Trois facteurs ont influé sur la société de la Nouvelle-France: le milieu colonial, les institutions et la culture spécifiquement françaises des colonisateurs et le fait que certaines autres institutions de la mère patrie brillaient par leur absence. Au début des années 1700, à l'issue d'un siècle de guerre et de lutte acharnée contre un milieu hostile, une société à la fois originale et marquée par la tradition française a fini par émerger.
Une société hiérarchisée
La société de l'époque reposait sur la hiérarchie et la structure sociale, le statut le plus élevé étant attribué aux hauts magistrats et aux officiers des troupes coloniales. Bon nombre de ceux-ci appartenaient à la noblesse ou aspiraient à y parvenir, et tous acceptaient les valeurs sociales de l'aristocratie en s'efforçant de s'y conformer. La richesse était considérée comme un moyen de parvenir à cette fin, mais non comme un but en soi, la prodigalité importait plus que la réalisation même de la fortune. Cette attitude s'est étendue aux classes inférieures de la société, et le peuple canadien était réputé pour son gaspillage, car les gens se hâtaient de croquer tout leur argent en vêtements, en meubles coûteux et en distractions extravagantes dès qu'ils en avaient les moyens ou même plus vite encore.
L'Armée a beaucoup contribué à enraciner ce comportement aristocratique dans la colonie. L'administration était structurée sur le modèle militaire; ainsi, le gouverneur général et les gouverneurs régionaux étaient des officiers, notamment des officiers de marine. Les familles dominantes déployaient tous les efforts pour que leurs fils obtiennent des postes de commande au sein des troupes coloniales, et tous les hommes âgés de 16 à 60 ans devaient servir dans la milice. La considération accordée à un homme provenait davantage de sa valeur militaire que de sa richesse matérielle.
Un peuple riche et indépendant
Les Canadiens de l'époque se caractérisaient aussi par leur esprit tenace d'indépendance, surtout ceux qui étaient issus des classes inférieures. Cela s'explique par plusieurs facteurs. Les habitants du Canada étaient relativement plus riches que ceux de la France, où, au XVIIIe siècle, les paysans avaient tout juste de quoi survivre et même parfois pas assez. En raison des famines fréquentes, le taux de mortalité égalait celui de la natalité, ce qui empêchait la population d'augmenter. Le système foncier seigneurial en vigueur au Canada, qui avait été conçu pour que le plus grand nombre de terres soient cultivées aussi rapidement que possible -- ce à quoi veillaient étroitement les autorités -- garantissait jusqu'à 200 acres de terrain à toute famille disposée à travailler contre le paiement d'une redevance minime au seigneur: celle-ci ne s'élevait qu'à 10 ou 15% du produit de la ferme. De plus, la dîme à payer à l'église ne correspondait qu'au vingt-sixième de la production de blé, soit la moitié du taux en cours dans le nord de la France. Les habitants avaient la permission de chasser et de pêcher sur leur terre, disposaient d'amples provisions de bois de chauffage et, en acquittant un droit minime, pouvaient faire paître leur bétail sur le pré communal de la seigneurie. Certains seigneurs ne se préoccupaient guère de prélever ces droits, jugeant que cela n'en valait pas la peine. Un autre facteur a favorisé l'indépendance financière et l'aisance relative des Canadiens: l'absence de taxes dans la colonie. Tandis qu'en France impôts et redevances de toutes sortes privaient le paysan de 10 à 50% de son revenu, les seules taxes perçues au Canada étaient les droits d'importation sur le vin, les spiritueux et le tabac ainsi que les droits d'importation sur les peaux de castor et d'orignal; ces derniers ont d'ailleurs été abolis en 1717. Les autorités estimaient qu'il était hors de question d'exiger des Canadiens le paiement d'impôts directs puisqu'ils devaient déjà accomplir leur service militaire et s'exposer à de graves périls dans les guerres coloniales.
La situation géographique favorisait, elle aussi, cet esprit d'indépendance. Depuis l'octroi des premières seigneuries au début du XVIIe siècle, les terrains ont toujours été divisés en longues bandes étroites perpendiculaires au Saint-Laurent, qui était la principale voie de communication tant entre les différentes régions de la colonie qu'avec le reste du monde connu. Tous les gens désiraient donc avoir une terre donnant sur le fleuve, et les maisons de ferme étaient construites le long des rives. Dès le XVIIIe siècle, toutes les terres comprises entre Québec et la pointe ouest de l'île de Montréal étaient habitées. Quelques centaines de verges séparaient les maisons, et on trouvait une église, un manoir seigneurial et un moulin tous les quatre ou cinq milles. Vers la fin du XVIIe siècle, la Couronne a tenté d'implanter de nouveaux villages afin de mieux surveiller les habitants et les mettre à l'abri des attaques iroquoises, mais les colons ne voulurent rien savoir. Ils insistèrent pour conserver leurs bandes de terrain alternées et garder suffisamment d'espace pour avoir les coudées franches. L'indépendance et la liberté étaient donc plus importantes à leurs yeux que la sécurité, et bon nombre d'entre eux en payèrent le prix de leur vie.
La vie était rude pendant les premières années de la colonisation mais dès le XVIIIe siècle, lorsque les terres furent défrichées et cultivées, le sort des habitants commença à s'améliorer. Les premières habitations en rondins cédèrent la place aux maisons en pierres blanchies à la chaux avec un toit incliné et des murs qui mesuraient souvent deux pieds d'épaisseur. Le style architectural rappelait celui du nord de la France; le toit incliné, quoique recouvert de planches ou de bardeaux, reprenait l'inclinaison nécessaire aux premiers toits de chaume pour que l'eau puisse s'écouler. Au cours du XVIIIe siècle, un trait proprement canadien est apparu. En effet, la ligne du toit s'est prolongée jusqu'à trois pieds au-delà des murs, ce qui donnait de l'ombre pendant la canicule estivale tout en permettant à la faible lumière du soleil d'hiver d'atteindre les fenêtres. Jusqu'au début du XVIIIe siècle les «habitants» et les artisans des villes durent se contenter de maisons de deux pièces avec un foyer ouvert au centre. L'une des pièces servait à la fois de cuisine, de salle à manger et de salle de séjour, tandis que l'autre tenait lieu de chambre à coucher. On a pu chauffer davantage de pièces pendant l'hiver, et convertir en chambres les greniers qui servaient d'espace de rangement, lorsque se répandirent les poêles carrés en fer fabriqués aux Forges de Saint-Maurice, près de Trois-Rivières. Les familles les plus riches faisaient venir de Hollande des poêles de faïence qui servaient d'ornement dans les salons somptueux.
La ferme de l'«habitant» constituait presque une entité économique indépendante et autarcique. Les familles y trouvaient toute leur nourriture, tissaient des vêtements frustes et durables avec la laine de leurs moutons, faisaient apprêter leurs propres peaux par le tanneur du village et confectionnaient elles-mêmes leurs souliers et mocassins. De plus, elles fabriquaient elles-mêmes, presque tous leurs instruments aratoires, et le bois de pin blanc facile à travailler qu'elles trouvaient à proximité de leurs terres permettait aussi la fabrication de leurs meubles. Ces hommes «à tout faire» n'avaient rien à acheter de plus que de la vitre pour leurs fenêtres, du métal pour leurs travaux de forge, des objets en métal, tels que des ustensiles de cuisine, des outils, des armes à feu, des verreries, de la poterie, des couverts et des articles de luxe comme de la lingerie fine pour les femmes, du vin, de l'eau-de-vie, du café, du chocolat, des cartes à jouer, sans oublier les pipes en argile à la grosse. En vendant l'excédent de leurs récoltes dans les trois centres urbains de Québec, de Montréal et de Trois-Rivières, ils disposaient d'assez d'argent pour se procurer tous ces biens. Ainsi, vingt à trente bateaux suffisaient chaque année à approvisionner la colonie, et la majeure partie de la cargaison était consacrée au commerce de la fourrure, notamment tissus, vins et spiritueux, verre et porcelaine. Lorsque la possibilité de disposer de débouchés extérieurs apparut pour les produits agricoles (Louisbourg étant le seul marché disponible au cours des années 1720), les habitants réagirent rapidement et la production de blé se mit à augmenter. Malheureusement, les récoltes étaient souvent fort maigres, ce qui obligea les autorités coloniales à importer des céréales. Les autorités jugeaient cependant que le nombre de chevaux était excessif: en effet, tous les hommes et les jeunes garçons possédaient leur propre monture, non pour travailler la terre mais pour leur bon plaisir.Le gouverneur et l'intendant se plaignaient que ces chevaux mangeaient le fourrage qui aurait pu permettre d'élever davantage de bestiaux. Un telle chose ne se serait jamais vue en Europe, où les paysans les plus riches ne possédaient même pas un cheval de somme. C'était là un autre signe de la richesse canadienne.
À tout bien considérer, l'«habitant» canadien jouissait d'un niveau de vie plus élevé que la grande majorité des Européens. Il était mieux logé, mieux vêtu et mieux nourri. Tandis que la plupart des Européens se couchaient l'hiver, en grelottant et le ventre vide car ils ne se nourrissaient que de gros pain et de soupe de légumes, les Canadiens disposaient, quant à eux, d'amples provisions de viande, de poisson, de lait, de beurre, de fruits et de légumes frais en saison, et chacun consommait tous les jours une livre et demie de pain nourrissant fait au blé. Ils s'alimentaient probablement mieux que la plupart des Nord-Américains d'aujourd'hui, qui se contentent d'aliments empaquetés et sans valeur nutritive. Il a donc suffi de quelques générations pour que les Canadiens soient en meilleure condition physique que les Européens; un plus grand nombre d'enfants survivaient jusqu'à l'âge traditionnel du mariage et la population doublait à chaque génération.
Vie sociale
À la campagne, la vie sociale se déroulait autour de l'église paroissiale. C'était à la messe du dimanche que les femmes exhibaient leurs vêtements de luxe et les hommes, leurs chevaux, bien que les autorités aient cherché à interdire la mauvaise habitude qu'avaient les hommes de se rendre à la taverne locale dès que le curé commençait son sermon. Les annonces publiques étaient faites de la chaire ou sur le parvis de l'église, après la messe. C'était aussi dans les processions religieuses que se manifestaient les différences entre les classes sociales. Le seigneur et sa famille occupaient le premier banc, recevaient la communion avant les autres, et il arrivait que le seigneur soit enterré sous le plancher de l'église. Après lui venaient les notables moins importants de l'endroit: le capitaine de milice, les magistrats du palais de justice local et les marguilliers. Les questions de préséance engendrèrent de si violents conflits au cours des premières années que le Roi dut finalement intervenir. Les bancs d'église, loués à l'année, étaient occupés par les mêmes familles pendant des générations. Lorsqu'un banc devenait vacant, on l'offrait aux enchères, et les ambitieux pouvaient alors rehausser leur prestige en payant un prix exorbitant.
Tout en assurant les services religieux prescrits, l'église paroissiale comblait le goût du peuple pour l'art. Contrairement aux chapelles dénudées des colonies anglaises puritaines, les églises de la Nouvelle-France étaient somptueusement décorées. L'intérieur des murs de pierre était revêtu de bois couleur crème et embelli de sculptures aux motifs recherchés. Les autels et les chaires de style baroque, regorgeaient d'ornements. Toutes ces décorations, ajoutées aux vêtements sacerdotaux du prêtre, aux vases sacrés en argent véritable, au parfum de l'encens, aux chants interprétés par le choeur étaient une délectation pour les sens. La riche tradition visuelle et spirituelle de la civilisation européenne y était manifeste et rappelait aux colonisateurs leurs attaches culturelles.
La structure sociale était évidemment beaucoup plus complexe dans les trois villes que dans les régions rurales. Du point de vue économique, ces villes constituaient de petites métropoles au service de l'arrière-pays tout en survivant grâce à lui. Elles étaient le siège de l'administration civile, militaire, judiciaire et religieuse, et le lieu de résidence des dignitaires de ces institutions. Y habitaient également les marchands de la colonie et bon nombre de seigneurs. Les artisans, qui devaient leur fournir les biens et services nécessaires, devinrent vite prospères. On y trouvait en outre des maçons, des charpentiers, des menuisiers et des vitriers. Les tailleurs servaient les villageois et fournissaient de plus aux Indiens les vêtements de style européen qu'ils affectionnaient; ces vêtements devinrent par conséquent indispensables au commerce de la fourrure. Ce fut aussi le cas des petits ornements en argent, dont la fabrication permit aux orfèvres de Montréal de gagner leur vie. Les couturiers et les perruquiers s'empressaient de copier les derniers styles de la mode parisienne. Armuriers et serruriers, forgerons et tanneurs, ébénistes et cordonniers, chaudronniers et ramoneurs avaient également leur place dans la cité, qui avait par ailleurs recours aux services des bouchers, des boulangers, des chaudronniers, des poissonniers et des marchands de détail; ces derniers devaient avoir en stock toutes sortes de produits, certains importés mais la plupart étaient fabriqués localement. À Trois-Rivières, les Forges de Saint-Maurice produisaient du fer pour les forgerons et maréchaux-ferrants, ainsi que des poêles, des casseroles, des socs de charrue et des boulets de canon. C'était également à Trois-Rivières qu'on trouvait la manufacture de canots en écorce de bouleau qui servaient au commerce de la fourrure dans l'Ouest. Les rives du fleuve étaient parsemées de petits chantiers navals où l'on construisait les goélettes robustes qui transportaient les produits français et antillais de Québec à Montréal, le blé de Montréal à Québec, le blé, la farine et le bois d'oeuvre jusqu'à Louisbourg, où on les transbordait pour les acheminer vers les Antilles. La population urbaine constituait un marché pour les surplus agricoles des «habitants» de la région. Chaque ville avait son marché à ciel ouvert où les cultivateurs s'installaient pour vendre leurs produits, et un règlement interdisait formellement aux aubergistes d'acheter les plus belles denrées avant que le reste de la population n'ait eu la possibilité de s'approvisionner.
Éducation
Non seulement l'Église avait un rôle religieux, mais encore elle était responsable de l'éducation des colons. Les religieuses s'occupaient des hôpitaux et des asiles d'orphelins, de vieillards indigents, de malades incurables et de jeunes filles aux moeurs légères que les autorités condamnaient à la réclusion. Les délinquants mâles, eux, subissaient un châtiment plus sévère. Bien des familles avaient des contrats privés avec des médecins, tandis que les pauvres recevaient des soins gratuits dans les hôpitaux. La pauvreté n'était qu'un problème occasionnel puisque chaque famille était obligée de par la loi d'assurer sa subsistance, mais les sociétés de la Couronne intervenaient lorsqu'une crise économique éclatait. En résumé, la colonie était au bord de l'indigence.
Au XVIIIe siècle, l'Europe et ses diverses colonies ne comptaient guère de gens instruits. La majorité de la population n'avait ni le goût ni les moyens d'accéder à l'instruction. Les enfants de moins de 10 ou 12 ans avaient du mal à manier la plume d'oie, car il fallait une grande dextérité manuelle tant pour la tailler et la fendre que pour écrire. En outre, l'instruction a d'abord été dispensée en latin; ce n'est que plus tard que les cours furent donnés en français. Les enfants d'âge scolaire devaient rester à la ferme pour accomplir les besognes essentielles. Les familles qui le désiraient avaient cependant la possibilité d'envoyer leurs enfants à l'école. À Québec, les jeunes garçons pouvaient faire leurs études élémentaires au Petit Séminaire, tandis qu'à Montréal, les Sulpiciens administraient une école semblable. On espérait les voir se diriger vers le sacerdoce, mais peu d'entre eux prenaient cette voie. Au Collège de Québec, les Jésuites donnaient un cours plus avancé; ils avaient également mis sur pied une école d'hydrographie pour former les pilotes et les navigateurs. Une école de droit fut, par la suite, créée afin de former d'éventuels juges; mais, lorsqu'il s'agissait de recevoir une formation plus poussée, les candidats devaient suivre les cours de la Sorbonne, puis se faire admettre au barreau de Paris. Les jeunes filles faisaient leurs études chez les Ursulines, qui s'appliquaient à leur enseigner les bonnes manières et le bon maintien en société. Il arrivait souvent que la femme soit la seule personne instruite de la famille. Dans les régions rurales, les soeurs de la Congrégation de Notre-Dame tenaient des écoles de filles tandis que les prêtres de paroisse dispensaient un enseignement rudimentaire aux fils d'habitants.
Le régime sévère des écoles rebutait bien des gens. Au Petit Séminaire, qui accueillait les enfants à partir de douze ans, les élèves devaient se lever à 4 heures du matin l'été et à 4 heures 30 l'hiver. L'ascétisme le plus rigoureux était de règle. Les élèves portaient un uniforme, coupaient leurs cheveux court et se contentaient de repas frugaux, à peine nutritifs. Les bains étant suspects, on ne les autorisait qu'une fois toutes les deux semaines, à moins de permission spéciale. Les premières années, peu d'enfants persistaient: 135 des 200 premiers élèves abandonnèrent leurs études après un ou deux ans. Les garçons qui persévéraient et qui étaient suffisamment doués suivaient chez les Jésuites le même cours que s'ils avaient étudié en Europe. Le nombre d'écoles étant limité, il fallait maintenir des normes élevées.
Le système d'apprentissage constituait une autre forme d'enseignement. En Europe, les maîtres artisans formaient des apprentis contre rémunération, et le règlement de la corporation faisait en sorte que peu d'entre eux accédaient à la maîtrise, de sorte que la plupart restaient compagnons leur vie durant et recevaient un salaire. Au Canada, toutefois, la main-d'oeuvre était toujours limitée. Le maître artisan qui désirait se faire assister dans son travail devait former des apprentis à ses frais, les loger, les nourrir et les vêtir. Une fois formé, l'apprenti empruntait l'argent dont il avait besoin pour fonder son propre atelier, mais il devait d'abord obtenir la permission des autorités qui veillaient à ce que, dans chaque métier, les artisans ne soient pas trop nombreux pour la demande. Ils mettaient parfois des années à rembourser la dette contractée pour ouvrir leur atelier, mais les Canadiens préféraient cette situation à celle de subalterne. Ils tenaient à être leurs propres maîtres.
Le travail des artisans était souvent de très haute qualité; c'était particulièrement le cas des orfèvres et des sculpteurs sur bois. Les pièces de monnaie introduites dans la colonie pour payer les militaires disparurent rapidement de la circulation. En effet, les habitants les faisaient fondre et demandaient ensuite aux orfèvres de leur fabriquer récipients et ustensiles de table. Comme il n'y avait pas de banque où déposer les économies, c'était une façon de conserver son actif liquide tout en l'utilisant. En outre, les petits ornements en argent étaient bien utiles pour le commerce des oeuvres remarquables pour les églises et les navires. Les ébénistes produisaient des meubles de qualité, mais les familles plus aisées importaient de France leur ameublement, ainsi que la verrerie de Venise et les couverts en porcelaine.
Montréal: ville-frontière
La géographie semble avoir pratiqué une curieuse division économique dans la colonie. La marée, qui s'élevait à plus de 17 pieds à Québec, était inexistante à la hauteur de Trois-Rivières. En aval de cette petite ville, les habitants participaient en fonction des marées à des expéditions de pêche et de chasse au phoque dans le Golfe ou s'engageaient à bord des bateaux d'approvisionnement qui faisaient la navette entre Louisbourg, les Antilles et la France. En temps de guerre, les capitaines français venaient à Québec se constituer un équipage, car ils trouvaient les marins canadiens plus belliqueux et habiles au combat que les marins français; ils les payaient d'ailleurs plus cher que ces derniers. En amont de Trois-Rivières, les habitants scrutaient le fleuve en direction de l'ouest. C'était les hommes de la région comprise entre Trois-Rivières et Montréal qui convoyaient les trappeurs de l'Ouest.
La plupart quittaient leur village au printemps et y revenaient à l'automne mais un assez grand nombre restèrent dans les postes lointains ou les villages indiens pendant des années. À leur retour, ces hommes rapportèrent certaines caractéristiques de l'Ouest qu'ils imposèrent à toutes les maisons de la région, ce qui donna à Montréal un caractère unique. C'est également là qu'était posté le gros des troupes régulières de la colonie, et les fermes avoisinantes portent encore les traces des guerres iroquoises. Les églises des Récollets, et des Jésuites, le séminaire des Sulpiciens et le couvent des Ursulines rappelaient à la population que la ville avait été fondée en tant que colonie missionnaire destinée à convertir les Indiens.
Au XVIIIe siècle, les autorités de Montréal se lancèrent dans un vaste projet d'urbanisme. Les rues furent tracées selon un plan en échiquier et, au XVIIIe siècle, la palissade en bois fut remplacée par un mur de pierre qui entourait complètement la ville. Afin d'empêcher les incendies de se propager la loi exigeait que les maisons des trois villes soient construites en pierre et que les murs excèdent d'environ deux pieds le bord de la toiture. De même, les planchers des greniers devaient être recouverts de pierres réfractaires, de sorte que si le toit prenait feu, l'incendie ne pouvait s'étendre en contre-bas. Les cheminées devaient être ramonées régulièrement et on trouvait de l'équipement de lutte contre le feu à tous les coins de rue. Les gens craignaient au plus haut point les incendies comme celui qui détruisit la moitié de Montréal.
Au début du XVIIIe siècle, la plupart des maisons avaient des fenêtres en vitre, et non plus en papier; elles étaient munies de volets protecteurs en fer peint. Les artisans installaient leurs ateliers au rez-de-chaussée et résidaient au-dessus ou à proximité. Tous les bâtiments s'alignaient le long des trottoirs de bois et étaient entourés de jardins de bonnes dimensions, avec vergers et écuries à l'arrière. Les demeures des riches marchands de fourrures étaient spacieuses et bien meublées, tandis que bien des seigneurs possédaient des maisons en ville. Vingt-cinq pour cent de la population de la colonie étaient des citadins, contre un peu plus de quinze pour cent en France.
Entre le mur de la ville et le fleuve, s'étendait le pré communal qui servait de pâturage pour le bétail et de campement pour les Indiens qui allaient souvent rendre visite au gouverneur. De l'autre côté du fleuve et à l'extrémité ouest de l'île se trouvaient les villages des Indiens de la Mission qui avaient été convertis au christianisme. L'influence de ces tribus s'est faite sentir dans toute la colonie, et particulièrement à Montréal. En ville comme à la campagne, les Canadiennes adoptèrent le style des vêtements indiens, ce qui étonnait les visiteurs européens, en effet les robes descendaient tout juste à la hauteur du genou. Il était difficile de distinguer les Canadiens des Indiens lorsqu'ils portaient leur costume d'hiver, si ce n'est que les Canadiens coiffaient leurs cheveux en queue de cheval. Les magistrats français et les officiers de l'armée se plaignaient que les Canadiens avaient été corrompus par les Indiens, qu'ils étaient devenus orgueilleux, indépendants, débauchés, entêtés et paresseux; mais aussi, à l'instar des Indiens, robustes, bons tireurs, stoïques, capables d'entreprendre des voyages incroyables et, par conséquent, des combattants hors pair.
Tous ces facteurs ont contribué à différencier la société canadienne de la société française. La colonie ne comptait guère de gens très riches et on ne trouvait pas de «châteaux de la Loire» sur les rives du Saint-Laurent. Les Canadiens de l'époque ont été modelés par le jeu de plusieurs éléments: l'aisance relative du peuple, qui résultait de la gratuité de la terre et de l'absence d'impôt, la tradition militaire à l'honneur en temps de guerre, les ambitions militaires de la classe seigneuriale ainsi que les longs voyages dans le centre-ouest avec les convois de fourrures ou vers l'Atlantique à bord des barques de pêche et de commerce, l'influence des nations indiennes, l'isolement de la colonie et la rigueur du climat.