômes.
  404.  
  405. Je suis rentré à l'hôtel très gai, par les boulevards. Au coudoiement
  406. de la foule, je songeais, non sans ironie, à mes terreurs, à mes
  407. suppositions de l'autre semaine, car j'ai cru, oui, j'ai cru qu'un être
  408. invisible habitait sous mon toit. Comme notre tête est faible et
  409. s'effare, et s'égare vite, dès qu'un petit fait incompréhensible nous
  410. frappe !
  411.  
  412. Au lieu de conclure par ces simples mots : "Je ne comprends pas parce
  413. que la cause m'échappe", nous imaginons aussitôt des mystères
  414. effrayants et des puissances surnaturelles.
  415.  
  416. 14 juillet. - Fête de la République. Je me suis promené par les rues.
  417. Les pétards et les drapeaux m'amusaient comme un enfant. C'est pourtant
  418. fort bête d'être joyeux, à date fixe, par décret du gouvernement. Le
  419. peuple est un troupeau imbécile, tantôt stupidement patient et tantôt
  420. férocement révolté. On lui dit : "Amuse-toi." Il s'amuse. On lui dit :
  421. "Va te battre avec le voisin." Il va se battre. On lui dit : "Vote pour
  422. l'Empereur." Il vote pour l'Empereur. Puis, on lui dit : "Vote pour la
  423. République." Et il vote pour la République.
  424.  
  425. Ceux qui le dirigent sont aussi sots ; mais au lieu d'obéir à des
  426. hommes, ils obéissent à des principes, lesquels ne peuvent être que
  427. niais, stériles et faux, par cela même qu'ils sont des principes,
  428. c'est-à-dire des idées réputées certaines et immuables, en ce monde où
  429. l'on n'est sûr de rien, puisque la lumière est une illusion, puisque le
  430. bruit est une illusion.
  431.  
  432. 16 juillet. - J'ai vu hier des choses qui m'ont beaucoup troublé.
  433.  
  434. Je dînais chez ma cousine, Mme Sablé, dont le mari commande le 76e
  435. chasseurs à Limoges. Je me trouvais chez elle avec deux jeunes femmes,
  436. dont l'une a épousé un médecin, le docteur Parent, qui s'occupe
  437. beaucoup des maladies nerveuses et des manifestations extraordinaires
  438. auxquelles donnent lieu en ce moment les expériences sur l'hypnotisme
  439. et la suggestion.
  440.  
  441. Il nous raconta longtemps les résultats prodigieux obtenus par des
  442. savants anglais et par les médecins de l'école de Nancy.
  443.  
  444. Les faits qu'il avança me parurent tellement bizarres, que je me
  445. déclarai tout à fait incrédule.
  446.  
  447. "Nous sommes, affirmait-il, sur le point de découvrir un des plus
  448. importants secrets de la nature, je veux dire, un de ses plus
  449. importants secrets sur cette terre ; car elle en a certes d'autrement
  450. importants, là-bas, dans les étoiles. Depuis que l'homme pense, depuis
  451. qu'il sait dire et écrire sa pensée, il se sent frôlé par un mystère
  452. impénétrable pour ses sens grossiers et imparfaits, et il tâche de
  453. suppléer, par l'effort de son intelligence, à l'impuissance de ses
  454. organes. Quand cette intelligence demeurait encore à l'état
  455. rudimentaire, cette hantise des phénomènes invisibles a pris des formes
  456. banalement effrayantes. De là sont nées les croyances populaires au
  457. surnaturel, les légendes des esprits rôdeurs, des fées, des gnomes, des
  458. revenants, je dirai même la légende de Dieu, car nos conceptions de
  459. l'ouvrier-créateur, de quelque religion qu'elles nous viennent, sont
  460. bien les inventions les plus médiocres, les plus stupides, les plus
  461. inacceptables sorties du cerveau apeuré des créatures. Rien de plus
  462. vrai que cette parole de Voltaire : "Dieu a fait l'homme à son image,
  463. mais l'homme le lui a bien rendu."
  464.  
  465. "Mais, depuis un peu plus d'un siècle, on semble pressentir quelque
  466. chose de nouveau. Mesmer et quelques autres nous ont mis sur une voie
  467. inattendue, et nous sommes arrivés vraiment, depuis quatre ou cinq ans
  468. surtout, à des résultats surprenants."
  469.  
  470. Ma cousine, très incrédule aussi, souriait. Le docteur Parent lui dit :
  471.  
  472. "Voulez-vous que j'essaie de vous endormir, madame ?
  473. - Oui, je veux bien."
  474.  
  475. Elle s'assit dans un fauteuil et il commença à la regarder fixement en
  476. la fascinant. Moi, je me sentis soudain un peu troublé, le coeur
  477. battant, la gorge serrée. Je voyais les yeux de Mme Sablé s'alourdir,
  478. sa bouche se crisper, sa poitrine haleter.
  479.  
  480. Au bout de dix minutes, elle dormait.
  481.  
  482. "Mettez-vous derrière elle", dit le médecin.
  483.  
  484. Et je m'assis derrière elle. Il lui plaça entre les mains une carte de
  485. visite en lui disant : "Ceci est un miroir ; que voyez-vous dedans ?"
  486.  
  487. Elle répondit :
  488.  
  489. "Je vois mon cousin.
  490. - Que fait -il ?
  491. - Il se tord la moustache.
  492. - Et maintenant ?
  493. - Il tire de sa poche une photographie.
  494. - Quelle est cette photographie ?
  495. - La sienne."
  496.  
  497. C'était vrai ! Et cette photographie venait de m'être livrée, le soir
  498. même, à l'hôtel.
  499.  
  500. "Comment est-il sur ce portrait ?
  501. - Il se tient debout avec son chapeau à la main."
  502.  
  503. Donc elle voyait dans cette carte, dans ce carton blanc, comme elle eût
  504. vu dans une glace.
  505.  
  506. Les jeunes femmes, épouvantées, disaient : "Assez ! Assez ! Assez !"
  507.  
  508. Mais le docteur ordonna : "Vous vous lèverez demain à huit heures ;
  509. puis vous irez trouver à son hôtel votre cousin, et vous le supplierez
  510. de vous prêter cinq mille francs que votre mari vous demande et qu'il
  511. vous réclamera à son prochain voyage."
  512.  
  513. Puis il la réveilla.
  514.  
  515. En rentrant à l'hôtel, je songeai à cette curieuse séance et des doutes
  516. m'assaillirent, non point sur l'absolue, sur l'insoupçonnable bonne foi
  517. de ma cousine, que je connaissais comme une soeur, depuis l'enfance,
  518. mais sur une supercherie possible du docteur. Ne dissimulait-il pas
  519. dans sa main une glace qu'il montrait à la jeune femme endormie, en
  520. même temps que sa carte de visite ? Les prestidigitateurs de profession
  521. font des choses autrement singulières.
  522.  
  523. Je rentrai donc et je me couchai.
  524.  
  525. Or, ce matin, vers huit heures et demie, je fus réveillé par mon valet
  526. de chambre, qui me dit :
  527.  
  528. "C'est Mme Sablé qui demande à parler à monsieur tout de suite."
  529.  
  530. Je m'habillai à la hâte et je la reçus.
  531.  
  532. Elle s'assit fort troublée, les yeux baissés, et, sans lever son voile,
  533. elle me dit :
  534.  
  535. "Mon cher cousin, j'ai un gros service à vous demander.
  536. - Lequel, ma cousine ?
  537. - Cela me gêne beaucoup de vous le dire, et pourtant, il le
  538.   faut. J'ai besoin, absolument besoin, de cinq mille francs.
  539. - Allons donc, vous ?
  540. - Oui, moi, ou plutôt mon mari, qui me charge de les trouver."
  541.  
  542. J'étais tellement stupéfait, que je balbutiais mes réponses. Je me
  543. demandais si vraiment elle ne s'était pas moquée de moi avec le docteur
  544. Parent, si ce n'était pas là une simple farce préparée d'avance et fort
  545. bien jouée.
  546.  
  547. Mais, en la regardant avec attention, tous mes doutes se dissipèrent.
  548. Elle tremblait d'angoisse, tant cette démarche lui était douloureuse,
  549. et je compris qu'elle avait la gorge pleine de sanglots.
  550.  
  551. Je la savais fort riche et je repris :
  552.  
  553. "Comment ! votre mari n'a pas cinq mille francs à sa disposition !
  554. Voyons, réfléchissez. Etes-vous sûre qu'il vous a chargée de me les
  555. demander ?"
  556.  
  557. Elle hésita quelques secondes comme si elle eût fait un grand effort
  558. pour chercher dans son souvenir, puis elle répondit :
  559.  
  560. "Oui..., oui... j'en suis sûre.
  561. - Il vous a écrit ?"
  562.  
  563. Elle hésita encore, réfléchissant. Je devinai le travail torturant de
  564. sa pensée. Elle ne savait pas. Elle savait seulement qu'elle devait
  565. m'emprunter cinq mille francs pour son mari. Donc elle osa mentir.
  566.  
  567. "Oui, il m'a écrit.
  568. - Quand donc ? Vous ne m'avez parlé de rien, hier.
  569. - J'ai reçu sa lettre ce matin.
  570. - Pouvez-vous me la montrer ?
  571. - Non... non... non... elle contenait des choses intimes... trop
  572.   personnelles... je l'ai... je l'ai brûlée.
  573. - Alors, c'est que votre mari fait des dettes."
  574.  
  575. Elle hésita encore, puis murmura :
  576.  
  577. "Je ne sais pas."
  578.  
  579. Je déclarai brusquement :
  580.  
  581. "C'est que je ne puis disposer de cinq mille francs en ce moment, ma
  582. chère cousine."
  583.  
  584. Elle poussa une sorte de cri de souffrance.
  585.  
  586. "Oh ! oh ! je vous en prie, je vous en prie, trouvez-les..."
  587.  
  588. Elle s'exaltait, joignait les mains comme si elle m'eût prié !
  589. J'entendais sa voix changer de ton ; elle pleurait et bégayait,
  590. harcelée, dominée par l'ordre irrésistible qu'elle avait reçu.
  591.  
  592. "Oh ! oh ! je vous en supplie... si vous saviez comme je souffre... il
  593. me les faut aujourd'hui."
  594.  
  595. J'eus pitié d'elle.
  596.  
  597. "Vous les aurez tantôt, je vous le jure.
  598.  
  599. Elle s'écria :
  600.  
  601. "Oh ! merci ! merci ! que vous êtes bon."
  602.  
  603. Je repris : "Vous rappelez-vous ce qui s'est passé hier chez vous ?
  604. - Oui.
  605. - Vous rappelez -vous que le docteur Parent vous a endormie ?
  606. - Oui.
  607. - Eh bien, il vous a ordonné de venir m'emprunter ce matin cinq mille
  608.   francs, et vous obéissez en ce moment à cette suggestion."
  609.  
  610. Elle réfléchit quelques secondes et répondit :
  611.  
  612. "Puisque c'est mon mari qui les demande."
  613.  
  614. Pendant une heure, j'essayai de la convaincre, mais je n'y pus
  615. parvenir.
  616.  
  617. Quand elle fut partie, je courus chez le docteur. Il allait sortir ; et
  618. il m'écouta en souriant. Puis il dit :
  619.  
  620. "Croyez-vous maintenant ?
  621. - Oui, il le faut bien.
  622. - Allons chez votre parente."
  623.  
  624. Elle sommeillait déjà sur une chaise longue, accablée de fatigue. Le
  625. médecin lui prit le pouls, la regarda quelque temps, une main levée
  626. vers ses yeux qu'elle ferma peu à peu sous l'effort insoutenable de
  627. cette puissance magnétique.
  628.  
  629. Quand elle fut endormie :
  630.  
  631. "Votre mari n'a plus besoin de cinq mille francs. Vous allez donc
  632. oublier que vous avez prié votre cousin de vous les prêter, et, s'il
  633. vous parle de cela, vous ne comprendrez pas."
  634.  
  635. Puis il la réveilla. Je tirai de ma poche un portefeuille :
  636.  
  637. "Voici, ma chère cousine, ce que vous m'avez demandé ce matin."
  638.  
  639. Elle fut tellement surprise que je n'osai pas insister. J'essayai
  640. cependant de ranimer sa mémoire, mais elle nia avec force, crut que je
  641. me moquais d'elle, et faillit, à la fin, se fâcher.
  642.  
  643. .......................................................................
  644.  
  645. Voilà ! je viens de rentrer ; et je n'ai pu déjeuner, tant cette
  646. expérience m'a bouleversé.
  647.  
  648. 19 juillet - Beaucoup de personnes à qui j'ai raconté cette aventure se
  649. sont moquées de moi. Je ne sais plus que penser. Le sage dit :
  650. Peut-être ?
  651.  
  652. 21 juillet. - J'ai été dîner à Bougival, puis j'ai passé la soirée au
  653. bal des canotiers. Décidément, tout dépend des lieux et des milieux.
  654. Croire au surnaturel dans l'île de la Grenouillère, serait le comble de
  655. la folie... mais au sommet du mont Saint-Michel ?... mais dans les
  656. Indes ? Nous subissons effroyablement l'influence de ce qui nous
  657. entoure. Je rentrerai chez moi la semaine prochaine.
  658.  
  659. 30 juillet. - Je suis revenu dans ma maison depuis hier. Tout va bien.
  660.  
  661. 2 août. - Rien de nouveau ; il fait un temps superbe. Je passe mes
  662. journées à regarder couler la Seine.
  663.  
  664. 4 août. - Querelles parmi mes domestiques. Ils prétendent qu'on casse
  665. les verres, la nuit, dans les armoires. Le valet de chambre accuse la
  666. cuisinière, qui accuse la lingère, qui accuse les deux autres. Quel est
  667. le coupable ? Bien fin qui le dirait !
  668.  
  669. 6 août. - Cette fois, je ne suis pas fou. J'ai vu... j'ai vu... j'ai vu
  670. !... Je ne puis plus douter... j'ai vu !... J'ai encore froid jusque
  671. dans les ongles... j'ai encore peur jusque dans les moelles... j'ai vu !...
  672.  
  673. Je me promenais à deux heures, en plein soleil, dans mon parterre de
  674. rosiers... dans l'allée des rosiers d'automne qui commencent à fleurir.
  675.  
  676. Comme je m'arrêtais à regarder un *géant des batailles*, qui portait
  677. trois fleurs magnifiques, je vis, je vis distinctement, tout près de
  678. moi, la tige d'une de ces roses se plier, comme si une main invisible
  679. l'eût tordue, puis se casser, comme si cette main l'eût cueillie ! Puis
  680. la fleur s'éleva, suivant une courbe qu'aurait décrite un bras en la
  681. portant vers une bouche, et elle resta suspendue dans l'air
  682. transparent, toute seule, immobile, effrayante tache rouge à trois pas
  683. de mes yeux.
  684.  
  685. Éperdu, je me jetai sur elle pour la saisir ! Je ne trouvai rien ; elle
  686. avait disparu. Alors je fus pris d'une colère furieuse contre moi-même
  687. ; car il n'est pas permis à un homme raisonnable et sérieux d'avoir de
  688. pareilles hallucinations.
  689.  
  690. Mais était-ce bien une hallucination ? Je me retournai pour chercher la
  691. tige, et je la retrouvai immédiatement sur l'arbuste, fraîchement
  692. brisée entre les deux autres roses demeurées à la branche.
  693.  
  694. Alors, je rentrai chez moi l'âme bouleversée, car je suis certain,
  695. maintenant, certain comme de l'alternance des jours et des nuits, qu'il
  696. existe près de moi un être invisible, qui se nourrit de lait et d'eau,
  697. qui peut toucher aux choses, les prendre et les changer de place, doué
  698. par conséquent d'une nature matérielle, bien qu'imperceptible pour nos
  699. sens, et qui habite comme moi, sous mon toit...
  700.  
  701. 7 août - J'ai dormi tranquille. Il a bu l'eau de ma carafe, mais n'a
  702. point troublé mon sommeil.
  703.  
  704. Je me demande si je suis fou. En me promenant, tantôt au grand soleil,
  705. le long de la rivière, des doutes me sont venus sur ma raison, non
  706. point des doutes vagues comme j'en avais jusqu'ici, mais des doutes
  707. précis, absolus. J'ai vu des fous ; j'en ai connu qui restaient
  708. intelligents, lucides, clairvoyants même sur toutes les choses de la
  709. vie, sauf sur un point. Ils parlaient de tout avec clarté, avec
  710. souplesse, avec profondeur, et soudain leur pensée, touchant l'écueil
  711. de leur folie s'y déchirait en pièces, s'éparpillait et sombrait dans
  712. cet océan effrayant et furieux, plein de vagues bondissantes, de
  713. brouillards, de bourrasques, qu'on nomme "la démence".
  714.  
  715. Certes, je me croirais fou, absolument fou, si je n'étais conscient, si
  716. je ne connaissais parfaitement mon état, si je ne le sondais en
  717. l'analysant avec une complète lucidité. Je ne serais donc, en somme,
  718. qu'un halluciné raisonnant. Un trouble inconnu se serait produit dans
  719. mon cerveau, un de ces troubles qu'essaient de noter et de préciser
  720. aujourd'hui les physiologistes ; et ce trouble aurait déterminé dans
  721. mon esprit, dans l'ordre et la logique de mes idées, une crevasse
  722. profonde. Des phénomènes semblables ont lieu dans le rêve qui nous
  723. promène à travers les fantasmagories les plus invraisemblables, sans
  724. que nous en soyons surpris, parce que l'appareil vérificateur, parce
  725. que le sens du contrôle est endormi ; tandis que la faculté imaginative
  726. veille et travaille. Ne se peut-il pas qu'une des imperceptibles
  727. touches du clavier cérébral se trouve paralysée chez moi ? Des hommes,
  728. à la suite d'accidents, perdent la mémoire des noms propres ou des
  729. verbes ou des chiffres, ou seulement des dates. Les localisations de
  730. toutes les parcelles de la pensée sont aujourd'hui prouvées. Or, quoi
  731. d'étonnant à ce que ma faculté de contrôler l'irréalité de certaines
  732. hallucinations, se trouve engourdie chez moi en ce moment !
  733.  
  734. Je songeais à tout cela en suivant le bord de l'eau. Le soleil couvrait
  735. de clarté la rivière, faisait la terre délicieuse, emplissait mon
  736. regard d'amour pour la vie, pour les hirondelles, dont l'agilité est
  737. une joie de mes yeux, pour les herbes de la rive dont le frémissement
  738. est un bonheur de mes oreilles.
  739.  
  740. Peu à peu, cependant, un malaise inexplicable me pénétrait. Une force,
  741. me semblait-il, une force occulte m'engourdissait, m'arrêtait,
  742. m'empêchait d'aller plus loin, me rappelait en arrière. J'éprouvais ce
  743. besoin douloureux de rentrer qui vous oppresse, quand on a laissé au
  744. logis un malade aimé, et que le pressentiment vous saisit d'une
  745. aggravation de son mal.
  746.  
  747. Donc, je revins malgré moi, sûr que j'allais trouver, dans ma maison,
  748. une mauvaise nouvelle, une lettre ou une dépêche. Il n'y avait rien ;
  749. et je demeurai plus surpris et plus inquiet que si j'avais eu de
  750. nouveau quelque vision fantastique.
  751.  
  752. 8 août. - J'ai passé hier une affreuse soirée. Il ne se manifeste plus,
  753. mais je le sens près de moi, m'épiant, me regardant, me pénétrant, me
  754. dominant et plus redoutable, en se cachant ainsi, que s'il signalait
  755. par des phénomènes surnaturels sa présence invisible et constante.
  756.  
  757. J'ai dormi, pourtant.
  758.  
  759. 9 août - Rien, mais j'ai peur.
  760.  
  761. 10 août. - Rien ; qu'arrivera-t-il demain ?
  762.  
  763. 11 août. - Toujours rien ; je ne puis plus rester chez moi avec cette
  764. crainte et cette pensée entrées en mon âme ; je vais partir.
  765.  
  766. 12 août, 10 heures du soir. - Tout le jour j'ai voulu m'en aller ; je
  767. n'ai pas pu. J'ai voulu accomplir cet acte de liberté si facile, si
  768. simple, - sortir - monter dans ma voiture pour gagner Rouen - je n'ai
  769. pas pu. Pourquoi ?
  770.  
  771. 13 août. - Quand on est atteint par certaines maladies, tous les
  772. ressorts de l'être physique semblent brisés, toutes les énergies
  773. anéanties, tous les muscles relâchés, les os devenus mous comme la
  774. chair et la chair liquide comme de l'eau. J'éprouve cela dans mon être
  775. moral d'une façon étrange et désolante. Je n'ai plus aucune force,
  776. aucun courage, aucune domination sur moi aucun pouvoir même de mettre
  777. en mouvement ma volonté. Je ne peux plus vouloir ; mais quelqu'un veut
  778. pour moi ; et j'obéis.
  779.  
  780. 14 août. - Je suis perdu ! Quelqu'un possède mon âme et la gouverne !
  781. quelqu'un ordonne tous mes actes, tous mes mouvements, toutes mes
  782. pensées. Je ne suis plus rien en moi, rien qu'un spectateur esclave et
  783. terrifié de toutes les choses que j'accomplis. Je désire sortir. Je ne
  784. peux pas. Il ne veut pas ; et je reste, éperdu, tremblant, dans le
  785. fauteuil où il me tient assis. Je désire seulement me lever, me
  786. soulever, afin de me croire maître de moi. Je ne peux pas ! Je suis
  787. rivé à mon siège et mon siège adhère au sol, de telle sorte qu'aucune
  788. force ne nous soulèverait.
  789.  
  790. Puis, tout d'un coup, il faut, il faut, il faut que j'aille au fond de
  791. mon jardin cueillir des fraises et les manger. Et j'y vais. Je cueille
  792. des fraises et je les mange ! Oh ! mon Dieu ! Mon Dieu ! Mon Dieu !
  793. Est-il un Dieu ? S'il en est un, délivrez-moi, sauvez-moi !
  794. secourez-moi ! Pardon ! Pitié ! Grâce ! Sauvez-moi ! Oh ! quelle
  795. souffrance ! quelle torture ! quelle horreur !
  796.  
  797. 15 août. - Certes, voilà comment était possédée et dominée ma pauvre
  798. cousine, quand elle est venue m'emprunter cinq mille francs. Elle
  799. subissait un vouloir étranger entré en elle, comme une autre âme, comme
  800. une autre âme parasite et dominatrice. Est-ce que le monde va finir ?
  801.  
  802. Mais celui qui me gouverne, quel est-il, cet invisible ? cet
  803. inconnaissable, ce rôdeur d'une race surnaturelle ?
  804.  
  805. Donc les Invisibles existent ! Alors, comment depuis l'origine du monde
  806. ne se sont-ils pas encore manifestés d'une façon précise comme ils le
  807. font pour moi ? Je n'ai jamais rien lu qui ressemble à ce qui s'est
  808. passé dans ma demeure. Oh ! si je pouvais la quitter, si je pouvais
  809. m'en aller, fuir et ne pas revenir. Je serais sauvé, mais je ne peux
  810. pas.
  811.  
  812. 16 août. - J'ai pu m'échapper aujourd'hui pendant deux heures, comme un
  813. prisonnier qui trouve ouverte, par hasard, la porte de son cachot. J'ai
  814. senti que j'étais libre tout à coup et qu'il était loin. J'ai ordonné
  815. d'atteler bien vite et j'ai gagné Rouen. Oh ! quelle joie de pouvoir
  816. dire à un homme qui obéit : "Allez à Rouen !"
  817.  
  818. Je me suis fait arrêter devant la bibliothèque et j'ai prié qu'on me
  819. prêtât le grand traité du docteur Hermann Herestauss sur les habitants
  820. inconnus du monde antique et moderne.
  821.  
  822. Puis, au moment de remonter dans mon coupé, j'ai voulu dire : "A la
  823. gare !" et j'ai crié, - je n'ai pas dit, j'ai crié - d'une voix si
  824. forte que les passants se sont retournés : "A la maison", et je suis
  825. tombé, affolé d'angoisse, sur le coussin de ma voiture. Il m'avait
  826. retrouvé et repris.
  827.  
  828. 17 août. - Quelle nuit ! quelle nuit ! Et pourtant il me semble que je
  829. devrais me réjouir. Jusqu'à une heure du matin, j'ai lu ! Hermann
  830. Herestauss, docteur en philosophie et en théogonie, a écrit l'histoire
  831. et les manifestations de tous les êtres invisibles rôdant autour de
  832. l'homme ou rêvés par lui. Il décrit leurs origines, leur domaine, leur
  833. puissance. Mais aucun d'eux ne ressemble à celui qui me hante. On
  834. dirait que l'homme, depuis qu'il pense, a pressenti et redouté un être
  835. nouveau, plus fort que lui, son successeur en ce monde, et que, le
  836. sentant proche et ne pouvant prévoir la nature de ce maître, il a créé,
  837. dans sa terreur, tout le peuple fantastique des êtres occultes, fantôme
  838. vagues nés de la peur.
  839.  
  840. Donc, ayant lu jusqu'à une heure du matin, j'ai été m'asseoir ensuite
  841. auprès de ma fenêtre ouverte pour rafraîchir mon front et ma pensée au
  842. vent calme de l'obscurité.
  843.  
  844. Il faisait bon, il faisait tiède ! Comme j'aurais aimé cette nuit-là
  845. autrefois !
  846.  
  847. Pas de lune. Les étoiles avaient au fond du ciel noir des
  848. scintillements frémissants. Qui habite ces mondes ? Quelles formes,
  849. quels vivants, quels animaux, quelles plantes sont là-bas ? Ceux qui
  850. pensent dans ces univers lointains, que savent-ils plus que nous ? Que
  851. peuvent-ils plus que nous ? Que voient-ils que nous ne connaissons
  852. point ? Un d'eux, un jour ou l'autre, traversant l'espace,
  853. n'apparaîtra-t-il pas sur notre terre pour la conquérir, comme les
  854. Normands jadis traversaient la mer pour asservir des peuples plus
  855. faibles ?
  856.  
  857. Nous sommes si infirmes, si désarmés, si ignorants, si petits, nous
  858. autres, sur ce grain de boue qui tourne délayé dans une goutte d'eau.
  859.  
  860. Je m'assoupis en rêvant ainsi au vent frais du soir.
  861.  
  862. Or, ayant dormi environ quarante minutes, je rouvris les yeux sans
  863. faire un mouvement, réveillé par je ne sais quelle émotion confuse et
  864. bizarre.
  865.  
  866. Je ne vis rien d'abord, puis, tout à coup, il me sembla qu'une page du
  867. livre resté ouvert sur ma table venait de tourner toute seule. Aucun
  868. souffle d'air n'était entré par ma fenêtre. Je fus surpris et
  869. j'attendis. Au bout de quatre minutes environ, je vis, je vis, oui, je
  870. vis de mes yeux une autre page se soulever et se rabattre sur la
  871. précédente, comme si un doigt l'eût feuilletée. Mon fauteuil était
  872. vide, semblait vide ; mais je compris qu'il était là, lui, assis à ma
  873. place, et qu'il lisait. D'un bond furieux, d'un bond de bête révoltée,
  874. qui va éventrer son dompteur, je traversai ma chambre pour le saisir,
  875. pour l'étreindre, pour le tuer !... Mais mon siège, avant que je
  876. l'eusse atteint, se renversa comme si on eût fui devant moi... ma table
  877. oscilla, ma lampe tomba et s'éteignit, et ma fenêtre se ferma comme si
  878. un malfaiteur surpris se fût élancé dans la nuit, en prenant à pleines
  879. mains les battants.
  880.  
  881. Donc, il s'était sauvé ; il avait eu peur, peur de moi, lui !
  882.  
  883. Alors... alors... demain... ou après..., ou un jour quelconque, je
  884. pourrai donc le tenir sous mes poings, et l'écraser contre le sol !
  885. Est-ce que les chiens, quelquefois, ne mordent point et n'étranglent
  886. pas leurs maîtres ?
  887.  
  888. 18 août. - J'ai songé toute la journée. Oh ! oui je vais lui obéir,
  889. suivre ses impulsions, accomplir toutes ses volontés, me faire humble,
  890. soumis lâche. Il est le plus fort. Mais une heure viendra...
  891.  
  892. 19 août. - Je sais... je sais... je sais tout ! Je viens de lire ceci
  893. dans la *Revue du Monde scientifique* : "Une nouvelle assez curieuse
  894. nous arrive de Rio de Janeiro. Une folie, une épidémie de folie,
  895. comparable aux démences contagieuses qui atteignirent les peuples
  896. d'Europe au moyen âge, sévit en ce moment dans la province de
  897. San-Paulo. Les habitants éperdus quittent leurs maisons, désertent
  898. leurs villages, abandonnent leurs cultures, se disant poursuivis,
  899. possédés, gouvernés comme un bétail humain par des êtres invisibles
  900. bien que tangibles, des sortes de vampires qui se nourrissent de leur
  901. vie, pendant leur sommeil, et qui boivent en outre de l'eau et du lait
  902. sans paraître toucher à aucun autre aliment.
  903.  
  904. "M. le professeur Don Pedro Henriquez, accompagné de plusieurs savants
  905. médecins, est parti pour la province de San-Paulo afin d'étudier sur
  906. place les origines et les manifestations de cette surprenante folie, et
  907. de proposer à l'Empereur les mesures qui lui paraîtront le plus propres
  908. à rappeler à la raison ces populations en délire."
  909.  
  910. Ah ! Ah ! je me rappelle, je me rappelle le beau trois-mâts brésilien
  911. qui passa sous mes fenêtres en remontant la Seine, le 8 mai dernier !
  912. Je le trouvais si joli, si blanc, si gai ! L'Etre était dessus, venant
  913. de là-bas, où sa race est née ! Et il m'a vu ! Il a vu ma demeure
  914. blanche aussi ; et il a sauté du navire sur la rive. Oh ! mon Dieu !
  915.  
  916. A présent, je sais, je devine. Le règne de l'homme est fini.
  917.  
  918. Il est venu, Celui que redoutaient les premières terreurs des peuples
  919. naïfs, Celui qu'exorcisaient les prêtres inquiets, que les sorciers
  920. évoquaient par les nuits sombres, sans le voir apparaître encore, à qui
  921. les pressentiments des maîtres passagers du monde prêtèrent toutes les
  922. formes monstrueuses ou gracieuses des gnomes, des esprits, des génies,
  923. des fées, des farfadets. Après les grossières conceptions de
  924. l'épouvante primitive, des hommes plus perspicaces l'ont pressenti plus
  925. clairement. Mesmer l'avait deviné et les médecins, depuis dix ans déjà,
  926. ont découvert, d'une façon précise, la nature de sa puissance avant
  927. qu'il l'eût exercée lui-même. Ils ont joué avec cette arme du Seigneur
  928. nouveau, la domination d'un mystérieux vouloir sur l'âme humaine
  929. devenue esclave. Ils ont appelé cela magnétisme, hypnotisme,
  930. suggestion... que sais-je ? Je le ai vus s'amuser comme des enfants
  931. imprudents avec cette horrible puissance ! Malheur à nous ! Malheur à
  932. l'homme ! Il est venu, le... le... comment se nomme-t-il... le... il me
  933. semble qu'il me crie son nom, et je ne l'entends pas... le... oui... il
  934. le crie... J'écoute... je ne peux pas... répète... le... Horla... J'ai
  935. entendu... le Horla... c'est lui... le Horla... il est venu !...
  936.  
  937. Ah ! le vautour a mangé la colombe ; le loup a mangé le mouton ; le
  938. lion a dévoré le buffle aux cornes aiguës ; l'homme a tué le lion avec
  939. la flèche, avec le glaive, avec la poudre ; mais le Horla va faire de
  940. l'homme ce que nous avons fait du cheval et du boeuf : sa chose, son
  941. serviteur et sa nourriture, par la seule puissance de sa volonté.
  942. Malheur à nous !
  943.  
  944. Pourtant, l'animal, quelquefois, se révolte et tue celui qui l'a
  945. dompté... moi aussi je veux... je pourrai... mais il faut le connaître,
  946. le toucher, le voir ! Les savants disent que l'oeil de la bête,
  947. différent du nôtre, ne distingue point comme le nôtre... Et mon oeil à
  948. moi ne peut distinguer le nouveau venu qui m'opprime.
  949.  
  950. Pourquoi ? Oh ! je me rappelle à présent les paroles du moine du mont
  951. Saint-Michel : "Est-ce que nous voyons la cent millième partie de ce
  952. qui existe ? Tenez, voici le vent qui est la plus grande force de la
  953. nature, qui renverse les hommes, abat les édifices, déracine les
  954. arbres, soulève la mer en montagnes d'eau, détruit les falaises et
  955. jette aux brisants les grands navires, le vent qui tue, qui siffle, qui
  956. gémit, qui mugit, l'avez-vous vu et pouvez-vous le voir ! Il existe
  957. pourtant !"
  958.  
  959. Et je songeais encore : mon oeil est si faible, si imparfait, qu'il ne
  960. distingue même point les corps durs, s'ils sont transparents comme le
  961. verre !... Qu'une glace sans tain barre mon chemin, il me jette dessus
  962. comme l'oiseau entré dans une chambre se casse la tête aux vitres.
  963. Mille choses en outre le trompent et l'égarent ? Quoi d'étonnant,
  964. alors, à ce qu'il ne sache point apercevoir un corps nouveau que la
  965. lumière traverse.
  966.  
  967. Un être nouveau ! pourquoi pas ? Il devait venir assurément ! pourquoi
  968. serions-nous les derniers ! Nous ne le distinguons point, ainsi que
  969. tous les autres créés avant nous ? C'est que sa nature est plus
  970. parfaite, son corps plus fin et plus fini que le nôtre, que le nôtre si
  971. faible, si maladroitement conçu, encombré d'organes toujours fatigués,
  972. toujours forcés comme des ressorts trop complexes, que le nôtre, qui
  973. vit comme une plante et comme une bête, en se nourrissant péniblement
  974. d'air, d'herbe et de viande, machine animale en proie aux maladies, aux
  975. déformations, aux putréfactions, poussive, mal réglée, naïve et
  976. bizarre, ingénieusement mal faite, oeuvre grossière et délicate,
  977. ébauche d'être qui pourrait devenir intelligent et superbe.
  978.  
  979. Nous sommes quelques-uns, si peu sur ce monde, depuis l'huître jusqu'à
  980. l'homme. Pourquoi pas un de plus, une fois accomplie la période qui
  981. sépare les apparitions successives de toutes les espèces diverses ?
  982.  
  983. Pourquoi pas un de plus ? Pourquoi pas aussi d'autres arbres aux fleurs
  984. immenses, éclatantes et parfumant des régions entières ? Pourquoi pas
  985. d'autres éléments que le feu, l'air, la terre et l'eau ? - Ils sont
  986. quatre, rien que quatre, ces pères nourriciers des êtres ! Quelle pitié
  987. ! Pourquoi ne sont-ils pas quarante, quatre cents, quatre mille ! Comme
  988. tout est pauvre, mesquin, misérable ! avarement donné, sèchement
  989. inventé, lourdement fait ! Ah ! l'éléphant, l'hippopotame, que de grâce
  990. ! le chameau, que d'élégance !
  991.  
  992. Mais direz-vous, le papillon ! une fleur qui vole ! J'en rêve un qui
  993. serait grand comme cent univers, avec des ailes dont je ne puis même
  994. exprimer la forme, la beauté, la couleur et le mouvement. Mais je le
  995. vois... il va d'étoile en étoile, les rafraîchissant et les embaumant
  996. au souffle harmonieux et léger de sa course !... Et les peuples de
  997. là-haut le regardent passer, extasiés et ravis !
  998.  
  999. .......................................................................
  1000.  
  1001. Qu'ai-je donc ? C'est lui, lui, le Horla, qui me hante, qui me fait
  1002. penser ces folies ! Il est en moi, il devient mon âme ; je le tuerai !
  1003.  
  1004. 19 août. - Je le tuerai. Je l'ai vu ! je me suis assis hier soir, à ma
  1005. table ; et je fis semblant d'écrire avec une grande attention. Je
  1006. savais bien qu'il viendrait rôder autour de moi, tout près, si près que
  1007. je pourrais peut-être le toucher, le saisir ? Et alors !... alors,
  1008. j'aurais la force des désespérés ; j'aurais mes mains, mes genoux, ma
  1009. poitrine, mon front, mes dents pour l'étrangler, l'écraser, le mordre,
  1010. le déchirer.
  1011.  
  1012. Et je le guettais avec tous mes organes surexcités.
  1013.  
  1014. J'avais allumé mes deux lampes et les huit bougies de ma cheminée,
  1015. comme si j'eusse pu, dans cette clarté, le découvrir.
  1016.  
  1017. En face de moi, mon lit, un vieux lit de chêne à colonnes ; à droite,
  1018. ma cheminée ; à gauche, ma porte fermée avec soin, après l'avoir
  1019. laissée longtemps ouverte, afin de l'attirer ; derrière moi, une très
  1020. haute armoire à glace, qui me servait chaque jour pour me raser, pour
  1021. m'habiller, et où j'avais coutume de me regarder, de la tête aux pieds,
  1022. chaque fois que je passais devant.
  1023.  
  1024. Donc, je faisais semblant d'écrire, pour le tromper, car il m'épiait
  1025. lui aussi ; et soudain, je sentis, je fus certain qu'il lisait
  1026. par-dessus mon épaule, qu'il était là, frôlant mon oreille.
  1027.  
  1028. Je me dressai, les mains tendues, en me tournant si vite que je faillis
  1029. tomber. Eh bien ?... on y voyait comme en plein jour, et je ne me vis
  1030. pas dans ma glace !... Elle était vide, claire, profonde, pleine de
  1031. lumière ! Mon image n'était pas dedans... et j'étais en face, moi ! Je
  1032. voyais le grand verre limpide du haut en bas. Et je regardais cela avec
  1033. des yeux affolés ; et je n'osais plus avancer, je n'osais plus faire un
  1034. mouvement, sentant bien pourtant qu'il était là, mais qu'il
  1035. m'échapperait encore, lui dont le corps imperceptible avait dévoré mon
  1036. reflet.
  1037.  
  1038. Comme j'eus peur ! Puis voilà que tout à coup je commençai à
  1039. m'apercevoir dans une brume, au fond du miroir, dans une brume comme à
  1040. travers une nappe d'eau ; et il me semblait que cette eau glissait de
  1041. gauche à droite, lentement, rendant plus précise mon image, de seconde
  1042. en seconde. C'était comme la fin d'une éclipse. Ce qui me cachait ne
  1043. paraissait point posséder de contours nettement arrêtés, mais une sorte
  1044. de transparence opaque, s'éclaircissant peu à peu.
  1045.  
  1046. Je pus enfin me distinguer complètement, ainsi que je le fais chaque
  1047. jour en me regardant.
  1048.  
  1049. Je l'avais vu ! L'épouvante m'en est restée, qui me fait encore
  1050. frissonner.
  1051.  
  1052. 20 août. - Le tuer, comment ? puisque je ne peux l'atteindre ? Le
  1053. poison ? mais il me verrait le mêler à l'eau ; et nos poisons,
  1054. d'ailleurs, auraient-ils un effet sur son corps imperceptible ? Non...
  1055. non... sans aucun doute... Alors ?... alors ?...
  1056.  
  1057. 21 août. - J'ai fait venir un serrurier de Rouen et lui ai commandé
  1058. pour ma chambre des persiennes de fer, comme en ont, à Paris, certains
  1059. hôtels particuliers, au rez-de-chaussée, par crainte des voleurs. Il me
  1060. fera, en outre, une porte pareille. Je me suis donné pour un poltron,
  1061. mais je m'en moque !...
  1062.  
  1063. .......................................................................
  1064.  
  1065. 10 septembre. - Rouen, hôtel Continental. C'est fait... c'est fait...
  1066. mais est-il mort ? J'ai l'âme bouleversée de ce que j'ai vu.
  1067.  
  1068. Hier donc, le serrurier ayant posé ma persienne et ma porte de fer,
  1069. j'ai laissé tout ouvert, jusqu'à minuit, bien qu'il commencât à faire
  1070. froid.
  1071.  
  1072. Tout à coup, j'ai senti qu'il était là, et une joie, une joie folle m'a
  1073. saisi. Je me suis levé lentement, et j'ai marché à droite, à gauche,
  1074. longtemps pour qu'il ne devinât rien ; puis j'ai ôté mes bottines et
  1075. mis mes savates avec négligence ; puis j'ai fermé ma persienne de fer,
  1076. et revenant à pas tranquilles vers la porte, j'ai fermé la porte aussi
  1077. à double tour. Retournant alors vers la fenêtre, je la fixai par un
  1078. cadenas, dont je mis la clef dans ma poche.
  1079.  
  1080. Tout à coup, je compris qu'il s'agitait autour de moi, qu'il avait peur
  1081. à son tour, qu'il m'ordonnait de lui ouvrir. Je faillis céder ; je ne
  1082. cédai pas, mais m'adossant à la porte, je l'entrebâillai, tout juste
  1083. assez pour passer, moi, à reculons ; et comme je suis très grand ma
  1084. tête touchait au linteau. J'étais sûr qu'il n'avait pu s'échapper et je
  1085. l'enfermai, tout seul, tout seul. Quelle joie ! Je le tenais ! Alors,
  1086. je descendis, en courant ; je pris dans mon salon, sous ma chambre, mes
  1087. deux lampes et je renversai toute l'huile sur le tapis, sur les
  1088. meubles, partout ; puis j'y mis le feu, et je me sauvai, après avoir
  1089. bien refermé, à double tour, la grande porte d'entrée. Et j'allai me
  1090. cacher au fond de mon jardin, dans un massif de lauriers. Comme ce fut
  1091. long ! comme ce fut long ! Tout était noir, muet, immobile ; pas un
  1092. souffle d'air, pas une étoile, des montagnes de nuages qu'on ne voyait
  1093. point, mais qui pesaient sur mon âme si lourds, si lourds.
  1094.  
  1095. Je regardais ma maison, et j'attendais. Comme ce fut long ! Je croyais
  1096. déjà que le feu s'était éteint tout seul, ou qu'il l'avait éteint, Lui,
  1097. quand une des fenêtres d'en bas creva sous la poussée de l'incendie, et
  1098. une flamme, une grande flamme rouge et jaune, longue, molle,
  1099. caressante, monta le long du mur blanc et le baisa jusqu'au toit. Une
  1100. lueur courut dans les arbres, dans les branches, dans les feuilles, et
  1101. un frisson, un frisson de peur aussi. Les oiseaux se réveillaient ; un
  1102. chien se mit à hurler ; il me sembla que le jour se levait ! Deux
  1103. autres fenêtres éclatèrent aussitôt, et je vis que tout le bas de ma
  1104. demeure n'était plus qu'un effrayant brasier. Mais un cri, un cri
  1105. horrible, suraigu, déchirant, un cri de femme passa dans la nuit, et
  1106. deux mansardes s'ouvrirent ! J'avais oublié mes domestiques ! Je vis
  1107. leurs faces affolées, et leurs bras qui s'agitaient !...
  1108.  
  1109. Alors, éperdu d'horreur, je me mis à courir vers le village en hurlant :
  1110. "Au secours ! au secours ! au feu ! au feu !" Je rencontrai des gens
  1111. qui s'en venaient déjà et je retournai avec eux, pour voir.
  1112.  
  1113. La maison, maintenant, n'était plus qu'un bûcher horrible et
  1114. magnifique, un bûcher monstrueux, éclairant toute la terre, un bûcher
  1115. où brûlaient des hommes, et où il brûlait aussi, Lui, Lui, mon
  1116. prisonnier, l'Etre nouveau, le nouveau maître, le Horla !
  1117.  
  1118. Soudain le toit tout entier s'engloutit entre les murs et un volcan de
  1119. flammes jaillit jusqu'au ciel. Par toutes les fenêtres ouvertes sur la
  1120. fournaise, je voyais la cuve de feu, et je pensais qu'il était là, dans
  1121. ce four, mort...
  1122.  
  1123. "Mort ? Peut-être ?... Son corps ? son corps que le jour traversait
  1124. n'était-il pas indestructible par les moyens qui tuent les nôtres ?
  1125.  
  1126. "S'il n'était pas mort ?... seul peut-être le temps a prise sur l'Etre
  1127. Invisible et Redoutable. Pourquoi ce corps transparent, ce corps
  1128. inconnaissable, ce corps d'Esprit, s'il devait craindre, lui aussi, les
  1129. maux, les blessures, les infirmités, la destruction prématurée ?
  1130.  
  1131. "La destruction prématurée ? toute l'épouvante humaine vient d'elle !
  1132. Après l'homme, le Horla. - Après celui qui peut mourir tous les jours,
  1133. à toutes les heures, à toutes les minutes, par tous les accidents, est
  1134. venu celui qui ne doit mourir qu'à son jour, à son heure, à sa minute,
  1135. parce qu'il a touché la limite de son existence !
  1136.  
  1137. "Non... non... sans aucun doute, sans aucun doute... il n'est pas
  1138. mort... Alors... alors... il va donc falloir que je me tue, moi !..."
  1139.  
  1140. .......................................................................
  1141.  
  1142. ***********************************************************************
  1143. FIN DU TEXTE "Le Horla" (HORLA10.TXT).
  1144. ***********************************************************************
  1145.  
  1146.  
  1147.