TERRE-NEUVE: LA CHASSE AU PHOQUE ET LA PÊCHE À LA MORUE AU LABRADOR
Shannon Ryan
À ses débuts, le développement du Canada était lié à deux ressources fondamentales, le poisson et la fourrure, qui sont bientôt dépassées, voire remplacées, par d'autres produits, notamment le bois, le blé et, plus tard, les minéraux. À la différence du reste du Canada, la dixième province, Terre-Neuve, vit exclusivement de la mer jusqu'à la fin du XIXe siècle, et en est encore largement tributaire au XXe siècle. L'exploitation de la mer offre cependant beaucoup de variété, tant sur le plan économique que social, car elle alimente toute une gamme d'industries et d'activités, notamment la chasse au phoque et la pêche à la morue du Labrador, sur la côte nord-est de l'île. Un auteur américain, George Allan England, décrit la première comme «la plus grande chasse au monde», tandis que l'écrivain canadien Norman Duncan appelle la seconde «une grande loterie d'espoir et de chance», qui regorge de hauts faits de la mer «que rien ne saurait égaler».
Depuis le début du XIXe siècle jusqu'à récemment, des milliers de Terre-Neuviens prennent la mer pour chasser les bandes de phoques et pêcher la morue du Labrador. Toute la côte nord-est de l'île dépend fondamentalement de ces deux industries, mais la substantielle pêche côtière à la morue et la pêche d'appoint sur les bancs tiennent également une place importante. (Le reste de l'île vit presque exclusivement de la pêche côtière et banquière.) Les expéditions annuelles de chasse au phoque et de pêche à la morue du Labrador ont donné naissance à de grands ports de mer prospères, indépendants de la capitale, Saint-Jean, et l'effondrement de ces industries a entraîné des changements dans leurs structures sociales et économiques et a provoqué leur important déclin.
La morue, qui pullule au large de Terre-Neuve, attire les pêcheurs européens dès le début du XVIe siècle et, au cours des cent ans qui suivent, des navires partent chaque année d'Angleterre, de France, d'Espagne et du Portugal pour venir pêcher à Terre-Neuve. À l'aube du XVIIe siècle, les pêcheries espagnoles et portugaises ont pratiquement été éliminées, cédant la place aux deux principaux producteurs et rivaux, l'Angleterre et la France. Les deux pays sont conscients que la pêche à la morue est un excellent moyen d'amariner hommes que l'on pourrait enrôler dans la marine en temps de guerre. Outre la pêche, le XVIIe siècle est une ère de colonisation pour ces deux nations: en effet, la France occupe la baie de Fundy, au sud de Terre-neuve, et la vallée du Saint-Laurent, tandis que les Anglais s'établissent le long du littoral de l'Atlantique et sur la côte est de Terre-Neuve. Avec le troc que pratiquent les Français en amont du Saint-Laurent et ailleurs, et les Anglais à Albany (État de New York), à partir de 1666, et dans la baie d'Hudson à compter de 1670, la fourrure constitue désormais l'une des principales ressources, à l'égal du poisson.
La concurrence que se livrent les deux nations pour ces deux richesses vient aggraver les tensions commerciales et diplomatiques qui les opposent déjà et qui ne cessent de croître en Europe et dans le monde entier. Les premières grandes guerres qui en découlent (1689-1713) aboutissent à la perte de Terre-Neuve et de l'Acadie par la France, qui conserve toutefois son droit de capturer et de sécher le poisson sur une partie des côtes de l'île, du cap Bonavista à Pointe Riche au nord, dès lors baptisée «la côte française». En 1763, la Nouvelle-France devient colonie anglaise et la France acquiert les îles de Saint-Pierre et Miquelon au large des côtes sud de Terre-neuve, principalement pour abriter sa flotte de pêche. En 1783, les limites de la «côte française» sont modifiées pour inclure la région s'étendant du cap Saint-Jean au cap Ray au nord; ces limites sont maintenues jusqu'en 1904, quand la France échange ses droits à Terre-Neuve contre d'autres concessions.
Pour les marchés - l'Europe méridionale, les Antilles, et plus tard le Brésil - le poisson est fendu en deux et aplati, puis recouvert de sel et emmagasiné, et finalement séché au soleil et au vent. Le produit fini se conserve très longtemps, mais varie de la qualité dure et sèche, légèrement salée, au produit très salé, mi-sec. Une plus petite quantité de sel permet de réduire l'humidité du poisson, mais ce genre de prise doit être séchée aussitôt que tout le sel a été absorbé. Par contre, le poisson très salé peut être séché à n'importe quel moment. Les Anglais, peut-être parce qu'ils ne disposent pas de suffisamment de sel, produisent surtout un poisson légèrement salé, dur et sec, tandis que les Français se spécialisent dans le poisson très salé qui peut être ramené en Europe pour y être séché - ce qui a fait dire que la colonisation de Terre-Neuve n'était pas aussi importante pour les Français que pour les Anglais. Les pêcheries françaises se sont dès le XIXe siècle développées en trois catégories: une pêche côtière sur la «côte française», une pêche qui se développe à Saint-Pierre et Miquelon et une pêche banquière dans laquelle le poisson est transporté des bancs de pêche directement en France ou dans des possessions françaises.
Les premières pêches à Terre-Neuve sont exclusivement errantes et les navires et les équipages viennent d'Europe. Les flottes arrivent au printemps et s'emparent des lieux de pêche ou elles arrivent les premières. Chaque bateau est déchargé, et est soit halé à sec, soit ancré dans le port. Les équipages construisent alors des cabanes pour loger les hommes, des chauffauds pour traiter le poisson et l'emmagasiner en même temps que les vivres et le sel, et des vigneaux, ou claies basses, sur lesquels le poisson est mis à sécher. Cette partie du rivage, avec ses constructions est généralement désignée sous le nom de «grave». (Toutefois, une grave plus grande est appelée un établissement, et le propriétaire qui y habite en permanence, un résidant.)
Une fois les bâtisses aménagées, les pêcheurs préparent leurs bateaux, armés de 3 à 5 hommes. Aussi, tandis que le navire sert au transport, la barque de 20 à 25 pieds de longueur est utilisée pour la pêche. En automne, les équipages rentrent en Europe avec leurs prises. Les capitaines finissent par trouver avantageux de laisser des gardiens sur leurs «graves», car ces établissements deviennent de plus en plus coûteux et sont de plus en plus longs à remplacer du fait du recul des forêts. Le maintien de ces gardiens et les premières tentatives de colonisation entraînent la constitution d'une population et d'une pêcherie anglaises sédentaires. Le coût d'un navire de pêche dépasse les moyens de beaucoup de particuliers qui peuvent cependant se permettre d'acquérir une petite grave sur l'île. Chacun d'eux possède un bateau de pêche ou deux, parfois même plus, et engage environ 5 hommes par bateau (les hommes que l'on engage ainsi sont appelés domestiques).
Chaque année, les propriétaires, les domestiques, les bateaux, l'attirail, les fournitures et le sel traversent l'Atlantique à bord des navires de pêche dont les prises, à l'automne, sont également ramenées vers les marchés par d'autres - moyennant une rémunération, naturellement. Les navires de pêche peuvent donc dès lors augmenter leurs revenus en transportant ce supplément de passagers et de marchandises. Ce secteur de l'industrie a pris le nom de «pêche parallèle». Après 1715, une pêche banquière anglaise est créée et ses navires deviennent les principaux transporteurs dans le cadre de cette pêche parallèle. Cependant, il n'y a pas de délimitation nette entre les diverses branches de l'industrie, car un propriétaire de bâtiments de pêche peut devenir résidant, à titre temporaire ou permanent ou, par suite du coût élevé des assurances ou pour d'autres raisons, s'adonner à la pêche parallèle en temps de guerre ou en période de crise. Celui qui se livre à cette activité peut, pour diverses raisons, rester à Terre-neuve suffisamment longtemps et devenir un résidant, tandis que les résidants prospères passent souvent l'hiver en Angleterre et s'y retirent. Les résidants qui subissent lourdes pertes financières partent généralement pour la Nouvelle-Angleterre et d'autres les remplaçent.
Le gouvernement britannique ne voit pas d'un bon oeil Terre-Neuve devenir une colonie établie comme la Nouvelle-Angleterre, car il craint que des pêcheries locales s'installent dans l'île de façon permanente et remplacent l'industrie errante anglaise comme cela a été le cas pour la Nouvelle-Angleterre. Cette situation handicaperait certains secteurs de l'industrie et du commerce anglais, et se traduirait également par la disparition d'un important terrain de manoeuvres pour les recrues de la marine. La guerre, toutefois, nuit grandement à la pêche errante; les vaisseaux de guerre ennemis, les pirates et les détachements de réquisition de la marine royale écument les mers et infligent de grosses pertes en vaisseaux et en hommes. En conséquence, en temps de guerre, la population et les pêcheries sédentaires augmentent généralement, tandis que la pêche errante diminue. De telles circonstances se sont si souvent répétées, qu'en 1815 la pêche sédentaire domine presque entièrement la pêche anglaise autour de Terre-Neuve. De plus, à l'époque, la révolution industrielle estompe l'intérêt de la Grande-Bretagne pour les pêcheries et, plus tard, l'apparition des bateaux à vapeur dans la marine réduit le besoin en marins expérimentés. Terre-Neuve devient une colonie de la Couronne en 1824, et acquiert un gouvernement représentatif en 1832, mais en réalité la transformation du poste de pêche en colonie s'est produite pendant la Révolution française et les guerres napoléoniennes. Dans l'intervalle, les Terre-Neuviens ont développé la pêche sédentaire à laquelle ils ont ajouté deux nouvelles industries: la chasse au phoque et la pêche à la morue le long du littoral du Labrador.
En 1763, la côte du Labrador est placée sous la juridiction du gouverneur maritime de Terre-Neuve et, officiellement soutenue, une pêcherie anglaise se développe le long du littoral sud. L'apparition de pêcheries au Labrador peut être attribuée à la diminution du nombre de graves disponibles sur l'île et à la décision du gouvernement britannique d'instituer une pêche purement errante dans la région du Labrador, afin d'augmenter ses réserves de marins. Naturellement, on se rend vite compte que les huttes et les autres constructions ne peuvent rester ouvertes à tout venant et l'idée est inévitablement abandonnée, quoique des sociétés anglaises et de Jersey s'établissent en permanence dans la région. Les pêcheries terre-neuviennes du Labrador, cependant, ne datent pas de cette époque; elles sont nées de l'évolution locale qui s'est produite sur l'île à la suite de guerres franco-britanniques de 1793-1815.
Pendant les premières années de la Révolution et des guerres napoléoniennes, surtout après l'entrée de l'Espagne dans la coalition française en 1796, le prix du poisson baisse, du fait d'une diminution de la demande par suite de la fermeture du marché espagnol. Avec l'invasion française de l'Espagne et du Portugal en 1807, la situation change, car de violentes révoltes éclatent et la Grande-Bretagne est invitée par les patriotes des deux pays à intervenir dans la péninsule ibérique. En 1808, une armée britannique débarque au Portugal et, pendant les six années qui suivent, Sir Arthur Wellesley (le futur Duc de Wellington) conduit ses troupes et leurs alliés contre les Français jusqu'à ce que la péninsule soit libérée de la domination de Napoléon. La guerre de la péninsule rouvre le marché espagnol (le marché portugais n'avait jamais été fermé) aux exportations anglaises et surtout à la morue séchée. Il est facile de la transporter à l'intérieur du pays avec des bêtes de somme ou même à dos d'homme (à la différence du porc, du boeuf et du hareng, salés en baril) et elle se conserve sous les températures les plus chaudes. En outre, le poisson séché nourrit non seulement les Espagnols et les Portugais, mais aussi les troupes britanniques. Pour répondre à cette demande, qui se reflète dans la remontée des prix, la production de poisson de Terre-Neuve augmente et la colonie connaît la prospérité au tournant du siècle. Les exportations augmentent dans les proportions suivantes:
*Année Quantité en Quintaux
1797 318 621
1801 314 917
1803 582 849
1813 912 183
1814 947 811
1815 1 180 661
*Les chiffres sont inconnus pour certaines années.
N.B. un quintal équivaut à 112 livres ou environ 51 kilos
La quasi totalité est produite par les résidants. Le prix du poisson, qui oscille entre 14 et 16 shillings le quintal avant la guerre et qui a baissé au cours des premières années du conflit, monte en flèche jusqu'à atteindre 40 shillings au moins en 1812-1814. Les salaires grimpent de façon dramatique: les trancheurs, par exemple, qui gagnaient de 30 à 32 livres par semaine en 1804, sont payés jusqu'à 140 livres pour le même travail en 1814. Le coût de le vie s'élève aussi; le pain passe de 20 à 30 shillings le quintal (112 livres) en 1804 à 70 et 80 shillings en 1813. Mais les prix ne montent pas aussi vite ni autant que les salaires, et il se produit par conséquent une amélioration importante du niveau de vie qui, entre autres choses, encourage l'immigration.
La production de la morue tombe entre les mains des résidants de Terre-Neuve à cause des guerres françaises et de la guerre anglo-américaine de 1812-1814. Les pêcheries françaises sont éliminées et le commerce de la morue salée de Norvège et d'Islande, qui en est à ses débuts, cesse par suite du blocus imposé par la Grande-Bretagne au royaume de Danemark. Les États-Unis d'Amérique et la Nouvelle-Écosse n'ont jamais été des concurrents sérieux pour l'Europe car ils se concentrent sur les marchés antillais. Les pêcheurs errants anglais qui, à la veille de la guerre, produisent plus de 55% du total de la pêche anglaise à Terre-Neuve, cessent leurs activités pour échapper aux vaisseaux de guerre ennemis, aux pirates et aux détachements de réquisition de la marine britannique. Les mêmes problèmes se posent aux pêcheurs errants de Jersey dans la baie des Chaleurs qui alimentent aussi le marché européen. Les pêcheurs de Terre-neuve ne sont pas exposés aux frais et aux dangers de la traversée de l'Atlantique dans les deux sens. En conséquence, alors que certains bateaux de commerce sont abandonnés à l'ennemi, les bénéfices escomptés sont tels, après 1808, que l'expédition par mer n'est pas remise en question. En outre, à l'époque, vingt années de guerres presque ininterrompues ont anéanti les pêcheurs errants et les résidants de Terre-Neuve sont les seuls à pouvoir prendre la direction de la production et, quoique dans des proportions plus modestes, contrôler le marché.
La hausse des prix, consécutive à l'accroissement de la demande, se traduit par de plus gros bénéfices qui sont réinvestis, surtout dans les environs de Saint-Jean et de la baie de la Conception, et l'augmentation des salaires réels stimule l'immigration dans ces régions. Les navires anglais et de Jersey qui se rendent à Terre-Neuve s'arrêtent toujours dans le sud de l'Irlande pour s'approvisionner en vivres et en hommes, et il est normal que beaucoup d'Irlandais abandonnent leur pays ou la situation se détériore rapidement pour émigrer. Les bateaux qui font le transport régulier des immigrants conformément à la loi de 1803 (The Passenger Act) sont soumis à des règlements qui augmentent les frais et, par conséquent, leurs tarifs. Les navires britanniques, classés parmi les bateaux de pêche, à destination de Terre-Neuve, par contre, échappent à ces contrôles; aussi le nombre de passagers transportés et le service offert ne sont-ils déterminés que par la crainte et la bienveillance des armateurs. Dans l'ensemble, cela signifie que les navires de pêche en partance pour Terre-Neuve sont dangereusement bondés, qu'ils sont insuffisamment approvisionnés en nourriture et en eau et qu'ils sont totalement dépourvus du strict minimum sur le plan médical. Souvent, le coût de la traversée ne dépasse pas 10 shillings par personne; les émigrants doivent se munir de leur propre nourriture et de leur eau pour la durée du voyage qui est des plus incertaines. Dès 1812, quelque 2,000 émigrants arrivent chaque année à Terre-Neuve et ce chiffre monte à près de 6,000 en 1815. La population totale de l'île passe de 20,000 âmes environ en 1804 à plus de 30,000 en 1812, et atteint 40,000 en 1815. Ces nouveaux venus, pour la plupart, n'ont pas plus de capitaux que d'expérience de la pêche, et les bonnes graves sont occupées depuis longtemps dans les environs de Saint-Jean et de la baie de la Conception. Ils sont forcés de bâtir leurs habitations loin de la mer et deviennent les domestiques des grands résidants et des marchands. Les rentrées soutenues du commerce du poisson poussent les marchands et les résidants à construire des navires et à envoyer leurs équipages pendant la saison de la pêche dans les régions moins peuplées de la côte, surtout vers cette partie de la côte française alors inoccupée que l'on désigne du nom de «côte nord». Là, ils peuvent pêcher sans être dérangés par des voisins et utiliser les petites baies et les ports pour sécher leurs prise. En 1803 (date des premiers chiffres connus), le gouverneur rapporte que 47 navires et 435 hommes sont employés à la pêche sur la côte nord. En 1811, ces chiffres passent respectivement à 107 et 717. En 1806, le gouverneur Gower précise que les résidants de la baie de la Conception ont établi toute une pêche à la morue sur la côte nord, ce qui le préoccupe car il sait qu'ils seront obligés de se retirer au retour des Français. Il est indubitable que certains de ces vaisseaux se sont aventurés plus au nord jusqu'au Labrador en quête de poisson, mais il semble qu'ils n'aient été qu'un tout petit nombre. Avec la signature du traité de paix en 1815, les Français réintègrent leurs anciens ports. Dès le début des années 1820, ils ont reconstruit leurs pêcheries dans cette région, car celles de Terre-Neuve établies sur la côte nord cessent leurs activités peu après cette date et les pêcheurs de l'île sont repoussés plus au nord, vers le Labrador. À la fin de cette décennie, la migration annuelle des terre-neuviers vers le Labrador est entrée dans les moeurs. (Les autres colonies britanniques d'Amérique du Nord participent également à cette pêche dans une certaine mesure, de même que la flotte de pêche de la Nouvelle-Angleterre.)
La pêche au Labrador s'avère une entreprise relativement couteuse. Les frais de transport sont élevés, la saison est plus courte que dans la plupart des régions de l'île, le poisson nécessite plus de sel et le prix du marché pour le poisson traité au Labrador est de 20 à 25% inférieur à celui obtenu pour le poisson de Terre-Neuve légèrement salé, sec et dur. Cependant, le poisson y est très abondant, et, si l'on utilise plus de sel, le conditionnement est moins fastidieux, car il laisse plus de temps pour la pêche et donne une plus grande production par tête. L'un des principaux avantages de la pêche au Labrador est que les mêmes hommes et les mêmes bateaux peuvent aussi prendre part à la chasse au phoque - une autre activité qui s'est développée au cours des guerres napoléoniennes.
Les phoques ont toujours été capturés par les terriens quand les glaces dérivent vers la terre (généralement au nord de Bonavista) et quelques-uns sont pris dans des filets disposés à cet effet, mais la chasse au phoque est une source de revenus des plus imprévisibles. En 1800, on découvre que les jeunes phoques peuvent être capturés peu après leur naissance au début de mars, si les bateaux s'aventurent au milieu des banquises fréquentées par ces animaux à l'époque de la reproduction. Les hommes n'ont plus à attendre que des glaces flottantes, portant quelques phoques, entrent dans leurs ports; ils ne sont plus tributaires de leurs fusils et de leurs filets, du vent et de la marée. En mars, des navires partent pour la banquise où les phoques vivent par dizaines de milliers. Impuissants et immobiles, les jeunes sont assommés à coups de gaffes alors qu'ils sont couchés sur la glace; les fusils sont encore utilisés pour tirer les phoques adultes et, lorsque la saison est plus avancée, les jeunes qui commencent à aller à l'eau. Les animaux et les poissons fournissent à cette époque le gros de l'huile de l'industrie et les jeunes phoques contiennent une graisse délicate et recherchée pour la fabrication d'huile de qualité. L'huile et les peaux de moindre prix sont expédiées en Angleterre. Pendant les guerres napoléoniennes, les exportations annuelles de cette industrie varient entre 20,000 et 60,000 livres sterling. Ce n'est pas très important par rapport au commerce de la morue séchée, où les exportations dépassent habituellement 600,000 livres sterling par an. Mais l'industrie s'établit solidement et, tandis qu'à l'origine elle ne fonctionnne que sur une petite échelle avec des bâtiments jaugeant seulement de 30 a 60 tonneaux montés par dix à quinze hommes chacun, elle va connaître un prodigieux essor au cours des décennies suivantes. En 1818, une chasse de 165,622 phoques contribue à sortir Terre-Neuve de la crise consécutive à la guerre, et c'est alors que commence l'expansion de l'industrie du phoque. En 1822, la production atteint 368,336 têtes et, en 1831, elle se monte à 601,742. Les exportations d'huile de phoque passent de 1,397 tonnes en 1815 à une moyenne supérieure à 7,500 tonnes en 1833. En 1830 et 1831, les exportations de morue séchée sont évaluées à 453,000 et 360,000 livres respectivement, tandis que les exportations de phoques s'élèvent à environ 159,000 et 197,000 livres sterling. La production continue d'augmenter quelque peu au cours des années suivantes pour se stabiliser en 1845. Ce seuil, qui fluctue beaucoup, se maintient jusque dans les années 1860 où un déclin s'amorce. Celui-ci dû à une chasse excessive, se précipite après 1880 et les exportations des produits du phoque de 1890 à 1900 ne représentent plus que le tiers du chiffre atteint au cours de la décennie 1850-1860.
Une fois établie, l'industrie du phoque est une source considérable de travail pour un grand nombre de navires et d'hommes. En 1827, par exemple, elle emploie 290 navires et 5,418 hommes et respectivement 407 et 8,649 en 1832. En 1833, Saint-Jean, la capitale, envoie 110 phoquiers et 2,538 hommes, la baie de la Conception 205 et 4,526; la baie de la Trinité 25 et 542, et on compte en outre 19 navires et 379 hommes venant d'autres ports, le tout se montant à 357 bateaux et 7,983 hommes. En 1848, le nombre des bâtiments est à peu près le même, mais ils sont plus gros et peuvent transporter des équipages plus importants. Cette année-là, Saint-Jean envoie 96 navires et 3,215 hommes; Brigus, dans la baie de la Conception, 66 navires et 2,111 hommes; Carbonear 54 et 1,672 et Harbour Grace 51 et 1,684 tandis que tous les autres ports réunis en dépêchent 74 et 2,123, soit au total 341 navires et 10,805 hommes. Le record est atteint en 1857 avec 370 bâtiments et 13,600 chasseurs sur glace. En 1863, deux vapeurs arrivent sur la banquise, marquant la transition de la voile à la vapeur. Les vapeurs, relativement puissants et maniables, sont plus productifs que les voiliers et, en 1873, la flotte des phoquiers de Saint-Jean en compte dix-sept, tandis que la petit port rival de Harbour Grace n'en a qu'un seul. En 1886, trois vapeurs transportant 576 hommes constituent toute la flotte de Harbour Grace pour la chasse au phoque, alors que Saint-Jean y consacre seize vapeurs et 3,511 hommes. L'augmentation des frais d'immobilisation et d'exploitation entraînés par l'emploi de navires a vapeur a forcé les autres ports à se retirer. En 1894, la Munn & Company de Harbour Grace fait faillite et Saint-Jean se retrouve le seul centre de la chasse au phoque, désormais très réduite.
Vers la fin des années 1820, les pêcheries du Labrador évoluent en deux branches distinctes. La pêche flottante se compose de goélettes qui sillonnent la côte du Labrador en suivant le poisson. Les équipages vivent sur le navire d'où ils pêchent et salent leur poisson dans la cale. Ce poisson est généralement rapporté sur l'île pour y être traité, encore qu'il est quelquefois préparé sur la côte du Labrador. Les flottants viennent du Petit Nord, généralement du nord de la baie de la Conception. L'autre branche de l'industrie du Labrador, la pêche stationnaire, est pratiquée par les propriétaires de graves du littoral du Labrador qui pêchent dans de petits bateaux à partir de leurs établissements côtiers. Les «stationnaires» viennent pour la plupart de la baie de la Conception et chacun d'eux recrute cinq ou six hommes à gages ou associés en participation et une cuisinière, qui arrivent au Labrador et en repartent comme passagers sur les goélettes des flottants ou des côtiers. Certains stationnaires ont des exploitations familiales et toute la famille se rend au Labrador, mais ce n'est pas chose courante car la plupart comptent sur leur famille pour s'occuper des récoltes et du bétail en été. À l'occasion, un homme peut être à la fois flottant et stationnaire; il transporte des stationnaires sur sa goélette (dont il est propriétaire ou qu'il affrète lui-même à un marchand) et il exploite une «hutte» sur la côte, d'où il peut aller à la pêche et où il peut sécher sa prise. Beaucoup de ces navires flottants-côtiers-stationnaires viennent de la baie de la Conception où il y a de l'argent à gagner avec le transport des passagers, des provisions, de l'équipement, du sel et du poisson pour la pêche stationnaire. En 1867, quatre-vingt-dix de ces bâtiments, chargés de fret et de passagers, quittent Harbour Grace, le principal port de partance de la pêche stationnaire à destination de la côte du Labrador.
Le prix de revient élevé des pêcheries du Labrador ne constitue pas un handicap pendant les guerres napoléoniennes, mais avec la diminution de la demande et des prix qui en résulte, l'industrie perd de sa compétivité et de sa prospérité. Aussi, le sort de la pêche au Labrador et des ports septentrionaux à partir desquels elle est pratiquée est-il étroitement lié à celui de l'industrie phoquière. En 1834, la Chambre de commerce de Saint-Jean déclare que la pêche au Labrador doit surtout sa richesse au travail qu'elle fournit aux phoquiers - hommes et navires - une fois la chasse au phoque terminée. À Harbour Grace en 1867, par exemple, sur les cinquante navires de ce port qui participent à la chasse au phoque, trente-six prennent également part ensuite à la pêche au Labrador, tandis que la plupart des quatorze phoquiers qui ne partent pas pour le Labrador en juin ou en juillet s'y rendent plus tard chargés de provisions et de marchandises, et sont utilisés pour transporter la morue séchée directement sur le marché ou pour la ramener au port d'où elle est exportée. Aussi, le déclin de la chasse au phoque, qui s'amorce dans les années 1860 et se précipite après 1880, a-t-il de graves conséquences sur l'économie des pêcheries du Labrador des ports septentrionaux.
Le désastre se produit pendant le dernier quart du siècle. Dans les années 1866-1870, la flotte que Harbour Grace envoie au Labrador compte en moyenne 81 navires jaugeant 80 tonneaux chacun; en 1896-1900, cette flotte s'est réduite à une moyenne de 37 navires de 53 tonneaux. De même, alors que dans les années 1867-1870 une moyenne de 4,000 personnes quittent Harbour Grace pour le Labrador, ce chiffre baisse jusqu'à 1,100 par année vers 1898-1900. Les pêcheurs et les phoquiers des ports de mer sont maintenant obligés d'aller chercher du travail à Saint-Jean et cette tendance, que devait accélérer la construction du chemin de fer à travers l'île, renforce la domination de la ville sur la vie politique, économique et commerciale de la colonie. Les petits ports de mer, qui avaient été des États-cités semi-indépendants, entrent dans une période de marasme. Les stationnaires continuent à faire la navette entre Terre-Neuve et le Labrador, mais ils sont de plus en plus tributaires des vapeurs qu'envoient les marchands et le gouvernement de Saint-Jean; les voiliers continuent toutefois d'être utilisés pour commercer avec le Labrador, la côte et l'étranger pendant de nombreuses décennies. Le déclin de la chasse au phoque à Saint-Jean se traduit par la diminution de l'envoi d'hommes «sur la glace», et sa centralisation à Saint-Jean entraîne la perte pour les ports de partance d'un certain nombre d'industries secondaires. La baie de la Conception a été très sérieusement atteinte: la population de Harbour Grace tombe de 14,727 habitants en 1884 à 12,671 en 1901, celle de Carbonear passe de 6,206 à 5,024 âmes et Port-de-Grave voit la sienne baisser de 8,698 à 7,445 au cours de la même période. Cet effondrement ne se produit pas sans des bouleversements plus ou moins violents; mais, à la fin du siècle, Terre-Neuve inaugure une ère nouvelle, pour le meilleur ou pour le pire. La fin du XIXe siècle a ainsi engendré plusieurs changements dans l'évolution économique, sociale et politique des ports septentrionaux.
L'industrie du phoque a quasiment disparu dans ces régions et beaucoup vont chercher du travail ailleurs, mais reviennent périodiquement chez eux. La migration dans la région de Boston se généralise, car les hommes peuvent commencer beaucoup plus tôt au printemps et pêcher beaucoup plus tard à l'automne que sur la côte nord-est de l'île et au Labrador. Le travail sur les docks et les dragues à Boston est plus attirant et, en comparaison de Terre-Neuve et même du Canada, les salaires sont bons. Pendant cette période, d'après un monsieur né en 1883 et qui a vécu à Boston de 1903 à 1912, «Boston était le refuge des Terre-Neuviens». D'autres travaillent sur le continent canadien, surtout dans les mines de Sydney, en Nouvelle-Écosse. Terre-Neuve commence à s'industrialiser. Le chemin de fer qui traverse l'île est terminé en 1896; de nouveaux embranchements sont construits et les anciennes lignes sont prolongées. En 1895, des mines de fer s'ouvrent à l'île Bell et, au début du siècle, des usines de pâte de bois et de papier sont inaugurées à Corner Brook et à Grand Falls, alors que des mines de plomb et de zinc sont exploitées à Buchans. Ainsi, un nouvel ordre économique et social s'instaure. Les pêcheurs du Labrador n'exercent leur activité qu'en saison et, le reste de l'année, s'engagent comme bucherons, mineurs, ouvriers employés à la construction et à l'entretien du chemin de fer, et même comme travailleurs migrants au Canada et aux États-Unis; les pêcheries du Labrador elles-mêmes ne survivent qu'en s'adaptant à ces nouvelles réalités. Une fédération des pêcheurs et un parti politique sont créés sur la côte nord-est pour faire face à l'instabilité de la situation. Toutefois, le déclin des entrepreneurs dans la baie de la Conception et la construction du chemin de fer ont conduit à l'intégration du système économique de la baie à celui de Saint-Jean; aussi la force de la fédération reste-t-elle concentrée au nord de cette région. Ce nouveau mouvement réussit à obtenir certaines concessions de Saint-Jean, mais il ne résiste pas à la Première Guerre mondiale et à la crise consécutive; la domination de la capitale se maintient donc en dépit de l'effondrement du gouvernement du Dominion dans les années trente.
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