2. L'internationale situationniste est-elle
un mouvement politique?
Les mots " mouvement politique " recouvrent aujourd'hui
l'activité spécialisée des chefs de groupes et de
partis, puisant dans la passivité organisée de leurs
militants la force oppressive de leur pouvoir futur. L'I.S. ne veut
rien avoir de commun avec le pouvoir hiérarchisé, sous
quelque forme que ce soit. L'I.S. n'est donc ni un mouvement politique,
ni une sociologie de la mystification politique. L'I.S. se propose
d'être le plus haut degré de la conscience
révolutionnaire internationale. C'est pourquoi elle s'efforce
d'éclairer et de coordonner les gestes de refus et les signes de
créativité qui définissent les nouveaux contours du
prolétariat, la volonté irréductible
d'émancipation. Axée sur la spontanéité des
masses une telle activité est incontestablement politique ;
à moins qu'on en dénie la qualité aux agitateurs
eux-mêmes. Dans la mesure où de nouveaux courants radicaux
apparaissent au Japon ( l'aile extrémiste du mouvement
Zengakuren), au Congo, dans la clandestinité espagnole,
l'I.S. leur consent un appui critique, et donc s'emploie
à les aider pratiquement. Mais contre tous les " programmes
transitoires " de la politique spécialisée, l' I.S. se
réfère à une révolution permanente de la vie
quotidienne.
3. L'I .S. est-elle un mouvement
artistique?
Une grande part de la critique situationniste consacrée
à la société de consommation consiste à montrer
à quel point les artistes contemporains, en abandonnant la
richesse de dépassement contenue, sinon exploitée, dans la
période 1910-1925, se condamnèrent pour la plupart àfaire de l'art comme on fait des affaires. Les mouvements artistiques
ne sont, depuis lors, que les retombées imaginaires d'une
explosion qui n'a jamais eu lieu, qui menaçait et menace encore
les structures de la société. La conscience d'un tel
abandon et de ses implications contradictoires (le vide et la
volonté d'un retour à la violence initiale) fait de l'I.S.
le seul mouvement qui puisse, en englobant la survie de l'art dans
l'art de vivre, répondre au projet de l'artiste authentique. Nous
sommes des artistes par cela seulement que nous ne sommes plus des
artistes : nous venons réaliser l'art.
4. L'I.S.
est-elle une manifestation nihiliste?
L'I.S. refuse le rôle, qu'ou est tout prêt de lui
accorder, dans le spectacle de la décomposition. L'au-delàdu nihilisme passe par la décomposition du spectacle ; et c'est
à quoi l'I.S. entend bien s'employer. Tout ce qui s'élabore
et se construit hors d'une telle perspective n'a pas besoin de l'I.S
pour s'effondrer de soi-même ; mais il est aussi vrai que, partout
dans la société de consommation, les terrains vagues de
l'effondrement spontané offrent aux valeurs nouvelles un champ
d'expérimentation dont l'I.S. ne peut se passer. Nous ne pouvons
construire que sur les ruines du spectacle. Par ailleurs, la
prévision, parfaitement fondée, d'une destruction
totale oblige à ne construire jamais qu'à la lumière
de la totalité.
5. Les positions situationnistes
sont-elles utopiques?
La réalité dépasse l'utopie. Entre la richesse
des possibilités techniques actuelles et la pauvreté de
leur usage par les dirigeants de tout ordre, il n'y a plus àjeter un pont imaginaire. Nous voulons mettre l'équipement
matériel à la disposition de la créativité de
tous, comme partout les masses s'efforcent de le faire dans le moment
de la révolution. C'est un problème de coordination, ou de
tactique, comme on voudra. Tout ce dont nous traitons est
réalisable : soit immédiatement, soit à court terme,
du moment que l'on commence à mettre en pratique nos
méthodes de recherche, d
'activité.
6. Jugez-vous nécessaire de vous
appeler ainsi, des " situationnistes "?
Dans l'ordre existant, où la chose prend la place de
l'homme, toute étiquette est compromettante. Cependant, celle que
nous avons choisie porte en elle sa propre critique, fût-elle
sommaire, en ce qu'elle s'oppose à celle de " situationnisme ",
que les autres choisissent pour nous. Elle disparaîtra d'ailleurs
lorsque chacun de nous sera situationniste à part entière,
et non plus prolétaire luttant pour la fin du prolétariat.
Dans l'immédiat, aussi dérisoire que soit une
étiquette, elle a le mérite de trancher entre l'ancienne
incohérence et une exigence nouvelle. Ce qui avait le plus
manqué à l'intelligence depuis quelques dizaines
d'années, c'est précisément le
tranchant.
7. Quelle est l'originalité des
situationnistes, en tant que groupe délimité ?
Il nous semble que trois points remarquables justifient
l'importance que nous nous attribuons comme groupe organisé de
théoriciens et expérimentateurs. Premièrement, nous
faisons, pour la première fois, une nouvelle critique,
cohérente, de la société qui se développe
actuellement, d'un point de vue révolutionnaire ; cette
critique est profondément ancrée dans la culture et l'art
de ce temps, en tient les clés (évidemment, ce travail est
assez loin d'être achevé). Deuxièmement, nous
pratiquons la rupture complète et définitive avec tous ceux
qui nous y obligent, et en chaîne. Ceci est
précieux dans une époque où les diverses sortes de
résignation sont subtilement imbriquées et solidaires.
Troisièmement, nous inaugurons un nouveau style de rapports avec
nos " partisans " ; nous refusons absolument les disciples. Nous ne
nous intéressons qu'à la participation au plus haut niveau
; et à l�cher dans le monde des gens
autonomes.
8. Pourquoi ne parle-t-on pas de
l'I.S.?
On en parle assez souvent, parmi les possesseurs
spécialisés de la pensée moderne en
liquéfaction ; mais on en écrit très peu. Au sens le
plus général, c'est parce que nous refusons le terme "
situationnisme ", qui serait la seule catégorie susceptible de
nous introduire dans le spectacle régnant, nous y intégrant
sous forme de doctrine figée contre nous-mêmes, sous forme
d'idéologie au sens de Marx. Il est normal que le spectacle que
nous refusons, nous refuse. On parle plus volontiers des
situationnistes en tant qu'individus, pour tenter de les séparer
de la contestation d'ensemble, sans laquelle, d'ailleurs, ils ne
seraient même pas des individus " intéressants ". On parle
des situationnistes dès qu'ils cessent de l'être
(les variétés rivales de " nashisme ", dans plusieurs
pays, ont cette seule célébrité commune de
prétendre mensongèrement à une relation quelconque
avec l'I.S.). Les chiens de garde du spectacle reprennent sans le dire
des fragments de théorie situationniste, pour la retourner contre
nous. Ils s'en inspirent, comme il est normal, dans leur lutte pour la
survie du spectacle. Il leur faut donc cacher la source,
c'est-à-dire la cohérence de telles " idées ". Ce
n'est pas seulement par vanité de plagiaire. De plus, bien des
intellectuels hésitants n'osent parler ouvertement de l'I.S.,
parce qu'en parler implique une prise de parti minimum : dire nettement
ce que l'on refuse, en contrepartie de ce que l'on en retient. Beaucoup
croient, bien à tort, que feindre en attendant l'ignorance aura
dégagé leur responsabilité pour plus
tard.
9. Quel appui donnez-vous au mouvement
révolutionnaire?
Par malheur, il n'y en a pas. La société contient,
certes, des contradictions, et change. Ce qui rend, d'une façon
toujours nouvelle, possible et nécessaire une activitérévolutionnaire qui, actuellement, n'existe plus, ou pas encore,
sous forme de mouvement organisé. Il une s'agit donc pas d' "
appuyer " un tel mouvement, mais de le faire : de le définir et,
inséparablement, de l'expérimenter. Dire qu'il n'y a pas de
mouvement révolutionnaire est le premier geste, indispensable, en
faveur d'un tel mouvement. Tout le reste est repl�trage dérisoire
du passé.
10. Etes-vous marxistes?
Bien autant que Marx disant " Je ne suis pas marxiste ".
11.
Y a-t-il un rapport entre vos théories est votre mode
de vie réel?
Nos théories ne sont rien d'autre que la théorie de
notre vie réelle, et du possible expérimenté ou
aperçu en elle. Aussi parcellaires que soient, jusqu'ànouvel ordre, les champs d'activité disponibles, nous nous y
comportons pour le mieux. Nous traitons l'ennemi comme ennemi, c'est un
premier pas que nous recommandons à tout le monde, comme
apprentissage accéléré de la pensée. Par
ailleurs, il va de soi que nous soutenons inconditionnellement toutes
les formes de la liberté des moeurs, tout ce que la canaille
bourgeoise ou bureaucratique appelle débauche. Il est
évidemment exclu que nous préparions par l'ascétisme
la révolution de la vie quotidienne.
12. Les
situationnistes sont-ils à l'avant-garde de la
société des loisirs?
La société des loisirs est une apparence qui recouvre
un certain type de production-consommation de l'espace-temps social. Si
le temps du travail productif proprement dit se réduit,
l'armée de réserve de la vie industrielle va travailler
dans la consommation. Tout le monde est successivement ouvrier et
matière première dans l'industrie des vacances, des
loisirs, du spectacle. Le travail existant est l'alpha et l'oméga
de la vie existante. L'organisation de la consommation, plus
l'organisation des loisirs, doit équilibrer exactement
l'organisation du travail. Le " temps libre " est une mesure ironique
dans le cours d'un temps préfabriqué. Rigoureusement,
ce travail ne pourra donner que ce loisir, tant pour
l'élite oisive -- en fait, de plus en plus, semi-oisive -- que
pour les masses qui accèdent aux loisirs momentanés. Aucune
barrière de plomb ne peut isoler, ni un morceau du temps, ni le
temps complet d'un morceau de la société, de la
radioactivité que diffuse le travail aliéné ; ne
serait-ce qu'en ce sens que c'est lui qui façonne la
totalité des produits, et de la vie sociale, ainsi et
pas autrement.
13. Qui vous finance?
Nous n'avons jamais pu être financés, d'une
manière extrêmement précaire, que par notre propre
emploi dans l'économie culturelle de l'époque. Cet emploi
est soumis à cette contradiction : nous avons de telles
capacités créatives que nous pouvons " réussir " tout
presque à coup sûr ; nous avons une exigence si rigoureuse
d'indépendance et de parfaite cohérence entre notre projet
et chacune de nos réalisations présentes (cf. notre
définition d'une production artistique anti-situationniste) que
nous sommes presque totalement inacceptables pour l'organisation
dominante de la culture, même dans des affaires très
secondaires. L'état de nos ressources découle de cette
composante. Voir, à ce propos, ce que nous avons écrit dans
le numéro 8 de cette revue (page 26) sur " les capitaux
qui ne manqueront jamais aux entreprises nashistes " et, àl'inverse, nos conditions (dernière image de cette
revue).
14. Combien êtes-vous?
Un peu plus que le noyau initial de guérilla dans la Sierra
Maestra, mais avec moins d'armes. Un peu moins que les
délégués qui étaient à Londres en 1864,
pour fonder l'Association Internationale des Travailleurs, mais avec un
programme plus cohérent. Aussi fermes que les Grecs des
Thermopyles (" Passant, va dire à Lacédémone...
"), mais avec un plus bel avenir.
15. Quelle valeur
pouvez-vous attribuer à un questionnaire? A
celui-ci?
Il s'agit manifestement d'une forme de dialogue factice, devenant
aujourd'hui obsessionnelle avec toutes les psychotechniques de
l'intégration au spectacle (la passivité joyeusement
assumée sous un déguisement grossier de " participation ",
d'activité en peau de lapin). Mais nous, nous pouvons soutenir,
à partir d'une interrogation incohérente,
réifiée, des positions exactes. En fait, ces positions ne "
répondent " pas, en ceci qu'elles ne renvoient pas aux questions
; elles renvoient les questions. Ce sont des réponses telles
qu'elles devraient transformer les questions. Ainsi le
véritable dialogue pourrait commencer après ces
réponses. Dans le présent questionnaire, toutes les
questions sont fausses ; et nos réponses vraies
cependant.
-----> Du journal Internationale Situationniste #9, Ao�t 1964