On a pu être témoin, entre les années 1919 et 1939, de l'évolution finale qui devait conduire le Canada à son émancipation et en faire une nation officiellement indépendante. C'est à la Conférence de la paix, qui s'est tenue à Paris en 1919, que le Canada a, pour la première fois, légalement participé à une manifestation politique internationale importante sur un pied d'égalité avec ses interlocuteurs. Le Statut de Westminster de 1931 donne au Canada le droit à la souveraineté dans tous les domaines, à l'extérieur comme à l'intérieur. En 1939, la jeune nation déclare elle-même la guerre à l'Allemagne nazie. À cette époque, le Canada semblait la nation la plus comblée: il jouissait de vastes ressources naturelles, avait le bonheur de posséder un voisin pacifique au sud et se trouvait à l'abri des attaques grâce aux trois mille milles qui séparaient ses côtes du tourbillon créé par le militarisme européen. Pour reprendre les mots d'un éminent politicien, le Canada était une «maison à l'épreuve du feu, loin de tous matériaux inflammables.»
Et pourtant, les deux décades de l'Entre-deux-guerres sont des années au cours desquelles nombreux sont les Canadiens qui ne voulaient pas, ou encore n'osaient pas, considérer la question des relations extérieures du pays ou en discuter. En effet, loin de les unir, le sujet ne faisait que diviser les Canadiens et la question qui les opposait le plus était celle des relations avec la Grande-Bretagne: il y avait ceux qui faisaient valoir les liens traditionnels du Canada avec la «mère patrie» et ceux qui pensaient que le Canada ne devrait se mêler ni des affaires ni des guerres britanniques. Mais la Grande-Bretagne étant un pays européen, il était inévitable qu'elle se trouve mêlée aux événements européens qui mettraient directement en cause son économie et sa sécurité. Si une grande guerre éclatait en Europe, la Grande-Bretagne était condamnée à y participer. Les événements de 1939 sont là pour montrer que, malgré toutes ses déclarations et toutes ses prétentions à être un pays «blindé», le gouvernement canadien et la majorité de la population continuaient à confondre leurs intérêts avec ceux du gouvernement et du peuple britanniques. Le Canada décida, selon les paroles mûrement pesées de son premier ministre, de participer à la Seconde Guerre mondiale «aux côtés de la Grande-Bretagne».
Le Canada n'était pas simplement une nation britannique. Comme ses hommes d'État ne se sont jamais lassés de le faire remarquer, le Canada est «une nation américaine», profondément marquée par sa situation géographique à côté de la plus grande et de la plus prospère démocratie du monde. Au cours des années 1920-1930, un flot ininterrompu de jeunes Canadiens émigra vers le sud, par opportunisme, alors que leur gouvernement s'efforçait d'épauler le reste du pays, en maintenant des barrières tarifaires modérées et en bloquant les prix à un niveau juste assez bas pour ne pas entraîner un plus grand nombre de départs. Vers la fin des années trente, on estimait que, sur trois personnes nées au Canada -- Canadiens français et anglais -- une vivait alors aux États-Unis.
Du point de vue politique, la situation internationale idéale pour le Canada reposait sur l'existence de liens amicaux et harmonieux entre les Britanniques et les Américains. En effet, la position géographique et les liens étroits qu'il entretenait avec les États-Unis comme avec la Grande-Bretagne avaient engendré, dans l'opinion générale, l'idée que le dominion était l'idéal pour jouer le rôle de trait d'union ou d'interprète entre les deux grandes puissances anglophones, entre le Vieux monde et le Nouveau. C'était toutefois une opinion sans grand fondement et les politiciens et hommes d'État canadiens n'ont cessé d'insister sur les limites que présentait leur situation au lieu de souligner les possibilités qu'elle offrait: la nécessité de ménager les nombreuses races et cultures du Canada, surtout les Anglais et les Français; la vulnérabilité d'une économie basée essentiellement sur les exportations; l'importance du développement national dans une jeune nation. Les maîtres décisions politiques désiraient par conséquent la paix ou au moins un monde qui jouisse d'une paix aussi stable que les puissances anglo-saxonnes pouvaient la leur assurer, de sorte que le pays puisse se consacrer à l'édification de la nation. Cependant le XXe siècle devait se distinguer dans tous les domaines sauf dans celui de la paix.
En 1914, le Canada était automatiquement entré dans la Première Guerre mondiale en tant que colonie britannique. La déclaration de guerre britannique à l'Allemagne impliquait que le Canada aussi était légalement en guerre et, au début, peu parmi les Canadiens, s'il en fut, mirent cela en question. Comme la guerre traînait en longueur, toutefois, et que plusieurs milliers de Canadiens combattaient et mouraient en France, un nouveau sentiment d'identité nationale, fondé sur les réalisations économiques et militaires du Canada au cours de la guerre, s'affirmait. Tous les Canadiens ne partageaient pas ce sentiment de fierté, mais le Premier ministre, Sir Robert Borden, sut l'exploiter pour demander que soit reconnu au Canada un statut de membre égal indépendant au sein de l'Empire britannique. Les historiens Craig Brown et Ramsay Cook ont écrit: «un statut en soi, Borden l'a reconnu lui-même, le droit de délibérer ici, d'avoir un siège là, faisait peu de différence. Ce qui comptait, c'était la responsabilité dans l'action qui en découlait, la volonté du Canada d'assumer, au-delà de ses frontières, des tâches conformes au statut que s'était donné le pays.» Borden espérait qu'à l'avenir le Canada aurait un rôle à jouer, à l'intérieur de l'Empire britannique et même à l'extérieur, dans les grandes décisions qui détermineraient l'avenir du monde. Pour servir cet objectif, Sir Robert fit connaître ses exigences et obtint de siéger séparément à la Conférence de la paix à Paris, de signer séparément le traité de paix et de participer séparément à la Société des Nations et à l'Organisation Internationale du Travail.
Le Traité de Versailles établit la paix entre les alliés victorieux et l'Allemagne. Il mettait également en place une nouvelle structure d'ordre international, la Société des Nations, qui avait pour mission de maintenir la paix à l'avenir et de veiller à ce qu'une autre catastrophe semblable à la Première Guerre mondiale ne se reproduise pas. Toutes les nations, au moins en théorie, devaient en faire partie. Malheureusement, dans la pratique, l'adhésion à la Société était loin d'être universelle. L'Allemagne, l'ennemi vaincu, n'y fut admise qu'en 1926; l'Union soviétique, cette étrange création récente, dut attendre jusqu'en 1934; et les États-Unis ne s'y rallièrent jamais. Ce qui veut dire que le pouvoir de faire exécuter les décisions de la S.D.N. était détenu par ses deux principaux membres, la Grande-Bretagne et la France, toutes les deux sorties physiquement épuisées de la guerre. En attendant, les membres moins importants de la S.D.N., notamment le Canada, se voyaient injustement relégués au rang de satellites des Britanniques et des Français.
Borden rentra au Canada, fier du rôle joué par son pays dans la signature du Traité et de la place qu'il s'était acquis à là S.D.N. À sa grande déception, il découvrit que l'opinion publique ne s'intéressait pas à ses succès diplomatiques à l'étranger. Il trouva le pays épuisé par les luttes ouvrières et par la discorde qui régnait entre les Canadiens français et les Canadiens anglais. Afin de gagner la guerre, Borden avait eu recours à la conscription et avait fait entrer dans l'armée des milliers de Canadiens récalcitrants. Cet acte, comme la guerre qui en était la cause, était particulièrement impopulaire chez les agriculteurs et au Québec. Lors de l'imposition de la conscription, il y avait eu des émeutes, les plus notoires à Québec, et même plusieurs morts. Au Canada français, la participation aux affaires de l'Empire britannique et à la S.D.N. semblait se réduire à rapprocher d'autant plus la menace d'une nouvelle conscription. Pour le Canada, ou tout au moins pour le Québec, de tels conflits ne présentaient aucun intérêt. Pourquoi les Canadiens devraient-ils aller se faire tuer en Europe à cause des engagements pris par la Grande-Bretagne ou par la S.D.N. et des responsabilités ou des intérêts de celles-ci?
Borden ne réussit pas à triompher de l'hostilité sur le plan politique et des conflits sociaux. Las et ayant perdu ses illusions, il démissionna en juillet 1920. Arthur Meighen lui succéda, pour peu de temps d'ailleurs, car il essuya un échec aux élections générales de décembre 1921, que remportèrent les Libéraux de Mackenzie King. Meighen était l'auteur du projet de loi de 1917 sur la conscription et, comme Borden, il avait les mains liées au Québec, où on le considérait comme un impérialiste à tous crins, toujours prêt à sacrifier des Canadiens dans les guerres britanniques. Il est bien évident que le parti libéral d'opposition, n'était que trop content d'aider les électeurs à faire ce rapprochement. Pendant des années après la fin de la Première Guerre mondiale, le combat à propos de la conscription n'a cessé de se rejouer au Québec, avec les Conservateurs dans le rôle des traîtres et les Libéraux dans celui des héros valeureux qui veulent épargner à tout jamais au Canada le risque d'un autre sacrifice dans une guerre étrangère.
Ces prises de position furent symboliquement mises à l'épreuve en 1922. Les Britanniques avaient des garnisons en Turquie. Certaines d'entre elles avaient été menacées par des Turcs nationalistes près de Chanak, dans les Dardanelles. Le gouvernement britannique de Lloyd George fit publiquement appel à l'aide des dominions dans l'espoir d'intimider les Turcs en mobilisant la puissance unie de l'Empire. Le Premier ministre King, fort surpris de s'entendre interroger par un journaliste sur un appel dont il n'avait pas encore eu vent, demanda prudemment de plus amples informations sur la crise et déclara: «le Parlement en décidera». Cela devait demeurer la règle de conduite de King en politique au cours des dix-sept années qui suivirent: dans n'importe quelle crise, le Canada resterait dans l'expectative et ce seraient les représentants de la nation au Parlement qui décideraient en dernier ressort.
Le chef du parti conservateur, Meighen, par contre, proposait une réponse plus catégorique. Il soutenait que le gouvernement britannique ne voulait pas des troupes, mais une déclaration de solidarité, il affirmait que le Canada avait des obligations conventionnelles en Turquie. «Que ma position soit bien claire. Quand le message de la Grande-Bretagne est arrivé, le Canada aurait dû répondre: 'Prêts, oui, prêts; nous sommes à vos côtés.'» La réaction des Conservateurs fut favorablement accueillie par des milliers de Canadiens anglais, mais elle n'eut pas d'effet durable car les menaces de guerre ne se concrétisèrent pas et les Britanniques eux-mêmes renversèrent leur Premier ministre et le nouveau gouvernement se hâta de faire la paix avec les Turcs. Mackenzie King avait choisi de temporiser et, en l'occurrence, il pouvait soutenir que son choix s'était avéré le bon. «À mon avis», dit King devant la Chambre des Communes, «l'attitude que le Canada a prise . . . a eu un effet très sain et très modérateur à un moment très critique . . . »
King pouvait aussi prétendre qu'il avait su maintenir «l'unité nationale», qui se résumait pour lui en d'harmonieuses relations entre les Canadiens anglais et français. Des entreprises dangereuses en politique étrangère pouvaient mettre en péril cette unité, sans compter le soutien politique des Canadiens français dont dépendait le parti de King (la seule fois où les Conservateurs remportèrent au Québec plus de dix sièges au Parlement, ce fut lors des élections de 1930). La politique de King jouissait du soutien enthousiaste de ses collègues canadiens-français à la Chambre et de ses ministres québécois, surtout Ernest Lapointe, l'efficace chef du parti au Québec. La politique de King se réclamait de celle de son héros, Sir Wilfrid Laurier, le Premier ministre canadien français de 1896 à 1911, qui avait soutenu que les Canadiens ne devraient pas aller chercher à l'étranger l'influence, le prestige ou les responsabilités. Plutôt que sur les relations extérieures, il allait mettre l'accent sur l'harmonie interne et le développement national.
Ce n'est donc pas une coïncidence si le plus proche conseiller de King était l'ami et le biographe de Laurier, O.D. Skelton. Professeur à l'université Queen's avant de devenir sous-secrétaire d'État aux affaires extérieures en 1925 (le Premier ministre était également ministre des affaires extérieures à l'époque), Skelton était convaincu de la nécessité de libérer le Canada de l'Empire britannique et de ses attaches internationales, surtout de ses attaches européennes. «Avons-nous une dette envers l'Europe?» écrivait-il en 1926. «Sur trois mille milles, le Canada est bordé par un voisin quinze fois plus puissant que lui . . . Il sait fort bien qu'aucun pays sur le continent européen ne lèverait le petit doigt pour l'aider si les États-Unis l'attaquaient. Sa sécurité repose sur une attitude raisonnable de sa part, la bonne foi de son voisin et le développement continu de relations amicales, de règles de conduite communes et de points de vue communs. Pourquoi l'Europe n'en ferait-elle pas autant?» Skelton avait la ferme conviction que s'il devait y avoir une autre guerre comme la Première Guerre mondiale, cela se traduirait par une catastrophe nationale pour le Canada. Les Anglais et les Français seraient divisés; le pays pourrait s'effondrer politiquement ou être victime de bouleversements économiques et de la destruction totale de la société canadienne qui amènerait les conflits entre les classes.
Ce que Skelton était déterminé à éviter, si cela dépendait de lui. Il poursuivit son objectif sur deux fronts: à brève échéance, en mettant en garde le Premier ministre King et son successeur, R.B. Bennett, contre une participation trop étroite aux affaires de l'Empire ou de la S.D.N.; à longue échéance, en mettant sur pied un ministère des Affaires extérieures fort et compétent et en tirant parti de l'existence d'ambassades canadiennes indépendantes dans les capitales étrangères pour affirmer la distinction entre le Canada et la Grande-Bretagne de façon à ce que le Canada en vienne à ne plus dépendre des services d'information britanniques pour se tenir au courant de ce qui se passe à l'étranger.
Skelton a dû, dans une certaine mesure, être encouragé par la politique de King. Dans les années vingt, le gouvernement canadien désengagea lentement sa politique de celle de la Grande-Bretagne et mit fin, avec l'aide de deux autres «dominions», l'Afrique du Sud et l'État libre d'Irlande à la théorie selon laquelle le Foreign Office parlait au nom de l'Empire britannique lorsqu'il était question de politique étrangère. L'empire cessa d'être un empire pour devenir une communauté de nations décentralisée. De 1927 à 1929, le Canada envoya ses premiers représentants diplomatiques à l'étranger -- à Washington, Paris et Tokyo. Skelton réussit aussi à recruter un certain nombre de jeunes fonctionnaires de valeur pour le Ministère des Affaires extérieures, notamment Laurent Beaudry, Lester Pearson et Norman Robertson. Le succès de Skelton toutefois ne fut pas total. Le Ministère des Affaires extérieures resta stationnaire pendant l'Entre-deux-guerres et le Canada ne commença à accroître le nombre de ses représentations diplomatiques (figé à trois) qu'en janvier 1939 où des légations furent établies en Belgique et aux Pays-Bays. Dans les autres capitales du monde, Ottawa continuait à s'en remettre au Foreign Office pour représenter les intérêts canadiens.
King convenait avec Skelton que les attaches avec la Grande-Bretagne constituaient une menace pour l'autonomie et l'unité du Canada, mais il ne consentait pas, que ce soit d'un point de vue personnel ou politique, à ériger un mur entre les deux pays. Comme beaucoup de Canadiens anglais (et quelques Canadiens français), King était profondément attaché aux traditions, idéaux et valeurs britanniques; il était également peu disposé à prendre dans le domaine des affaires étrangères la moindre initiative, susceptible, à son avis, de lui aliéner d'importantes sections de la population. Un accroissement spectaculaire de la représentation diplomatique à l'étranger, par exemple, coûterait cher et pourrait être interprété comme une déloyauté vis-à-vis de la Grande-Bretagne. Dans l'ensemble, King n'en demandait pas davantage que de continuer sur sa lancée. Skelton suivait tout à fait le raisonnement de King, mais il craignait qu'une politique de laisser-aller n'entraîne inévitablement le Canada dans une autre guerre britannique.
Vers le milieu et la fin de la deuxième décade du XXe siècle, la guerre apparaissait comme une possibilité éloignée. La prospérité économique internationale graissait les rouages de l'harmonie internationale. Les Allemands acceptaient de vivre en paix avec leurs voisins; les Russes étaient trop occupés par leur développement interne pour se mêler des affaires des autres; les Japonais s'essayaient à faire d'une démocratie libérale un système de gouvernement viable. Et la plupart des gens s'accordaient pour penser que, si le besoin s'en faisait sentir, la Société des Nations serait en mesure d'apporter son concours. Symbolique de l'époque est la signature, à Paris, du Pacte Briand-Kellogg, par lequel toutes les nations s'engageaient à renoncer à la guerre comme instrument de politique internationale. Mackenzie King fit le voyage de Paris pour apposer sa signature au traité, puis continua sur Genève pour y représenter le Canada au Conseil de la S.D.N., qui en était l'organe de gouvernement et auquel le «vieux dominion» avait été élu en 1927. Les perspectives de paix semblaient si favorables que beaucoup de Canadiens en oublièrent leur opposition aux «attaches européennes» que leur imposait l'appartenance à la S.D.N. Si les intérêts en jeu étaient entièrement pacifiques, le Canada pouvait certainement y souscrire et même apporter son concours à leur défense. Surtout que le Canada avait tant de leçons à donner aux Européens: lors de sa visite à la S.D.N. en 1928, King brossa un tableau discutable d'un Canada qui avait su intégrer ses deux cultures et vivait en paix et en harmonie avec ses voisins du sud.
Cette scène idyllique fut rapidement bouleversée par les répercussions de l'effondrement de Wall Street en 1929 et par la Grande Dépression qui en résulta. Un vent de panique économique souffla sur le monde occidental et le système de commerce international faillit être emporté par la tourmente. Sous l'emprise de la chute des prix et de l'augmentation du chômage, différentes nations prirent des dispositions nécessaires pour se protéger et laisser leurs voisins subir les conséquences. Le Canada, comme les autres pays, fut touché. Aux élections générales de 1930, les Libéraux de Mackenzie King furent balayés et remplacés au pouvoir par le nouveau chef du parti conservateur, Richard Bedford Bennett, qui déclarait publiquement:
Il y a longtemps que les États-Unis ont appris que, pour devenir une grande nation, il fallait d'abord compter sur soi-même. C'est pourquoi ils ont commencé par affermir leur marché intérieur en excluant les produits des autres nations . . . Ils ont développé leurs industries, leurs ressources naturelles, encouragé et protégé leur agriculture, de sorte que, malgré des débuts modestes, ils ont atteint des proportions gigantesques qui leur permettront, si les pays touchés ne prennent pas de mesures précises, de faire valoir leur force et d'imposer leurs objectifs aux autres pays qu'ils se sont fixés pour but d'asservir industriellement. Telle est l'histoire des États-Unis. Ils ont de l'avance sur nous. Aujourd'hui ils sont plus puissants que nous.
À moins que vous soyez résignés à devenir leur vassal du point de vue économique, il vous faut prendre les mêmes moyens qu'eux. Vous devez défendre vos propres intérêts et la seule place qui convienne au Canada, c'est la première . . .
Écoutez, vous les agriculteurs de l'Ouest et de toutes les autres régions du pays. On vous a appris à applaudir au libre échange. Pouvez-vous me dire quand le libre échange a défendu vos intérêts? Vous dites que nos droits de douane n'affectent que les industriels. Je les emploierai aussi pour défendre vos intérêts. Je les emploierai pour qu'ils vous taillent une place sur les marchés qui vous ont été fermés.
On comprend facilement que les Canadiens aient été séduits par les belles promesses que leur faisait Bennett: du travail, du prestige, de l'action; et, même au Québec, les Conservateurs réussirent à enregistrer une certaine avance pour la première fois depuis la Première Guerre mondiale.
Bennett, qui devint Premier ministre, était un homme extrêmement intelligent, impulsif et absolu. Dans la plupart des circonstances, il ne suivait pas d'autre avis que le sien. À l'époque il y avait une histoire qui circulait sur lui à Ottawa: un homme se précipite sur son ami pour lui dire qu'il vient juste de voir le premier ministre, en plein jour, qui marchait dans la rue et parlait tout seul à haute voix. «Oh, c'est tout? Cela n'a rien d'anormal. Le Premier ministre était tout simplement en train de consulter son cabinet.» En politique extérieure, Bennett suivait ses propres inclinations et celles de son parti lorsqu'il portait les tarifs douaniers aussi haut que possible et qu'il essayait ensuite de se servir de cela comme d'un instrument de marchandage dans ses négociations avec les nations étrangères et celles de l'Empire. La théorie de Bennett, apparemment, et il n'était pas le seul à la défendre, était que tous les pays allaient élever leurs droits de douane à un niveau intolérable, bloquant ainsi la majeure partie du commerce (ce qui se produisit effectivement, même si les tarifs douaniers n'étaient pas les seuls coupables). Les nations seraient donc tenues de se mettre d'accord sur une réduction mutuelle des tarifs pour que les choses se remettent en marche. En 1932, Bennett réussit a persuader les nations de la communauté britannique de se réunir à Ottawa pour une série de négociations douanières. Ces entretiens débouchèrent sur un système de «préférences impériales» entre les pays du Commonwealth, encore que ces accords commerciaux s'avérèrent d'une portée beaucoup plus limitée que ce que beaucoup avaient espéré avant la réunion. Celle-ci n'avait certainement pas amené une réduction notable des tarifs dans le monde ou à l'intérieur de l'empire. Bennett, comme le faisait remarquer un fonctionnaire canadien, était «un impérialiste convaincu», mais il ne voulait prendre aucune initiative pour proposer de grosses réductions dans les droits de douane «en grande partie parce que, en politique canadienne, il était plus sage de ne pas toucher au tarif douanier».
La majorité du commerce extérieur canadien se faisait en fait avec les États-Unis, et les tarifs douaniers américains et canadiens continuaient à s'affronter le long du quarante-neuvième parallèle. Mais la mise en place aux États-Unis, avec les élections de 1932, d'une administration démocrate sous Franklin D. Roosevelt, modifia l'engagement américain dans une politique douanière vouée aux tarifs élevés. Des négociations en vue de réductions réciproques des droits de douane furent bientôt entreprises et, à l'automne de 1935, elles étaient presque achevées. Ce même automne, toutefois, vit de nouvelles élections qui ramenèrent Mackenzie King au pouvoir et ce fut King qui termina les négociations, signa le traité de réciprocité et s'en attribua le mérite.
Les problèmes économiques suffisaient à préoccuper la plupart des Canadiens pendant la Grande Dépression. Entre 1929 et 1933, le Produit national brut du Canada baissa de presque 50% de plus que celui de tous les autres pays, à l'exception des États-Unis. Des millions de Canadiens se trouvèrent sans emploi et des millions reçurent des secours. Et, en plus de ces tristes perspectives économiques, le gouvernement devait également tenir compte de la menace croissante que constituaient pour la paix mondiale l'Asie et l'Europe.
Sous le choc de la Dépression, le système politique canadien demeura relativement intact. Tous les pays n'eurent pas autant de chance, lorsqu'ils abandonnèrent une démocratie «inopérante» au profit d'un système de dictature apparemment plus efficace. L'Italie avait déjà suivi cette voie avec Benito Mussolini en 1922; le Japon tomba progressivement sous l'influence de son Armée et de sa Marine; et en Allemagne, on se tourna vers un nouveau sauveur, Adolf Hitler, qui promettait de mettre fin à la démocratie parlementaire -- et à la dépression. Le Japon, l'Italie et l'Allemagne se considéraient comme des nations déshéritées dans la lutte universelle pour la survie, et nombreux en Occident étaient ceux qui sympathisaient avec eux. Aussi, lorsque ces trois pays entreprirent de renverser l'équilibre mondial en leur faveur, de nombreux occidentaux trouvèrent des excuses à leur conduite.
La première victime de la nouvelle instabilité internationale fut la Société des Nations, qui était censée empêcher qu'une nouvelle guerre puisse éclater. En 1931, les troupes du Japon, un des grands de la S.D.N., attaquèrent la Mandchourie. La Chine, également membre de la S.D.N., fit appel à l'organisme international, qui examina la situation, délibéra sur la question et publia un rapport qui équivalait à condamner l'agression japonaise en Chine, en déclarant que les gains territoriaux du Japon ne devraient pas être reconnus. Toutefois, la S.D.N. était impuissante à imposer son jugement parce qu'aucun des États membres n'était prêt à imposer des sanctions économiques ou militaires au Japon. Entre temps, les Japonais continuaient à occuper la Mandchourie.
Au début de 1933, la S.D.N. condamna l'agresseur et le Japon se retira de la S.D.N. Mais la Grande-Bretagne et la France avaient alors d'autres causes de souci. En Allemagne, Adolf Hitler était devenu chancelier en janvier. Avant la fin de l'année, il avait prévenu que l'Allemagne allait quitter la S.D.N., supprimé toutes les institutions libres en Allemagne et commencé sa persécution contre les Juifs, qu'il rendait responsables de la plupart des maux du XXe siècle. Les Britanniques et les Français soupçonnaient Hitler de vouloir essayer par la force de renverser l'équilibre du pouvoir en Europe et commencèrent bientôt à prendre des mesures pour contenir la menace nazie. D'une part, ils passèrent lentement au réarmement; d'autre part, les Français surtout tentèrent de faire comprendre aux autres nations européennes le danger que posait l'Allemagne. Les Britanniques comme les Français étaient particulièrement soucieux de cultiver l'amitié de l'Italie de Mussolini.
À l'automne 1935, cependant, l'Italie prit le mors aux dents et envahit l'empire d'Ethiopie. L'opinion publique en Grande-Bretagne contraint le gouvernement britannique à condamner les Italiens, et la confiance qu'ils mettaient dans leurs alliés britanniques incitèrent les Français à faire autant. L'attention du monde entier était tournée vers la Société des Nations, dont l'Assemblée avait sans tarder passé une résolution condamnant l'agression italienne. Le Canada vota en faveur de cette résolution, mais dans les procédures de la S.D.N., l'étape suivante consistait à trouver les mesures que les États membres pourraient adopter, à l'exclusion de la guerre, pour persuader les Italiens de se retirer d'Éthiopie.
La position du Canada était confuse par suite du changement de gouvernement à Ottawa. Agissant sans instructions de la part de son gouvernement, le délégué canadien en fonctions à la S.D.N., Walter Riddell, insista auprès des autres diplomates pour que des sanctions économiques efficaces soient prises et proposa ce qu'il jugeait être la sanction la plus efficace de toutes: le pétrole. Les sanctions pétrolières avaient beau donner l'impression de porter un coup fatal à l'économie et à l'effort de guerre de l'Italie, il n'en était rien en réalité, du fait que les membres de la S.D.N. ne contrôlaient pas toutes les ressources mondiales. Et même alors Mussolini fit allusion de façon menaçante à la possibilité d'une guerre générale, et le gouvernement canadien, qui ne voulait pas apparaître comme la cause d'un tel conflit, désavoua la déclaration non autorisée de Riddell. Ce n'était pas là un épisode très glorieux ni pour Riddell, ni pour King, ni pour le Canada, car cela prouvait que le gouvernement n'était pas prêt à prendre le moindre risque en faveur de la cause de la résistance collective à l'agression. Les gouvernements britannique et français, de toute façon, ne souhaitaient pas aller trop loin dans leur désapprobation de Mussolini, de peur qu'il ne fasse alliance avec Hitler. Mais c'est précisément ce que fit Mussolini. Et en 1936, il acheva la conquête de l'Éthiopie. Ce fut la fin de la Société des Nations.
Une partie importante de l'héritage de la paix de 1919 une fois éliminée, le reste ne fut pas long à suivre. L'Allemagne d'Hitler, contrairement au Traité de Versailles, mais avec le consentement, sinon l'approbation, de la Grande-Bretagne et de la France, avait déjà entrepris un programme de réarmement. Les Britanniques, eux aussi, poursuivaient leur réarmement et commençaient à étudier les bases d'un règlement général avec l'Allemagne qui comporterait de sages concessions aux griefs réels des Allemands. Ces griefs, toutefois, naissaient aussi vite qu'Hitler pouvait les inventer, et la Grande-Bretagne et la France cédèrent sur tous les points: non seulement le réarmement, mais aussi la réoccupation de la zone démilitarisée sur le Rhin, l'annexion de l'Autriche à l'Allemagne et enfin la revendication des territoires de langue allemande de la République Indépendante de Tchécoslovaquie pour le Reich allemand.
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