Au bas de l'échelle sociale se trouvaient tous les autres immigrants venus à Thunder Bay pour se livrer aux gros travaux manuels liés aux docks, aux chemins de fer et à la construction. Tout comme les Finlandais, les autres Européens gardèrent le sens de leur identité ethnique; les divers groupes s'adaptèrent à leurs nouveaux milieux de vie et de travail chacun à sa manière, suivant les traditions historiques et culturelles de la mère-patrie. Si bien qu'en 1910, les deux villes se composaient de nombreux îlots de culture différente provenant des empires austro-hongrois et russe et de la Méditerranée, chaque groupe ayant sa propre dynamique interne. La collectivité grecque et italienne, par exemple, se caractérisait par une grande fidélité vis-à-vis de la famille et de la commune, qui reposait sur les Églises et les institutions de l'ancien monde. Imbus de ces traditions, ainsi que d'un sentiment d'indépendance en matières de justice et de défense communales, les immigrants surent s'unir dans la lutte contre les briseurs de grèves au cours de divers conflits qui opposèrent les dockers et la police avant la Seconde Guerre mondiale. De tels affrontements accentuèrent les préjugés que nourrissaient la plupart des Canadiens anglophones à l'endroit des étrangers, mais ils attirèrent aussi l'attention sur les conditions de travail des immigrants, sur leurs gages peu élevés et leurs longues heures de travail dans des emplois saisonniers et sur le fait qu'ils vivaient tassés les uns sur les autres dans des quartiers insalubres et dépourvus d'égouts.
Pendant les belles années de l'explosion céréalière qui s'accompagna d'une rapide industrialisation, la croissance numérique d'une classe ouvrière composée de nationalités différentes amena la fragmentation de la société aussi bien au niveau ethnique que social. La grève lancée par le syndicat des travailleurs de tramways en 1913 fut marquée par bon nombre d'événements-chocs, dont l'émeute des immigrants sympathisants, les coups de feu tirés par un policier sur un badaud italien, le recours à des gardes armés pour la conduite des tramways et l'appel à une grève générale de solidarité lancé par les dirigeants ouvriers, événements qui engendrèrent une profonde amertume entre les deux villes. Bien que la Première Guerre mondiale marqua généralement la fin des troubles ouvriers d'une certaine violence, de sérieux conflits industriels continuèrent à empoisonner les relations de travail dans la région. La Première Guerre mondiale fit s'accroître encore la tension sociale par suite des grèves déclenchées par les manutentionnaires de grain, de la garde montée autour des silos par le 96e régiment du lac Supérieur et de la classification de nombreux habitants d'origine étrangère comme des sujets d'un pays ennemi. L'industrie des pâtes et papier s'étant accrue après la guerre, les conflits ouvriers survinrent plus souvent dans les bois que dans les docks, et la forte concentration ethnique chez les travailleurs du bois ainsi que la présence de chefs radicaux prolongèrent encore l'existence de camps opposés dans la société.
La division en factions sur le plan social ou ethnique ne représentait, cependant, qu'une des manifestations de l'agitation endémique qui régnait. À la différence des villes du nord de l'Ontario dont l'économie était basée sur un seul type d'exploitation, qu'il s'agisse de ressources forestières ou minières, les villes situées sur l'emplacement actuel de Thunder Bay, de par leur rôle de points de transbordement, avaient une économie aux facettes multiples. Il en résultait une organisation sociale complexe faite de nombreux sous-groupes, qui se développaient parfois de façon parallèle, d'autres fois, en se recoupant l'un l'autre, comme dans le cas de la classe moyenne qui se répartissait entre les anciennes familles établies avant le chemin de fer, les riches entrepreneurs et les petits commerçants, ou dans celui de la classe ouvrière où la scission revêtait un caractère ethnique ou idéologique. Cette fragmentation se trouvait accentuée par l'existence historique de deux municipalités rivales et, au dire de A.W. Rasporich, d'une «incroyable diversité de factions politiques» représentant notamment les traditions libérale, conservatrice, sociale démocrate et marxiste au Canada. Tandis que l'expansion de l'activité forestière de la région et l'établissement de fabriques de papier après la Première Guerre mondiale créaient une nouvelle base économique, une autre couche de rapports venait se superposer au tissu social existant. Et pourtant, ce sont ces rapports marqués par le changement et la discorde qui donnent à la collectivité sa vie politique robuste et imprévisible, colorée de crises violentes et sporadiques contre les «forces extérieures» qui ont leurs assises dans «l'Est», à Toronto ou Ottawa.
En sa qualité de terminus occidental pour la navigation sur les Grands Lacs, le port de Thunder Bay se présente comme «le port de mer canadien situé au centre du continent». Malgré la concurrence que lui font la côte du Pacifique et la baie d'Hudson, ses silos portuaires, qui découpent la ligne d'horizon, constituent toujours le principal débouché pour les céréales de l'Ouest, tandis que ses autres installations portuaires accueillent aussi bien le minerai de fer, le papier journal, la pâte de bois, le charbon et les produits pétroliers que le fret général. Avec l'ouverture de la Voie maritime du Saint-Laurent, Thunder Bay devint le troisième port du Canada pour le tonnage de marchandises, accueillant également les cargos de haute mer et ceux des Grands Lacs.
Malgré la place qu'elle occupe dans le réseau national et international des communications du pays entre l'Est et l'Ouest, la ville de Thunder Bay n'a pas encore réussi à surmonter son isolement psychologique du reste du pays. Étant la porte entre l'Est et l'Ouest, elle n'appartient ni à l'un ni à l'autre et se sent souvent étrangère à l'un comme à l'autre. En plus de ses problèmes-d'isolement et de division, Thunder Bay doit relever beaucoup d'autres défis, y compris ceux que présente la croissance industrielle et urbaine. Malgré le fusionnement et le déploiement d'activités de plus en plus nombreuses et variées sur le plan culturel et social, la nouvelle ville est encore en quête d'une identité bien à elle. La découvrira t-elle en puisant dans ses traditions locales et ses forces, ou en refusant son passé et en nourrissant les antagonismes internes et externes? Cela dépendra de nombreux facteurs inconnus. Il reste, entre autres, à savoir si ses habitants pourront faire leur la mission de la ville du futur qui, selon la conception de Lewis Mumford, doit offrir à l'homme un climat où il se sente à l'aise dans les profondeurs de son moi et dans le monde qui l'entoure.
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